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Date : 20150313


Dossier : T‑1527‑14

Référence : 2015 CF 316

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 13 mars 2015

En présence de monsieur le juge Rennie

ENTRE :

ABREYAH CALICIA YOUNG

REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, PATRICE YOUNG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   La nature de l’affaire

[1]               La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire d’une décision de l’agente des visas, Davinder Manhas (l’agente), prise au Haut‑commissariat du Canada à Trinité‑et‑Tobago, qui rejetait la demande de citoyenneté canadienne présentée par la demanderesse, une mineure. Pour les motifs qui suivent, il est fait droit à la demande.

II.                Les faits

[2]               La demanderesse mineure s’appelle Abreyah Young, une citoyenne de Saint‑Vincent, et elle a cinq ans. Mme Lisa Pope est la mère naturelle de la demanderesse. Mme Patrice Young est la tutrice à l’instance dans la présente affaire et elle est également la cousine germaine de Mme Pope, et, par conséquent, fait partie de la famille de la demanderesse. Mme Young est une citoyenne canadienne.

[3]               En 2010, Mme Young s’est rendue à Saint‑Vincent et a rencontré pour la première fois la demanderesse, qui était à l’époque un bébé. À ce moment‑là, Mme Pope élevait la demanderesse seule, parce qu’elle s’était séparée du père d’Abreyah. Mme Young s’inquiétait du fait que Mme Pope disposait de ressources limitées ainsi que des conditions de vie de sa cousine et de son jeune bébé. De plus, elle aimait bien Abreyah. Lorsqu’elle est revenue à Calgary, Mme Young a démarré le processus d’adoption de la demanderesse.

[4]               Le processus d’adoption comprenait la remise de références morales, des rapports médicaux et une étude du milieu familial, qui était positive. L’étude du milieu familial a ensuite été approuvée par la province de l’Alberta. Cette étude a été jointe à la demande de citoyenneté de la demanderesse.

[5]               Le 26 novembre 2013, la High Court of Justice de Saint‑Vincent a prononcé l’adoption de la demanderesse par Mme Young. Pour obtenir une ordonnance de la cour, Mme Pope était tenue de déposer un affidavit sous serment dans lequel elle reconnaissait consentir à l’adoption. L’ordonnance de la Cour et l’affidavit étaient également joints à la demande de citoyenneté de la demanderesse.

[6]               En décembre 2013, Mme Young a présenté une demande de citoyenneté canadienne pour la demanderesse conformément à l’article 5.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 (Loi sur la citoyenneté).

[7]               Le 2 juin 2014, Mme Young s’est rendue au Haut‑commissariat du Canada à Trinité‑et‑Tobago pour passer une entrevue avec Mme Pope et l’agente. Mme Young et l’agente ont déposé des affidavits sous serment contenant des versions contradictoires de ce qui s’est passé au cours de cette rencontre.

[8]               Le 3 juin 2014, l’agente a rejeté la demande selon le paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté.

III.             La décision

[9]               L’agente a rejeté la demande de citoyenneté de la demanderesse parce qu’elle a jugé que la demanderesse ne répondait pas aux conditions prévues au paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté. Plus précisément, la lettre de refus mentionnait que la demanderesse n’avait pas établi que l’adoption avait été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant (alinéa 5.1(1)a)), et qu'elle n’avait pas créé un véritable lien affectif parent-enfant, comme l’exige l’alinéa 5.1(1)b). La lettre de refus concluait également que l’adoption visait principalement l’acquisition du statut de citoyen pour l’enfant.

[10]           L’agente a également déclaré que le sous‑alinéa 5.1(3)c)(iii) du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93‑246, énonce que l’adoption doit avoir définitivement rompu tout lien de filiation préexistant et qu’en se fondant sur les observations et les entrevues, elle n’était pas [traduction] « convaincue que le lien de filiation préexistant ait été rompu, étant donné que l’enfant continue à résider avec sa mère naturelle dans une relation parent‑enfant ».

IV.             Les dispositions pertinentes

[11]           Le droit pour un enfant adopté à l’étranger par un citoyen canadien de demander la citoyenneté canadienne a été introduit par la Loi sur la citoyenneté de 2007. Ce privilège était au départ limité aux adoptions effectuées après le 17 février 1977; cependant, en avril 2009, le Parlement a modifié cette condition pour que tous les enfants adoptés après 1947 puissent bénéficier de ce privilège : Dufour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 81, au paragraphe 20.

[12]           Le paragraphe 5.1(1) de la Loi sur la citoyenneté énonce :

5.1 (1) Sous réserve des paragraphes (3) et (4), le ministre attribue, sur demande, la citoyenneté à la personne adoptée par un citoyen le 1er janvier 1947 ou subséquemment lors qu’elle était un enfant mineur. L’adoption doit par ailleurs satisfaire aux conditions suivantes :

5.1(1) Subject to subsections (3) and (4), the Minister shall, on application, grant citizen‑ship to a person who was adopted by a citizen on or after January 1, 1947 while the person was a minor child if the adoption

a) elle a été faite dans l’intérêt supérieur de l’enfant;

(a) was in the best interests of the child;

b) elle a créé un véritable lien affectif parent‑enfant entre l’adoptant et l’adopté;

(b) created a genuine relationship of parent and child;

c) elle a été faite conformément au droit du lieu de l’adoption et du pays de résidence de l’adoptant;

(c) was in accordance with the laws of the place where the adoption took place and the laws of the country of residence of the adopting citizen; and

d) elle ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté.

(d) was not entered into primarily for the purpose of acquiring a status or privilege in relation to immigration or citizenship.

[13]           Le sous‑alinéa 5.1(3)c)(iii) du Règlement sur la citoyenneté prévoit :

5.1(3)  Les facteurs ci‑après sont considérés pour établir si les conditions prévues au paragraphe 5.1(1) de la Loi sont remplies à l’égard de l’adoption de la personne visée au paragraphe (1) :

5.1(3) The following factors are to be considered in determining whether the requirements of subsection 5.1(1) of the Act have been met in respect of the adoption of a person referred to in subsection (1) :

[...]

[...]

c) dans les autres cas :

(c) whether, in all other cases,

[...]

[...]

(iii) le fait que l’adoption a définitivement rompu tout lien de filiation préexistant

(iii) the pre‑existing legal parent‑child relationship was permanently severed by the adoption

V.                Les questions en litige

[14]           La demanderesse soutient que la Cour doit trancher cinq questions, mais elles se ramènent à la question centrale de savoir si l’agente a commis une erreur en concluant que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage en matière d’immigration ou de citoyenneté. Sur ce point, le défendeur soutient que la décision est tout à fait raisonnable et qu’elle fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

VI.             Analyse

A.                La norme de contrôle

[15]           La norme de la raisonnabilité s’applique aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit, comme celle de savoir si l’adoption visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège relatifs à l’immigration ou à la citoyenneté, au sens de l’alinéa 5.1(1)d). La décision de l’agente prise aux termes de l’article 5.1 de la Loi sur la citoyenneté appelle donc l’application de la norme de contrôle de la raisonnabilité. Lorsque la raisonnabilité d’une décision est contestée, l’analyse porte principalement sur « la justification de la décision, [...] la transparence et [...] l’intelligibilité du processus décisionnel » : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47.

[16]           En l’espèce, le rôle de l’agente a consisté à faire passer une entrevue à Mme Pope et à Mme Young, à tirer des conclusions de fait en se fondant sur ces entrevues et à appliquer ensuite ces faits aux dispositions légales pertinentes : Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Davis, 2015 CAF 41, au paragraphe 9. Dans un « contexte aussi factuel », il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard [traduction] « de l’expertise de l’agent d’immigration tant sur le plan des conclusions de fait que dans l’application de ces faits aux dispositions pertinentes de la Loi sur la citoyenneté » : Davis, au paragraphe 9. Ce contexte particulier [traduction] « élargit la gamme des résultats possibles, acceptables et défendables » : Davis, au paragraphe 9.

[17]           Il n’incombe pas à la Cour d’apprécier à nouveau les preuves; la Cour a toutefois le pouvoir d’intervenir si elle constate que l’agente a commis une erreur en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve ou en tirant de la preuve des inférences déraisonnables : Smith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 929; Jardine c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 565.

B.                 L’agente a commis une erreur en déclarant que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage en matière d’immigration ou de citoyenneté

[18]           Le seuil à franchir pour pouvoir conclure qu’une adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage en matière d’immigration ou de citoyenneté est élevé. Lorsqu’une adoption a été approuvée par un tribunal canadien, il faut établir que le jugement a été obtenu suite à une fraude au système judiciaire : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Dufour, 2014 CAF 81. Cette approche donne effet à l’intention du législateur lorsqu’il a adopté l’article 5.1; à savoir, faciliter l’obtention de la citoyenneté canadienne pour les enfants adoptés à l’étranger par des citoyens canadiens : Dufour, au paragraphe 53. Dans les cas où il n’y a pas de jugement d’une cour canadienne sanctionnant le caractère légitime de l’adoption, comme en l’espèce, il faut « des preuves claires à l’effet qu’il s’agit d’une adoption de complaisance » : Dufour, au paragraphe 57.

[19]           Une adoption de complaisance « ne vise que la situation où les parties (l’adopté ou l’adoptant) n’ont pas une véritable intention de créer un lien de filiation » : Dufour, au paragraphe 55. Essentiellement, une telle adoption constitue un « stratagème dont le but est de contourner les exigences de la Loi sur la [Citoyenneté] ou de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 » : Dufour, au paragraphe 55. Dans Perera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] ACF no 1443, au paragraphe 14, la Cour fédérale a jugé que « comme dans le cas d’un soi‑disant ‘mariage de convenance’ (dans le cadre duquel deux personnes qui ne se connaissent absolument pas font semblant d’entretenir une relation conjugale illusoire de façon à admettre un conjoint temporaire au Canada), les citoyens canadiens, dans le cas d’une ‘adoption de convenance’ prétendraient adopter un enfant inconnu de façon à l’amener au Canada en échange d’une récompense financière ».

[20]           La question déterminante dans la présente affaire est de savoir si l’agente a commis une erreur lorsqu’elle a apprécié les preuves d’une façon qui lui a permis de conclure que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage en matière d’immigration ou de citoyenneté. Là encore, pour tirer une telle conclusion, il faut qu’il existe, selon la jurisprudence, « des preuves claires » qu’il s’agit d’une adoption de complaisance. L’agente peut, en l’absence de preuve, déduire quelle est l’intention, mais toute déduction doit être fondée sur « des faits [...] [qui] aient été convenablement établis » et « on ne peut inférer une intention d’un fait qui n’est rien d’autre qu’une hypothèse parmi d’autres, car une telle approche relève de la pure spéculation » : Dufour, au paragraphe 60.

[21]           Pour décider que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage en matière d’immigration ou de citoyenneté, l’agente s’est fondée sur deux conclusions. Premièrement, Mme Young a fourni des déclarations contradictoires sur la façon dont a commencé l’adoption et il serait raisonnable de penser qu’une femme se souviendrait d’un événement aussi important pour elle, à savoir le fait que quelqu’un lui ait demandé d’adopter un enfant par opposition à tomber sous le charme d’un enfant et de demander l’adoption. L’agente a ainsi conclu que cette contradiction démontrait que cette décision ne concernait pas une relation enfant‑parent, mais la recherche d’un avantage pour obtenir la citoyenneté canadienne.

[22]           Sur ce point, l’agente a tiré une déduction d’un fait qui constitue de la spéculation. La théorie mise de l’avant par l’agente est simplement une des théories possibles – on aurait pu également penser que cette contradiction découlait d’une simple erreur commise par Mme Young. Ou que Mme Young avait oublié comment la conversation s’était déroulée. Ou, de façon plus réaliste, la décision d’adopter était complexe et était fondée sur de multiples conversations et avait évolué progressivement. Quoi qu’il en soit, quelle que soit la chronologie précise des différentes conversations et de la façon dont on peut les qualifier, cet écart ne peut à lui seul justifier la conclusion que la décision d’adopter visait principalement l’acquisition d’un avantage en matière d’immigration ou de citoyenneté.

[23]           La deuxième conclusion sur laquelle s’est fondée l’agente était que, pendant l’entrevue, Mme Young et Mme Pope ont fourni les mêmes motifs pour ce qui est de l’adoption – la qualité supérieure du système d’éducation et des soins médicaux au Canada par opposition à ce qu’offre Saint‑Vincent. La décision de procéder à l’adoption était fondée pour Mme Young sur le désir d’[traduction] « aider sa cousine moins fortunée et offrir les avantages de la citoyenneté canadienne à l’enfant » et que [traduction] « le fait d’établir une relation, d’élever un enfant, de désirer un enfant, de s’approcher d’un enfant, etc., n’avait guère été mentionné ».

[24]           Le fait que le parent adoptif et le parent naturel souhaitent donner à l’enfant une vie meilleure pour ce qui est de l’accès aux soins médicaux et aux études ne permet pas de conclure que l’intention principale de l’adoption était de contourner les lois sur l’immigration. Le caractère fallacieux de ce raisonnement serait encore plus clair si la proposition était inversée; est‑ce qu’un parent donnerait son enfant en adoption s’il savait qu’il allait avoir une vie plus difficile et moins de possibilités?

[25]           Dans Smith, ma collègue, la juge Kane, a infirmé la décision d’une agente qui avait jugé que les motifs fournis par le parent adoptif et le parent naturel pour l’adoption avaient pour but de fournir à l’enfant une meilleure qualité de vie au Canada et que, par conséquent, la demande ne répondait pas aux conditions de l’alinéa 5.1(1)d) de la Loi sur la citoyenneté. La juge Kane n’a pas partagé « l’opinion de l’agente que l’intention d’offrir une meilleure qualité de vie ne peut signifier qu’une chose – que l’adoption visait à acquérir un statut ou un privilège au Canada, c’est‑à‑dire contourner les exigences de la Loi » : Smith, au paragraphe 56. La Cour a également déclaré que l’objectif de la mère adoptive d’assurer une meilleure qualité de vie pour l’enfant au Canada est un « objectif légitime » : Smith, au paragraphe 65.

[26]           Les preuves dont disposait l’agente au sujet des motifs d’adoption comprenaient le rapport de l’étude en milieu familial effectuée par une agence d’adoption indépendante et titulaire d’un permis. Le rapport a été approuvé par le directeur principal des Services d’adoption, des Services humains de l’Alberta. Le rapport a constaté que Mme Young [traduction] « aimerait beaucoup avoir la possibilité de prendre soin d’un enfant et de le guider vers l’âge adulte »; elle est [traduction] « très attachée à cette petite fille – Patrice adore cette petite fille et a hâte d’être son parent » et elle [traduction] « a hâte de s’occuper de cette enfant avec laquelle elle a déjà établi un lien ». Lorsque l’agente lui a demandé au cours de l’entrevue pourquoi elle avait décidé d’adopter, Mme Young a expliqué que [traduction] « J’ai un travail grâce auquel je gagne un revenu suffisant pour aider les autres. Je suis également mariée et mon mari va nous aider. La situation est bonne. Je n’ai pas d’enfant [...] Je veux redonner quelque chose ». L’agente n’a pas pris en compte cet élément de preuve important dans son évaluation; elle s’est plutôt fondée exclusivement sur son entrevue avec M. Young et avec l’enfant et a ainsi commis une erreur en concluant que l’adoption visait principalement l’acquisition d’un avantage en matière d’immigration ou de citoyenneté.

C.                L’agente a commis une erreur en concluant que l’adoption n’était pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant

[27]           L’agente a jugé que l’adoption n’était pas dans l’intérêt supérieur de l’enfant puisqu’il y avait [traduction] « peu de preuves, ou des preuves très limitées, indiquant que les adultes concernés avaient réfléchi aux conséquences qu’auraient sur l’enfant son déracinement, l’établissement de nouvelles relations parentales, la perte d’un parent, etc. » L’agente a toutefois omis de prendre en compte des preuves indiquant le contraire, notamment le rapport de l’étude en milieu familial qui concluait que [traduction] « Patrice comprend ce que veut dire être séparée d’un parent. Elle a elle‑même été élevée par des membres de sa famille étendue. Elle est tout à fait disposée à parler avec l’enfant de la tristesse causée par la séparation d’avec ses parents naturels et elle est en mesure de le faire » et [traduction] « Patrice veillera à bien expliquer à l’enfant que sa mère naturelle l’aime » et que [traduction] « Patrice comprend qu’il est très important pour son enfant adoptée que celle‑ci connaisse ses antécédents personnels ».

D.                L’agente a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de lien de filiation authentique

[28]           L’agente a conclu que l’adoption n’avait pas créé un lien de filiation authentique en se fondant principalement sur le fait que Mme Young avait eu des contacts limités avec la demanderesse. Plus précisément, étant donné que Mme Young n’avait été voir la demanderesse qu’une fois, cela constituait un [traduction] « manque d’effort » de la part de Mme Young.

[29]           Encore une fois, cette conclusion ne prend pas en compte les preuves présentées à l’agente. Mme Young a déclaré au cours de l’entrevue qu’elle n’était pas en mesure de prendre congé de son travail pour aller voir la demanderesse et qu’elle ne pouvait pas assumer les frais qu’entraînait l’achat d’un billet d’avion pour se rendre à Saint‑Vincent. Mme Young a plutôt choisi d’envoyer de l’argent à la demanderesse pour subvenir à ses besoins. Mme Young a également déclaré au cours de l’entrevue qu’elle avait poursuivi ses rapports avec la demanderesse en lui parlant régulièrement.

[30]           L’agente n’a pas examiné cette explication en tenant compte de la situation financière de Mme Young. Étant donné qu’elle était la gérante d’un magasin dans le secteur de la restauration rapide, l’explication fournie était, à première vue, raisonnable et méritait d’être prise en compte par l’agente et de ne pas être écartée sans explication. En outre, l’agente n’a pas proposé de cadre de référence pour établir quel aurait été le nombre de visites qui aurait suffi à établir l’existence d’un lien de filiation authentique. Tous les Canadiens n’ont pas les moyens financiers ou la latitude de faire de nombreux voyages à l’étranger pour aller voir l’enfant qu’ils souhaitent adopter. Si l’on n’adopte pas une approche contextuelle pour apprécier les moyens et les capacités des parents intéressés à établir une véritable relation parent‑enfant, les adoptions seront réservées aux riches Canadiens, si elles ne le sont pas déjà.

[31]           Cette décision remonte à une quinzaine d’années, mais la Cour fédérale en est arrivée à la même conclusion, en utilisant toutefois un raisonnement différent. Dans Perera, le juge Dubé a déclaré au paragraphe 15 que « si l’adoption vise à créer un véritable lien entre les nouveaux parents et les enfants adoptés, la création de ce lien ne dépend pas d’événements passés, mais d’événements futurs résultant de l’adoption ». La Cour a précisé ce commentaire en faisant remarquer :

Les mots « un véritable lien de filiation est créé par suite de l’adoption » sont fort significatifs. Ils indiquent un lien futur qui doit être créé plutôt que la confirmation de la situation actuelle. L’adoption donne naissance à un lien orienté vers l’avenir.

[32]           Les événements qui ont précédé l’adoption sont certes pertinents et il serait déraisonnable de les écarter. Mais l’agente a omis en l’espèce de prendre en considération les mesures que Mme Young était disposée à prendre, à l’avenir, pour établir une relation authentique avec la demanderesse. Je note que l’agente n’a accordé aucune force probante à l’intention de Mme Young de prendre un congé de maternité de neuf mois au moment de l’arrivée au Canada d’Abreyah.

E.                 L’agente a commis une erreur en concluant que le lien entre la mère naturelle et l’enfant n’avait pas été rompu

[33]           Le sous‑alinéa 5.1(3)(iii) exige que l’adoption ait pour effet de rompre définitivement le lien juridique de filiation préexistant. Le lien juridique entre Mme Pope et la demanderesse a été rompu par la High Court of Justice de Saint‑Vincent qui a prononcé l’adoption dans une ordonnance datée du 26 novembre 2014.

[34]           Je note que la présente affaire est sensiblement différente des faits qu’examinait la Cour dans Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Davis, 2015 CAF 41. Dans Davis, les défenderesses étaient des sœurs, des citoyennes jamaïcaines, qui étaient arrivées au Canada en juillet 2008 en qualité de visiteuses pour rester six semaines avec leur grand‑mère. Les sœurs souhaitaient demeurer au Canada de façon permanente et la grand‑mère les a adoptées toutes les deux en avril 2009. Au moment de l’adoption, les sœurs avaient 19,5 ans et l’autre 17,5 ans.

[35]           Dans Davis, la Cour d’appel a jugé que le juge de la Cour fédérale n’avait pas correctement appliqué la norme de la raisonnabilité. Plus précisément, la Cour d’appel a jugé que, d’après le dossier soumis, l’agent aurait pu raisonnablement conclure qu’il n’y avait pas de véritable lien de filiation entre les défendeurs et leur grand‑mère, en partie parce que les défenderesses avaient préservé des contacts réguliers avec leurs parents naturels.

[36]           En l’espèce, Mme Young a démarré le processus d’adoption à une époque où la demanderesse était une jeune enfant. Mme Young s’inquiétait de voir que la mère de la demanderesse disposait de moyens limités et qu’elle ne pouvait donc offrir à sa fille que des conditions de vie médiocres, et elle a agi aussi rapidement que possible pour faire en sorte que toutes les conditions légales soient remplies pour qu’elle puisse adopter la demanderesse. Mme Young s’est soumise à une étude détaillée de son milieu familial, qui a reçu l’approbation de la province en mars 2013. Mme Young a ensuite légalement achevé le processus d’adoption en obtenant une ordonnance de la High Court of Justice de Saint‑Vincent en novembre 2014.

[37]           Par conséquent, j’estime qu’il était déraisonnable que l’agente conclut que le lien de filiation juridique n’avait pas été rompu.

F.                 Il n’est pas nécessaire d’examiner la question d’une crainte raisonnable de partialité

[38]           La demanderesse soutient que la conduite qu’a eue l’agente au cours de l’entrevue suscite une crainte raisonnable de partialité, mais j’estime qu’il n’est pas nécessaire d’examiner cet argument, compte tenu des considérations ci‑dessus.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE qu’il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire. L’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision.

« Donald J. Rennie »

Juge

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1527‑14

INTITULÉ :

ABREYAH CALICIA YOUNG, REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE, PATRICE YOUNG LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 FÉVRIER 2015

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE RENNIE

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MARS 2015

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

POUR LA DEMANDERESSE

Brad Gotkin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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