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Date : 20150409


Dossier : T-353-14

Référence : 2015 CF 429

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2015

En présence de monsieur le juge Barnes

ENTRE :

THOMAS GORDON MACINTYRE et

SCOTT LINDSAY MACINTYRE

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LA REINE

DU CHEF DU CANADA,

REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande présentée par Thomas Gordon MacIntyre et par Scott Lindsay MacIntyre [les demandeurs] en vue d’obtenir l’abrogation du décret 68/1574 du 27 juillet 1922. Ce décret autorisait l’émancipation de la grand-mère paternelle des demandeurs, Elsie Russ, apparemment en conformité avec l’article 122 de la Loi des Sauvages, SRC 1906, c 81. La réparation réclamée vise à faciliter l’inscription des demandeurs à titre d’Indiens.

[2]               L’explication donnée à l’appui de la présente demande est que la demande d’émancipation de Mme Russ a été présentée par erreur et selon une procédure qui était [traduction] « entachée d’un vice de procédure ». Les demandeurs soutiennent que la Cour peut examiner le dossier historique et que, si elle est convaincue que le gouverneur en conseil n’était pas légalement autorisé à émanciper Mme Russ ou si elle est convaincue qu’il a agi de façon déraisonnable dans l’exercice de son autorité légitime, elle peut invalider ou abroger le décret. En tout état de cause, le demandeur affirme qu’ils ont droit de se voir reconnaître le statut d’Indiens.

[3]               Il a beaucoup été question au cours des ans des injustices historiques qui ont été le lot de descendants des Indiens qui ont été privés de leur statut d’Indiens par suite de leur émancipation. Le concept d’émancipation était enraciné dans l’idée fausse et empreinte de préjugés selon laquelle les Indiens devaient renoncer à leur culture et s’intégrer pleinement à la « société des Blancs ». Sans surprise, très peu d’Indiens étaient favorables à cette idée et seule une poignée d’entre eux ont cherché volontairement à s’émanciper. Le processus était évidemment coercitif en ce sens que, pour obtenir les avantages de la citoyenneté canadienne, il leur fallait renoncer aux avantages du statut d’Indien. La situation était encore pire pour les femmes qui épousaient des hommes non Indiens. Elles perdaient leur statut d’Indiennes par l’effet de la loi et non par suite d’une demande qu’elles auraient présentée de leur propre chef. Le caractère oppressif de la politique d’émancipation du gouvernement et le manque d’uniformité des tentatives ultérieures visant à corriger les problèmes qu’elle avait créés ont été bien décrites par le juge David Stratas dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204, [2012] ACF no 880, aux paragraphes 10 à 14 :

[10]      L’« émancipation » est un euphémisme employé pour désigner l’une des politiques les plus oppressives adoptées par le gouvernement canadien au cours de l’histoire de ses rapports avec les peuples autochtones (Un passé, un avenir, Rapport de la Commission royale sur les peuples autochtones, vol. 1, (Ottawa, Groupe Communication Canada, Édition, 1996), à la page 290).

[11]      À partir de 1857 et par la suite sous différentes formes jusqu’en 1985, l’« émancipation » visait à assimiler les peuples autochtones et à éradiquer leur culture ou, pour reprendre les mots employés dans la loi de 1857, à « encourager le progrès de la civilisation » chez les peuples autochtones (Acte pour encourager la Civilisation graduelle des Tribus Sauvages en cette Province, et pour amender les Lois relatives aux Sauvages, S. Prov. C. 1857, 20 Vict., c. 26 (loi initiale); Loi modifiant la Loi sur les Indiens, L.C. 1985, ch. 27 (l’abolition)).

[12]      Suivant l’une des formes d’« émancipation » – celle qui nous intéresse en l’espèce – les Autochtones se voyaient octroyer la citoyenneté canadienne et le droit de détenir une terre en fief simple. En retour, ils devaient renoncer – en leur nom personnel et au nom de tous leurs descendants nés ou à naître – à leur statut légal d’« Indien », à leurs exemptions fiscales, à leur appartenance à leur communauté autochtone, à leur droit de résider au sein de cette communauté, et à leur droit de voter pour les dirigeants de leur communauté.

[13]      La Cour suprême a signalé les désavantages, les stéréotypes, les préjugés et la discrimination associés à l’« émancipation » dans l’arrêt Corbiere c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 R.C.S. 203. Avec de profondes réticences ou moyennant un coût personnel élevé et parfois sous la contrainte, bon nombre d’Autochtones ont été séparés pendant des décennies de collectivités avec lesquelles ils avaient des liens culturels et spirituels profonds.

[14]      Le 17 avril 1985, date à laquelle les dispositions de la Charte canadienne des droits et libertés consacrant les droits à l’égalité sont entrées en vigueur, des modifications apportées à la Loi sur les Indiens sont également entrées en vigueur, faisant ainsi disparaître les derniers vestiges de l’« émancipation » et permettant à ceux qui avaient perdu leur statut d’Indien en raison de leur émancipation de s’inscrire et de retrouver leur statut d’Indien (Loi modifiant la Loi sur les Indiens, ci-dessus). Toutefois, aux termes des modifications en question, seulement certains des descendants des Indiens « émancipés » avaient le droit de faire inscrire leur nom au registre des Indiens. En d’autres termes, seulement un certain nombre ont été en mesure de recouvrer leur statut d’« Indien » et de pouvoir redevenir membre de leur collectivité autochtone.

[4]               La Cour se retrouve donc dans la position peu enviable de contrôler le caractère raisonnable d’une décision qui, à première vue, a été prise légalement il y a une centaine d’années, conformément à régime législatif qui est maintenant considéré comme paternaliste et empreint de préjugés. Je dois également composer avec le fait que le législateur a choisi de ne régler le problème qu’en partie. La tâche m’est rendue d’autant plus difficile que les personnes qui sont le mieux placées pour expliquer ce qui s’est passé en 1922 (c.‑à‑d. Mme Russ et sa famille immédiate) sont décédées et que les documents pertinents sont rares et probablement incomplets. 

[5]               La situation à laquelle les demandeurs sont confrontés est également absurde pour une autre raison. Si Mme Russ avait perdu son statut d’Indienne par suite de son mariage ultérieur avec un non‑Indien, les demandeurs seraient vraisemblablement maintenant admissibles à une reconnaissance du statut d’Indiens. Toutefois, dans la mesure où Mme Russ a renoncé à son statut d’Indienne pour pouvoir acquérir la citoyenneté canadienne avant de se marier, ils ne remplissent pas les conditions requises. Il est difficile dans les circonstances de trouver dans le régime qui a été appliqué à Mme Russ une caractéristique qui serait susceptible de « racheter » la situation ou de nous permettre de dissocier les problèmes créés par ce régime de la règle qui a dépouillé de leur statut d’Indienne des femmes qui ont épousé des non-Indiens. Dans le cas qui nous occupe, j’ajouterais que le père des demandeurs est inscrit en vertu de la Loi sur les Indiens, par suite du rétablissement de l’inscription de sa mère (Mme Russ). Néanmoins, ce statut est refusé aux demandeurs. 

[6]               Le premier argument qu’invoquent les demandeurs est que le gouverneur en conseil n’était pas légalement autorisé à prendre le décret contesté en 1922 et que, par conséquent, la Cour peut accorder le jugement déclaratoire requis pour ce motif. Le même argument a été invoqué devant la juge Catherine Kane, qui était saisie d’une requête présentée par les mêmes demandeurs en vue d’obtenir une prorogation du délai qui leur était imparti pour introduire la présente instance. La juge Kane n’était pas convaincue du bien-fondé de cet argument et elle ne l’a pas retenu comme motif lui permettant d’accorder la prorogation demandée. Il vaut la peine de citer sa décision sur cette question :

[traduction

[61]      Le défendeur a soumis un exposé chronologique de l’article 122A pour démontrer qu’il était en vigueur en 1922. Notamment, en 1924, l’article 7 de la Loi modifiant la Loi des Sauvages, SC 1924 (14-15 Geo V), ch 47, est entré en vigueur. Il disposait :

(8) Il n’était pas question d’abroger l’article cent vingt‑deux A, tel qu’édicté par l’article six du chapitre vingt-six du Statut de 1918, et il n’est pas censé l’avoir été par l’article trois du chapitre cinquante du Statut de 1920, et tous actes ou choses accomplis sous le régime des dispositions dudit article cent vingt-deux A sont, par la présente loi, valables et effectifs, et sont déclarés l’être.

(8) Section one hundred and twenty-two A as enacted by section six, chapter twenty-six of the statutes of 1918, was not intended to and shall be deemed not to have been repealed by section three of chapter fifty of the statutes of 1920, and any act or thing done under the provisions of said section one hundred and twenty-two A shall be and is hereby declared to be valid and effective.

 […]

[66]      J’accorde peu ou point de poids à l’argument selon lequel le décret a été pris en 1922 sans autorisation légale en raison d’une prétendue lacune de la loi en ce qui concerne l’article 122A. Bien que cet article n’ait été réédicté qu’en 1924, le libellé de la loi modificatrice est clair et il visait à corriger la situation.

[67]      Selon l’auteure Sullivan, précité, aux pages 682 à 684 de son ouvrage :

[traduction]

Une forme courante de lois rétroactives est ce qu’on est convenu d’appeler les lois déclaratoires. Les lois déclaratoires visent à dissiper des doutes ou à rectifier les interprétations erronées des lois existantes en en précisant leur sens véritable non seulement pour l’avenir, mais également pour le passé. Ainsi que le juge Lambert l’a expliqué dans l’arrêt Hornby Island Trust Committee c Stormwell [(1988), 53 DLR (4th) 435 (BCCA)] :

            [traduction]

[…] Lorsqu’un texte énonce la loi, on peut, en appliquant les règles d’interprétation rétroactive, l’interpréter naturellement et équitablement comme établissant le sens tant actuel que passé de la loi, c’est-à-dire le sens qu’elle a toujours eu.

Le juge Pigeon souligne que les dispositions visant à clarifier une règle juridique ou à corriger une interprétation fautive ne sont pas toutes nécessairement rétroactives. Ce qui caractérise une disposition rétroactive est le fait qu’on y trouve une expression par laquelle le législateur déclare son intention d’attribuer le sens contenu dans la nouvelle disposition ou de prévoir qu’elle est censée toujours avoir eu ce sens. On doit trouver dans le libellé de la disposition ou dans les circonstances dans lesquelles elle a été adoptée des indices démontrant qu’elle est censée s’appliquer tant pour le passé que pour l’avenir [Healey c Québec (PG), [1987] 1 RCS 158, aux pages 165 et 166].

[68]      Le libellé de la loi modificatrice de 1924 qui a rétabli l’article 122A est sans équivoque. Le législateur y déclare : « Il n’était pas question d’abroger [l’article 122A] [...] et il n’est pas censé l’avoir été [...] « et tous actes ou choses accomplis sous le régime des dispositions [de l’article 122A] sont [...] valables et effectifs, et sont déclarés l’être ». Vu ce libellé, il semble évident que la modification de 1924 qui a abrogé plusieurs articles de la Loi des Sauvages, a par erreur abrogé l’article 122A.

[7]               À l’instar de la juge Kane, je suis convaincu que la modification apportée par le législateur en 1924 à la Loi des Sauvages visait à corriger l’abrogation de l’article 122A qui avait été faite par erreur et, ce faisant, que cette modification a validé rétroactivement tous les actes survenus dans l’intervalle. Le caractère rétroactif de la modification de 1924 est évident à sa face même et ne laisse place à une aucune interprétation contraire.

[8]               Le juge Kane a justifié sa décision d’accorder la prorogation de délai demandée en expliquant que la demande d’émancipation de Mme Russ n’était peut‑être pas entièrement volontaire. Elle a déclaré : [traduction« bien qu’il puisse être très difficile de prouver que [Mme Russ] n’a pas demandé l’émancipation de son plein gré, il s’agit d’un argument qui pourrait être plaidé ». Il me reste donc à examiner le dossier historique pour établir s’il peut permettre de conclure que le décret contesté n’était pas légalement fondé. 

[9]               La situation à laquelle les demandeurs sont confrontés n’est pas sans rappeler celle qui était en cause dans l’affaire Larkman c Canada, 2013 CF 787, conf. par 2014 CAF 299, 436 FTR 181 (angl.), conf. par 248 ACWS (3d) 493). Dans cette affaire, Mme Larkman cherchait à surmonter la même limite aux réparations imposée par la Loi que celle qui s’applique en l’espèce aux demandeurs : en tant que descendants de deuxième génération avec deux générations successives de parents mixtes, ils n’ont pas le droit de revendiquer le statut d’Indiens. Tout comme dans l’affaire Larkman, le seul moyen par lequel il semble qu’il soit possible d’obtenir réparation en pareil cas consiste à attaquer le décret prononçant l’émancipation de Mme Russ. 

[10]           Je suis convaincu que la norme de contrôle qui s’applique à la contestation des décisions du gouverneur en conseil qui comportent des questions mixtes de fait et de droit est celle de la raisonnabilité (Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Canada, 2010 CAF 307, [2012] 2 RCF 312, aux paragraphes 83 à 91).

[11]           Selon le dossier historique que les demandeurs m’ont soumis, Mme Russ a présenté une demande formelle d’émancipation le 20 janvier 1922. Dans sa demande signée, elle a déclaré qu’elle faisait partie de la bande « Haidah » et qu’elle ne vivait pas alors dans une réserve. L’agent des Indiens local, M. Thomas Deasy, a certifié qu’il connaissait Mme Russ et qu’il croyait qu’elle était [traduction« une personne possédant les qualités requises pour obtenir l’émancipation ». La demande de Mme Russ était accompagnée d’une renonciation, que Mme Russ avait signée sous serment devant un commissaire à l’assermentation et dans laquelle elle déclarait qu’elle avait 21 ans révolus et qu’elle était célibataire. Par ce document, elle [traduction« abandonn[ait] toutes prétentions quelconques à tout intérêt dans les terres » de la bande « Haidah ».

[12]           La demande de Mme Russ était également accompagnée d’une attestation signée par son beau‑frère devant un commissaire à l’attestation qui attestait notamment ses « bonnes mœurs » et le fait qu’elle remplissait les conditions requises pour se voir octroyer la citoyenneté. M. Deasy a soumis la demande de Mme Russ au Département des Affaires indiennes le 26 janvier 1922.

[13]           Le 15 avril 1922, le Département des Affaires indiennes a retourné à M. Deasy [traduction] « les documents relatifs à la demande d’émancipation de [mademoiselle Russ] » pour qu’il y apporte certains correctifs et qu’il aborde la question de son emploi. Selon le Département, elle ne pouvait être émancipée, à moins qu’elle soit [traduction] « entièrement en mesure de subvenir à ses besoins ». La lettre confirmait également qu’une fois émancipée Mme Ross, n’aurait droit à [traduction« aucune indemnité financière ». M. Deasy a transmis ces renseignements à Mme Russ par lettre datée du 27 avril 1922.

[14]           Il semble que la demande de Mme Russ ait été soumise de nouveau au Département des Affaires indiennes en juin 1922. La demande était accompagnée à ce moment-là d’une lettre du beau‑frère de Mme Russ, M. C. M. MacIntyre, qui y exposait les détails du dernier emploi de Mme Russ et qui confirmait qu’elle vivait chez lui. Le 29 juin 1922, le responsable de la Direction générale des terres et des forêts aux Affaires indiennes a écrit au sous-ministre pour recommander l’approbation de la demande de Mme Russ et pour confirmer qu’aucune contrepartie monétaire ne serait versée à cette dernière. Le surintendant général intérimaire des Affaires indiennes a, à son tour, écrit au gouverneur général en conseil le 5 juillet 1922 en vue d’obtenir l’autorisation d’émancipation requise prévue à l’article 122A de la Loi des sauvages.

[15]           Mme Russ a été déclarée émancipée aux termes d’un décret pris en date du 27 juillet 1922. Cette décision a été communiquée par M. Deasy à Mme Russ par lettre du 22 août 1922. Le 21 septembre 1922, Mme Russ a écrit à M. Deasy pour contester son émancipation. Elle déclarait dans sa lettre qu’elle n’avait pas compris qu’elle renonçait aux droits dont elle avait hérité sur la réserve Haidah de Skidigate. Elle a également retourné sa carte d’émancipation. Il ressort à l’évidence de cette lettre qu’elle souhaitait récupérer son statut d’Indienne. 

[16]           Le 21 septembre 1922, M. Deasy a transmis la lettre de Mme Russ au sous-ministre adjoint et secrétaire du Département des Affaires indiennes pour qu’il l’examine. Voici la réponse donnée à Mme Russ le 7 octobre 1922 :

[traduction]

            Votre lettre du 21 septembre dernier adressée à M. Thomas Deasy, agent des Indiens de Massett (C.‑B.), dans laquelle vous contestiez votre émancipation, a été transmise à notre Département pour réponse.

            Il est impossible pour notre Département de répondre à vos vœux dans cette affaire, parce que vous n’êtes plus considérée comme une Indienne. Nous avons du mal à saisir votre affirmation selon laquelle vous ne compreniez pas les conditions de votre émancipation, compte tenu du fait que vous avez signé le document de renonciation dans lequel il était bien précisé qu’en tant qu’auteure de la demande d’émancipation, vous vous engagiez à ce qui suit : [traduction] « J’abandonne par la présente toutes prétentions quelconques à tout intérêt dans les terres de la bande en question et, par la présente, je libère et dégage définitivement la bande en question et Sa Majesté, représentée par le surintendant général des Affaires indiennes, et ses successeurs, de toute action, cause d’action, réclamation, poursuite, dette, somme d’argent et réclamation, passés, présents et futurs, quels qu’ils soient, qu’ils pouvaient, peuvent ou pourraient faire valoir, compte tenu d’un fait, d’une affaire, d’une opération ou de quelque autre question ayant rapport à la bande en question ».

            Dans ces conditions, il est impossible pour le Département de donner suite à votre demande. La carte d’émancipation accompagnant votre lettre vous est donc remise avec la présente lettre.

[17]           Le dossier ne révèle aucun autre motif d’opposition qu’aurait pu soulever Mme Russ et ne permet pas de penser qu’elle a entrepris d’autres démarches pour corriger la situation.

[18]           Les demandeurs soutiennent que Mme Russ ne répondait pas aux conditions pour obtenir l’émancipation et que le Département a agi de façon trompeuse en recommandant au gouverneur en conseil de prendre cette mesure. Les demandeurs affirment que, compte tenu des éléments communiqués au Département et, par la suite, au gouverneur en conseil, il était évident que Mme Russ n’avait pas de moyens de subsistance. Ils soulignent également que, dans sa seconde demande, Mme Russ n’avait pas dissipé les réserves qu’avait exprimées dès le départ le Département en exigeant qu’un proche parent de Mme Russ certifie qu’elle remplissait les conditions requises pour obtenir l’émancipation. Les demandeurs soutiennent, pour ces raisons, que le décret a été pris irrégulièrement et qu’il est par conséquent illégal.

[19]           Les conditions à remplir pour qu’il y ait une émancipation légale en vertu de l’article 122A de la Loi des sauvages en 1922 étaient les suivantes :

a.                   la demanderesse devait être une femme indienne célibataire ayant 21 ans révolus;

b.                  la demanderesse ne devait ni posséder de terres dans une réserve, ni résider dans une réserve, ni suivre le mode de vie indien;

c.                   la demanderesse devait avoir demandé son émancipation;

d.                  la demanderesse devait avoir abandonné toute prétention à tout intérêt dans les terres de la bande indienne;

e.                   le surintendant général devait être convaincu que la demanderesse avait des moyens de subsistance et qu’elle remplissait les conditions requises pour obtenir l’émancipation.

[20]           Les seules questions soulevées par les demandeurs se rapportent à la possibilité pour Mme Russ d’obtenir l’émancipation et, plus particulièrement, de la question de savoir si, à l’époque de sa demande, elle avait des moyens de subsistance. Cette question est constamment revenue sur le tapis, comme en fait foi le fait que le Département lui avait renvoyé sa première demande.

[21]           Il est extrêmement significatif que le dossier historique dont dispose la Cour ne laisse pas entrevoir que Mme Russ ait été préoccupée ou confuse au sujet des problèmes que soulèvent maintenant ses petits-fils. D’ailleurs, elle déclarait à l’époque qu’elle avait des moyens de subsistance, un fait également attesté par son beau-frère. Bien qu’il soit clair qu’elle ne travaillait pas, il est également évident qu’elle était une femme instruite et qu’elle vivait chez les MacIntyre, où elle donnait un coup de main. Il n’était pas déraisonnable de la part du surintendant général de conclure, d’après ces éléments de preuve, que Mme Russ avait suffisamment de moyens de subsistance pour pouvoir présenter sa demande. Après tout, il n’était pas nécessaire d’exercer un emploi rémunérateur à l’extérieur pour obtenir l’émancipation. Il est également significatif que la décision contestée dans le cadre de la présente demande soit celle du gouverneur en conseil et non celle prise par le surintendant général après examen de la preuve portée à sa connaissance. C’est le caractère raisonnable de la décision du gouverneur en conseil que la Cour est appelée à apprécier. Or, compte tendu du dossier dont disposait le gouverneur en conseil, il ne fait aucun doute que sa décision de faire droit à la demande de Mme Russ était raisonnable.

[22]           Les demandeurs ont également attiré mon attention sur les réserves exprimées au départ par le Département au sujet du fait que M. MacIntyre avait attesté que Mme Russ remplissait les conditions requises pour obtenir l’émancipation. La seconde demande était également appuyée par son attestation de l’aptitude de Mme Russ, une déclaration que les demandeurs qualifient d’irrégulière. Sur ce point, j’accepte l’argument énoncé au paragraphe 99 du mémoire du défendeur :

[traduction]

99.       La demanderesse affirme que le fait qu’un document intitulé « Attestation de l’aptitude à l’émancipation » a été rempli par son beau-frère est susceptible de rendre la décision déraisonnable. Tel n’est pas le cas. La Loi prévoit que le surintendant doit être convaincu que Mme Russ répond aux conditions pour obtenir l’émancipation. La Loi n’exige pas une « attestation » et précise encore moins la forme que doit revêtir un tel document. Même si elle prévoyait une telle exigence, le document indique que cette attestation doit être donnée par un [traduction] « membre du clergé, juge de paix ou autre personne bien connue et responsable ». Son beau-frère, qui se déclare ingénieur, pourrait fort bien entrer dans la troisième catégorie en tant que [traduction] « autre personne bien connue et responsable ». Mais même s’il existait des éléments de preuve à l’effet contraire, ce qui n’est pas le cas, la décision n’est pas pour autant déraisonnable, étant donné qu’il n’existait aucune exigence spécifique sur la façon dont le surintendant général devait être convaincu que l’intéressé devait avoir « des titres légitimes » à l’émancipation » au sens de l’article 122A. [Renvois omis.] 

[23]           Bien que je sois sensible à la situation malheureuse dans laquelle les demandeurs se retrouvent, il m’est impossible de conclure que le décret contesté a été pris de façon illégale. Mme Russ a de toute évidence regretté sa décision, mais sa demande d’émancipation était à première vue régulière et Mme Russ n’a vraisemblablement pris aucune mesure après l’avoir présentée pour contester légalement la décision. La preuve ne permet tout simplement pas d’infirmer cette décision près de 90 ans plus tard. S’il existe une solution au sort malheureux des demandeurs, elle doit provenir non pas des tribunaux, mais du législateur.

[24]           Pour les motifs qui ont été exposés, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, mais, eu égard aux circonstances, le tout sans frais. 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

 « R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-353-14

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

THOMAS GORDON MACINTYRE et

SCOTT LINDSAY MACINTYRE

c

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉE PAR LE MINISTRE DES AFFAIRES AUTOCHTONES ET DU DÉVELOPPEMENT DU NORD DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 NOVEMBRE 2014

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Teressa Nahanee

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Me Sean Stynes

Me Josef Rosenthal

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Teressa Nahanee

Avocate

Merritt (Colombie-Britannique)

 

PoUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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