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Date : 20150303


Dossier : IMM-4991-13

Référence : 2015 CF 265

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 mars 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ROHAN SHARAD WANKHEDE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté la demande d’asile présentée par le demandeur au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi et il demande à la Cour d’annuler la décision de la SPR et de renvoyer l’affaire à un autre tribunal de la SPR pour que celui‑ci rende une nouvelle décision.

[2]               Le demandeur est un citoyen de l’Inde âgé de 30 ans, qui est arrivé pour la première fois au Canada, le 2 septembre 2006, muni d’un visa d’étudiant. Il est reparti en Inde en novembre 2008, censément parce que son père avait subi une crise cardiaque, mais il est revenu au Canada en mars 2009. Le 7 février 2012, il a présenté une demande d’asile soutenant qu’il craignait d’être persécuté en tant que Dalit, soit un membre d’une caste inférieure en Inde connue sous le nom d’intouchable, et que sa vie a été menacée par le Shiv Sena [le SS], un parti politique ayant des liens avec des criminels et qui extorquait sa famille.

[3]               Le 30 avril 2013, la SPR a tenu une audience afin de statuer sur la demande d’asile du demandeur. Peu avant le début de l’audience, le commissaire de la SPR a remis à l’avocat du demandeur un article de journal portant sur la situation des Dalits en Inde : Sudha Ramachandran, « Des millionnaires Dali défient le système de caste (Dalit millionaires defy caste system) », Asia Times (16 février 2012), en ligne : Asia Times <http://www.atimes.com/atimes/South_Asia/NB16Df02.html> (en anglais).

II.                La décision faisant l’objet du contrôle

[4]               Au moyen de motifs rendus le 11 juin 2013, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur.

[5]               La SPR a accepté les allégations du demandeur selon lesquelles il a été raillé et intimidé parce qu’il est Dalit, et aussi qu’à une occasion, dans son enfance, l’un de ses enseignants l’a dénudé et l’a exposé au harcèlement des autres enfants. Toutefois, la SPR n’a pas accepté que ces incidents équivalaient à « la négation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne », et n’at donc pas été convaincue que cela équivalait à la persécution (citant l’arrêt Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, 103 DLR (4th) 1 (Ward) et l’ouvrage de l’auteur James C Hathaway, The Law of Refugee Status (Toronto : Butterworths, 1991), à la page 108). Quant au sort des Dalits en général, le commissaire de la SPR a cité l’article du Asia Times :

[traduction]

Tandis que la libéralisation de l’économie indienne a facilité l’émergence de millionnaires dalits, le rôle important de l’alphabétisme et de l’autonomie politique – la montée des Dalits en politique a coïncidé avec la libéralisation – ne peut être ignoré.

La SPR a donc conclu que :

[14]      En tenant compte de l’ensemble de ce qui précède, des incidents qui se seraient produits dans le passé selon le demandeur d’asile et de ce qui pourrait possiblement se produire à l’avenir ainsi que des observations de la conseil postérieures à l’audience, le tribunal conclut, par conséquent, que le demandeur d’asile n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention

[6]               La SPR a aussi tenu compte de la crainte du SS exprimée par le demandeur, mais a conclu que les infractions criminelles de droit commun n’ont pas de lien avec l’un des motifs prévus par la Convention et que cette question relève uniquement du paragraphe 97(1). La SPR a ensuite fait un résumé de plusieurs décisions de la Cour fédérale qui ont confirmé les conclusions que les groupes criminels constituent uniquement un risque généralisé, lorsque le demandeur appartient à un sous‑groupe plus exposé au risque que l’ensemble de la population (citant par exemple les décisions Chavez Fraire c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 763, aux paragraphes 9 et 10 et Baires Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 993, au paragraphe 23).

[7]               La SPR a conclu que le demandeur avait été pris pour cible en raison de la perception de richesse de sa famille, et qu’il était « par conséquent, raisonnable de penser que les personnes perçues comme étant riches, comme le demandeur d’asile et les membres de sa famille, sont généralement exposées au risque d’être victime de vol ou d’extorsion ». Citant la décision Prophète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 331, 70 Imm LR (3d) 128, confirmée par l’arrêt Prophète, 2009 CAF 31, 387 NR 149 (Prophète), la SPR a décidé que :

[L]e risque auquel le demandeur d’asile allègue être exposé de la part des hommes de main du SS est un risque généralisé plutôt qu’un risque particulier auquel il serait personnellement exposé, et qu’un tel risque ne lui permet pas de se réclamer de la protection du Canada en application du sous‑alinéa 97(1)b)(ii). Cette disposition fait en sorte que la protection n’est pas accordée aux personnes exposées à un risque auquel d’autres personnes dans ce pays sont généralement exposées.

[8]               La SPR a donc conclu que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la convention au titre de l’article 96 de la LIPR ni celle de personne à protéger au titre du paragraphe 97(1) de la Loi.

III.             Les observations des parties

A.                Les arguments du demandeur

[9]               Le demandeur affirme qu’il conviendrait d’annuler la décision de la SPR essentiellement sur trois motifs : 1) le commissaire de la SPR a fait preuve de partialité; 2) la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve pertinents; 3) le paragraphe 97(1) n’a pas été considéré comme une question à trancher et n’a pas été adéquatement examiné.

[10]           En ce qui concerne la partialité, le demandeur fait observer qu’il n’a pas à démontrer l’existence d’une partialité réelle, mais qu’il doit simplement établir qu’il existe une « crainte raisonnable » de partialité (citant les arrêts Committee for Justice & Liberty c Canada (Office national de l’énergie), [1978] 1 RCS 369 (Committee for Justice and Liberty); Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193, aux paragraphes 45 et 46 (Baker); Spence c Prince Albert (City) Police Commissioners, [1987] SJ no 5 (QL), 53 Sask R 35, 25 Admin LR 90 (CA), aux paragraphes 7 et 8).

[11]           En l’espèce, le demandeur croit que le commissaire de la SPR était de façon évidente partiale, parce qu’il a mené ses propres recherches et remis au demandeur, au début de l’audience, la copie d’un article tiré du Asia Times. Selon le demandeur, cela rend l’espèce analogue à l’affaire Sivaguru c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] 2 RCF 374, 139 NR 220 (CA), au paragraphe 14 (Sivaguru). Bien que la partialité ne fût pas manifeste à l’audience en soi, le demandeur affirme que la décision a fait clairement apparaître que le commissaire de la SPR a choisi de s’appuyer sur l’article du Asia Times, à l’exclusion de tous les autres éléments de preuve qui ont été présentés au sujet de la situation des Dalits.

[12]           Essentiellement pour la même raison, le demandeur invite la Cour à inférer que les autres éléments de preuve n’ont pas été pris en compte. Le demandeur déclare que ces éléments de preuve démontrent que les Dalits sont exposés à une négation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne. Étant donné que cette allégation était au cœur de la demande, le demandeur fait valoir que la SPR devait se pencher sur la preuve qui étayait ce point particulier; une « déclaration générale » que la SPR a renvoyé à « l’ensemble de ce qui précède » ne suffit pas (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (QL), 157 FTR 35 (CF 1re inst.) aux paragraphes 14 et 17 (Cepeda‑Guterrez)). En fait, le demandeur déclare que la présente affaire est semblable à la décision récente Gopalarasa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1138, aux paragraphes 37 à 39, puisque le défaut de tenir compte des éléments de preuve contradictoires concernant le sort des « intouchables » en Inde ne montre qu’un côté de la médaille.

[13]           En ce qui concerne l’analyse faite par la SPR en application de l’article 97 de la Loi, le demandeur dit que cet aspect n’a pas été adéquatement décrit comme une question en litige. L’analyse n’a été mentionnée ni dans le formulaire d’examen initial ni par le commissaire de la SPR au début de l’audience. Le demandeur se plaint donc de ne pas avoir eu la possibilité d’aborder cette question.

[14]           Quoi qu’il en soit, le demandeur dit que l’analyse au titre de l’article 97 de la Loi ne concernait pas seulement le SS ou le fait qu’il était perçu comme riche. Le demandeur déclare que le SS le ciblait en partie parce qu’il est un Dalit. Au mieux, le demandeur affirme que la SPR a procédé à une analyse négligente au titre de l’article 97 de la Loi, et n’a pas tenu compte du traitement réservé aux Dalits en Inde.

B.                 Les arguments du défendeur

[15]           Le défendeur dit que la SPR a adéquatement pris en compte l’arrêt Ward de la Cour suprême du Canada. En particulier, le défendeur relève qu’il y a de toute évidence une analyse des allégations de persécution avancée par le demandeur. Le défendeur déclare que ce n’est pas tout Dalit qui est un demandeur d’asile, et que la Cour doit examiner les faits de l’espèce tels qu’ils sont présentés à la SPR. De plus, le défendeur déclare que rien dans les éléments de preuve documentaire ne contredit les conclusions de la SPR.

[16]           En ce qui concerne la partialité, le défendeur déclare que la présente affaire ne s’inscrit pas dans la portée de l’arrêt Baker, car rien n’indique que le commissaire de la SPR avait des idées bien arrêtées. Le défendeur dit aussi que la présente situation est distincte de celle de Sivaguru, dans laquelle le tribunal cherchait à tendre un piège. Quoi qu’il en soit, le défendeur ajoute que cette allégation ne peut pas être entretenue, parce que le demandeur ne l’a pas soulevé à la première occasion possible. Au contraire, le conseil du demandeur a eu droit à cinq minutes pour examiner l’article du Asia Times, et par la suite poser des questions au demandeur à ce sujet. Selon le défendeur, il ne faut pas accorder trop d’importance cet article, et il ne faut pas s’en servir pour écarter tous les autres éléments de preuve documentaire, mais plutôt pour compléter le tableau, de sorte que le principe énoncé dans la décision Cepeda-Guterrez ne s’applique pas.

[17]           Le défendeur déclare aussi que la SPR a raisonnablement apprécié la demande fondée sur l’article 97 en ce qui a trait aux SS, et qu’il était raisonnable que la SPR conclût que le demandeur était exposé à un risque généralisé seulement, malgré l’extorsion et les actes criminels.

[18]           Par ailleurs, le défendeur dit qu’il n’est pas nécessaire de mener une analyse distincte, au titre de l’article 97 de la Loi, relativement au risque prétendu avancé par le demandeur en tant que Dalit, puisqu’on peut fusionner cette analyse à celle menée au titre de l’article 96. Quoi qu’il en soit, le défendeur déclare que toute erreur serait sans importance, puisque rien n’étaye une demande fondée sur l’article 97 liée à un tel motif (citant le paragraphe 13 de la décision Athansius c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 745).

IV.             Questions en litige et analyse

A.                La norme de contrôle

[19]           Les arguments du demandeur concernant la partialité et l’omission de l’avertir qu’il y avait une question relativement au risque personnalisé sont des questions d’équité procédurale, qui commande la norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79).

[20]           Le demandeur fusionne son argument relatif à la partialité à l’argument que la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve, contrairement aux leçons tirées de la décision Cepeda‑Gutierrez. Toutefois, pour établir si la SPR n’a pas tenu compte des éléments de preuve, la norme de la décision raisonnable est appliquée (Vargas Bustos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 114, 24 Imm LR (4th) 81, aux paragraphes 29 et 34 à 39). La question de savoir si le demandeur était exposé uniquement à un risque généralisé est une question mixte de fait et de droit qui commande aussi le contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 53 (Dunsmuir); Correa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 252, 23 Imm LR (4th) 193, au paragraphe 19).

[21]           En conséquence, la Cour ne devrait pas intervenir si la décision est intelligible, transparente et justifiable, et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve soumis à la SPR, et il n’entre pas dans ses attributions de substituer, à l’occasion d’un contrôle judiciaire, la solution qu’elle juge appropriée à celle qui a été retenue : Dunsmuir, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux paragraphes 59 et 61.

B.                 Existait-il une crainte raisonnable de partialité de la part du commissaire de la SPR?

[22]           Dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty, à la page 394, le juge de Grandpré a formulé comme suit le critère général pour établir s’il existe une crainte raisonnable de partialité :

[...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »

[23]           En outre, il est bien établi que les motifs de crainte de partialité doivent être sérieux (voir Committee for Justice and Liberty, aux pages 394 et 395). Comme l’a déclaré le juge Cory au paragraphe 112 de l’arrêt R c S (RD), [1997] 3 RCS 484, 151 DLR (4th) 193, il faut établir une réelle probabilité de partialité et un simple soupçon ne suffit pas (voir aussi l’arrêt Bell Canada c Association canadienne des employés de téléphone, 2003 CSC 36, , 50, [2003] 1 RCS 884, aux paragraphes 17 et 18).

[24]           Au paragraphe 8 de l’arrêt Arthur c Canada (Procureur général), 2001 CAF 223, 283 NR 346, la Cour d’appel fédérale a commenté comme suit les éléments nécessaires pour démontrer la partialité :

Une allégation de partialité, surtout la partialité actuelle et non simplement appréhendée, portée à l’encontre d’un tribunal, est une allégation sérieuse. Elle met en doute l’intégrité du tribunal et des membres qui ont participé à la décision attaquée. Elle ne peut être faite à la légère. Elle ne peut reposer sur de simples soupçons, de pures conjectures, des insinuations ou encore de simples impressions d’un demandeur ou de son procureur. Elle doit être étayée par des preuves concrètes qui font ressortir un comportement dérogatoire à la norme. Pour ce faire, il est souvent utile et même nécessaire de recourir à des preuves extrinsèques au dossier. C’est pourquoi ces preuves sont admissibles en dérogation au principe qu’une demande de contrôle judiciaire doit porter sur le dossier tel que constitué devant le tribunal.

[25]           En l’espèce, je ne crois pas (pour reprendre les termes du juge de Grandpré) qu’une personne bien renseignée qui étudierait la décision de la SPR en profondeur, de façon réaliste et pratique, en conclurait que le commissaire, consciemment ou non, n’a pas rendu une décision juste relativement à la demande de protection du demandeur. En l’espèce, le dossier ne contient aucun élément donnant à penser à la Cour que la SPR a préjugé de la demande. Qui plus est, la transcription de l’audience montre clairement que l’occasion a été offerte au demandeur de remettre en question le contenu de l’article du Asia Times et d’y répondre.

[26]           De plus, les motifs de la décision de la SPR ne corroborent ni ne justifient les arguments du demandeur quant à la partialité du commissaire. Ainsi, rien n’excuse le défaut d’allégation de partialité à l’audience, qui équivaut à une renonciation implicite du droit de soulever la question de la partialité à cette étape de la procédure : Fletcher c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 909, 74 Imm LR (3d) 78, aux paragraphes 10, 17; Maritime Broadcasting System Limited c Canadian Media Guild, 2014 CAF 59, 373 DLR (4th) 167, au paragraphe 67.

[27]           Même si la Cour accepte que les éléments de preuve produits par le demandeur dans son affidavit déposé comme partie intégrante du dossier de la demande sont admissibles, les faits attestés par le demandeur dans ledit affidavit ne démontrent pas d’une réelle probabilité de partialité de la part du commissaire, mais tout au plus soulèvent une simple suspicion ou une insinuation.

C.                 La décision de la SPR était-elle raisonnable?

[28]           Le demandeur soutient que l’analyse faite par la SPR du risque auquel il était exposé, tel que ce risque est prévu au sous-alinéa 97(1)b)(ii) de la Loi, était par trop simpliste, voire négligente et déraisonnable, parce qu’un tel risque n’a pas fait l’objet d’une analyse ou d’une appréciation individualisée.

[29]           La SPR a pris à la lettre le fait que le demandeur craignait le SS, car le SS avait pris pour cible d’extorsion le demandeur et son père, et avait harcelé et menacé le demandeur. Bien que le demandeur ait déclaré qu’il a reçu des menaces de mort du SS, la SPR ne fait aucune mention de ces menaces précises dans ses motifs. Voici le témoignage du demandeur sur cette question :

[traduction]

La raison pour laquelle je suis parti [de l’Inde], et bien, c’est que le Shiv Sena essayait d’extorquer encore plus d’argent de ma famille [...] quand ces bandits ont su que j’étais revenu du Canada, ils ont commencé à m’appeler et à me menacer de mort. Ils me disaient que je devais payer pour ma protection. Ce paiement de protection veut dire que si je ne leur donne pas l’argent, ils me tueraient [...]

[30]           La SPR a conclu en outre que, étant donné que le demandeur et sa famille en tant que « personne[s] perçue[s] comme étant riche[s] ou, à tout le moins, comme étant à l’aise financièrement, le demandeur d’asile et les membres de sa famille feraient partie d’un sous‑groupe de la population générale qui pourrait être victime de criminels, de groupes criminels ou d’éventuels criminels ». Ainsi, la SPR a conclu que le risque auquel le demandeur était exposé n’était pas personnalisé ou particulier, mais plutôt généralisé.

[31]           Pour arriver à sa conclusion, la SPR s’est appuyée sur plusieurs décisions de la Cour ayant trait à des personnes riches en Amérique du Sud, qui étaient ciblées ou exposées au risque, parce qu’elles étaient perçues comme riches, et la Cour a jugé qu’elles étaient seulement exposées au risque généralisé, et non pas au risque personnalisé. La SPR s’est aussi fondée sur la décision Prophète, une affaire relative à un Haïtien, pour étayer par ailleurs sa conclusion que le risque pour le demandeur était simplement un risque généralisé, puisque sa richesse perçue en faisait un membre d’un sous-groupe plus large.

[32]           Toutefois, en l’espèce, la SPR n’a pas suivi les indications de la décision Prophète, puisqu’elle n’a pas procédé à un examen adéquat et personnalisé des risques auxquels était exposé le demandeur. Dans l’arrêt Prophète, la Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

[6]        Contrairement à l’article 96, l’article 97 de la Loi vise à accorder une protection sans obliger l’intéressé à « établir qu’il [est exposé à un risque] pour l’un des motifs énumérés à l’article 96 » (Li c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1, [2005] 3 R.C.F. 239, au paragraphe 33).

[7]        Pour décider si un demandeur d’asile a qualité de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1) de la Loi, il faut procéder à un examen personnalisé en se fondant sur les preuves présentées par le demandeur d’asile « dans le contexte des risques actuels ou prospectifs » auxquels il serait exposé (Sanchez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 99, au paragraphe 15) (en italique dans l’original) [...]

[33]           En l’espèce, la SPR n’a pas raisonnablement évalué ou apprécié le risque personnalisé pour le demandeur. D’une part, elle conclut que le demandeur a une crainte ou un risque personnel provenant du SS, mais d’autre part elle conclut que ce risque personnel est nul simplement parce que le demandeur appartient à un sous-groupe plus large de personnes riches, qui à ce titre sont censées être plus sujettes à l’extorsion et à d’autres crimes. À cet égard, au paragraphe 36 de la décision de la juge Gleason dans Portillo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 678, [2014] 1 FCR 295, (Portillo) est applicable : « si une personne est exposée à une menace personnelle à sa vie ou au risque de subir des peines ou traitements cruels et inusités, ce risque n’est plus un risque général. Si le raisonnement de la Commission est juste, il est peu probable qu’il existe des situations dans lesquelles cet article permettrait à quiconque d’être protégé des risques liés à la criminalité » (en italique dans l’original).

[34]           En outre, la SPR ne tire aucune conclusion sur la nature ou le degré de risque de criminalité auquel sont exposées les personnes perçues comme étant riches en Inde. Au contraire, elle fonde plutôt sa conclusion quant au caractère généralisé du risque du demandeur sur le fait que les riches victimes de crime dans d’autres pays sont seulement exposées à un risque généralisé. Étant donné que la SPR n’a jamais évalué la nature ou le degré de risque auquel est exposé le demandeur ou ne l’a comparé à aucun élément de preuve des risques auxquels sont exposés d’autres individus ou groupes en Inde, la décision doit être annulée (Portillo, au paragraphe 41).

V.                Dispositif

[35]           Par conséquent, la décision de la SPR en l’espèce n’est pas intelligible, ne peut pas être justifié justifiée, et ne s’inscrit donc pas dans les issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[36]           La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’affaire est renvoyée à la SPR afin qu’un autre commissaire l’examine à nouveau. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, aucune question n’est donc certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour nouvel examen par un autre commissaire. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-4991-13

 

INTITULÉ :

ROHAN SHARAD WANKHEDE

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 DÉcembrE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 3 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

Patrick Simon

 

POUR Le demandeur

 

John Provart

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lee & Company

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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