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Date : 20150402


Dossier : IMM-6422-14

Référence : 2015 CF 417

Ottawa (Ontario), le 2 avril 2015

En présence de monsieur le juge Harrington

ENTRE :

TELESPHORE DEREVA

EDITH KANKINDI

NANCY SIBYLLE UWASE

ANGE CEDRICK KAYIGIRE

ARMAND LOIC DEREVA HIRWA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Monsieur Dereva, son épouse et ses enfants sont des citoyens du Rwanda. Ils sont venus au Canada en 2007 où ils ont demandé le statut de réfugié. À cette époque, le demandeur principal faisait l’objet d’accusations au Rwanda à l’effet qu’il avait commis des meurtres et du pillage lors du génocide. Alors que leur demande de statut de réfugié était sous étude, le demandeur principal fut acquitté des accusations par un tribunal Gacaca. Leur demande d’asile fut rejetée par la Section de la protection des réfugiés en juin 2010.

[2]               Peu de temps après le rejet de leur demande d’asile, un mandat d’arrestation international est émis à l’encontre du demandeur principal. Ce mandat d’arrestation renferme de nouvelles accusations en lien avec d’autres crimes allégués qui auraient été commis lors du génocide.

[3]               En août 2011, les demandeurs déposent une demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Dans une décision rendue en juin 2014, un agent rejette la demande d’ERAR des demandeurs aux motifs qu’ils n’avaient pas réussi à établir leur risque de persécution ou torture, ou de subir des traitements ou peines cruels et inusités advenant un renvoi au Rwanda.

[4]               La présente demande de contrôle judiciaire porte sur la décision de l’agent d’ERAR.

[5]               Plusieurs questions sont soulevées dans le cadre de ce contrôle judiciaire.

[6]               Premièrement, le demandeur principal soutient qu’il aurait dû avoir droit à une audience conformément à l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés puisque sa crédibilité était en cause. Le défendeur est d’avis que la crédibilité du demandeur principal n’était pas sérieusement en question et, qu’en fait, la question portait plutôt sur le manque de preuve appuyant les prétentions des demandeurs. Donc, une audience n’était pas nécessaire.

[7]               Deuxièmement, le demandeur principal affirme que la décision était déraisonnable du fait que plusieurs documents déposés en preuve allaient à l’encontre de la conclusion tirée par l’agent d’ERAR quant aux risques auxquels lui et sa famille feraient face advenant leur retour au Rwanda. L’arrêt Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, est cité en appui de cette prétention. Cette décision reconnait qu’un agent est présumé avoir pris en considération l’ensemble de la preuve au dossier au moment de rendre une décision. S’il existe des éléments de preuve qui mènent à une conclusion contraire à celle prise par l’agent, des motifs doivent être rendus pour expliquer pourquoi la preuve contraire a été rejetée.

[8]               Cela étant dit, je ne crois pas avoir besoin de me prononcer sur les deux premières questions soulevées puisque c’est vraiment la troisième question qui est décisive en l’espèce.

I.                   La preuve extrinsèque et l’équité procédurale

[9]               Je suis en accord avec le demandeur principal lorsqu’il déclare qu’en rendant sa décision l’agent d’ERAR n’a pas respecté l’équité procédurale. Un des éléments de preuve importants en l’espèce est la lettre datée du 13 novembre 2013, adressée au Président du Conseil de sécurité par le Président du Tribunal pénal international pour le Rwanda [TPIR]. Cette lettre n’est pas au dossier et a été rédigée après que la demande d’ERAR a été soumise. Les demandeurs n’ont pas eu l’opportunité d’y donner suite. Cette lettre est capitale puisqu’elle concerne la décision du TPIR de transférer certains de leurs dossiers au système judiciaire rwandais.

[10]           L’agent d’ERAR semble avoir cru, sans la questionner, l’information qui se trouvait dans la lettre. Cette appréciation du contenu de la lettre le mena à conclure qu’advenant le retour du demandeur principal au Rwanda celui-ci aurait droit à un procès équitable.

[11]           Si les demandeurs avaient eu la possibilité de répondre à ce rapport, ils auraient pu déposer un rapport du professeur Filip Reyntjens préparé dans le cadre de l’affaire Brown v Government of Rwanda, [2009] EWHC 770 (Admin) et qui a depuis été mis-à-jour. Dans ce rapport, le professeur Reyntjens soutient que le transfert de dossiers du TPIR au système judiciaire rwandais s’est fait sans avoir de preuve que des changements législatifs et procéduraux avaient effectivement pris place au Rwanda. En l’occurrence, ce rapport pourrait mettre en doute la conclusion tirée par l’agent et appuyer les prétentions des demandeurs.

[12]           Un des principes fondamentaux de notre système judiciaire exige qu’une partie à une procédure quelconque puisse avoir l’occasion de répondre à des allégations faites à son égard. Notre Cour a eu à se prononcer à maintes reprises à savoir si l’utilisation de la preuve extrinsèque pouvait mener à l’iniquité procédurale. L’arrêt de principe sur cette question est Mancia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 3 CF 461 (CAF), [1998] ACF no 565 (QL). S’exprimant au nom de la Cour, le juge Décary indique au paragraphe 27 que :

a) l'équité n'exige pas que l'agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue, avant de trancher l'affaire, les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s'ils étaient accessibles et s'il était possible de les consulter dans les Centres de documentation au moment où le demandeur a présenté ses observations;

b) l'équité exige que l'agent chargé de la révision des revendications refusées divulgue les documents invoqués provenant de sources publiques relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, s'ils sont devenus accessibles et s'il est devenu possible de les consulter après le dépôt des observations du demandeur, à condition qu'ils soient inédits et importants et qu'ils fassent état de changements survenus dans la situation du pays qui risquent d'avoir une incidence sur sa décision.

[13]           En l’espèce, les parties sont d’accord qu’il semble il y avoir une absence de consensus au sein de notre Cour en ce qui concerne l’utilisation de documents qui ne se trouvent pas dans les sources relativement aux conditions générales en vigueur dans un pays, et ceux pouvant être trouvés à l’aide d’engins de recherche sur internet. À cet égard, les demandeurs font références aux arrêts Mazrekaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 953 et Lopez Arteaga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 778. Le défendeur, quant à lui, fait référence aux arrêts De Vazquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 530; Pzarro Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623; Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 774; et Al Mansuri c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 22.

[14]           Dans l’arrêt Lopez Arteaga, susmentionné, madame la juge Gagné a fait état d’une de mes décisions antérieures soit, Zamora c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2004 CF 1414. Dans cet arrêt j’ai fait état de l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3 où la Cour écrit aux paragraphes 122 et 123 :

[122]    Nous concluons qu’une personne susceptible, par application de l’al. 53(1) b), d’être expulsée vers un pays où elle risque la torture doit être informée des éléments invoqués contre elle.  Par conséquent, sous réserve du caractère privilégié de certains documents ou de l’existence d’autres motifs valables d’en restreindre la communication, comme la nécessité de préserver la confidentialité de documents relatifs à la sécurité publique, tous les éléments sur lesquels la ministre fonde sa décision doivent être communiqués à l’intéressé, y compris les notes de service, telle la recommandation de M. Gautier à la ministre.  En outre, la justice fondamentale exige que l’intéressé ait l’occasion de réfuter la preuve présentée à la ministre.  Bien que celle-ci ait accepté, en l’espèce, que l’appelant lui soumette des observations par écrit, M. Suresh et son avocate n’ont pas eu accès aux documents que la ministre a reçu de ses fonctionnaires et sur lesquels elle a en grande partie fondé sa décision, de sorte qu’ils ne savaient pas sur quels facteurs axer leurs arguments et qu’ils n’ont pas eu l’occasion de corriger les inexactitudes ou erreurs de qualification que pouvaient comporter les faits.  La justice fondamentale exige que la personne visée par l’ordonnance soit autorisée à présenter des observations par écrit, après avoir eu la possibilité d’examiner les éléments invoqués contre elle.  La ministre doit alors examiner tant ces observations que celles présentées par ses fonctionnaires.

[123]    Le réfugié doit non seulement être informé des éléments invoqués contre lui, mais aussi avoir la possibilité de contester l’information recueillie par la ministre lorsque sa validité peut être mise en doute.  Ainsi, le réfugié doit pouvoir présenter des éléments de preuve conformément à l’art. 19 de la Loi pour établir que sa présence au Canada ne sera pas préjudiciable au Canada, malgré la preuve établissant qu’il est associé à une organisation terroriste.  Cela vaut aussi en ce qui concerne le risque qu’il soit soumis à la torture à la suite de son renvoi.  Lorsque la ministre s’appuie sur l’assurance, donnée par écrit par un gouvernement étranger, qu’une personne ne sera pas soumise à la torture, le réfugié doit avoir la possibilité de présenter des éléments de preuve et des observations sur la valeur de l’assurance ainsi donnée.

[15]           Dans Zamora, je me réfère aussi à l’arrêt Porto Seguro Companhia De Seguros Gerais c Belcan S.A., [1997] 3 RCS 1278 où madame la juge McLachlin (tel était alors son titre) écrit aux paragraphes 29 et 36 que:

[29]      La règle interdisant le témoignage d’experts lorsqu’un juge siège avec des assesseurs dans les affaires d’amirauté souffre de quatre défauts.  Premièrement, l’interdiction frappant le témoignage d’experts viole le principe de justice naturelle qui consacre le droit d’être entendu, audi alteram partem.  Ce principe confère à toute partie à un litige le droit de présenter des éléments de preuve sur tous les points importants.  Le juge de première instance a le pouvoir discrétionnaire de limiter les éléments de preuve ou de les écarter lorsque le préjudice qu’ils peuvent causer au procès l’emporte sur leur pertinence.  Mais le principe voulant que toute partie au litige ait le droit d’être entendue s’oppose à l’exclusion d’une catégorie entière d’éléments de preuve.  Dire qu’une partie  ne peut pas citer d’experts sur les questions en litige c’est nier son droit fondamental d’être entendue.

[36]      Voilà, selon moi, comment il faut concevoir de nos jours la mission des assesseurs auprès du juge de première instance.  Rien ne justifie plus que les assesseurs émettent des avis à l’intention du juge sur des questions relatives à la faute sans que leur teneur soit divulguée aux parties ni que cellesci aient la possibilité de faire des observations.  Rien ne justifie non plus que l’on empêche les parties de citer des témoins experts.  Les arguments en faveur de la modification de la règle sont convaincants dans les deux cas.

[16]           Il n’est pas suffisant de prétendre en l’espèce que certains documents au dossier aurait dû attirer l’attention de l’avocate du demandeur aux informations contenues dans la lettre du Président du TPIR ou vers des informations disponibles sur internet. En fait, en faisant une recherche Google des mots « Rwanda », « génocide » et « Nations Unies » quelqu’un obtiendrait plus de 300 000 résultats en français. Une personne effectuant une recherche de l’équivalent anglais de ces mots obtiendrait, quant à elle, plus de 500 000 résultats. Je suis d’accord avec l’avocate du demandeur lorsqu’elle prétend qu’il y a une limite sur la quantité d’information dite « publique » dont un demandeur (ou son avocat) doit être au courant.

[17]           Bien qu’ils s’agissent de deux décision en droit de la propriété intellectuelle, je crois que les citations suivantes tirées des arrêts Remo Imports Ltd. c Jaguar Cars Limited, 2007 CAF 258, et Janssen-Ortho Inc. c Canada (Santé), 2010 CF 42, appuient ce raisonnement.

[18]           Dans Remo Imports Ltd. monsieur le juge Létourneau écrit au paragraphe 20:

[20]      J’ajouterais, pour reprendre l’expression d’un juge d’appel américain, que les juges n’ont pas à jouer au détective (Dow Agrosciences Canada Inc. c. Philom Bios Inc., 2007 ABCA 122, au paragraphe 53). On ne peut pas s’attendre à ce que les juges d’appel se mettent à la recherche d’éléments de preuve susceptibles d’appuyer ou de compléter les allégations générales formulées par une des parties à l’appel (en anglais : ferret around).

[Je souligne.]

[19]           Dans l’arrêt Janssen-Ortho, monsieur le juge Zinn, traitant de la question de la divulgation dans une affaire de brevet, écrit ce qui suit au paragraphe 119 :

(...) jurisprudence does not permit an unescorted and unchaperoned romp through the disclosure. [Traduction : « la jurisprudence ne permet pas à une partie de se servir de la divulgation comme un cheval partant à l’aventure, la bride sur le cou et sans cavalier ».]

[20]           Cela étant dit, un document qui était disponible au dossier et sur lequel l’agent d’ERAR s’est appuyé s’intitule Rwanda 2013 Human Rights Report préparé par le Department of State des États-Unis. Ce rapport reconnait que certains problèmes persistent dans le système judiciaire rwandais. On peut y lire :

The most important human rights problems in the country remained the government’s targeting of political opponents and human rights advocated for harassment, arrest, and abuse; disregard for the rule of law among security forces and the judiciary; restrictions on civil liberties [...]

Cet extrait aurait dû, à tout le moins, faire douter l’agent d’ERAR de la capacité du système judiciaire rwandais d’assurer que le demandeur principal subisse un procès équitable.

[21]           Il est possible que la décision serait la même si les demandeurs avaient eu l’occasion de fournir leurs commentaires. Dans ce cas, la question aurait été de savoir si la décision était raisonnable. Toutefois, la question en l’espèce ne porte pas sur la raisonnabilité de la décision, mais plutôt sur l’inobservation des principes de justice naturelle. Comme le souligne le juge Le Dain dans l’arrêt Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643 au paragraphe 23 :

[...] j'estime nécessaire d'affirmer que la négation du droit à une audition équitable doit toujours rendre une décision invalide, que la cour qui exerce le contrôle considère ou non que l'audition aurait vraisemblablement amené une décision différente. Il faut considérer le droit à une audition équitable comme un droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit. Il n'appartient pas aux tribunaux de refuser ce droit et ce sens de la justice en fonction d'hypothèses sur ce qu'aurait pu être le résultat de l'audition.

[22]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. Les avocats n’ont proposé aucune question grave de portée générale, et aucune ne sera certifiée.


JUGEMENT

POUR LES MOTIFS ÉNONCÉS;

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  La décision de l’agente d’immigration principale de Citoyenneté et Immigration Canada, en date du 23 juin 2014, est annulée et l’affaire renvoyée à un autre agent d’immigration pour une nouvelle décision.

3.                  Il n’y a pas de question grave de portée générale à certifier.

« Sean Harrington »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6422-14

INTITULÉ :

TELESPHORE DEREVA ET AL c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 23 MARS 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE HARRINGTON

DATE DES MOTIFS :

LE 2 AVRIL 2015

COMPARUTIONS :

Me Annick Legault

pour leS demandeurS

Me Émilie Tremblay

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Annick Legault

Avocate

Montréal (Québec)

pour leS demandeurS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour le défendeur

 

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