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Date : 20150330


Dossier : T‑2126‑14

Référence : 2015 CF 402

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2015

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

STANLEY HOWARD TOMCHIN

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une requête présentée par les défendeurs en vue d’obtenir, en vertu des articles 8, 221 et 359 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 :

a.       une ordonnance radiant en totalité la déclaration déposée le 16 octobre 2014 dans la présente instance sans autorisation de la modifier, au motif qu’elle ne révèle aucune cause d’action valable, qu’elle est frivole et vexatoire et qu’elle constitue un abus de procédure;

b.      à titre subsidiaire, une ordonnance prorogeant de 30 jours, à compter de la date de l’ordonnance de la Cour dans la présente requête, le délai accordé pour le dépôt et la signification de la défense;

c.       une ordonnance modifiant l’intitulé en mettant hors de cause « le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » en tant que défendeur,

d.      toute autre réparation que la Cour peut juger bon d’accorder.

[2]               Le demandeur réclame des dommages‑intérêts aux défendeurs parce que ceux‑ci auraient porté atteinte à ses droits garantis par les articles 7, 8, 13 et 24 de la Charte canadienne des droits et libertés [la Charte].

[3]               La présente requête est accueillie pour les motifs qui suivent.

I.                   Faits à l’origine du litige

[4]               Le demandeur est un citoyen des États‑Unis qui ne jouit d’aucun statut au Canada.

[5]               En octobre 2011, le demandeur a été mis en accusation au criminel dans l’État de New York relativement à plusieurs chefs de crimes graves, notamment pour gains illicites et recyclage des produits de la criminalité en lien avec son implication dans une entreprise de jeu organisé en ligne (prise de paris clandestins). Le demandeur a conclu une entente quant à son plaidoyer le 29 juillet 2014.

[6]               Le 1er juin 2014, le demandeur est arrivé à l’aéroport international de Vancouver et a cherché à entrer au Canada comme visiteur. Les 1er et 2 juin 2014, des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] ont interrogé le demandeur pour savoir s’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité et/ou criminalité organisée [l’entrevue relative à son droit d’entrée et de séjour au Canada]. Le demandeur n’a pas été interrogé par l’ASFC depuis.

[7]               Le demandeur a par la suite déposé, en audience publique dans l’action T‑1510‑14 de la Cour fédérale, la transcription intégrale de l’entrevue sur son droit d’entrée et de séjour au Canada.

[8]               Le 20 juin 2014, le demandeur a quitté le Canada.

[9]               Le 30 juin 2014, le demandeur a déposé une déclaration auprès du greffe de la Cour fédérale dans le dossier no T‑1510‑14.

[10]           Le 4 septembre 2014, le protonotaire Lafrenière a ordonné l’ajournement de la requête en divulgation des documents en attendant qu’une décision soit rendue au sujet de la requête en radiation des défendeurs.

[11]           Le 2 octobre 2014, la juge Mactavish a fait droit à la requête en radiation des défendeurs sans autorisation de modification, le tout avec dépens. La juge Mactavish a estimé notamment que la présente action semblait en être à ses étapes initiales, que le demandeur n’avait pas relevé de délai de prescription ou quelque autre obstacle qui l’empêcherait d’intenter une nouvelle action contre les défendeurs appropriés et que le préjudice subi par le demandeur serait minime si la déclaration était radiée, sans autorisation de modification, étant donné qu’il lui serait loisible de présenter à nouveau sa demande de réparation interlocutoire dans le cadre d’une action dûment constituée.

[12]           Le 16 octobre 2014, la demanderesse a déposé la présente déclaration dans le dossier no T‑2126‑14 de la Cour fédérale.

[13]           Si l’on compare les déclarations déposées dans les dossiers T‑1510‑14 et T‑2126‑14, on constate qu’elles sont pratiquement identiques. Bien que le nom des défendeurs ait été changé et que, dans sa nouvelle déclaration, le demandeur ait omis des passages de la jurisprudence ainsi que certaines questions de preuve qu’il avait mentionnés dans le dossier T‑1510‑14, la demande reprend essentiellement les mêmes faits à l’appui des causes d’action qu’il invoque maintenant, et il réclame les mêmes réparations.

II.                Objections préliminaires

[14]           Le demandeur affirme que la requête devrait être rejetée parce que, dans son ordonnance du 2 octobre 2014, la juge Mactavish a, lorsqu’elle a radié la première déclaration, [traduction] « nécessairement et implicitement » refusé de radier les conclusions qui sont maintenant articulées dans la déclaration déposée dans le cadre de la présente action.

[15]           Je ne suis pas d’accord avec le défendeur, étant donné que nulle part dans son ordonnance du 2 octobre, la juge Mactavish n’indique expressément ou tacitement qu’elle considère que les causes d’action étaient valablement révélées ou non au moment de son ordonnance. L’acte de procédure désignait de façon irrégulière les défendeurs et il avait été radié au complet sans autorisation de modification. L’ordonnance prévoyait simplement la possibilité pour le demandeur d’intenter une nouvelle action si celle‑ci pouvait être formulée correctement, si elle désignait le bon défendeur et si elle contenait des faits substantiels à l’appui des causes d’action alléguées, le tout conformément à l’article 174 des Règles des Cours fédérales.

[16]           Les défendeurs contestent également le fait d’avoir constitué le « ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » en tant que défendeur. C’est Sa Majesté la Reine qu’il convient de constituer partie défenderesse dans le cas d’une action intentée contre la Couronne fédérale. Je suis du même avis et j’estime que le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile ne peut pas agir à titre de défendeur en l’espèce et qu’il devrait être mis hors de cause en tant que défendeur.

III.             Le présent acte de procédure

[17]           Le demandeur sollicite des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte pour violation du droit à la protection contre l’auto‑incrimination qui lui est garantie par les articles 7 et 13 de la Charte, et pour violation de son droit d’être protégé contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives de la part de l’ASFC qui lui est garanti par l’article 8 de la Charte. Il sollicite également une injonction permanente interdisant aux défendeurs de divulguer à des organismes chargés de l’application de la loi au Canada et à l’étranger, et notamment au procureur de district du comté de Queens, de l’État de New York et au Service de police de New York [le NYPD], tout renseignement obtenu sous la contrainte du demandeur ou saisi du demandeur conformément aux pouvoirs de contrainte visés au paragraphe 16(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[18]           Le demandeur sollicite également les réparations suivantes :

         une ordonnance enjoignant aux défendeurs et à leurs représentants de divulguer à l’avocat du demandeur dans quelle mesure l’enquête qu’ils ont ouverte au sujet de ce dernier a été introduite grâce aux renseignements qu’ils ont obtenus d’organismes étrangers chargés de l’application de la loi, et notamment du procureur de district du comté de Queens et du NYPD, et quels renseignements obtenus sous la contrainte du demandeur ou éléments de preuve saisis du demandeur ont déjà été divulgués à ces autorités;

         une ordonnance interdisant aux défendeurs et à leurs représentants, y compris l’ASFC, de divulguer à tout organisme chargé de l’application de la loi au Canada ou à l’étranger, y compris le procureur de district du comté de Queens, de l’État de New York, et le NYPD, tout élément de preuve ou renseignement obtenu par suite des fouilles effectuées par l’ASFC sur la personne du demandeur et dans ses effets personnels, y compris notamment ses bagages, son iPhone et son iPad;

         les dépens calculés sur la base avocat‑client.

[19]           À l’appui de la requête interlocutoire qu’il présente, le demandeur a déposé la transcription de l’audience du 10 juin 2014 tenue devant le tribunal de l’État de New York dans le cadre du procès au criminel qu’il subit aux États‑Unis. Cette transcription révèle les faits suivants :

         le procureur de district de l’État de New York n’a reçu de la part de l’ASFC aucun renseignement incriminant obtenu sous la contrainte et il ne tentera pas de répondre à de tels renseignements contre le demandeur dans le cadre d’une poursuite criminelle;

         le tribunal de l’État de New York ne permettra pas, en tout état de cause, que de tels renseignements soient invoqués contre le demandeur dans le cadre d’une poursuite criminelle.

[20]           La requête en radiation des défendeurs est fondée sur les faits suivants :

a.       la déclaration est entachée de vices qui ne peuvent être corrigés et elle ne constitue pas un acte de procédure régulier de par sa forme ou de par son objet;

b.      la déclaration manque de précision et ne démontre pas qu’il y a eu violation des droits garantis par la Charte, du droit d’être protégé contre l’auto‑incrimination et du droit contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives garanti par la Charte;

c.       la déclaration est en grande partie constituée d’opinions, d’arguments et d’allégations non étayés de « motifs inavoués » et de mauvaise foi de la part des défendeurs.

IV.             Principes applicables aux requêtes en radiation

[21]           Pour pouvoir radier un acte de procédure au motif qu’il ne révèle aucune cause d’action valable, les allégations régulièrement soulevées à titre de faits substantiels concis et qui sont susceptibles d’être prouvées doivent être tenues pour avérées (Hunt c Carey Canada Inc, [1990] 2 RCS 959; Règles des Cours fédérales, article 174). Toutefois, cette règle ne s’applique pas aux allégations qui reposent sur des suppositions ou des conjectures (Operation Dismantle Inc c Canada, [1985] 1 RCS 441, au paragraphe 27).

[22]           De plus, des précisions doivent être fournies pour chacune des allégations de fausse déclaration, de fraude, de malveillance ou d’intention frauduleuse. Les allégations laconiques de mauvaise foi, de motifs inavoués ou d’activités irrégulières constituent à la fois une façon d’agir « scandaleuse, frivole et vexatoire » et un abus de procédure (article 191 des Règles des Cours fédérales; Merchant Law Group c Canada (Agence du revenu du Canada), 2010 CAF 184, aux paragraphes 34 et 35).

[23]           Le paragraphe 221(2) des Règles des Cours fédérales Cour fédérale prévoit qu’aucune preuve n’est admissible dans le cas d’une requête invoquant le motif visé à l’alinéa 221(1)a). Toutefois, la Cour peut admettre des éléments de preuve présentés à l’appui d’une requête en radiation fondée sur les autres alinéas du paragraphe 221(1).

V.                Allégation de violation du droit à la protection contre l’auto‑incrimination garanti au demandeur par les articles 7 et 13 de la Charte

[24]           Les défendeurs font valoir que les paragraphes 29 à 44 de la déclaration – dans lesquels le demandeur affirme que son « droit à la protection contre l’auto‑incrimination » garanti par les articles 7 et 13 de la Charte aurait été violé – devraient être radiés en entier sans autorisation de modification. Ils font valoir que ces paragraphes ne révèlent aucune cause d’action valable et qu’ils sont frivoles et vexatoires.

[25]           Le demandeur affirme que la thèse des défendeurs ne tient pas, et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, les défendeurs ne répondent pas à la thèse principale du demandeur, en l’occurrence celle suivant laquelle l’ASFC a outrepassé les pouvoirs que lui confère sa loi habilitante lorsqu’elle a forcé le demandeur à faire une déclaration. Deuxièmement, en ce qui concerne l’allégation du demandeur suivant laquelle la divulgation extraterritoriale de ses éléments de preuve viole également les droits que lui confère l’article 7 de la Charte, la thèse défendue par les défendeurs dans leur requête en radiation repose sur une méconnaissance des principes sous‑jacents au droit à la protection contre l’auto‑incrimination. De plus, même si la thèse des défendeurs sur ce dernier point était exacte, dans la mesure où elle se rapporte à la communication extraterritoriale d’éléments de preuve obtenus sous la contrainte, le point juridique qu’ils soulèvent n’a jamais été reconnu par un tribunal canadien et on ne pourrait donc jamais affirmer qu’il a été démontré qu’il est évident et manifeste que la déclaration du demandeur ne révèle aucune cause d’action valable.

[26]           La protection contre l’auto‑incrimination ne s’applique qu’à l’égard d’éléments de preuve incriminants. Elle ne s’applique pas aux renseignements obtenus sous la contrainte. Des éléments de preuve ne sont incriminants que s’ils peuvent être utilisés « pour prouver ou pour aider à prouver l’un ou plusieurs des éléments constitutifs de l’infraction reprochée au témoin lors de son procès ultérieur » (R c Nedelcu, 2012 CSC 59, au paragraphe 9 [Nedelcu]).

[27]           De plus, ni l’article 7 ni l’article 13 de la Charte n’ont pour effet d’interdire de manière absolue que des renseignements – incriminants ou non – recueillis au cours d’une enquête administrative soient communiqués à des responsables de l’application de la loi. Un organisme administratif peut légitimement transmettre des renseignements à des organismes chargés de l’application de la loi en matière criminelle lorsque les circonstances s’y prêtent. Le « droit à la protection contre l’auto‑incrimination » garanti par la Charte ne limite que l’usage qui peut être fait des renseignements dans un procès ultérieur intenté contre l’intéressé et non la cueillette ou la communication de ces renseignements (R c Jarvis, 2002 CSC 73, aux paragraphes 95 et 98; Nedelcu, précité, aux paragraphes 5 à 7).

[28]           De plus, les tribunaux ont reconnu que les agents d’immigration canadiens communiquent nécessairement les renseignements recueillis au cours des contrôles d’immigration aux autorités chargées de l’application de la loi pour déterminer si un étranger peut être interdit de territoire au Canada, notamment pour des raisons de sécurité et/ou pour cause de grande criminalité ou de criminalité organisée. Ainsi que la Cour supérieure de l’Ontario l’a fait observer dans le jugement United States of America v Kissel, 2006 CanLII 47314 (CS Ont.), au paragraphe 152 :

[traduction]

La collaboration et la communication entre les autorités canadiennes et les autorités américaines en ce qui concerne un individu recherché par les États‑Unis pour subir son procès ne permettent pas nécessairement pas de conclure à la mauvaise foi ou à des motifs inacceptables. D’ailleurs, cette communication et cette collaboration sont nécessaires pour permettre aux autorités canadiennes de poursuivre avec succès les objectifs du droit canadien de l’immigration.

(Voir également Froom c Canada (MCI), 2003 CF 1127, aux paragraphes 150 à 152; Halm c Canada (MCI), [1996] 1 CF 547, à la page 13; R v Nagle, 2012 BCCA 373, aux paragraphes 34 à 36).

[29]           La cause d’action alléguée par le demandeur repose sur son allégation qu’il était interdit, de par la Constitution, aux fonctionnaires de l’ASFC de divulguer aux autorités étrangères chargées de l’application de la loi ce que le demandeur leur avait révélé.

[30]           Cette thèse contredit le rôle et la compétence explicites conférés aux agents de l’ASFC par la LIPR (articles 15, 18, 36, 37 et 44) et par la Loi sur les douanes, LRC 1985, c 1 (2e suppl.) (article 107).

[31]           La LIPR prévoit que les ressortissants étrangers ne peuvent être admis au Canada tant que, notamment, un agent de l’ASFC n’a pas conclu qu’ils ne sont pas interdits de territoire. Parmi les dispositions de la LIPR pertinentes en matière d’interdiction de territoire, mentionnons celles concernant l’interdiction de territoire pour grande criminalité prévue à l’article 36 dans le cas la perpétration d’un acte qui serait un crime au Canada, et l’interdiction de territoire pour criminalité organisée prévue à l’article 37 pour quiconque se livre au recyclage des produits de la criminalité.

[32]           Par conséquent, j’estime que l’allégation fondée sur [traduction] « la communication de renseignements recueillis d’un ressortissant étranger au cours d’un contrôle d’immigration » ne constitue pas une cause d’action et j’estime que les paragraphes 29 à 44 de la déclaration devraient être radiés.

[33]           De plus, ainsi que les défendeurs l’ont souligné, il incombe au demandeur de démontrer notamment ce qui suit pour appuyer ses prétentions concernant son droit à la protection contre l’auto‑incrimination :

         il a communiqué des éléments de preuve incriminants dans le cadre d’une procédure au cours de laquelle il ne pouvait pas refuser de répondre,

         les renseignements ont été utilisés pour l’incriminer dans une autre procédure.

[34]           Dans sa déclaration, le demandeur n’allègue pas de faits substantiels à l’appui de cette prétention; il ne précise aucun élément de preuve incriminant qu’il aurait communiqué à l’ASFC au cours d’un contrôle dont il aurait fait l’objet sous le régime de la LIPR ou de la Loi sur les douanes. Il n’allègue pas non plus de faits substantiels démontrant que les renseignements qu’il a communiqués à l’ASFC ont été utilisés ou même qu’ils pouvaient être utilisés pour l’incriminer dans une autre instance.

VI.             Allégations de communication sous la contrainte à des fins irrégulières et entachées de mauvaise foi

[35]           Le demandeur affirme que les faits qu’il allègue appuient son allégation selon laquelle des agents de l’ASFC ont violé les droits qu’il tire de l’article 7 de la Charte le 1er juin 2014 et les jours suivants parce que les agents en question ont outrepassé les pouvoirs que leur confère la Loi. Le demandeur a été détenu à l’aéroport de Vancouver par l’ASFC en raison de l’acte d’accusation qui avait été délivré contre lui aux États‑Unis et qui faisait en sorte qu’il était interdit de territoire au Canada. Bien qu’on eût pu lui permettre de retirer sa demande d’admission au Canada, le demandeur a été détenu et interrogé par l’ASFC sur des faits qui avaient été communiqués par des autorités étrangères chargées de l’application de la loi et l’ASFC a ensuite communiqué à des autorités étrangères chargées de l’application de la loi les éléments de preuve qu’elle a obtenus du demandeur sous la contrainte. Le demandeur soutient que les allégations de fins illégitimes qu’il formule ne sont pas conjecturales.

[36]           De plus, le demandeur affirme qu’en tout état de cause, et même dans le cas peu probable où elle aurait agi uniquement à des fins valides d’immigration lorsqu’elle l’a contraint à répondre à ses questions au sujet des allégations criminelles, l’ASFC a violé les droits garantis au demandeur par l’article 7 lorsqu’elle a communiqué à des autorités étrangères chargées de l’application de la loi des éléments de preuve qu’elle lui avait soutirés sous la contrainte.

[37]           Bien qu’il soit certainement loisible à notre Cour de chercher à savoir si l’objectif d’un organisme gouvernemental était licite et de vérifier si celui consistant à remettre un criminel fugitif entre les mains d’un État étranger ne constitue peut‑être pas un exercice légitime du pouvoir d’expulsion, les faits invoqués en l’espèce ne lui permettent pas de le faire. De plus, il ne s’agit pas d’une affaire d’extradition, mais bien d’une affaire d’expulsion et il existe une différence fondamentale entre les deux :

[…] Il y a expulsion lorsqu’un État désire bannir quelqu’un. Il y a extradition lorsqu’un État étranger réclame un individu, et elle n’a lieu qu’à la demande de cet État. On ne peut empêcher le Canada de prendre des mesures en vue d’expulser une personne au simple motif que l’expulsion risque davantage que l’extradition de soumettre l’intéressé à des sanctions plus graves dans le pays où il est expulsé. Le Canada n’a aucun contrôle sur la volonté d’un État étranger d’extrader quelqu’un et on ne peut empêcher le gouvernement du Canada d’agir dans l’intérêt du public en expulsant les étrangers indésirables.

Halm c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1996] 1 CF 547, aux pages 11 et 12

[38]           Tout au long de sa déclaration, le demandeur reproche aux défendeurs d’avoir agi de mauvaise foi et d’avoir été animés par des motifs inavoués. Je suis toutefois d’accord avec les défendeurs pour affirmer que ces allégations sont purement conjecturales et qu’aucune des affirmations du demandeur n’est appuyée par les faits invoqués. Les faits ne démontrent rien de plus que les raisons légitimes et légales de l’entrevue, de l’enquête et de la détention du demandeur par l’ASFC.

[39]           Ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a jugé dans l’arrêt Merchant Law Group, de telles conclusions non appuyées et accusations conjecturales sont des « recherches à l’aveuglette abusives et inacceptables » :

34 […] Lorsqu’on plaide la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir, il ne suffit pas d’utiliser des formulations laconiques et catégoriques telles que [traduction] « délibérément ou négligemment », « indifférence complète » ou « s’est procuré illégalement par le vol ou la fraude » : Zundel c. Canada, 2005 CF 1612, 144 A.C.W.S. (3d) 635; Vojic c. Canada (M.N.R.), [1987] 2 C.T.C. 203, 87 D.T.C. 5384 (C.A.F.). « La simple affirmation d’une conclusion sur laquelle la Cour est appelée à se prononcer ne constitue pas une allégation d’un fait essentiel » : Canadian Olympic Association c. USA Hockey, Inc. (1997), 74 C.P.R. (3d) 348, 72 A.C.W.S. (3d) 346 (C.F. 1re inst.). Faire des déclarations laconiques ou catégoriques qui ne reposent sur aucun élément de preuve constitue un abus de procédure : AstraZeneca Canada Inc. c. Novopharm Limited, 2010 CAF 112, au paragraphe 5. Si l’exigence prévoyant qu’un acte de procédure doit contenir des faits substantiels ne figurait pas à l’article 174 des Règles ou si les tribunaux ne la faisaient pas respecter, les parties pourraient faire valoir les arguments les plus vagues sans aucun élément de preuve pour les étayer et lancer leur filet à l’aveuglette. Comme l’a affirmé notre Cour, « une action en justice n’est pas une enquête à l’aveuglette et une partie demanderesse qui intente des poursuites en se fondant sur le simple espoir qu’elles lui fourniront des preuves justifiant ses prétentions utilise les procédures de la Cour de façon abusive » : Kastner c. Painblanc (1994), 58 C.P.R. (3d) 502, 176 N.R. 68, au paragraphe 4 (C.A.F.).

[40]           Les paragraphes se rapportant aux allégations de mauvaise foi que l’on trouve dans la déclaration du demandeur, en l’occurrence les paragraphes 3, 27, 44 et 47, devraient donc être radiés.

VII.          Allégation de violation du droit du demandeur d’être à l’abri des fouilles, des perquisitions et des saisies abusives (article 8 de la Charte)

[41]           Aux paragraphes 45 à 47 de sa déclaration, le demandeur affirme qu’il a été victime d’une [traduction] « violation de son droit d’être à l’abri de toute fouille, perquisition ou saisie abusive ». Cette allégation devrait être radiée sans autorisation de modification, étant donné qu’elle repose exclusivement sur des conjectures et qu’elle est catégorique et ne repose sur aucun fait substantiel invoqué à l’appui.

[42]           Le demandeur affirme ce qui suit, pour laisser entendre que l’ASFC n’avait pas compétence pour effectuer quelque fouille, perquisition ou saisie que ce soit :

[traduction

En l’espèce, l’ASFC a débordé le cadre de ses attributions lorsqu’elle a procédé aux fouilles en question pour aider les autorités américaines chargées de l’application de la loi. Par conséquent, la fouille pratiquée dans les bagages, le téléphone et l’ordinateur du demandeur n’était pas autorisée par la loi et elle n’a pas été menée de manière raisonnable compte tenu des circonstances de l’espèce.

[43]           La Cour suprême du Canada a décidé que les fouilles de routine d’un ressortissant étranger cherchant à entrer au Canada et la fouille de ces bagages ne contreviennent pas à l’article 8 de la Charte. Ce principe vaut également pour les fouilles (non destructives) des ordinateurs et des téléphones cellulaires des ressortissants étrangers (R c Simmons, [1988] 2 RCS 495; R v Nagle, 2012 BCCA 373; R v Leask, [2008] ONCJ 25; R v Saikaley, [2012] ONSC 6794).

[44]           Les paragraphes 45, 46 et 47 de la déclaration sont radiés.

VIII.       Droit à des dommages‑intérêts en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte

[45]           Pour établir le bien‑fondé d’une demande de dommages‑intérêts présentée en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte, le demandeur doit démontrer :

a.       qu’il y a eu violation des droits que lui garantit la Charte;

b.      qu’il y a une justification fonctionnelle des dommages‑intérêts pour la violation des droits en question compte tenu des faits spécifiques de l’affaire (Vancouver (Ville) c Ward, 2010 CSC 27).

[46]           Le demandeur s’appuie sur le paragraphe 48 de sa déclaration pour la justification fonctionnelle des dommages‑intérêts fondés sur la Charte. Compte tenu de ma conclusion qu’aucun fait substantiel n’a été invoqué pour permettre de conclure à une violation des droits du demandeur, et compte tenu du caractère catégorique du paragraphe 48 et de l’absence de faits substantiels nécessaires pour étayer une réclamation fondée sur le paragraphe 24(1), ce paragraphe est également radié.

[47]           L’acte de procédure dans son ensemble est truffé d’opinions et de déclarations catégoriques et dépourvu des faits concis et substantiels nécessaires pour étayer une cause d’action valable. Je suis d’accord avec les défendeurs pour dire que la déclaration semble avoir été déposée par le demandeur à des fins indirectes dans l’espoir qu’une recherche à l’aveuglette lui fournisse des éléments justifiant ses prétentions et lui permette d’obtenir la réparation qu’il souhaite contre les défendeurs. Cette façon de faire est tout simplement inacceptable (Kastner c Painblanc, [1994] ACF no 1671, au paragraphe 4 (CAF)).


ORDONNANCE

LA COUR :

1.             RADIE la déclaration, sans autorisation de modification;

2.             MET le défendeur « le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile » hors de cause en tant que partie à la présente instance;

3.             ADJUGE les dépens aux défendeurs.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T‑2126‑14

 

INTITULÉ :

STANLEY HOWARD TOMCHIN c SA MAJESTÉ LA REINE ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 MARS 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MARS 2015

 

COMPARUTIONS :

David Martin

Tamara Duncan

POUR LE DEMANDEUR

Banafsheh Sokhansanj

Edward Burnet

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MARTIN + ASSOCIATES

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DEMANDEUR

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUR LES DÉFENDEURS

 

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