Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150217


Dossier : IMM-1401-14

Référence : 2015 CF 196

Ottawa (Ontario), le 17 février 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

SONIA MUKAMUSONI

BLESSING NISHIMWE

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Au préalable

Ne sois pas un seul jour loin de moi, il est long

Don't go far off, not even for a day, because --

si long le jour, je n'arrive pas à le dire,

because -- I don't know how to say it: a day is long

ou bien je t'attendrai comme on fait dans les gares

and I will be waiting for you, as in an empty station

lorsque les trains se sont endormis quelque part.

when the trains are parked off somewhere else, asleep.

Ne t'en vas même pas pour une heure : en elle

Don't leave me, even for an hour, because

alors s'unissent les gouttes de l'insomnie

then the little drops of anguish will all run together,

et toute la fumée qui cherche une maison

the smoke that roams looking for a home will drift

pour tuer mon cœur perdu viendra peut-être encore.

into me, choking my lost heart.

Que ne se brise ton portrait sur le sable,

Oh, may your silhouette never dissolve on the beach;

que ne s'envolent pas tes paupières sans moi :

may your eyelids never flutter into the empty distance.

ne t'en va pas une minute, bien-aimée,

Don't leave me for a second, my dearest,

un instant suffirait, tu t'en irais si loin

because in that moment you'll have gone so far

que je traverserais la terre en demandant

I'll wander mazily over all the earth, asking,

si tu vas revenir ou me laisser mourant.

Will you come back? Will you leave me here, dying?

(Pablo Neruda, poète chilien, 1904-1973)

(Pablo Neruda, Chilean Poet, 1904-1973)

[1]               Le cas tourne autour d’une femme, à la recherche de son mari disparu, pour déterminer la raisonnabilité de la décision prise par la Section de la protection des réfugiés [SPR] à l’égard de la crédibilité de la demanderesse.

[2]               Si le récit est crédible, il est difficile de concevoir une souffrance plus grande que celle provoquée par la disparition d’un être cher. Les milliers de femmes et d’hommes qui cherchent des réponses quant à l’enlèvement et à la disparition de leurs proches partagent non seulement la douleur du silence, de l’inertie et de l’angoisse, mais aussi le courage lié à la persévérance, à la patience et à l’espoir.

[3]               Chaque demande de protection devant les tribunaux canadiens présente une anatomie singulière et distincte, à laquelle une attention sensible aux facteurs culturels, historiques, sociopolitiques et socio-économiques doit être portée.

[4]               Les témoignages des demandeurs sont colorés non seulement par la preuve, mais aussi par la nature parfois non compréhensible à première vue et paradoxale de l’être humain, comme il s’en dégage de l’ensemble du dossier et du récit de la personne. Il est primordial de prêter une écoute attentive à la logique inhérente de chaque être humain, qui peut parfois, sous certains regards, sembler dépasser les limites de la raison, mais qui, en réalité, est entièrement raisonnable suite à une analyse de l’ensemble de la matière découlant de la preuve.

[5]               Dans cette vue, les déterminations de fait doivent être tirées en tenant compte des points de repère propres aux demandeurs, tout en étant ancrées dans la preuve. Une telle considération pour les distinctions culturelles permet de créer un réel dialogue entre le tribunal et les parties en instance :

Ensemble, les détails relevés dans un exposé des faits tissent une version des faits. Individuellement, décortiqués, ils ne prennent jamais vie. Néanmoins, de la même manière que le navire a besoin d'une ancre pour mouiller, le revendicateur a besoin d'un point d'ancrage pour corroborer la logique inhérente de son exposé des faits, quelles que soient les différences observées dans la situation qui règne au pays, les personnages, l'encyclopédie de référence et le dictionnaire de termes.

(Borate c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 679 au para 1).

II.                Introduction

[6]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] d’une décision de la SPR, rejetant les demandes de protection de la demanderesse et de sa fille, en vertu des articles 96 et 97 de la LIPR.

III.             Faits

[7]               La demanderesse à l’instance, Sonia Mukamusoni [la demanderesse] et sa fille, Blessing Nishimwe, âgée de six ans, sont des citoyennes du Burundi qui allèguent une crainte de persécution basée sur leur opinion politique imputée. La demande de Blessing est fondée sur celle de sa mère.

[8]               Le mari de la demanderesse, Emery Ndikumana, est membre du parti politique d’opposition, le Mouvement pour la solidarité et la démocratie [MSD], au sein duquel il occupait la fonction de trésorier, dans la commune de Ngagara. En raison de ses activités au sein du MSD, le mari de la demanderesse a été ciblé et a fait l’objet de menaces par la milice Imbonerakure et le Service national de renseignements [SNR].

[9]               Le 19 octobre 2012, le mari de la demanderesse a été victime d’une embuscade où des coups de feu ont été tirés. Le mari de la demanderesse aurait été enlevé et la demanderesse ne l’aurait jamais revu.

[10]           Le 21 novembre 2012, un membre de la milice Imbonerakure s’est rendu chez la demanderesse, sollicitant de l’information quant à la localisation de son mari. Il aurait égorgé un canard devant la demanderesse et sa fille, tout en leur proférant des menaces de mort.

[11]           Suite à cet événement, la demanderesse s’est réfugiée chez une amie, au sud de Bujumbura. La demanderesse a obtenu des visas pour les États-Unis et des passeports pour elle et sa fille, en décembre 2012. Cependant, elles n’ont pas pu voyager immédiatement, en raison d’un manque de ressources financières.

[12]           La demanderesse est partie à quatre reprises à la recherche de son mari à Kampala en Ouganda, en janvier, février et mars 2013.

[13]           Lors de son retour au Burundi de Kampala, le 23 février 2013, la demanderesse a été arrêtée et interrogée par des membres du SNR concernant ses déplacements en Ouganda et sur les activités de son mari. La demanderesse a été emprisonnée à Bujumbura pendant deux semaines. Elle a ensuite été libérée, sous pression de l’Association burundaise pour la protection des droits humains et des personnes détenues [APRODH].

[14]           La demanderesse a continué à faire l’objet de menaces par des membres de la milice Imbonerakure, coïncidant avec le retour d’exil du président du MSD, en mars 2013. La demanderesse s’est réfugiée chez une amie à Uvira, en République démocratique du Congo [RDC], où elle a fait l’objet d’extorsion, provoquant ainsi son retour au Burundi.

[15]           Avec l’aide financière d’un prêtre, la demanderesse a quitté le Burundi le 26 mai 2013 et est arrivée au Canada par la frontière canado-américaine avec sa fille, le 31 mai 2013, pour y demander l’asile.

[16]           Une audience a été tenue devant la SPR le 31 juillet 2013.

IV.             Décision contestée

[17]           Dans ses motifs, datés du 28 janvier 2014, la SPR conclut au manque général de crédibilité de la demanderesse. La SPR conclut que la demanderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer une possibilité raisonnable de persécution ou de risque, advenant son retour au Burundi.

[18]           Quant à la preuve, la SPR conclut que :

[L]e récit de la demanderesse n’est appuyé par aucun autre document pouvant corroborer les faits entourant la persécution, ni même la disparition ou la fuite de son époux, sauf sa carte de membre du parti MSD ainsi qu’une attestation signée par le président du conseil communal du parti MSD à Ngagara, qui indique seulement que ce dernier était membre du parti et qu’il exerçait les fonctions de trésorier et mobilisateur au sein du parti. Ce document, qui n’indique aucun problème particulier, a été fait à Bujumbura le 20 juin 2013.

(Dossier du Tribunal, à la p 12, Décision de la SPR, au para 43).

V.                Questions en litige

[19]           La présente demande soulève les deux questions en litige suivantes :

i)                    Les conclusions de crédibilité de la SPR sont-elles raisonnables?

ii)                  La SPR a-t-elle erré en omettant d’effectuer une analyse distincte en vertu de l’article 97 de la LIPR?

VI.             Dispositions législatives

[20]           Les dispositions législatives suivantes sont pertinentes à la présente demande :

Définition de réfugié

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

      (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

      (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

      (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

      (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

      (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

      (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

      (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

      (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

Exclusion par application de la Convention sur les réfugiés

Exclusion – Refugee Convention

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98. A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

VII.          Arguments de la demanderesse

[21]           La demanderesse fait valoir que la SPR a fondé ses conclusions sur des considérations périphériques afin de conclure à son manque de crédibilité, sans égard à l’ensemble de la preuve.

[22]           Notamment, la demanderesse prétend que la SPR a erré en ignorant de nombreux éléments de son témoignage, tels que ceux relatifs à son emprisonnement arbitraire d’une durée de deux semaines, ses tentatives de se réfugier au RDC et les menaces proférées par des membres des Imbonerakure à l’endroit de la demanderesse et de sa fille. De plus, la SPR aurait ignoré la preuve quant à l’implication de son mari au sein du MSD, le traitement réservé aux membres des partis d’opposition au Burundi et le fait que son mari soit toujours introuvable.

[23]           De plus, la demanderesse prétend que la décision de la SPR est fondée sur une analyse microscopique de sa demande et sur des inférences déraisonnables (Afonso c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 51).

[24]           Finalement, la demanderesse avance que la SPR a erré en omettant d’effectuer une analyse distincte en vertu de l’article 97 de la LIPR (Odetoyinbo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 501).

VIII.       Arguments du défendeur

[25]           En contrepartie, le défendeur fonde sa position sur la déférence due à la SPR.

IX.             Analyse

A.                Les conclusions de crédibilité de la SPR sont-elles raisonnables?

[26]           Les conclusions de crédibilité de la SPR sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable. Conséquemment, la retenue de la Cour envers la SPR est de mise puisque l’appréciation de la crédibilité de la demanderesse se situe au cœur même des attributions ayant été conférées par le législateur à la SPR (Rahal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 319 aux para 22, 31 et 60 [Rahal]; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, [2008] 1 RCS 190; Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF 732 au para 4 [Aguebor]).

[27]           La SPR détermine que le témoignage de la demanderesse est entaché d’omissions, d’incohérences et d’invraisemblances, que la SPR juge accentuées d’un manque d’explications raisonnables pouvant combler ces lacunes. L’effet cumulatif des écarts relatifs aux points clés du témoignage de la demanderesse, au regard de l’ensemble de la preuve, mène la SPR à conclure au manque général de crédibilité de la demanderesse.

[28]           D’une part, il est loisible à la SPR de tenir compte de facteurs tels la vraisemblance du témoignage de la demanderesse, ses hésitations et son manque de précision et de leur accorder un poids correspondant (Rahal, ci-dessus au para 45; Hassan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1136 au para 12; A.M. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 579 au para 19; Aguebor, ci-dessus au para 4; Yousef c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 864 au para 19).

[29]           D’autre part, tel qu’énoncé par le juge Luc Martineau dans Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116 [Lubana], ce ne sont pas tous les types d’incohérence ou d’invraisemblance qui justifieront raisonnablement que la SPR tire des conclusions défavorables en ce qui concerne la crédibilité d’un demandeur ou d’une demanderesse :

[11]      Il ne conviendrait pas que la Commission tire ses conclusions après avoir examiné « à la loupe » des éléments qui ne sont pas pertinents ou qui sont accessoires à la revendication du demandeur [citations omises].

[…]

[14]      Finalement, la Commission devrait évaluer la crédibilité du demandeur et la vraisemblance de son témoignage en tenant compte des conditions existant dans le pays de celui-ci et des autres éléments de preuve documentaire dont elle dispose. Les incohérences mineures ou secondaires contenues dans la preuve du demandeur ne devraient pas inciter la Commission à conclure à une absence générale de crédibilité si la preuve documentaire confirme la vraisemblance du récit de celui-ci [citations omises].

(Lubana aux para 11 et 14).

[30]           Toutes les nuances et les conséquences qui découlent d’un récit doivent être analysées :

Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur. [Je souligne.]

(Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF 1131 au para 7).

[L]a Commission ne devrait pas s'empresser d'appliquer une logique et un raisonnement nord-américains à la conduite du revendicateur. Il faut tenir compte de l'âge, des antécédents culturels et des expériences sociales du revendicateur. [Je souligne.]

(R.K.L. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] ACF 162 au para 12).

[L]es conclusions sur la vraisemblance reposent sur un raisonnement distinct de celui des conclusions sur la crédibilité et peuvent être influencées par des présomptions culturelles ou des perceptions erronées. En conséquence, les conclusions d'invraisemblance doivent être fondées sur une preuve claire et un raisonnement clair à l'appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions. [Je souligne.]

(Santos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2004] ACF 1149 au para 15).

[M]ême si le témoignage sous serment d'un demandeur est présumé être avéré en l'absence de contradiction, la SPR peut être fondée à rejeter ce témoignage si elle le juge invraisemblable. Cette conclusion d'invraisemblance doit cependant être tirée de façon cohérente et en tenant compte des différences culturelles. Elle doit également être énoncée de façon explicite, et les raisons pour lesquelles le tribunal a tiré cette conclusion doivent être exposées dans les motifs de décision. [Je souligne.]

(Rahal, ci-dessus au para 44).

[I]l est reconnu que le tribunal qui rend une décision fondée sur l'absence de vraisemblance doit agir avec prudence. Je crois qu'il est utile de reproduire le passage suivant tiré de L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham : Butterworths Canada Ltd. 1992), page 8.10, paragraphe 8.22, qui traite des conclusions relatives à la vraisemblance et de l'effet de la preuve documentaire dont le tribunal dispose :

[TRADUCTION] 8.22 Les conclusions relatives à la vraisemblance ne devraient être tirées que dans les cas particulièrement clairs - lorsque les faits tels qu'ils ont été présentés sortent tellement de l'ordinaire que le juge des faits peut avec raison conclure qu'il est impossible que l'événement en question se soit produit, ou lorsque la preuve documentaire dont dispose le tribunal démontre que les événements n'ont pas pu se produire de la façon dont l'affirme l'intéressé. Les conclusions relatives à la vraisemblance devraient donc être étayées par la preuve documentaire. En outre, le tribunal qui rend une décision fondée sur l'invraisemblance doit agir avec prudence, compte tenu en particulier du fait que les revendicateurs viennent de milieux culturels différents, de sorte que des actions qui pourraient sembler invraisemblables si elles étaient jugées selon des normes canadiennes pourraient être vraisemblables lorsqu'elles sont considérées par rapport aux antécédents de l'intéressé. [Je souligne.]

(Divsalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] ACF 875 au para 24).

[31]           Un examen approfondi des motifs de la SPR et du procès-verbal de l’audience révèle que la SPR s’est appuyée en grande partie sur l’invraisemblance quant aux déplacements de la demanderesse en Ouganda pour retrouver son mari. La SPR note qu’il est invraisemblable que la demanderesse ait voyagé entre Bujumbura et Kampala, à plusieurs reprises, en n’ayant aucune information fiable ou de certitude quant à la localisation de son mari. La SPR trouve également invraisemblable que la demanderesse soit restée sans information quant à la localisation de son mari, malgré qu’elle lui ait parlé pendant une minute au téléphone. Plus précisément, la SPR indique :

Le tribunal trouve invraisemblable que sur la base d’informations aussi minces, la demandeure se rende dans la ville de Kampala, qui compte quand même plus d’un million et demi d’habitants, pour retrouver son mari, avec si peu d’informations. Le Tribunal considère que les explications de la demandeure à ce sujet sont peu raisonnables, et sa crédibilité en est affectée.

(Dossier du Tribunal, à la p 9, Décision de la SPR, au para 29).

[32]           Entre autres, la SPR a également tiré une inférence négative du fait que la demanderesse n’ait pas mentionné que c’est l’APRODH qui l’a aidée à sortir de prison, malgré que la demanderesse ait témoigné que c’est grâce à une association des droits humains qu’elle a été libérée.

[33]           En outre, la SPR a tiré une inférence négative du fait que la demanderesse ait mentionné d’une part que son mari se trouvait en Ouganda, alors qu’elle avait également témoigné qu’il se trouvait à Kampala. À l’audience, la demanderesse et son procureur ont expliqué que la demanderesse utilisait Kampala et Ouganda de façon interchangeable, puisque Kampala est la capitale et la ville la plus peuplée d’Ouganda. À l’audience, le procureur de la demanderesse a expliqué que cette forme d’expression est un style communicationnel propre à la culture de la demanderesse. La Cour accepte qu’une telle inférence négative soit déraisonnable dans la mesure où les déclarations de la demanderesse sont cohérentes et peuvent coexister.

[34]           Souvent les témoignages oraux et les explications des demandeurs sont parmi les seules preuves disponibles afin de soutenir leur demande de protection. Dans cette vue, les explications fournies par les demandeurs qui ne sont pas manifestement invraisemblables doivent donc être considérées par les tribunaux (Lubana, ci-dessus au para 20; Owusu-Ansah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] ACF 442).

[35]           De plus, la preuve documentaire dont était saisie la SPR fait état des allégations de la demanderesse quant à la persécution et à la disparition de son mari. Notamment, le document préparé par la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié intitulé Burundi : information sur le Mouvement pour la solidarité et la démocratie (MSD), décrit le traitement réservé au parti et à ses membres par les autorités :

[A]u cours d’un entretien téléphonique avec la Direction des recherches, un consultant indépendant au Burundi, qui travaille depuis plus de 25 ans au sein d’ONG et d’organismes internationaux et qui écrit sur la situation politique au pays, a affirmé que le MSD est vu comme « une menace » par le parti au pouvoir, affirmant que le parti est « la deuxième cible du régime après le FNL [Forces nationales de libération] » (28 janv. 2013).

[…]

Selon le consultant indépendant, les membres du MSD sont « ciblés » par le régime et peuvent être victimes d’intimidation, se faire emprisonner, et « à l’extrême, peuvent être tués » (consultant indépendant 28 janv. 2013). Il a ajouté que, en particulier, l’association des jeunes du parti au pouvoir « agit comme une sorte de milice paramilitaire » au nom du régime (ibid.).

(Burundi : information sur le Mouvement pour la solidarité et la démocratie (MSD), 22 février 2013, Dossier du Tribunal, aux pp 248-250).

[36]           Un article de Human Rights Watch (mai 2012) décrit le climat d’impunité qui règne relativement à la violence contre les membres de partis politiques au Burundi :

Plusieurs dizaines de personnes ont été tuées dans des attaques politiques au Burundi depuis la fin de 2010, a déclaré Human Rights Watch dans un rapport publié aujourd’hui. Les meurtres, certains commis par des agents de l’État et des membres du parti au pouvoir, d’autres par des groups armés d’opposition, traduisent l’impunité généralisée, l’incapacité de l’État à protéger ses citoyens, et l’inefficacité du système judiciaire.

[…]

Le rapport souligne également de nombreux cas dans lesquels des individus ont été menacés, contraints à se cacher et assassinés comme conséquence de leurs tendances politiques supposées. Par exemple, Audace Vianney Habonarugira, un combattant FNL démobilisé, a été tué en juillet 2011. Quelques jours avant d’être tué, il a donné à Human Rights Watch une description explicite de la façon dont il a été traqué à travers le pays par des agents de police, de l’armée et des renseignements.

(Burundi : Aggravation de la violence politique en 2011, Human Rights Watch, Dossier du Tribunal, aux pp 239-240).

[37]           De plus, tel que décrit dans un rapport publié en 2013 de Human Rights Watch :

Les assassinats politiques ont diminué de manière significative en 2012, mais il y a eu des attaques sporadiques menées par des groupes armés ainsi que des assassinats de membres ou anciens membres des Forces nationales de libération (FNL) de l’opposition. Malgré des promesses réitérées de rendre justice pour ces crimes, le gouvernement a omis de prendre des mesures efficaces pour ce faire. Dans la grande majorité des cas d’assassinats à caractère politique, il n’y a eu ni d’enquête approfondie ni d’arrestation ou de poursuite judiciaire. L’impunité a été particulièrement prononcée dans les cas où les auteurs ont été soupçonnés d’être des agents de l’État ou des Imbonerakure, membres de la ligue des jeunes du CNDD-FDD.

(Country Chapter « Burundi », Human Rights Watch, Dossier du Tribunal, à la p 234).

[38]           Au cœur de la demande de la demanderesse se trouve sa crainte subjective ainsi que le fondement objectif de cette même crainte, basés sur la persécution alléguée par la demanderesse en raison de l’opinion politique lui ayant été imputée par ses persécuteurs.

[39]           La Cour considère que les éléments relatifs à cette crainte subjective et objective n’ont pas raisonnablement été abordés par la SPR.

[40]           Au regard de ce qui précède, la Cour conclut que les conclusions de la SPR sont déraisonnables.

B.                 La SPR a-t-elle erré en omettant d’effectuer une analyse distincte en vertu de l’article 97 de la LIPR?

[41]           La SPR conclut que le risque allégué par la demanderesse n’est pas fondé en vertu de l’article 97 de la LIPR. Il semble que la SPR ait procédé à une analyse intégrée des considérations de la demande de statut de réfugié de la demanderesse, à la fois sous les articles 96 et 97 de la LIPR.

[42]           Selon la jurisprudence, une analyse distincte ou approfondie en vertu de l’article 97 n’est pas toujours requise et dépend des circonstances particulières de chaque demande (Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635 au para 17).

[43]           Tel qu’énoncé par le juge en chef Paul S. Crampton dans Kaur c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1379 :

[50]      La Commission n'est pas tenue d'effectuer dans chaque cas une analyse distincte sous le régime de l'article 97. Le point de savoir si elle a ou non cette obligation dépend des faits particuliers de l'espèce; voir Kandiah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 181, paragraphe 16, 137 ACWS (3d) 604. Une telle analyse distincte n'est pas nécessaire lorsqu'il n'a pas été avancé de prétentions ni produit d'éléments de preuve qui la justifieraient; voir Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 635, paragraphes 17 et 18, 254 FTR 244; et Velez, précitée, paragraphes 48 à 51.

[51]      Comme les allégations formulées par Mme Kaur au soutien de sa demande d'asile fondée sur l'article 97 étaient les mêmes que celles qu'elle avait avancées à l'appui de sa demande d'asile fondée sur l'article 96, la Commission n'était pas tenue d'effectuer une analyse distincte sous le régime de l'article 97 une fois qu'elle eut conclu au caractère non crédible de ces allégations.

(Kaur aux para 50 et 51).

[44]           Au regard des conclusions de la Cour quant au caractère déraisonnable des conclusions de crédibilité de la demanderesse, la question de l’analyse distincte sous l’article 97 n’est pas déterminante.

X.                Conclusion

[45]           Au regard des motifs étayés ci-dessus, la Cour considère que la décision de la SPR est déraisonnable.

[46]           La Cour considère que la prétention de la demanderesse selon laquelle la SPR aurait manqué à son obligation d’équité procédurale en rendant une décision six mois après la tenue de l’audience est dénuée de fondement.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accordée et que le dossier soit retourné pour être réexaminé par un tribunal différemment constitué. Il n’y a aucune question d’importance générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1401-14

 

INTITULÉ :

SONIA MUKAMUSONI, BLESSING NISHIMWE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 février 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Pacifique Siryuyumusi

 

Pour les demandeRESSEs

 

Pavol Janura

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Pacifique Siryuyumusi

Ottawa (Ontario)

 

Pour les demanderESSEs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.