Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150331


Dossier : T‑1953‑14

Référence : 2015 CF 412

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Vancouver, Colombie-Britannique, le 31 mars 2015

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

VIJAYAKUMARI INDRAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le seul litige dans cette affaire est la question de savoir si la demanderesse a été privée du droit à l’équité procédurale dans une entrevue avec une juge de la citoyenneté. Pour les motifs suivants, je conclus qu’elle n’a pas été traitée inéquitablement et que sa demande doit être rejetée.

I.                   Les faits

[2]               La demanderesse, Mme Indran, est une citoyenne tamoule du Sri Lanka. Arrivée au Canada en 1998, elle en est devenue résidente permanente en 2008. Son mari est un citoyen canadien. Le 9 juillet 2012, Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a reçu une demande de citoyenneté de Mme Indran.

[3]               L’alinéa 5(1)e) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C‑29 [la Loi], énonce une exigence de connaissances pour l’octroi de la citoyenneté canadienne. Le postulant doit en effet avoir une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et privilèges qui s’attachent à la citoyenneté. Les paragraphes 15(1) et 15(2) du Règlement sur la citoyenneté, DORS/93‑246, énumèrent divers sujets relevant de cette exigence en matière de connaissances, comme les principales caractéristiques de l’histoire, de la géographie et du système politique du Canada.

[4]               Mme Indran a échoué à ses deux premières épreuves écrites de connaissance en novembre 2012 et juillet 2013. Le 16 juillet 2014, elle a eu une troisième épreuve dans une audition avec une juge de la citoyenneté. Il s’agissait cette fois d’une épreuve orale avec 20 questions et une note de passage fixée à 75 % (15 bonnes réponses sur 20).

[5]               Mme Indran a été avisée qu’elle pouvait se faire accompagner d’un interprète. Elle a fait appel à son mari qui parle anglais mieux qu’elle ne le fait et a déjà été admis à la citoyenneté canadienne. Celui‑ci a prêté le serment d’interprète avant l’audition.

[6]               D’après Mme Indran, son mari a eu une certaine difficulté à traduire spontanément les questions. Elle allègue que la juge de la citoyenneté a eu le soupçon que son mari lui soufflait les réponses et lui a rappelé plusieurs fois qu’il était interdit de le faire en menaçant même de l’expulser s’il persistait. Mme Indran allègue en outre que son mari a fini par ne plus traduire du tout. Il est avéré que la juge de la citoyenneté lui a fait subir toute l’épreuve et qu’elle a échoué une fois de plus, avec 6 bonnes réponses seulement sur 20. Comme elle n’a pas bien répondu à 6 des 7 premières questions, elle avait déjà échoué quand elle a mal répondu à la question 7.

[7]               Les résultats lui ont été communiqués dans une lettre de décision datée du 22 juillet 2014. La demanderesse a été avisée de son droit d’interjeter appel de la décision ou de produire une nouvelle demande. La juge de la citoyenneté a en outre déclaré qu’elle ne pouvait faire une recommandation favorable en vertu du paragraphe 5(3) ou 5(4) de la Loi, la preuve étant insuffisante quant à l’existence de circonstances particulières pouvant justifier une telle recommandation.

[8]               Il n’y a pas d’autres documents sur l’épreuve orale que la feuille des questions et réponses qui porte les notes de la juge de la citoyenneté au sujet des réponses données et de leur justesse. La demanderesse a présenté un affidavit. Elle a été contre-interrogée par l’avocat du défendeur et la transcription en a été déposée en preuve. Ni le mari ni la juge de la citoyenneté n’a témoigné par affidavit de ce qui s’était produit dans cette épreuve.

II.                La norme de contrôle

[9]               Le manquement à l’équité procédurale est assujetti à la norme de la décision correcte; voir Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 129; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 43; Mission Institution c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79. Si la Cour est d’avis que la juge de la citoyenneté s’est comportée de façon inéquitable, elle doit accueillir la demande de contrôle judiciaire.

III.             Analyse

[10]           La demanderesse fait valoir qu’on a porté une double atteinte à son droit à l’équité procédurale. D’abord, la juge de la citoyenneté est intervenue dans l’exercice de son droit à l’interprétation en cours d’audience sans être justifiée de le faire. Ensuite, la juge n’a pas suivi la procédure consistant à suspendre l’audition et à donner instruction à la demanderesse de revenir avec un autre interprète à une date de reprise, comme cette mesure s’impose dans les circonstances où l’interprétation pose un problème.

[11]           Les postulants à la citoyenneté canadienne peuvent légitimement s’attendre, comme l’allègue la demanderesse, à ce que les juges de la citoyenneté suivent les règles en matière d’audition de citoyenneté établies dans le guide des politiques de CIC (CP 13 Administration, en date du 17 janvier 2008). C’est ce qui a été accepté dans la décision Hernandez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 429, au paragraphe 67 (bien que dans le contexte des rapports d’interdiction de territoire) et cela respecte aussi les principes énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 26 et 27 et dans l’arrêt Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 93 à 98.

[12]           La section 3 du manuel précité porte sur la question de l’interprétation. On y reconnaît que les postulants ont droit à un interprète conformément à l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’article 2g) de la Déclaration canadienne des droits. La section 3.7 du manuel dit que la décision d’admission d’un interprète à une audience revient au juge de la citoyenneté. Elle ajoute :

À tout moment durant une audience, une cérémonie ou une entrevue, l’agent de la citoyenneté ou le juge de la citoyenneté a le pouvoir de mettre fin à la rencontre s’il juge que l’interprète ne fournit pas une interprétation fidèle des questions posées au client ou des réponses fournies par ce dernier. Un nouveau rendez-vous sera fixé et on demandera au client de faire appel à un autre interprète.

[13]           Le site Web de CIC livre des indications semblables. Il explique que le juge de la citoyenneté ou l’agent de la citoyenneté « a le pouvoir de mettre fin à la rencontre s’il juge que l’interprète ne fournit pas une interprétation fidèle […] Un nouveau rendez-vous sera fixé et on demandera au client de faire appel à un autre interprète. »

[14]           La demanderesse soutient que la juge de la citoyenneté a vu un signe d’inconduite dans des hésitations et des pauses. Elle affirme que son mari a expliqué avoir de la difficulté à trouver le mot juste. Il a alors complètement cessé d’interpréter, ce qui l’a empêchée de bien comprendre les questions et de bien y répondre.

[15]           Même si la juge de la citoyenneté avait eu des soupçons raisonnables, elle aurait dû s’en tenir selon la demanderesse à la politique de CIC consistant à suspendre la séance et à fixer un nouveau rendez-vous pour que le postulant puisse trouver un interprète qualifié. Un tel recours permettait de trouver un juste milieu entre le droit d’un postulant à une audition équitable et l’intérêt pour le Ministre de veiller à l’intégrité des examens. Au lieu de suivre le protocole, la juge de la citoyenneté a continué l’épreuve, même si le mari avait cessé d’interpréter à cause de ses réprimandes, ce qui portait atteinte au droit à l’interprétation de la demanderesse.

[16]           Je conviens avec le défendeur que la preuve n’est pas suffisante pour bien étayer les allégations de la demanderesse. D’abord, son droit à un interprète a été respecté. Elle a choisi son mari comme interprète, et il a été autorisé à remplir cette fonction. Malheureusement et de l’aveu même de la demanderesse en contre-interrogatoire, il n’était pas très bon interprète. En second lieu, la demanderesse n’a pas témoigné clairement du moment où son mari a cessé d’interpréter. Sa déposition n’établit pas d’une manière convaincante ce moment où son mari s’est abstenu d’interpréter. Dans son affidavit, elle dit que cela s’est produit « après quelques questions ». En contre-interrogatoire, elle a été encore plus évasive.

[17]           Les éléments de preuve avancés par la demanderesse indiquent au mieux que la juge de la citoyenneté a averti son mari de ne pas souffler les réponses et que, à un certain moment, celui‑ci a cessé d’interpréter. Cela n’établit pas, selon la prépondérance des probabilités, que le mari a cessé toute interprétation en raison d’une intimidation de la part de la juge de la citoyenneté.

[18]           Les résultats de l’épreuve montrent clairement que Mme Indran a mal répondu à 6 des 7 premières questions, ce qui scellait déjà l’issue de l’épreuve. Même si la Cour devait accepter que la juge de la citoyenneté avait manqué à son devoir d’équité, il serait incapable d’établir si ce manquement a eu un effet important sur l’issue de l’épreuve. Si le mari de Mme Indran s’était tu après la huitième, la neuvième ou même la dix-septième question, rien ne s’ensuivrait. Je remarque que, dans son affidavit, la demanderesse dit avoir étudié avec assiduité le guide de la citoyenneté dans ses moments libres et, pourtant, elle a déclaré en contre-interrogatoire ignorer qu’elle serait questionnée sur le guide et n’avoir aucune idée de la nature des questions qui seraient posées. Cet aveu, joint aux mauvaises réponses effectivement données par Mme Indran aux questions, fait voir que le problème avec ses résultats à cette épreuve n’est pas lié à l’interprétation.

[19]           Il est bien établi en droit qu’un témoignage fait sous serment doit être réputé véridique à moins qu’on ne soit fondé à douter de sa véracité; voir, par exemple, Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 248 (CAF). Dans la présente affaire, ce qui est en cause, ce n’est pas tant la crédibilité du témoignage de Mme Indran que la valeur probante à y prêter. C’est elle qui a le fardeau de la preuve. Elle ne peut établir qu’il y a eu manquement à l'équité procédurale par une simple affirmation, et ce, sans preuve corroborante et avec des déclarations ambiguës et incohérentes sous serment. Quand on lui a demandé en contre‑interrogatoire si son mari avait bel et bien traduit les questions et qu’elle avait tout simplement mal répondu, elle a dit ne pas savoir ce qui s’était passé.

[20]           Chaque partie m’a invité à tirer une conclusion défavorable du défaut de l’autre partie à offrir le témoignage du mari ou de la juge de la citoyenneté (citation de R c Starr, 2000 CSC 40, aux paragraphes 153, 160 et 162; Ellis-Don Ltd c Ontario (Commission des relations de travail), 2001 CSC 4, aux paragraphes 73 et 88). La demanderesse m'a en outre prié de tirer une conclusion défavorable du défaut du défendeur à enregistrer l’audition de l’épreuve. Je ne le ferai pas, mais j’ajoute que le défendeur n’a pas le fardeau de prouver qu’il y a eu atteinte à l’équité procédurale. La partie qui cherche à faire invalider une décision administrative doit convaincre la Cour que cette décision est entachée d’une certaine erreur. Dans le présent cas, la demanderesse aurait aidé sa propre cause en produisant un affidavit de son mari.

[21]           Comme la demanderesse n’a pas prouvé que la juge de la citoyenneté l’avait privée de son droit à un interprète, elle a nécessairement manqué aussi de prouver que celle‑ci aurait dû fixer un nouveau rendez-vous. Le manuel de CIC prévoit seulement la fixation d’un nouveau rendez-vous au cas où un juge de la citoyenneté constate qu’un interprète ne traduit pas fidèlement. À en juger par le dossier, il semblerait que la juge de la citoyenneté n’a pas eu la conviction que c’était le cas. Rien n’empêche un juge de la citoyenneté d’avertir l’interprète lorsqu’il soupçonne qu’il y a erreur ou inconduite au lieu de tout simplement mettre fin à l’épreuve et de fixer un nouveau rendez-vous. Dans les circonstances, la demanderesse n’a pas prouvé que la juge de la citoyenneté avait empêché son mari de continuer à traduire et n’a donc pas démontré que la juge avait alors le devoir de fixer un nouveau rendez-vous.

[22]           Compte tenu de ces conclusions, il est inutile d’examiner si Mme Indran a renoncé à son droit de se plaindre d’un manque d’équité de procédure, comme le défendeur l’a fait valoir. Je conviens néanmoins avec le Ministre que Mme Indran aurait dû s’exprimer ouvertement si elle était insatisfaite du travail de son mari. Comme l’indique sa dernière réponse en contre‑interrogatoire, il ne faisait pas un bon travail. Par contre, elle savait qu’elle pouvait se faire accompagner d’un interprète de son choix et elle a choisi son mari. Elle aurait raisonnablement pu avoir signalé le problème à la juge de la citoyenneté à un certain moment en mentionnant qu’elle ne pouvait comprendre les questions.

[23]           Les dispositions utiles de la Loi renforçant la citoyenneté canadienne, LC 2014, ch 22, régissant les demandes de contrôle judiciaire de décisions de juges de la Cour de la citoyenneté sont entrées en vigueur le 1er août 2014 par décret (numéro C.P. : 2014‑0891) avant même que Mme Indran ne demande le contrôle judiciaire en l’espèece. Les parties avaient donc la possibilité de proposer des questions graves de portée générale au sens de l’article 22.2 de la Loi comme il est aujourd’hui rédigé. Aucune question n’a été proposée et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire soit rejetée sans dépens. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1953-14

INTITULÉ :

VIJAYAKUMARI INDRAN c. MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

30 MARS 2015

JuGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

31 MARS 2015

COMPARUTIONS :

Aris Daghighian

pour LA DEMANDERESSE

Marjan Double

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Edelmann & Company

Avocats

Vancouver (Colombie-Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.