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Date : 20150317


Dossier : IMM‑5892‑13

Référence : 2015 CF 336

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 mars 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

JEAN ANTHONY LAUTURE

MARIE MOSE LAUTURE‑ST HILAIRE

LUDNY LAUTURE

MARCLEY LAUTURE

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d’une décision datée du 19 août 2013, par laquelle une agente d’immigration (l’agente) a rejeté leur demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée depuis le Canada, conformément au paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.                Les faits

[2]               Les faits peuvent être brièvement relatés, puisque la présente demande est essentiellement appuyée sur des événements qui se sont produits après que les demandeurs ont quitté Haïti.

[3]               Les demandeurs sont M. Jean Anthony Lauture (le demandeur), son épouse Mme Marie Rose Lauture St‑Hilaire, et leurs enfants Ludny Lauture et Marcley Lauture, tous ressortissants haïtiens. Les demandeurs ont fui Haïti en conséquence du travail journalistique de M. Lauture. Sur les ondes de son programme radiophonique, le demandeur avait dénoncé les crimes et la violence perpétrés contre les femmes et les enfants. Après avoir reçu des menaces, puis fait l’objet d’une tentative d’assassinat, il a quitté Haïti pour se rendre en République dominicaine en juin 2003.

[4]               Le demandeur est retourné en Haïti en février 2004. À son retour, il n’a pas repris son travail journalistique, mais a commencé à enseigner dans une école secondaire. Il a organisé une conférence pour ses élèves sur la primauté du droit en Haïti, et sa femme a ensuite été agressée en février 2006 en raison de sa participation à ce travail d’organisation, et il a fait l’objet d’une autre tentative d’assassinat en septembre 2007.

[5]               Le demandeur a été enlevé le 2 juillet 2008, après quoi des hommes armés sont allés chez ses voisins, croyant que c’était le domicile du demandeur. Le fils des voisins a également été enlevé, et une rançon a été exigée. Sur paiement de la rançon, les deux victimes ont été libérées. Les voisins des demandeurs ont mis le blâme pour cet incident sur le demandeur et ont exigé que les demandeurs quittent leur quartier.

[6]               Les demandeurs ont déposé une demande d’asile dès leur arrivée au Canada au poste frontalier de Fort Erie. La Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a jugé que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger.

[7]               La demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée au nom du demandeur et de sa famille a été refusée le 19 août 2013.

III.             Décision

A.                Degré d’établissement

[8]               L’agente a examiné tout d’abord le degré d’établissement des demandeurs au Canada. Elle a expliqué que les demandeurs, à leur arrivée au Canada, ont subvenu financièrement à leurs besoins au moyen de l’aide sociale. Durant cette période, toutefois, le demandeur a été bénévole à l’Armée du Salut, au Heritage Skills Development Center, au Centre Francophone de Toronto et à la United Haitian Community of Ontario, et a aussi été journaliste bénévole à CIUT Radio. De plus, il siège au conseil d’administration du Festival Kompas Zouk Toronto, qui fait la promotion de la culture créole.

[9]               L’agente a souligné que le demandeur s’est trouvé un emploi en mai 2010 et qu’il est actuellement enseignant à l’école Alpha Toronto, un établissement d’alphabétisation. S’agissant de la demanderesse, l’agente a souligné qu’elle n’a pas d’emploi, mais suit une formation linguistique au Canada et espère étudier la puériculture à l’université. Elle a fait fonction de remplaçante à la garderie Jeanne Lajoie et de bénévole au centre Montessori pour les jeunes à Toronto. La demanderesse a de plus fait du bénévolat à l’Association pulmonaire et a été membre du comité exécutif du Festival Zouk Toronto.

[10]           L’agente a ensuite porté son attention sur les enfants du couple, âgés aujourd’hui de 15 et 18 ans, qui fréquentent l’école secondaire. L’agente a indiqué que [traduction« la représentante n’ajoute aucune autre considération dans ce dossier concernant l’intérêt supérieur de l’enfant ».

[11]           L’agente a conclu que les demandeurs sont des [traduction« personnes généreuses qui manifestent un dévouement à la communauté », qu’ils « font preuve d’humanité » et que « non seulement ils s’impliquent dans la communauté haïtienne au Canada, mais ils s’investissent aussi dans la vie de la communauté torontoise, notamment dans l’enseignement ». L’agente a fait observer que ces qualités sont [traduction« rares et très nobles ».

[12]           Toutefois, l’agente a conclu comme suit [traduction] : « Il n’en demeure pas moins que travailler et respecter la loi sont des activités de tous les jours pour beaucoup des gens qui vivent au Canada. »

[13]           S’agissant de leurs activités bénévoles et communautaires, l’agente a fait observer que [traduction« leur engagement dans la société est remarquable » et « qu’il ne fait aucun doute qu’ils ont noué des liens importants dans leur communauté canadienne au fil des quelques dernières années ». Elle a toutefois conclu qu’[traduction« il n’en demeure pas moins qu’une activité de cette nature peut également être menée en Haïti » et qu’elle n’était pas convaincue que les demandeurs [traduction] « ne pourront pas poursuivre leurs activités bénévoles et communautaires, et nouer de nouvelles amitiés, en Haïti ».

[14]           L’agente a pris note des lettres rédigées par les enfants à l’attention des agents de l’immigration, dans lesquelles ils demandaient de ne pas être renvoyés dans leurs pays et déclaraient qu’ils craignaient de se faire enlever en Haïti. Elle a toutefois qu’à leur jeune âge, [traduction« il est facile de s’adapter à un nouvel environnement scolaire et de nouer de nouvelles amitiés ».

[15]           Enfin, l’agente a évalué le risque d’enlèvement si la demanderesse et les demandeurs mineurs étaient renvoyés en Haïti. L’agente a souligné que de telles allégations, depuis le 29 juin 2010, ne peuvent être analysées dans le cadre d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, et qu’elle n’avait par conséquent aucune compétence pour se prononcer sur les menaces à leur vie ou pour accorder une protection. Cependant, dans l’intérêt de l’équité procédurale, elle a examiné la possibilité d’une discrimination fondée sur le sexe et conclu que même si les femmes et les enfants sont victimes de discrimination en Haïti, la demanderesse est mariée, ce qui réduit le risque auquel elle est exposée. Elle a ajouté que les enfants [traduction« jouissent de la protection de l’unité familiale ». Elle a souligné que depuis le tremblement de terre en Haïti, la population haïtienne tout entière est exposée à la pauvreté, à la violence, aux enlèvements et au manque de ressources, que la situation touche donc la majorité de la population sans distinction, et qu’elle n’est [traduction« donc pas propre aux demandeurs ».

IV.             Dispositions pertinentes

[16]           Le paragraphe 25(1) de la LIPR autorise le ministre à octroyer à un demandeur le statut de résident permanent ou de l’exempter de toute exigence de la LIPR :

25(1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative ou sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger — compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché — ou l’intérêt public le justifient.

V.                Analyse

A.                Norme de contrôle

[17]           La question de savoir si l’agent a appliqué le bon critère juridique et a évalué l’intérêt supérieur des enfants doit être examinée selon la norme de la décision correcte : Judnarine c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 82, au paragraphe 15; Joseph c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 993, au paragraphe 12. La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte « n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50.

[18]           La conclusion de l’agente concernant l’établissement est une question mixte de fait et de droit susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, norme qui concerne l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit : Dunsmuir, au paragraphe 53.

B.                 La décision de l’agente sur la question de l’établissement n’était pas raisonnable

[19]           La section 5.14 du guide opérationnel IP 5 de Citoyenneté et Immigration Canada indique qu’il peut être justifié d’approuver la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire si l’incapacité du demandeur à quitter le Canada en raison de circonstances indépendantes de sa volonté se prolonge pendant une longue période et que les éléments de preuve corroborent un degré appréciable d’établissement au Canada. Le défendeur cite le jugement Shallow c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 749, dans lequel la juge Snider a fait observer ce qui suit au paragraphe 9 : « Pour que ce facteur penche en faveur d’un demandeur, celui‑ci doit apporter en preuve bien plus que le simple fait d’avoir résidé au Canada. Il faut toujours garder en tête aussi que l’accent doit être mis sur les difficultés qu’entraînerait pour les demandeurs le fait d’avoir à présenter leur demande de résidence permanente à partir de leur pays d’origine... » En d’autres termes, l’établissement au Canada, « sauf s’il est inhabituel et ne procède pas d’un choix, ne représenterait normalement pas un facteur militant en faveur des demandeurs » : Shallow, au paragraphe 9.

[20]           Même s’il ne milite qu’exceptionnellement en faveur des demandeurs, le facteur d’établissement est néanmoins important. Pour décider si le degré d’établissement d’un demandeur pourrait justifier une appréciation favorable des circonstances d’ordre humanitaire, il faut tenir compte de certains facteurs, notamment : les antécédents professionnels, le bénévolat et l’intégration dans la communauté, le dossier civique et la poursuite des études.

[21]           En l’espèce, l’agente a conclu que [traduction« l’engagement [des demandeurs] dans la société est remarquable » et que les liens qu’ils ont tissés dans leur communauté sont importants. Or en dépit de cette conclusion, l’agente n’a pas donné au facteur d’établissement une appréciation favorable aux demandeurs, rejetant plutôt ce facteur au motif que l’engagement communautaire peut également se produire en Haïti. Ce n’est toutefois pas la bonne manière d’appliquer le facteur d’établissement.

[22]           L’agente a également conclu que peu d’éléments de preuve tendaient à indiquer que le demandeur ne pourrait trouver du travail et subvenir aux besoins de sa famille en Haïti. En conséquence, elle n’a guère accordé d’importance à ce facteur. En outre, l’agente n’a pas jugé importante la participation des demandeurs dans leur église, puisqu’ils n’ont pu démontrer qu’il leur serait impossible de pratiquer leur religion en Haïti.

[23]           Plutôt que d’examiner si les demandeurs pourraient faire du bénévolat et fréquenter leur église en Haïti, l’agente aurait dû tenir compte des éléments de preuve que les demandeurs ont présentés relativement à l’emploi, au bénévolat et à l’intégration dans leur communauté au Canada. Elle aurait dû ensuite se demander si ce facteur était neutre ou s’il jouait en faveur ou en défaveur des demandeurs.

[24]           Cette même erreur analytique a été examinée dans le jugement Sosi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1300, où l’agent avait déclaré ce qui suit :

Les demandeurs ont démontré que, en peu de temps, ils s’étaient établis de façon importante au Canada; toutefois, même si l’établissement est un facteur important à prendre en compte dans l’évaluation des difficultés, il n’est pas le seul facteur à prendre en compte. Les qualités de travailleur des membres de cette famille tendent également à démontrer que ceux‑ci pourraient très facilement s’établir de nouveau dans la société kényane, surtout si l’on tient compte du fait qu’ils seront réunis avec leurs enfants à leur retour. [soulignement ajouté]

[25]           La Cour a conclu que cette analyse était déraisonnable. Voici ce qu’elle a écrit, au paragraphe 18 :

Selon moi, l’utilisation de la conclusion selon laquelle les demandeurs sont bien établis au Canada est mauvaise parce qu’elle tient compte de l’existence d’un facteur énuméré dans le Guide IP 5 comme élément favorisant l’octroi d’un redressement fondé sur des motifs d’ordre humanitaire et l’utilise pour faire le contraire. Manifestement, l’établissement prouvé des demandeurs au Canada devrait jouer en leur faveur parce qu’il n’y a absolument aucune façon de savoir si les capacités personnelles qu’ils ont utilisées pour créer cet établissement peuvent être utilisées au Kenya pour accomplir la même chose.

[26]           En d’autres termes, l’analyse du degré d’établissement des demandeurs ne devrait pas être fondée sur la possibilité qu’auront les demandeurs d’exercer ou non des activités semblables en Haïti. D’après l’analyse effectuée par l’agente, plus le demandeur réussit, est entreprenant et fait preuve de civisme tandis qu’il est au Canada, moins il a de chances que sa demande fondée sur l’article 25 soit accueillie. Mon collègue le juge Russel Zinn a bien exprimé ce point dans le jugement Sebbe c The Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 813, au paragraphe 21 :

... Cependant, la présente affaire commande une analyse et une évaluation du degré d’établissement des demandeurs et de la mesure dans laquelle cet élément joue en faveur de l’octroi d’une dispense. L’agent ne doit pas simplement faire abstraction des mesures prises par les demandeurs et en attribuer le mérite au régime canadien de l’immigration et de la protection des réfugiés pour leur avoir donné le temps de prendre ces mesures; il doit reconnaître l’initiative dont les demandeurs ont fait preuve à cet égard. Il doit également se demander si l’interruption de cet établissement milite en faveur de l’octroi de la dispense.

C.                L’agente s’est servie d’un critère erroné pour évaluer les difficultés d’un retour en Haïti

[27]           J’examinerai maintenant la deuxième erreur, soit celle d’importer les critères de l’article 97 dans l’analyse des considérations d’ordre humanitaire.

[28]           Dans leurs observations, des demandeurs ont souligné leur crainte de retourner en Haïti, où la demanderesse était exposée à la violence fondée sur le sexe, et les enfants, à la violence généralisée. Les demandeurs ont aussi fait valoir qu’ils seraient touchés par le récent tremblement de terre et la poussée épidémique de choléra.

[29]           Dans sa décision, l’agente a conclu que les demandeurs sont libres de se réinstaller à l’extérieur de Port‑au‑Prince, la capitale, et que de toute façon ils ne sont pas exposés à un plus grand risque d’enlèvement que l’ensemble de la population haïtienne. L’agente également a conclu qu’à l’égard des conditions généralisées en Haïti, la situation [traduction« touche la plupart de la population sans distinction, et qu’elle n’est donc pas propre aux demandeurs ».

[30]           L’agente a en l’espèce confondu l’analyse fondée sur l’article 97 et l’analyse des difficultés justifiant la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Dans le jugement Diabate c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 129, l’agente avait écrit que bien que les conditions de vie soient difficiles en Côte d’Ivoire, elles sont les mêmes pour l’ensemble de la population, et le demandeur n’avait pas montré en quoi sa situation serait différente des autres. Ma collègue la juge Mary Gleason avait répondu comme suit à ce raisonnement, aux paragraphes 33 et 36 :

Je reconnais avec le demandeur qu’une telle interprétation de l’article 25 va à l’encontre de son objet. Comme je l’ai dit, l’article 25 a pour objet de conférer une dispense d’application des exigences énoncées dans d’autres dispositions de la LIPR. Imposer lesdites exigences à un demandeur qui cherche à en être dispensé a pour effet de réduire à néant l’objet de l’article 25 et constitue de ce fait une interprétation que la LIPR ne peut raisonnablement admettre. L’agente a transposé dans son analyse portant sur l’article 25 une exigence de l’article 97, selon laquelle, pour être admissible à la protection, une personne doit être exposée à un risque « alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas ». Une telle interprétation revient à dépouiller de sa fonction l’article 25.

[...]

... Il est à la fois fautif et déraisonnable, dans le cadre d’une telle analyse, d’exiger d’un demandeur qu’il prouve que les circonstances qu’il devra affronter ne sont pas généralement celles que doit affronter la population dans son pays d’origine. Le cadre de l’analyse d’une demande CH doit plutôt être celui du demandeur lui‑même, ce qui oblige l’agent à se demander si les difficultés entraînées par un départ du Canada et un renvoi dans le pays d’origine seraient inhabituelles, injustifiées ou démesurées.

[31]           Je souscris à l’analyse de la juge Gleason et je la juge déterminante en l’espèce. L’agente a commis dans l’affaire qui nous occupe la même erreur en exigeant, à tort et de manière déraisonnable, que les demandeurs prouvent que les autres Haïtiens ne seraient pas généralement exposés aux difficultés qui attendraient les demandeurs en Haïti.

D.                L’agente n’a pas examiné l’intérêt supérieur des enfants

[32]           La troisième erreur de l’agente est celle de ne pas avoir examiné l’intérêt supérieur des demandeurs mineurs. À mon avis, la question revient à se demander s’il ressortissait suffisamment des documents remis à l’agente que la demande était fondée sur l’intérêt supérieur de l’enfant.

[33]           Les demandeurs affirment qu’il était suffisamment évident qu’ils comptaient s’appuyer sur l’intérêt supérieur des enfants. Ils fondent leur affirmation sur le fait que le demandeur et son épouse ont deux enfants, âgés de 15 et 18 ans, aussi demandeurs. Les observations relatives aux enfants étaient limitées aux difficultés d’un retour en Haïti à la lumière de la menace constante d’enlèvement et des différentes violations actuelles des droits de la personne dirigées contre les femmes et les enfants. En outre, les deux enfants ont rédigé des lettres dans lesquelles ils imploraient l’agente d’accueillir la demande. Une lettre du cousin de la demanderesse, expliquant les liens étroits unissant les demandeurs mineurs, a également été présentée.

[34]           Les demandeurs reconnaissent que les observations sur l’intérêt supérieur des enfants étaient brèves, mais il ressort clairement des observations et des lettres que cet intérêt supérieur était un facteur dont il fallait tenir compte pour statuer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire. De plus, selon les demandeurs, le fait pour l’agente d’avoir tenu compte dans sa décision de la crainte d’enlèvement des demandeurs mineurs, démontre qu’elle savait qu’il s’agit d’un facteur important qui touche les enfants. Les demandeurs affirment que l’agente aurait dû appliquer la bonne analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant et prendre comme point de départ dans son analyse la situation actuelle des demandeurs mineurs au Canada, au lieu de leur retour en Haïti.

[35]           En réponse, le défendeur soutient qu’il appartient aux demandeurs de présenter toutes les considérations d’ordre humanitaire pertinentes, notamment celle consistant à décrire clairement l’intérêt supérieur des enfants.

[36]           Un bureau d’immigration qui examine une demande fondée sur les CH doit « être réceptif, attentif et sensible » à l’intérêt supérieur des enfants susceptibles d’être touchés par une mesure de renvoi du Canada : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817. Cependant, ce devoir « n’existe que lorsque les documents soumis au décideur indiquent de façon suffisante que la demande est fondée sur ce facteur, du moins en partie » : Owusu, au paragraphe 5. Les prétentions qui sont trop indirectes, succinctes et obscures n’imposent pas une obligation positive à l’agente de s’enquérir davantage sur une question soulevée par les demandeurs : Owusu c MCI, 2004 CAF 38, au paragraphe 9. De plus, le demandeur « a le fardeau de prouver toute allégation sur laquelle il fonde sa demande pour des raisons humanitaires. Par voie de conséquence, si un demandeur ne soumet aucune preuve à l’appui de son allégation, l’agent est en droit de conclure qu’elle n’est pas fondée » : Owusu, au paragraphe 5.

[37]           Dans l’arrêt Owusu, le demandeur affirmait que l’agente d’immigration avait commis une erreur parce qu’elle n’avait pas tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants. Monsieur Owusu vivait au Canada et appuyait financièrement ses enfants vivant au Ghana. Dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, M. Owusu avait souligné la question de ses enfants en une seule phrase [traduction] : « S’il [M. Owusu] était forcé de retourner au Ghana, il n’aurait aucun moyen de subvenir aux besoins pécuniaires de sa famille et il vivrait dans un état de peur constante chaque jour de sa vie. » La Cour d’appel fédérale avait jugé cette mention trop indirecte, succincte et obscure.

[38]           À mon avis, il y a lieu d’établir une distinction entre cet arrêt et la présente affaire. Il est vrai que les observations sur l’intérêt supérieur des demandeurs mineurs étaient brèves, mais elles n’étaient pas « indirectes, succinctes et obscures ». Les deux enfants des demandeurs ont remis des lettres à l’agente, ce qui suffit pour justifier une analyse de l’intérêt supérieur des enfants. À titre d’exemple, voici des extraits de la lettre de Marcley : [traduction« Chaque fois que j’entends que quelqu’un a été enlevé, j’ai l’impression que je serai le prochain » et « je ne pouvais même pas dormir si mes parents ne revenaient pas à temps à la maison parce que j’avais peur qu’il leur soit arrivé quelque chose. » Marcley a ajouté : [traduction« Depuis mon arrivée au Canada, j’ai l’impression que le stress que je ressentais auparavant est disparu » et « je vous prie de ne pas me renvoyer à ce mode de vie terrible, feriez‑vous ça pour moi? » Ludny a exprimé les sentiments suivants dans sa lettre : « À l’école j’ai des amis », mais « en Haïti, nous avons tout perdu : pas de parents, pas d’amis, pas de maison. » Elle a ajouté : « [E]t nous ne pourrons pas aller à l’école mon frère et moi si nous retournons en Haïti. »

[39]           L’agente a aussi omis d’examiner si les enfants, aux âges critiques de 15 et 18 ans, pourraient continuer l’école en Haïti. Cet élément critique a été laissé de côté, l’agente notant simplement qu’il n’était pas nécessaire d’examiner la question puisqu’aucune observation n’était présentée à ce sujet. Plus loin dans la décision, l’agente s’est bornée à écrire ce qui suit : [traduction« Il est facile, à leur jeune âge, de s’adapter à un nouvel environnement scolaire et de nouer de nouvelles amitiés. » Cette phrase, que les agents emploient souvent dans l’évaluation de l’intérêt des enfants à l’école primaire est – pour quiconque connaît les adolescents – d’application douteuse dans le contexte des jeunes gens et de l’école secondaire.

[40]           Sur une question d’importance aussi capitale pour l’intérêt supérieur des enfants que leur instruction, l’agente ne peut prétexter que les demandeurs n’ont pas présenté des observations. À cet égard, je fais miennes les observations du juge Zinn, qui s’est ainsi exprimé dans le jugement Sebbe, au paragraphe 13 :

... Cependant, les agents ont l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur des enfants lorsqu’ils doivent trancher une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et qu’ils sont saisis d’éléments de preuve. Les enfants ne sont pas représentés de façon distincte dans ces instances et l’agent assume un rôle analogue à celui de parens patriae...

[41]           L’agente aurait dû examiner les conséquences du renvoi d’enfants d’un tel âge à Haïti, dans les circonstances particulières de ce pays. Or, elle n’a pas tenu compte des craintes exprimées à cet égard, se bornant plutôt à dire que les enfants étaient jeunes et pourraient s’y adapter. La capacité de s’adapter à un nouveau milieu n’est pas la même chez les adolescents et chez les jeunes enfants.

E.                 L’agente n’a pas tenu compte des conséquences de la suspension temporaire des renvois vers Haïti

[42]           J’examinerai maintenant la quatrième erreur dans la décision, soit le fait pour l’agente de ne pas avoir tenu compte de l’existence d’une suspension temporaire des renvois vers Haïti. Cela suppose que les conditions sont terribles ou instables au point que le Canada s’abstient de renvoyer des ressortissants vers ce pays.

[43]           Je ne vois pas clairement comment l’agente a pu justifier sa conclusion que le dépôt d’une demande à partir de Haïti n’imposerait pas de fardeau indu alors que le Canada a, en adoptant une décision de principe en ce sens, jugé que le renvoi de personnes dans ce pays n’est ni sécuritaire ni équitable. À cet égard, je fais mienne l’analyse du juge Keith Boswell dans le jugement Maroukel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 83, au paragraphe 32, dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire concernant la Syrie qui a été déboutée :

À mon avis, il était également déraisonnable de la part de l’agent de conclure, d’une part, que la situation en Syrie est [traduction] « dangereuses » et, d’autre part, d’ignorer l’incidence néfaste que cette situation aurait sur les demandeurs, puisqu’elle [traduction] « n’est facile pour aucun de ses habitants ».

VI.             Conclusion

[44]           L’agente n’ayant pas employé le bon critère juridique et son application du critère étant déraisonnable, la demande est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour que celui‑ci statue à nouveau en tenant compte des présents motifs.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour que celui‑ci statue à nouveau. Il n’y a aucune question à certifier.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5892‑13

INTITULÉ :

JEAN ANTHONY LAUTURE, MARIE MOSE LAUTURE‑ST HILAIRE, LUDNY LAUTURE, MARCLEY LAUTURE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 février 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 17 MARS 2015

COMPARUTIONS :

Richard Wazana

POUR Les demandeurs

Tamrat Gebeyehu

POUR Le DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

WazanaLaw

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR Les demandeurs

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR Le défendeur

 

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