Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150320


Dossier : T-1197-14

Référence : 2015 CF 357

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

JULIET ANGELLA MEYLER

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature du dossier

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du ministre des Transports datée du 24 avril 2014, qui révoquait son habilitation de sécurité en matière de transport (la HST) à l’aéroport international Pearson. Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.                Aperçu général

[2]               La demanderesse est Juliet Meyler, une employée de la société ServisAir Ltd., une société de services d’assistance en escale qui exerce ses activités à l’aéroport international Lester B. Pearson, à Toronto (Pearson). Elle travaille pour ServisAir depuis les 16 dernières années. D’octobre 2012 à avril 2014, elle a aussi occupé un deuxième emploi, à temps partiel, à Pearson, comme agente de piste pour American Eagle, une société chargée de fournir des services au sol à la compagnie United Airlines.

[3]               Ces deux postes obligeaient la demanderesse à détenir une habilitation valide de sécurité en matière de transport, qui lui permettait d’accéder aux zones réglementées à Pearson. Les zones réglementées, dans un aéroport, ne sont accessibles qu’aux personnes qui détiennent une « carte d’identité de zones réglementées » (la CIZR). Il est impossible d’obtenir une CIZR si l’on n’a pas déjà aussi une habilitation de sécurité. Quiconque veut obtenir une CIZR doit demander au ministre de lui délivrer une habilitation de sécurité. En vertu de l’article 4.8 de la Loi sur l’aéronautique, LRC 1985, c A-2 (la Loi sur l’aéronautique), le ministre peut accorder, refuser, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité. Dans l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire, le ministre se fonde sur les lignes directrices contenues dans la Politique relative au Programme d’habilitation de sécurité en matière de transport (la Politique du PHST).

[4]               La Politique du PHST a pour objet de prévenir tout acte d’intervention illicite visant l’aviation civile en obligeant certaines catégories de personnes à détenir une habilitation de sécurité. Toute personne qui sollicite une habilitation de sécurité doit se soumettre à une vérification approfondie de ses antécédents, notamment à une vérification de casier judiciaire à partir d’empreintes digitales auprès de la Gendarmerie royale du Canada (la GRC) et à un examen des dossiers pertinents d’organismes d’application de la loi, y compris des renseignements recueillis aux fins d’application de la loi.

[5]               Lorsque le droit d’un candidat à une habilitation de sécurité suscite des doutes, la Politique du PHST oblige le directeur des Programmes de filtrage de sécurité à réunir un organisme consultatif. L’organisme consultatif, ou groupe d’experts, est présidé par le directeur et se compose de membres bien au fait de la Politique PHST. Avant la réunion de l’organisme consultatif, une lettre est envoyée à la personne concernée pour lui signaler les renseignements obtenus concernant son aptitude à détenir une habilitation de sécurité, et pour l’inviter à y réagir en présentant des observations écrites. Si l’organisme consultatif arrive à la conclusion que la présence de l’intéressé dans une zone réglementée serait incompatible avec les buts et objectifs de la Politique du PHST, alors l’organisme consultatif peut recommander au ministre de refuser ou d’annuler l’habilitation de sécurité.

[6]               Dès réception de la recommandation de l’organisme consultatif, le ministre, ou son représentant, décide en dernier ressort s’il est opportun ou non de refuser ou d’annuler l’habilitation de sécurité de la personne concernée.

III.             Application du PHST

[7]               La demanderesse a obtenu pour la première fois une habilitation de sécurité en 2002. L’habilitation était valide pour une durée de cinq ans. En 2007, au moment de demander le renouvellement de son habilitation de sécurité, elle s’est soumise à une autre vérification de ses antécédents. Son habilitation a été renouvelée à ce moment-là.

[8]               Le 8 novembre 2013, le chef des Programmes de filtrage de sécurité de Transports Canada a écrit à la demanderesse. Dans sa lettre, il faisait état d’une association indéterminée entre la demanderesse et une personne non identifiée appelée « le sujet A ». Il était indiqué que le sujet A était le [traduction] « chef de groupe d’un réseau d’importation de drogue à l’aéroport international Lester B. Pearson ». Il était aussi allégué dans la lettre que la demanderesse elle-même était suspectée dans une enquête criminelle portant sur une importation de drogue à l’aéroport Pearson qui avait eu lieu entre 2007 et 2009 – quatre ans avant que la lettre ne soit envoyée à la demanderesse.

[9]               La lettre ne nommait pas le sujet A, n’indiquait pas la nature de l’association présumée entre la demanderesse et le sujet A, ne disait pas à quel moment l’association présumée avait pris naissance, ne précisait pas la durée de l’association présumée ni ne disait si l’association présumée existait encore. Aucun document n’était non plus annexé à la lettre; cependant, à la date de la lettre, c’est-à-dire le 8 novembre 2013, le défendeur avait en sa possession le rapport de Vérification des antécédents criminels (VAC), daté du 31 octobre 2013, délivré par la GRC.

[10]           La lettre invitait la demanderesse à communiquer des renseignements [traduction] « décrivant les circonstances entourant l’association susmentionnée », ainsi que [traduction] « toute autre information ou explication pertinente » dans un délai de 20 jours après réception de la lettre. La lettre précisait aussi que, si la demanderesse souhaitait approfondir davantage la question, elle devrait communiquer avec Transports Canada, et un nom ainsi qu’un numéro de téléphone étaient inscrits.

[11]           Dès réception de la lettre, la demanderesse a appelé Transports Canada et s’est entretenue avec un membre du personnel des Programmes de filtrage de sécurité, M. Christopher McQuarrie. Elle lui a demandé des détails sur l’association présumée, mais M. McQuarrie lui a dit que Transports Canada n’en dirait pas davantage, ajoutant que, si elle voulait en savoir davantage, il lui faudrait s’adresser à la GRC, qui avait conduit l’enquête.

[12]           Le 26 novembre 2013, la demanderesse a envoyé à Transports Canada une lettre d’une page dans laquelle elle niait savoir quoi que ce soit sur l’identité du sujet A et être mêlée de quelque façon à des activités de contrebande de drogue.

[13]           Comme M. McQuarrie lui avait suggéré de s’adresser à la GRC, la demanderesse s’est rendue au poste de la GRC à Etobicoke en décembre 2013. Elle s’est entretenue avec un superviseur de la GRC et lui a demandé des détails sur l’enquête mentionnée dans la lettre. La demanderesse a aussi montré au superviseur la lettre en question et lui a dit qu’elle devait en savoir davantage pour être en mesure d’y répondre. Le superviseur de la GRC l’a informée que l’enquête était [traduction] « en cours » et que la GRC ne pouvait en dire davantage.

[14]           La demanderesse a envoyé une deuxième lettre à Transports Canada, dans laquelle elle donnait une liste de personnes susceptibles de fournir des références morales la concernant. Le responsable des Programmes de filtrage de sécurité lui a alors téléphoné pour l’informer qu’il lui incombait à elle d’obtenir des lettres des personnes en question et de les présenter à Transports Canada pour examen par l’organisme consultatif. Quatre lettres de recommandation faisant l’apologie de la demanderesse ont plus tard été reçues par l’organisme consultatif.

[15]           La demanderesse a envoyé une troisième lettre à Transports Canada le 18 décembre 2013. Y étaient joints les documents financiers de la demanderesse, celle-ci pensant qu’il serait utile de communiquer ses renseignements bancaires pour montrer qu’elle ne tirait profit d’aucun genre d’activité criminelle. Mme Meyler a nié à nouveau toute participation à des activités de contrebande de drogue.

[16]           Le 11 mars 2014, l’organisme consultatif s’est réuni pour examiner le dossier, puis a recommandé au ministre d’annuler l’habilitation de sécurité de la demanderesse au motif qu’il y avait une raison de croire, selon la prépondérance de la preuve, que la demanderesse était sujette ou susceptible d’être incitée à commettre – ou à aider ou à inciter toute autre personne à commettre – un acte d’intervention illicite visant l’aviation civile, selon les termes des sections I.4 et II.35 de la Politique PHST.

IV.             Décision

[17]           Le 17 avril 2014, le dossier relatif à cette affaire a été soumis à la représentante du ministre, Mme Brenda Hensler-Hobbs, directrice générale intérimaire, Sûreté aérienne, à Transports Canada. Dans une décision d’une page, la représentante a conclu que la demanderesse était [traduction] « soupçonnée d’être impliquée dans le trafic de stupéfiants à l’aéroport international Lester B. Pearson et que cela suscitait de sérieux doutes sur sa capacité de discernement, sur la confiance qu’on pouvait lui faire et sur sa crédibilité ». La représentante relevait aussi, dans sa décision, que la demanderesse était [traduction] « étroitement associée à une personne considérée comme le chef de groupe dans le mouvement de stupéfiants à l’aéroport et que la demanderesse elle-même a été identifiée par une source humaine digne de foi, et par deux enquêtes de la GRC, comme étant impliquée dans l’importation et l’exportation de substances réglementées… »

[18]           Finalement, la représentante concluait que, bien que la demanderesse eût produit une déclaration écrite et des pièces à l’appui, [traduction] « elles ne renfermaient aucune information pouvant suffire à éclaircir mes doutes ». Mme Hensler-Hobbs a donc souscrit à la recommandation de l’organisme consultatif et elle a annulé l’habilitation de sécurité de la demanderesse.

[19]           La demanderesse a été informée de la décision le 24 avril 2014.

[20]           L’un des deux employeurs de la demanderesse, American Eagle, a sur-le-champ mis fin à l’emploi de la demanderesse. ServisAir n’a pas, quant à elle, licencié la demanderesse; en reconnaissance des antécédents de travail de la demanderesse, ServisAir l’a plutôt affectée à d’autres tâches et lui a donné du temps pour recouvrer son habilitation de sécurité.

V.                Les questions en litige

[21]           La demanderesse soulève quatre points : Le défendeur a-t-il un devoir d’équité envers elle? Quelle est la nature du devoir d’équité du défendeur envers la demanderesse en l’espèce? Le défendeur a-t-il manqué à son obligation d’équité procédurale parce qu’il a refusé de communiquer à la demanderesse une documentation utile ou parce qu’il n’a pas motivé suffisamment sa décision? Enfin, la décision du défendeur était-elle déraisonnable compte tenu de la preuve qu’il avait devant lui à l’époque?

[22]           Selon la demanderesse, le défendeur a manqué à son obligation d’équité procédurale parce qu’il s’est abstenu de lui communiquer 13 documents, dont le rapport VAC de la GRC, le résumé du cas présenté à l’organisme consultatif, deux vérifications du CIPC concernant la demanderesse, que le défendeur avait obtenues, et divers documents d’information. La capacité de la demanderesse de répondre aux allégations faites à son encontre avait donc été notablement réduite.

[23]           À mon avis, ces points se résument à la question centrale : quelle était la nature et l’étendue de l’obligation d’équité du défendeur, et y a-t-il eu manquement à cette obligation? Puisque je suis d’avis que l’obligation d’équité procédurale n’a pas été respectée dans la présente affaire, il ne sera pas nécessaire d’examiner les questions accessoires.

VI.             Les dispositions applicables

[24]           L’article 4.8 de la Loi sur l’aéronautique dispose ainsi :

4.8 Le ministre peut, pour l’application de la présente loi, accorder, refuser, suspendre ou annuler une habilitation de sécurité.

4.8 The Minister may, for the purposes of this Act, grant or refuse to grant a security clearance to any person or suspend or cancel a security clearance.

VII.          Analyse

A.                La norme de contrôle

[25]           La norme de contrôle applicable à une décision du représentant du ministre prise en vertu de l’article 4.8 de la Loi sur l’aéronautique est celle de la décision raisonnable : Lorenzen c Canada (Transports), 2014 CF 273, au paragraphe 12. La norme de contrôle applicable à la question de savoir s’il y a eu manquement à l’équité procédurale est celle de la décision correcte : décision Lorenzen, au paragraphe 12; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, [2009] 1 RCS 3, au paragraphe 43.

B.                 Y a-t-il eu manquement à l’équité procédurale?

[26]           Selon la jurisprudence, lorsque la décision contestée concerne la révocation d’une habilitation de sécurité existante, comme c’est le cas ici, un niveau plus élevé d’équité procédurale est exigé puisqu’un statut ou privilège existant est retiré : Koulatchenko c Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, 2014 CF 206.

[27]           Dans la décision Xavier c Canada (Procureur général), 2010 CF 147, l’habilitation de sécurité aéroportuaire du demandeur avait été révoquée à la suite d’accusations criminelles qui avaient finalement été abandonnées. Le demandeur avait présenté des observations à l’organisme consultatif à la suite de l’enquête; cependant, plusieurs éléments d’information n’avaient pas été communiqués au demandeur. Estimant que le demandeur n’avait pas été à même de réagir utilement, le juge O’Reilly a récusé l’argument du défendeur pour qui son obligation d’équité envers le demandeur était relativement faible. La jurisprudence citée par le défendeur se rapportait au refus d’une habilitation de sécurité dès le départ, et non à une révocation. Le juge O’Reilly expliquait ainsi, au paragraphe 13 :

Le ministre soutient que le degré d’équité auquel a droit M. Xavier est relativement bas, conformément aux facteurs énoncés dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817. Il fait en outre valoir que la Cour est arrivée à cette conclusion dans Irani c. Canada (Procureur général), 2006 CF 816, et dans Motta c. Canada (Procureur général) (2000), 180 F.T.R. 292. Je relève que ces dernières affaires portaient précisément sur l’octroi, et non sur la révocation, d’une habilitation de sécurité en matière de transport. De plus, il n’y avait pas d’allégation d’inconduite visant les demandeurs et il n’y avait pas de risque qu’ils perdent leur emploi. En l’espèce, M. Xavier a été accusé d’infractions graves et il a été congédié. L’obligation d’équité en l’espèce était supérieure à celle dans les causes citées par le ministre. Cette obligation doit au minimum inclure le devoir de divulguer au demandeur les renseignements soumis à l’organisme consultatif et de lui donner une occasion d’y répondre.

[28]           Pareillement, dans la décision Russo c Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2011 CF 764, au paragraphe 57, le juge Russell faisait la distinction entre une décision de refuser une habilitation et une décision de révoquer une habilitation, affirmant que « le degré d’équité procédurale exigé dans le cas du refus d’une première demande d’habilitation est minimale par rapport à celui qui est exigé dans le cas de la révocation d’une habilitation déjà octroyée ».

[29]           Selon moi, vu le niveau supérieur d’équité procédurale que la demanderesse était en droit d’espérer, le défendeur a manqué à son obligation en s’abstenant de lui communiquer l’information qui avait été soumise à l’organisme consultatif. Le seul document communiqué à la demanderesse était la lettre du chef des Programmes de filtrage de sécurité de Transports Canada, datée du 8 novembre 2013. Il ressort clairement du libellé de la décision de Mme Hensler-Hobbs que l’information qui avait été soumise à l’organisme consultatif était beaucoup plus volumineuse que celle qui avait été communiquée à la demanderesse.

[30]           Le défendeur soutient que la lettre adressée à la demanderesse le 8 novembre 2013 renfermait suffisamment d’éléments, puisqu’elle [traduction] « reprenait pour ainsi dire mot à mot le contenu du rapport VAC, y compris le fait que certains renseignements avaient été fournis par des sources “dignes de foi” ». Il y avait toutefois d’importantes omissions. Par exemple, le rapport VAC indiquait le numéro de l’habilitation de sécurité en matière de transport du supposé associé (le sujet A), mais ce renseignement n’était pas révélé à la demanderesse dans la lettre envoyée le 8 novembre 2013. En outre, le rapport VAC expliquait que le sujet A [traduction] « avait une CIZR valide, mais, en août 2013, l’organisme consultatif avait recommandé l’annulation de son habilitation de sécurité… » Cette information n’apparaissait pas dans la lettre du 8 novembre 2013 adressée à la demanderesse, la lettre indiquant plutôt que le sujet A [traduction] « n’a pas de CIZR valide », donnant ainsi à penser que le sujet A n’avait jamais détenu une CIZR valide.

[31]           Il faut se souvenir que l’argument apporté par la demanderesse, tant devant l’organisme consultatif que devant la Cour, était qu’elle ne savait pas qui était cette personne avec qui elle était, paraît-il, étroitement associée, et qu’elle ignorait tout du réseau de contrebande de drogue auquel on la croyait mêlée. L’information omise aurait pu permettre à la demanderesse de savoir qui était cette personne avec qui on la soupçonnait d’avoir été associée. Si elle avait eu cette information, elle aurait sans doute été en mesure de répondre plus explicitement à l’organisme consultatif, en lui donnant notamment des détails sur ce qui suit : la nature, le cas échéant, de son association avec cette personne, la durée de l’association, la période de temps durant laquelle une association quelconque a pu exister, les circonstances dans lesquelles l’association a pris naissance, la possible existence actuelle ou non d’une association, et, si une association existait actuellement, les mesures qu’elle était disposée à prendre pour y mettre fin.

[32]           Les circonstances de la présente affaire se distinguent nettement de toutes les autres sur lesquelles se fonde le défendeur. Ainsi, la décision Clue c Canada (Procureur général), 2011 CF 323, offre un contraste utile avec la présente espèce. Dans ce précédent, l’habilitation de sécurité du demandeur avait été suspendue jusqu’à l’issue de l’examen de deux sujets de préoccupation : une enquête criminelle en cours consécutive à l’achat, par le demandeur, d’un permis de stationnement d’Air Canada volé, et un incident au cours duquel le demandeur avait, semble-t-il, placé un sac de sport contenant une arme de poing chargée à bord d’un aéronef à destination de la Jamaïque. M. Clue savait parfaitement pourquoi son habilitation de sécurité était révoquée.

[33]           Pareillement, dans les décisions Lorenzen c Canada (Transports), 2014 CF 273, Rivet c Canada (Procureur général), 2007 CF 1175, Lavoie c Canada (Procureur général), 2007 CF 435, Peles c Canada (Procureur général), 2013 CF 294, Pouliot c Canada (Ministre des Transports, de l’Infrastructure et des Collectivités), 2012 CF 347, et Russo, précitée, des habilitations de sécurité avaient été soit refusées soit suspendues en raison d’accusations criminelles portées contre les intéressés, ou en raison de déclarations de culpabilité prononcées contre eux. Pour tous les cas invoqués par le défendeur, on peut affirmer que les circonstances laissaient d’emblée apparaître les raisons de la crainte pour la sécurité.

[34]           Contrairement à M. Clue, la demanderesse Meyler a voulu obtenir de Transports Canada et de la GRC d’autres détails sur les allégations faites à son encontre, et aucune information additionnelle ne lui a été fournie. Aucune information ne lui a non plus été communiquée à propos des [traduction] « sources dignes de foi » évoquées dans la lettre du 8 novembre 2013. La lettre de révocation datée du 24 avril 2014 précisait que la demanderesse avait été identifiée par une [traduction] « source humaine digne de foi ». Aucune information n’a été fournie à la demanderesse sur les révélations de cette source.

[35]           En somme, la demanderesse a perdu son emploi à cause d’allégations selon lesquelles, peut-être quelque part entre 2007 et 2009, ou peut-être après 2009 et 2013, elle s’était associée, sans que l’on sache comment, avec une certaine personne non précisée, dans un important réseau d’importation de drogue à l’aéroport Pearson. Hormis une accusation mineure portée il y a de nombreuses années pour le vol d’un flacon de Tylenol pour enfant dans une pharmacie, la demanderesse n’a pas de casier judiciaire. Elle n’a jamais été questionnée sur la supposée activité criminelle évoquée dans la lettre de décision. Elle n’a jamais été accusée en marge de cette activité.

[36]           De quoi la demanderesse devait-elle répondre? Était-ce de son implication dans un complot entre 2007 et 2009, comme l’indiquait la lettre de décision, ou était-ce de son implication dans une enquête en cours, comme l’avait insinué la GRC? Pourquoi le ministère des Transports avait-il attendu plus de trois ans avant de donner suite à l’information, qu’il disait détenir de sources dignes de foi? Ce dont la demanderesse devait répondre n’était qu’un fatras d’allégations imprécises se résumant à l’idée voulant que, quelque part entre 2007 et 2013, elle se soit associée à une personne non identifiée qui était impliquée dans des activités de contrebande de drogue à l’aéroport Pearson. On ne sait toujours pas comment elle s’est ainsi associée, ni le rôle qu’elle-même a pu jouer dans les activités de contrebande, ne serait-ce que dans ses aspects les plus élémentaires, à savoir la date, l’heure et l’endroit.

[37]           Lorsqu’on a affaire à la révocation d’une habilitation de sécurité en raison de rapports de police faisant état d’activités criminelles, et que le décideur a prononcé la révocation en se fondant sur des renseignements qui lui ont été communiqués par des tiers et que la demanderesse n’a pas été à même de récuser, la demanderesse devrait être en droit de savoir ce qu’on lui reproche et de présenter des observations en connaissance de cause : décision Xavier, précitée; décision DiMartino c Canada (Ministre des Transports), 2005 CF 635. Cependant, l’équité procédurale ne requiert pas que soit divulguée l’identité de l’informateur. Sur ce point, je souscris à l’opinion du juge Barnes, qui s’exprimait ainsi, au paragraphe 17 de la décision Clue, précitée :

En l’espèce, le processus prévu au Programme d’habilitation a été suivi. M. Clue a été avisé des allégations dont il faisait l’objet et invité à répondre. Ni le directeur ni l’enquêteur n’étaient tenus de divulguer l’identité de l’informateur et M. Clue n’a pas expliqué comment l’absence de renseignements à cet égard aurait limité sa capacité de répondre aux allégations portées contre lui. Aux fins du processus administratif en l’espèce, M. Clue a obtenu suffisamment de renseignements pour répondre aux allégations portées contre lui et il a agi en conséquence. Il a été également représenté par un avocat. Il était loisible à M. Clue de demander des renseignements additionnels sur les allégations portées contre lui, mais rien au dossier n’indique qu’il a fait cette demande. Enfin, les motifs fournis par le directeur sont suffisants pour étayer la décision de révoquer l’HST de M. Clue. Je ne décèle aucun manquement à l’obligation d’équité dans le processus qui a conduit à la décision en cause.

[38]           La règle du privilège relatif aux indicateurs de police est une règle non discrétionnaire et d’application extrêmement large : Personne désignée c Vancouver Sun, 2007 CSC 43, au paragraphe 26. Dans le contexte de la justice criminelle, toute information qui pourrait tendre à révéler l’identité d’un informateur est protégée par le privilège à moins que ne soit invoquée l’exception relative à la démonstration de l’innocence de l’accusé. Le ministre fait état d’une abondante jurisprudence qui reconnaît le privilège relatif aux indicateurs de police et il soutient que l’intérêt public élevé qui est servi par ce privilège rend celui-ci absolu.

[39]           Le privilège relatif aux indicateurs de police devrait être préservé et protégé. Ainsi que l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt R c Leipert, [1997] 1 RCS 281, au paragraphe 18, le privilège relatif aux indicateurs de police empêche non seulement la divulgation de leurs noms, mais aussi celle de tout renseignement susceptible d’en révéler implicitement l’identité. Cependant, la Cour suprême notait aussi, dans l’arrêt Leipert, au paragraphe 19, que, « [d]ans bien des cas, le ministère public sera en mesure de communiquer avec l’indicateur pour déterminer quels sont les renseignements qui pourront être divulgués sans mettre son anonymat en péril ». Je reconnais qu’il y a des cas où même ce genre d’information neutre pourrait, par effet mosaïque, compromettre l’indicateur, mais ce n’est pas ce qui est invoqué dans la présente affaire. Tout ce qui est invoqué ici, c’est un refus général du défendeur de révéler toute information se rapportant à l’indicateur.

[40]           En l’espèce, il n’est fait aucun cas des renseignements relatifs à la source qui pourraient être communiqués à la demanderesse sans que la source soit compromise, par exemple les dates, les heures, la nature de l’activité. D’ailleurs, si des charges avaient été portées contre la demanderesse, les conditions minimales d’un acte d’accusation auraient voulu que soient communiqués à la demanderesse davantage de renseignements que ceux qu’elle a reçus dans la présente affaire. La demanderesse n’a pas, en l’espèce, été en mesure de répondre aux allégations la concernant, puisqu’elle ne connaissait ni l’heure, ni la date ni la nature des supposés agissements à l’origine de la révocation de son habilitation de sécurité.

[41]           Je passe maintenant au deuxième moyen invoqué, à savoir le caractère déraisonnable de la décision. Sur ce point, il faut se rappeler que la demanderesse avait de sa propre initiative présenté un état de sa situation financière.

[42]           Il y a des cas, si rares soient-ils, où nul renseignement ne peut être communiqué sans qu’une source soit compromise. Si l’on a ici affaire à l’un de ces cas, la lettre de décision doit, dans l’intérêt de l’équité procédurale, montrer que le décideur a prêté attention à la mesure dans laquelle l’information pouvait être révélée sans compromettre la source. Par conséquent, dans la mesure où la divulgation peut se faire sans que soit révélée l’identité de l’indicateur ou de la source, l’information devrait être divulguée si cela est nécessaire pour satisfaire aux exigences de la justice naturelle.

[43]           L’état de la situation financière de la demanderesse ne montrait pas que d’importantes sommes d’argent avaient transité sur son compte. Néanmoins, l’organisme consultatif concluait que [traduction] « il n’est pas rare que des personnes impliquées dans l’importation de drogue soient rémunérées pour leurs services par attribution d’une quote-part de la drogue, plutôt que par le versement d’espèces ou autres opérations monétaires ». Eu égard à l’information que seul connaissait l’organisme consultatif, ce pourrait être là une conclusion raisonnable à tirer des documents financiers de la demanderesse. Cependant, cette conclusion, qui flotte dans un vide factuel, sans indice ni preuve propre à l’étayer, ne répond pas aux critères de transparence et d’intelligibilité établis dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9.

[44]           Les registres financiers de la plupart des Canadiens sont, il faut l’espérer, exempts d’opérations compatibles avec des bénéfices générés par la drogue. Dire que, vu l’absence de telles opérations, la demanderesse a forcément été rémunérée par attribution à elle-même d’une quote-part de la drogue n’est pas, en l’absence d’informations complémentaires, une conclusion pouvant être qualifiée de transparente ou raisonnable. Il était peut-être loisible à l’organisme consultatif de tirer cette conclusion, mais uniquement à la condition de révéler, autant que possible, la raison qu’il avait de penser ainsi.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.             La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de révoquer l’habilitation de sécurité de la demanderesse est annulée.

2.             L’affaire est renvoyée au ministre pour nouvelle décision conforme aux présents motifs.

3.             Le défendeur est condamné aux dépens.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1197-14

INTITULÉ :

JULIET ANGELLA MEYLER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 FÉVRIER 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MARS 2015

COMPARUTIONS :

Carlin McGoogan

POUR LA demanderesse

Stewart Phillips

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Du Vernet, Stewart

Mississauga (Ontario)

pour la demanderesse

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.