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Date : 20150407

Dossier : IMM‑5271‑13

Référence : 2015 CF 419

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 avril 2015

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

DONOVAN JONES

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]                        La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], à l’égard d’une décision défavorable rendue le 22 juillet 2013 en réponse à une demande de résidence permanente fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Le demandeur sollicite l’annulation de cette décision et le renvoi de l’affaire devant un autre agent pour réexamen.

[2]                        Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.                Contexte

[3]                        Âgé de 39 ans, le demandeur est un citoyen de la Jamaïque dont la demande d’immigration au Canada a été parrainée par sa mère monoparentale en 1988. À l’époque, il était âgé de 15 ans. Il est entré au Canada le 28 juin 1989 à titre de résident permanent. Il a été impliqué dans des activités criminelles graves, dont le trafic de stupéfiants, des voies de fait, des vols qualifiés, et conduite dangereuse, possession de stupéfiants et défaut de comparaître devant le tribunal.

[4]                        Le demandeur a par la suite perdu son statut au Canada après avoir été déclaré interdit de territoire pour cause de criminalité et après avoir fait l’objet d’une mesure de renvoi prise le 28 octobre 2004 par la Section de l’immigration.

[5]                        Le demandeur a obtenu le 28 octobre 2006 un sursis temporaire à l’exécution de la mesure de renvoi, qui devait faire l’objet d’un réexamen le 22 mars 2009 ou vers cette date. Le demandeur a fait défaut d’informer la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de sa nouvelle adresse, comme il était tenu de le faire, et il ne s’est donc pas présenté à l’audience relative au réexamen de son appel. Le 14 août 2009, l’abandon de son appel a été prononcé. Sa demande subséquente en vue de faire rouvrir son appel a été rejetée, et sa demande de contrôle judiciaire a été rejetée le 25 janvier 2011.

[6]                        Le juge saisi de la demande de contrôle judiciaire a expliqué que le demandeur semblait être [traduction] « un excellent candidat pour une décision fondée sur des raisons d’ordre humanitaire ». Le 1er mars 2013, une agente d’immigration [l’agente] de Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] a refusé la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire que le demandeur a par la suite présentée en vertu de l’article 25 de la LIPR. Le demandeur a demandé le réexamen de cette décision en invoquant de nouveaux éléments de preuve portant sur le soutien qu’il apportait à ses enfants et son rôle auprès de ces derniers. Après examen des nouveaux éléments de preuve, sa demande de réexamen a été refusée. La décision initiale relative aux raisons d’ordre humanitaire et le réexamen de cette décision font l’objet de la présente demande.

III.             Décision contestée

[7]                        L’agente a examiné et évalué la preuve dans les deux affaires et notamment les éléments suivants :

a.       Le fait que le demandeur s’était établi au Canada depuis environ 24 ans au moment de la décision, y compris le fait qu’il travaillait et qu’il affirmait être le principal soutien financier de son épouse et de ses dix enfants au Canada;

b.      La capacité du demandeur de s’adapter à la situation dans son pays d’origine, y compris sa capacité de subvenir à ses propres besoins et de continuer à subvenir aux besoins financiers de sa famille au Canada;

c.       Les liens que le demandeur avait créés avec sa collectivité, y compris ses activités de bénévolat et son travail à temps partiel;

d.      Les problèmes de santé du demandeur et les soins qu’il pourrait recevoir dans son pays d’origine;

e.       Les liens familiaux du demandeur, notamment ses relations non exclusives en alternance avec les mères de ses dix enfants et la fréquence de ses contacts avec les membres de sa famille, reconnaissant que les membres de sa famille seraient exposés à certaines difficultés si le demandeur devait être forcé de quitter le Canada;

f.       L’intérêt supérieur des enfants du demandeur, notamment des éléments de preuve documentaire confirmant sa présence et son rôle auprès de chacun de ses dix enfants et les répercussions qu’aurait son départ du Canada sur le développement de ses enfants et les soins qui leur seraient prodigués;

g.      Les lourds antécédents judiciaires du demandeur et ses condamnations pour de multiples infractions graves sur une période de dix ans, y compris les risques de récidive et les éléments de preuve indiquant ses remords ou son acceptation de sa responsabilité pour ses actes.

[8]                        L’agente a apprécié l’ensemble des facteurs pertinents et elle a refusé la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire surtout à cause de l’insuffisance de la preuve. En particulier, l’agente a conclu que les éléments de preuve concernant le soutien apporté par le demandeur à ses enfants et le rôle qu’il jouait auprès d’eux ne l’emportaient pas sur le facteur négatif que constituaient ses lourds antécédents judiciaires.

[9]                        À la suite du rejet de sa demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire, le demandeur a demandé le réexamen de la décision en faisant valoir qu’il disposait de nouveaux éléments de preuve lui permettant d’expliquer en quoi les responsabilités qu’il avait à assumer envers ses enfants avaient considérablement changé depuis la présentation des éléments de preuve à l’appui de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire. Des lettres provenant de la Peel Children’s Aid Society [la Société de protection de l’enfance] précisaient que le 9 avril 2012, cinq des enfants du demandeur avaient été retirés à la garde de leur mère pour être confiés aux soins du demandeur, en plus des deux enfants qui habitaient déjà avec lui. La Société de protection de l’enfance expliquait que les enfants seraient en danger si la mère continuait à avoir leur garde du fait que cette situation posait problème à plusieurs égards sur le plan de la protection de l’enfance. Les enfants devaient demeurer sous la garde du demandeur sous la supervision de la Société de protection de l’enfance pour une période de six mois. Selon la Société de protection de l’enfance, il était dans l’intérêt des enfants de confier leur garde à leur père. La Société de protection de l’enfance a également expliqué que le personnel des écoles fréquentées par les enfants avait remarqué que, depuis que les enfants avaient été confiés à leur père, ils étaient plus assidus et que leurs comportements négatifs s’étaient atténués.

[10]                    La Société de protection de l’enfance a déclaré qu’en tant que principal responsable des soins des enfants, le demandeur était chargé de répondre à tous leurs besoins, et notamment de leur procurer des aliments, des vêtements, un toit et des soins de santé et des soins dentaires. La Société de protection de l’enfance a souligné à quel point il était important que le demandeur s’acquitte de ses obligations. On lui a également expliqué l’importance de faire rajuster la Prestation fiscale canadienne pour enfants [PCFE] pour tenir compte de ses nouvelles obligations et pour l’aider sur le plan financier à répondre aux besoins des enfants.

[11]                    En juin 2013, des éléments de preuve ont été présentés par les écoles fréquentées par les enfants indiquant que selon les renseignements fournis par les parents, les enfants habitaient avec le demandeur. De plus, des éléments de preuve montraient que le demandeur avait reçu la PCFE et la prestation pour enfants de l’Ontario au cours de la période de juin 2012 à juin 2013. De plus, une carte d’admissibilité au programme de médicaments gratuits pour les enfants avait été produite avec certains éléments de preuve confirmant que des prestations d’aide avaient été versées par la région de Peel jusqu’à la fin de juin 2013 au demandeur à titre de parent.

[12]                    L’agente a toutefois accordé peu de poids aux lettres de la Société de protection de l’enfance parce qu’elles étaient datées d’avril et de mai 2012, et qu’elles ne permettaient pas de savoir ce qu’il en était de la garde des enfants au moment où l’affaire a été entendue en juin 2013. L’agente a fait observer que le demandeur avait une fois de plus omis de répondre à ses questions au sujet des solutions de rechange qui pouvaient exister en matière de soins et de soutien pour les enfants malgré le fait que ces renseignements avaient été demandés au stade de la décision relative aux raisons d’ordre humanitaire.

[13]                    L’agente a déclaré que le demandeur n’avait pas suffisamment démontré qu’il avait procuré des vêtements, de la nourriture et un toit aux enfants ou encore qu’il avait répondu à leurs besoins médicaux et dentaires comme l’exigeaient clairement les lettres de 2012 de la Société de protection de l’enfance. Hormis le fait qu’il avait fourni des documents confirmant qu’il recevait un financement du gouvernement et des crédits au nom de ses enfants, le demandeur n’avait soumis aucun élément de preuve démontrant sa contribution financière ou confirmant qu’il était le principal soutien financier de ses enfants au Canada.

[14]                    L’agente a mentionné le fait que le demandeur avait reçu l’ordre de ne pas troubler l’ordre public le 8 avril 2013 après avoir été accusé de voies de fait le 26 mai 2012. L’agente avait demandé une mise à jour au sujet de toute poursuite intentée au criminel contre le demandeur dans la première décision et n’en avait reçu aucune. Elle a considéré comme un facteur défavorable le fait que le demandeur n’avait pas fourni de renseignements à ce sujet, malgré la demande qui lui avait été faite. De plus, une accusation liée à un incident de violence domestique avait été portée après que le tribunal eut accordé au demandeur la garde des enfants. Pour tous ces motifs, l’agente a rejeté la demande de réexamen.

[15]                    Vu la situation des enfants et l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 RCF 360 [Kisana], la Cour a demandé aux parties de présenter des observations au sujet de la question de savoir si l’agente chargée d’examiner les raisons d’ordre humanitaire avait manqué à l’équité procédurale en n’exigeant pas du demandeur qu’il lui communique des renseignements à jour provenant de la Société de protection de l’enfance au sujet de l’identité du parent qui s’occupait à l’époque de la procédure des enfants confiés à la garde du demandeur au printemps 2013, ainsi que tout autre renseignement pertinent concernant cette question, et quant à savoir s’il y a lieu de certifier une question en vue d’un appel portant sur ce point.

IV.             Questions en litige et norme de contrôle

[16]                    La question de savoir si l’agente a commis une erreur dans son appréciation de la preuve et, en particulier au sujet de l’intérêt supérieur des enfants à la lumière des nouveaux éléments de preuve déposés lors du réexamen de l’affaire est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique en cas de contrôle judiciaire des décisions relatives à des raisons d’ordre humanitaire (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9; Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 802, au paragraphe 10, [2014] 3 RCF 438, conf. par 2014 CAF 113).

[17]                    Quant à l’autre question, celle de savoir si l’équité procédurale exigeait que l’agente exige du demandeur qu’il lui présente des éléments de preuve complémentaires sur l’intérêt supérieur des enfants, elle est assujettie à la norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502 au paragraphe 79; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 au paragraphe 43). Toutefois, j’adopte la norme hybride récemment énoncée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Forest Ethics Advocacy Association c Canada (Office national de l’énergie), 2014 CAF 245, 246 ACWS (3d) 191 (voir aussi Sonne c. Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48 aux paragraphes 34 à 42, 455 NR 87 et Maritime Broadcasting System Limited c La guilde canadienne des médias, 2014 CAF 59 aux paragraphes 50 à 56, 373 DLR (4th) 167). La question de l’équité procédurale doit être jugée selon la norme de la décision correcte, mais la Cour doit faire preuve d’une certaine retenue en ce qui concerne les choix procéduraux de l’agente.

V.                Analyse

A.                Appréciation de la preuve

[18]                    Me fondant sur la norme déférente de la décision raisonnable, je conclus que l’appréciation que l’agente a faite de la preuve, indépendamment de la question de l’équité procédurale relative à l’intérêt supérieur des enfants à la lumière des nouveaux éléments de preuve présentés lors du réexamen, appartient aux issues possibles acceptables et est justifiée par des motifs intelligibles et transparents. À cet égard, je ne suis pas d’accord avec l’argument du demandeur suivant lequel les motifs démontrent un [traduction« mépris de la part de l’agente », notamment du fait qu’elle aurait exprimé des jugements personnels et très moraux lors de son examen de l’intérêt supérieur des enfants en formulant des remarques au sujet de l’infidélité du demandeur.

[19]                    Comme je l’ai déjà mentionné, l’agente a procédé à un examen fouillé de cette question, en prenant soin de soulever les problèmes relevés et l’insuffisance de la preuve. La mention de l’« infidélité » concernait le fait que le demandeur avait eu à cinq mois d’intervalle deux enfants de mères différentes alors qu’il était en couple depuis six ans avec l’une des mères, et qu’il avait répété ce comportement avec une autre femme par la suite. Ce n’est pas un comportement qui doit être toléré lorsque les enfants, qui sont la raison invoquée par le demandeur comme fondement de sa demande pour demeurer au Canada, sont considérés à risque si on les laisse habiter chez leur mère et qu’ils sont confiés aux soins du demandeur sous la surveillance de la Société de protection de l’enfance. Il s’agissait donc d’éléments de preuve contextuels pertinents dans le cadre d’une demande fondée sur l’intérêt supérieur des enfants. Je ne crois pas, en tout état de cause, que ces éléments de preuve ont influencé la décision de l’agente.

B.                 Défaut de fournir des éléments de preuve à jour au sujet de l’intérêt supérieur des enfants

[20]                    Le principal sujet de préoccupation dans la présente affaire est la question de savoir si l’agente a manqué à l’équité procédurale en ne cherchant pas à obtenir d’autres éléments de preuve sur la situation actuelle des enfants compte tenu de sa conclusion que la preuve n’était pas suffisante pour démontrer que le renvoi du demandeur compromettrait leur intérêt supérieur.

[21]                    Au printemps 2012, le demandeur s’est vu confier la garde exclusive de cinq de ses enfants, portant à sept le nombre d’enfants sous sa responsabilité, pour une période de six mois, ce qui l’obligeait à assurer leur bien‑être, notamment de leur bien‑être financier, le tout sous la surveillance de la Société de protection de l’enfance. À l’époque, la Société de protection de l’enfance avait déclaré que le fait de confier les enfants à la garde du demandeur était, à son avis, dans l’intérêt supérieur des enfants. L’agente ignorait peut‑être qu’une ordonnance confiant les enfants à la garde de leur père sous la surveillance de la Société de protection de l’enfance exigeait l’approbation d’un tribunal familial (soit la Cour de justice de l’Ontario ou le tribunal de la famille de la Cour supérieure de justice). Une telle ordonnance n’est prononcée que si le tribunal est convaincu que les enfants sont en danger, en l’occurrence s’ils continuaient à vivre chez leur mère, et que leur intérêt supérieur sera mieux servi s’ils sont confiés à la garde du demandeur.

[22]                    Dans les lettres de 2012, la Société de protection de l’enfance explique que certains des enfants ont des problèmes de comportement et que le nouveau rôle joué par le demandeur en tant que principal responsable de leurs soins a contribué à les atténuer. Lorsque l’agente a rendu sa décision, elle se posait la question de savoir si le demandeur avait toujours la garde des enfants, fait corroboré par certains éléments de preuve – il est vrai d’une valeur limitée –, soit des documents provenant des écoles fréquentées par les enfants, et d’autres documents indiquant que le demandeur recevait en 2013, pour le compte des enfants des subventions du gouvernement et des crédits.

[23]                    En revanche, les éléments de preuve les plus probants au sujet du risque auquel les enfants étaient exposés présentés lors du réexamen remontent à avril et à mai 2012 et se trouvent dans les dossiers de la Société de protection de l’enfance. Ces éléments de preuve auraient dû être mis à jour en juin 2013 pour démontrer que le demandeur avait toujours la garde exclusive des enfants et que cet arrangement était toujours dans leur intérêt supérieur. En particulier, les dossiers de la Société de protection de l’enfance devaient contenir des éléments de preuve recueillis au cours de la période où la Société de protection de l’enfance a exercé son rôle de surveillance, qui devaient confirmer la prorogation de l’ordonnance initiale de garde et de supervision de six mois et expliqué dans quelle mesure le demandeur s’est bien acquitté de ses obligations envers ses enfants. L’absence de ces éléments de preuve est significative, surtout à la lumière de l’incident non signalé de violence conjugale survenu après que le demandeur se soit vu confier la garde de ses enfants. Il aurait également été possible d’obtenir facilement d’autres sources fiables, telles que la Société de protection de l’enfance, des écoles et des organismes gouvernementaux, d’autres éléments de preuve probants démontrant que le demandeur assurait un soutien financier et psychologique à ses enfants.

[24]                    Dans l’affaire Kisana, la Cour d’appel fédérale s’est penchée sur la question certifiée suivante : « L’équité exigeait‑elle que l’agente obtienne des renseignements supplémentaires relatifs à l’intérêt supérieur [des enfants] si elle croyait que la preuve présentée était insuffisante? »

[25]                    S’exprimant au nom de la majorité, le juge Nadon a conclu que l’on ne pouvait répondre par l’affirmative à la question, étant donné que chaque demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est un cas d’espèce. Il n’a cependant pas écarté la possibilité qu’il puisse exister des situations dans lesquelles l’équité commande que l’agent obtienne de plus amples informations, concluant que la réponse à la question de savoir si l’équité exigeait une telle chose était tributaire des faits de chaque espèce.

[26]                    Je reproduis ci‑dessous ce que je conviens être un long extrait de la décision du juge Nadon, soit les paragraphes 44 à 57 de ses motifs, dans lesquels il a établi des distinctions entre des décisions de notre Cour sans conclure pour autant qu’elles sont erronées. Compte tenu de ma décision d’appliquer les distinctions faites dans l’arrêt Kisana, il importe de prendre connaissance de larges pans de la décision, dont je souligne certains passages :

44        Les appelants soutiennent que, dans les circonstances de la présente affaire, l’agente avait l’obligation de faire des efforts pour obtenir d’autres renseignements au sujet de l’intérêt supérieur des enfants si elle était d’avis que ceux dont elle disposait étaient insuffisants. L’intimé affirme qu’il incombe au demandeur d’établir le bien‑fondé de ses prétentions dans le cas d’une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire et que, compte tenu des circonstances de l’espèce, l’agente n’était nullement tenue d’aider les appelants à s’acquitter de ce fardeau.

45        Il est bien établi en droit que le contenu de la notion d’équité procédurale est variable et tributaire du contexte particulier de chaque affaire (Baker, précité, au paragraphe 21, et Khan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 345, [2002] 2 C.F. 413). La question à se poser dans chaque cas est, en fin de compte, celle de savoir si la personne dont les intérêts sont en jeu a eu « une occasion valable de présenter [sa] position pleinement et équitablement » (Baker, précité, au paragraphe 30). Dans le cas des demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire, il est de jurisprudence constante que le demandeur a le fardeau d’établir que l’exemption est justifiée et que l’agente n’est pas tenue de signaler les lacunes de la demande et de réclamer d’autres observations (voir, par exemple, la décision Thandal, précitée, au paragraphe 9). Dans l’arrêt Owusu, précité, notre Cour a expliqué que l’agent chargé de se prononcer sur une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire n’a aucune obligation positive de s’enquérir davantage de l’intérêt supérieur des enfants lorsque la question est soulevée de façon « trop indirecte, succincte et obscure » (au [page 381] paragraphe 9). Dans cette affaire, les raisons d’ordre humanitaire étaient exposées dans une lettre de sept pages dans laquelle la seule allusion à l’intérêt supérieur des enfants se trouvait dans la phrase suivante : [traduction] « S’il [M. Owusu] était forcé de retourner au Ghana, il n’aurait aucun moyen de subvenir aux besoins pécuniaires de sa famille et il vivrait dans un état de peur constante chaque jour de sa vie » (au paragraphe 6).

46        À l’appui de leur opinion que l’agente était tenue de s’enquérir davantage de l’intérêt supérieur des enfants, les appelants invoquent deux décisions de la Cour fédérale, à savoir Del Cid c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 326; et Bassan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 742. Dans la décision Del Cid, précitée, le juge O’Keefe a estimé que l’agente avait l’obligation d’obtenir d’autres renseignements au sujet de l’intérêt supérieur des enfants. Il n’a toutefois reconnu cette obligation que dans le cas des enfants nés au Canada (aux paragraphes 30 et 33). Il est aussi arrivé à cette conclusion parce qu’il était d’avis que les éléments de preuve initialement soumis à l’agente d’immigration étaient suffisants pour justifier qu’elle se renseigne davantage (au paragraphe 43 des présents motifs).

47        Il importe de signaler que, dans l’affaire Del Cid, précitée, l’agente disposait d’éléments de preuve suivant lesquels les enfants de la demanderesse, qui étaient très jeunes, avaient souffert de la séparation : ils refusaient de manger et pleuraient sans cesse. Par ailleurs, ils s’étaient intégrés au système canadien et parlaient couramment l’anglais et ils perdraient l’amour et le soutien du parent qui en avait la garde. Le fait que l’agente n’avait pas tenu compte de ces facteurs rendait sa décision déraisonnable.

48        Dans la décision Bassan, précitée, le juge McKeown a exprimé une opinion semblable à celle formulée par le juge O’Keefe dans la décision Del Cid, précitée. Voici ce qu’il écrit, au paragraphe 6 :

Un agent examinant les raisons d’ordre humanitaire doit aller plus loin dans son enquête lorsqu’un enfant né au Canada est en cause, afin de démontrer l’attention et la sensibilité requises à l’importance des droits de l’enfant, de son intérêt [page 382] supérieur et à l’épreuve qui pourrait lui être infligée par une décision défavorable. Comme l’indique Mme L’Heureux‑Dubé, de telles démarches « sont essentielles pour qu’une décision d’ordre humanitaire soit raisonnable ».

49        Pour les motifs qui suivent, il n’est pas nécessaire que je me prononce sur le bien‑fondé des décisions Del Cid et Bassan, précitées. Toutefois, dans la mesure où elles sont parvenues à une conclusion incompatible avec les présents motifs, j’estime qu’elles ne doivent pas être suivies.

[…]

56        Certes, l’agente aurait pu poser davantage de questions pour recueillir de plus amples renseignements sur la situation des jumelles en Inde, mais, comme nous le verrons, elle n’était nullement tenue de le faire en l’espèce. Il se peut que les questions précises et étroites que l’on constate à la lecture des notes versées au STIDI ne constituaient probablement pas la façon la plus efficace de recueillir des renseignements auprès de ces demandeurs, surtout si l’on tient compte du peu d’éléments de preuve documentaire qu’ils avaient soumis. Toutefois, le vide, s’il en est, s’explique par le défaut des appelants de s’acquitter du fardeau de la preuve qui leur incombait. Dans ces conditions, les techniques d’entrevue défaillantes de l’agente, si tel est le cas, constituent, à mon avis, un facteur insuffisant pour justifier une intervention de notre part.

57        Hormis les points ci‑après mentionnés, les appelants n’ont pas précisé sur quel aspect l’agente aurait dû poursuivre son enquête. Au paragraphe 3 de leur mémoire, ils affirment que, bien que l’agente ait demandé aux filles [traduction] « comment était leur vie avec leur tante et si elles réussissaient dans leurs études », elle ne leur a pas demandé [traduction] « comment elles se débrouillaient sans leurs parents, si ceux‑ci leur manquaient ou si le fait d’en être séparées leur causait un problème particulier ». Ils affirment ensuite, au paragraphe 25 de leur mémoire, qu’il [traduction] « découle implicitement de la raison invoquée par l’agente pour rejeter la demande que si elle avait été convaincue que les parents subvenaient aux besoins des jumelles et que ces dernières avaient des contacts réguliers avec eux – ce qui était avancé, mais non corroboré par des éléments de preuve –, l’agente aurait pu rendre une décision favorable aux filles ».

58        Pour ce qui est du premier point, je ne vois pas la nécessité de poser des questions pour savoir si les parents manquent à leurs enfants ou si la séparation a causé à ces dernières des problèmes particuliers. À mon sens, il aurait été inutile de poser de telles questions, si l’on tient compte du fait que, dans sa lettre du 6 mars 2006, M. Carpenter avait déjà précisé que la séparation avait des conséquences considérables sur le plan affectif sur les membres de la famille et qu’il serait [traduction« dur et inhumain » d’empêcher les parents d’élever leurs enfants au Canada. Il y a par ailleurs lieu de présumer que l’agente était en mesure de se rendre compte qu’il devait être difficile pour des enfants de cet âge d’être séparées en permanence de leurs parents.

59        S’agissant du deuxième point, il est difficile, voire impossible, de dire si la décision de l’agente aurait été différente si on lui avait soumis d’autres éléments de preuve quant à la nature de la relation entre les parents et leurs enfants et, plus particulièrement, sur la fréquence de leurs contacts (quotidiens, hebdomadaires, mensuels, etc.). L’argument des appelants sur ce point ne permet cependant pas de conclure que l’agente aurait dû pousser l’affaire plus loin.

60        Compte tenu du fait que les appelants étaient représentés par un consultant en immigration, qu’on a clairement demandé aux filles d’apporter avec elles lors de leur entrevue des documents [traduction« démontrant vos communications avec votre répondant comme, par ex., des cartes, des lettres, des factures téléphoniques », que leur tante les a accompagnées à l’entrevue et qu’elle a également été interrogée et a eu l’occasion de fournir des explications au sujet de la situation difficile des enfants, je ne puis conclure que l’agente était tenue d’aller plus loin dans ses questions. Eu égard aux circonstances de l’espèce, je ne suis pas convaincu que l’équité exigeait que l’agente leur accorde une autre possibilité de produire des documents et/ou des renseignements à l’appui de leur demande.

61        Il incombait aux appelants de démontrer à l’agente qu’il existait des raisons d’ordre humanitaire [page 386] suffisantes pour justifier une dispense des obligations de la Loi et de son Règlement. Or, les appelants n’ont pas réussi à s’acquitter de ce fardeau. Je conclus donc que l’agente n’était pas tenue de pousser plus loin son enquête.

62        Comme chaque demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire est un cas d’espèce, je ne vois pas comment on pourrait répondre de façon affirmative à la question qui a été certifiée. Je n’écarte cependant pas la possibilité qu’il puisse exister des situations dans lesquelles l’équité commande que l’agente obtienne de plus amples informations. La réponse à la question de savoir si l’équité exige une telle chose dépend donc des faits de chaque espèce.

[Non souligné dans l’original.]

[27]                    Les faits de la présente affaire s’apparentent à ceux des affaires Kisana, Del Cid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 326, 146 ACWS (3d) 1055 [Del Cid], et Bassan, 2001 CFPI 742, 15 Imm LR (3d) 316 [Bassan]. L’affaire Kisana présente des traits communs avec la présente espèce en ce sens que l’agente a offert au demandeur, qui était représenté par un avocat, une occasion supplémentaire de présenter des éléments de preuve au sujet de l’intérêt supérieur des enfants. Il est difficile de conclure qu’elle ne s’est pas montrée sensible à l’intérêt des enfants ou de déceler une erreur justifiant notre intervention dans sa conclusion que la preuve présentée était insuffisante, d’autant plus que l’intéressé était représenté et s’est vu offrir la possibilité spéciale de faire réexaminer la décision initiale, gardant à l’esprit la retenue dont il convient de faire preuve en ce qui concerne les choix procéduraux de l’agente.

[28]                    Toutefois, l’absence d’éléments de preuve appropriés peut s’expliquer par plusieurs raisons, notamment des services juridiques déficients – peut‑être lié à des problèmes d’honoraires, comme cela a été soulevé dans certains des documents versés au présent dossier – ou une véritable incompréhension de la part du demandeur des éléments de preuve susceptibles de démontrer qu’il s’acquittait de ses obligations parentales. En revanche, il est également possible que la situation ait changé depuis 2012 et que le demandeur n’ait plus la garde exclusive des enfants. De toute évidence, si l’absence d’éléments de preuve déterminants est attribuable à la première des deux causes susmentionnées, il est fort possible que le demandeur soit la figure centrale dans la vie des enfants et que son renvoi ait un effet très négatif sur leur intérêt supérieur. Si l’on accorde tout le poids possible à ces éléments de preuve, on pourrait fort bien rendre une décision octroyant la résidence permanente au demandeur.

[29]                    Parmi les facteurs mentionnés dans l’arrêt Kisana qui militent en faveur de l’imposition à l’agente d’une obligation de pousser l’enquête plus loin en l’espèce, mentionnons les suivants :

A.    Il semble que, dans le cas des enfants nés au Canada, cette obligation soit reconnue;

B.     L’agente disposait d’éléments de preuve probants montrant que le renvoi du demandeur aurait des incidences négatives sur les enfants qu’on avait jugé être exposés à des risques s’ils étaient confiés à leur mère et qui avaient été confiés aux soins de leur père par des autorités compétentes, ce qui avait été confirmé être une mesure prise dans leur intérêt supérieur par un tribunal de la famille;

C.     Contrairement à l’affaire Kisana, il serait très utile d’obtenir de plus amples renseignements de la Société de protection de l’enfance, étant donné qu’on obtiendrait ainsi des éléments de preuve probants et fiables au sujet de l’intérêt supérieur des enfants à demeurer avec leur père et notamment un avis sur les conséquences du renvoi du père, ce qui faciliterait la décision de l’agente chargée d’examiner les raisons d’ordre humanitaire;

D.    Contrairement aussi à l’affaire Kisana, il n’est ni difficile ni impossible d’affirmer que les renseignements provenant de la Société de protection de l’enfance confirmant le rôle important joué par le demandeur dans la vie des enfants touchés constitueraient un facteur très important dans le processus de prise de décision de l’agente et que la décision de celle‑ci pourrait fort bien être différente de celle qui a été rendue.

[30]                     À mon avis, la preuve démontre qu’il existe une possibilité sérieuse, même une probabilité, que les enfants des demandeurs, dont il a déjà été jugé par des experts compétents qu’ils étaient vulnérables et exposés à un risque, souffriraient indûment si leur père était renvoyé du Canada. Les risques en question sont tels qu’ils sont plus que comparables à ceux auxquels étaient exposés les enfants dans les affaires Del Cid et Bassan, et probablement supérieurs aux risques dont il était question dans ces affaires, dans lesquelles le tribunal a obligé l’agent à pousser son enquête plus loin. Le fait que les enfants aient été confiés à la garde de leur père par la Société de protection de l’enfance en 2013 constitue à ce point un fait important et déterminant pour ce qui est de leur intérêt supérieur qu’il convient d’appliquer la directive donnée par la juge L’Heureux‑Dubé dans l’arrêt Baker c Canada (Citoyenneté et Immigration), [1999] 2 RCS 817, en l’occurrence que « de telles démarches sont essentielles pour qu’une décision d’ordre humanitaire soit raisonnable ». Je conclus que l’agente ne pouvait se montrer réceptive, attentive et sensible aux intérêts des enfants touchés par sa décision en se contentant d’accepter que le défaut du père de lui fournir des éléments de preuve à jour suffisait pour lui permettre de « décider, selon les circonstances de [la présente] affaire, du degré vraisemblable de difficultés auquel le renvoi d’un parent exposera [les enfants] et de pondérer ce degré de difficultés par rapport aux autres facteurs, y compris les considérations d’intérêt public, qui militent en faveur ou à l’encontre du renvoi du parent » (Hawthorne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2002 CAF 475 au paragraphe 6, [2003] 2 CF 555).

C.                 Les demandeurs et leurs avocats devraient‑ils être obligés de certifier qu’ils ont présenté une preuve complète et à jour sur l’intérêt supérieur de leurs enfants?

[31]                    La Cour est préoccupée par le fait qu’elle annule une décision d’une agente chargée de se prononcer sur une demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire sur une question qui se pose principalement parce que le demandeur et son avocat n’ont pas fourni des éléments de preuve complets et à jour sur l’intérêt supérieur des enfants touchés. De façon réaliste, les personnes chargées de prendre des décisions dans le cadre du régime de l’immigration et du statut de réfugié ne peuvent être tenues responsables de s’assurer d’obtenir des éléments de preuve sur l’intérêt supérieur des enfants. Ils ne sont pas mandatés pour placer l’intérêt supérieur des enfants au tout premier plan, à l’instar des tribunaux de la famille des provinces. De plus, ils n’ont pas l’avantage d’avoir en mains le dossier plus complet sur l’intérêt supérieur des enfants qui résulte normalement d’un débat contradictoire et de l’intervention d’institutions comme les sociétés de protection de l’enfance dans les affaires portant sur la garde d’enfants.

[32]                    À mon avis, il y aurait lieu d’élaborer de nouvelles règles obligeant les demandeurs à formuler des observations fondées sur l’intérêt supérieur des enfants afin de les obliger à communiquer tous les éléments de preuve pertinents et à jour qui se rapportent à cette question, et il y aurait lieu d’en préciser les modalités dans les règles en question. De plus, les avocats qui représentent les demandeurs dans les affaires en question devraient certifier qu’ils ont expliqué aux demandeurs l’obligation qui leur incombe de présenter tous les éléments de preuve pertinents sur l’intérêt supérieur des enfants et qu’ils ont compris cette obligation. Les détails de cette obligation pourraient aisément être précisés avec l’aide d’organisations représentant les réfugiés et d’autres immigrants qui, peut‑on l’imaginer, souscriraient à de telles règles.

[33]                    Si de telles règles étaient adoptées, non seulement des cas comme celui‑ci ne se présenteraient plus, mais les personnes chargées de rendre des décisions auraient l’assurance qu’elles rendent leurs décisions dans l’intérêt supérieur des enfants sachant qu’elles disposent de tous les renseignements pertinents leur permettant de rendre des décisions éclairées à la lumière des renseignements les plus récents.

VI.             Dispositif

[34]                    J’accueille la demande et je renvoie l’affaire à un autre agent pour qu’il la réexamine. Les parties sont d’accord pour dire que la présente affaire ne justifie pas la certification d’une question en vue d’un appel et aucune question n’est donc certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE QUE :

1.      La demande est accueillie et l’affaire renvoyée à un autre agent pour réexamen;

2.      Aucune question n’est certifiée en vue d’un appel.

« Peter Annis »

Juge

Traduction


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑5271‑13

 

INTITULÉ :

DONOVAN JONES c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 DÉCEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE DU JUGEMENT ET MOTIFS :

LE 7 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Osborne Barnwell

POUR LE demandeur

 

Lorne McClenaghan

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Osborne Barnwell

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE défendeur

 

 

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