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Date : 20150416


Dossier : T-1581-13

Référence : 2015 CF 477

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2015

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

PAVAGE ST-EUSTACHE LTÉE

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Pavage St-Eustache Ltée demande le contrôle judiciaire de la décision de l’Agence du revenu du Canada [Agence], rendue le 27 août 2013, par laquelle elle accueille en partie seulement sa demande d’allègement présentée en vertu de l’article 220(3.1) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC (1985), ch 1 [LIR]. L’Agence a refusé d’annuler les intérêts dus sur un avis de nouvelle cotisation pour l’année d’imposition 1996, portant la date du 26 mai 2004, et qui ont couru à compter de cette date.

[2]               La demanderesse plaide essentiellement que ni elle ni son procureur n’a reçu copie de cet avis de nouvelle cotisation avant la fin de l’année 2008 et qu’en conséquence, elle ne devrait pas être tenue de payer les intérêts courus sur le montant cotisé. Elle invoque également un certain nombre d’erreurs commises par l’Agence dans la gestion de son dossier.

[3]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

I.                   Exposé des faits

[4]               La demanderesse fait partie d’un groupe de sociétés connu sous le nom Groupe Mathers. En 1998, l’Agence a amorcé une large enquête visant les membres de la famille Mathers et les diverses sociétés qui y sont liées, dont la demanderesse. En 1998, monsieur Marcel Kessiby, représentant alors la Division des enquêtes spéciales de l’Agence, a été nommé enquêteur responsable. Suite à plusieurs années d’enquête et de négociations, une entente intitulée « Proposition de règlement civil et pénal » [l’Entente] a été signée le 25 novembre 2002 et amendée le 28 novembre 2002 et le 20 mars 2003.

[5]               Suite à cette Entente, les divers débiteurs fiscaux ont payé les sommes qui y étaient énumérées.

[6]               Cependant, le paragraphe 8 de l’Entente prévoit le maintien de la décision de l’Agence de refuser à la demanderesse une perte agricole au montant de 1 128 454 $. En conséquence de ce refus, un avis de nouvelle cotisation a été émis par l’Agence le 26 mai 2004.

[7]               La demanderesse affirme n’avoir jamais reçu l’avis de cotisation du 26 mai 2004 et elle en aurait ignoré l’existence jusqu’à la fin de l’année 2008. Malgré les instructions données pour que M. Kessiby reçoive copie de tous les avis de cotisation émis pour donner suite à l’Entente et que toute correspondance relative à l’Entente soit transmise au procureur de la demanderesse, ni l’un ni l’autre n’auraient été informés de l’avis de cotisation du 26 mai 2004 avant la fin de l’année 2008. Vers le mois d’août 2006, la demanderesse a reçu un document intitulé « États des arriérés » qui démontrait un solde dû de 843 829,93 $ pour l’exercice se terminant au 31 décembre 1996. La demanderesse a fait parvenir ce document à M. Kessiby qui lui a répondu de ne pas en tenir compte puisqu’une conciliation finale serait faite selon les termes de l`entente datée le 25 novembre 2002 et amendée le 28 novembre 2002.

[8]               Toutefois, à compter du mois de mars 2007, l’Agence a commencé à se rembourser et à opérer compensation au fur et à mesure que des sommes devenaient dues à la demanderesse. À nouveau le procureur de la demanderesse a écrit à M. Kessiby qui lui a répondu le 29 mai 2007 par écrit que l’avis de cotisation du 21 mars 2007 serait examiné en fonction de l’Entente et que la somme de 24 086,09 $ appliquée aux arriérés serait redressée (pièce E au soutien de l’affidavit de Marcel Kessiby).

[9]               Le 12 septembre 2007, le procureur de la demanderesse demandait une confirmation écrite de l’ajustement devant tenir compte de l’Entente. Le 25 septembre 2007, M. Kessiby répondait au procureur de la demanderesse en lui transmettant une conciliation sommaire des comptes de la demanderesse au 12 septembre 2007 et profitait de cette occasion pour l’informer qu’il prendrait sa retraite le 28 septembre prochain et que toute communication future devrait être transmise à M. Réal Barbeau ou à M. Jean-Pierre Gouin. Tant la demanderesse que M. Kessiby soutiennent que selon la conciliation sommaire transmise, le solde au 12 septembre était de 21 550,19 $.

[10]           D’abord, M. Kessiby a transmis à la demanderesse les pages 11 et 12 d’un document de 13 pages (pièce G au soutien de l’affidavit de Marcel Kessiby). Sur les pages transmises on peut lire notamment (j’omets les colonnes de chiffres pour chaque fin d’exercice) :

Tableau résumé concernant les impôts chargés

Fin d’exercice

19961231

19971231

19981231

[…]

[…]

[…]

[…]

Solde révisé

Au 12 septembre 2007

632 085.70 dt

4 648.38 dt

40 801.91 dt

Fin d’exercice

19991231

20011231

20061231

[…]

[…]

[…]

[…]

Solde révisé

Au 12 septembre 2007

12 567.78

6 535.16

2 399.48

[11]           La demanderesse dit avoir additionné les chiffres se trouvant à la dernière ligne de la deuxième page de cette conciliation sommaire et avoir transmis un chèque de 21 550,19 $. En fait, cette somme reflète plutôt l’addition des soldes pour les années d’imposition 1999 (12 595,70 $), 2001 (6 549,68 $) et 2006 (2 404,81 $) tel qu’ils apparaissent sur un État des arriérés pour la période se terminant le 21 septembre 2007 (document 5 produit par M. Jean Laporte). La différence représente donc les intérêts courus du 12 au 21 septembre 2007.

[12]           À la page 2 de 4 de cet État des arriérés, on peut voir un solde de 633 489,80 $ pour l’année d’imposition 1996 (à nouveau, la différence entre ce montant et le montant de 632 085,70 $ apparaissant à la conciliation sommaire du 12 septembre 2007 représente probablement les intérêts courus entre cette date et le 21 septembre 2007).

[13]           Dans les deux cas, la demanderesse a fait fi du solde pour l’année d’imposition 1996 qui apparaît à la conciliation sommaire et en payant la somme de 21 550,19 $, elle dit avoir cru ne plus rien devoir suite au règlement de 2002.

[14]           M. Kessiby pour sa part dit avoir quitté pour sa retraite croyant que le solde de 21 550,19 $ représentait le montant final à payer pour donner suite à l’Entente.

[15]           La demanderesse a continué à recevoir des « États des arriérés » à chaque mois par la suite. Plusieurs correspondances avec l’Agence sont demeurées sans réponse et au début de l’année 2008, le procureur de la demanderesse a communiqué avec M. Jean-Pierre Gouin, Directeur adjoint de la Division de l’exécution du Bureau des services fiscaux de Laval. Mme Claudine Vinette, anciennement responsable du dossier du Groupe Mathers, a été réassignée au dossier pour tenter de faire la lumière. Après plusieurs mois de recherche, Mme Vinette a retrouvé l’avis de cotisation du 26 mai 2004 et elle en a transmis une copie complète à la demanderesse en novembre 2008. La demanderesse affirme qu’elle voyait alors ce document pour la première fois. À cette époque, l’Agence s’était complètement payée par le biais de la compensation, au fur et à mesure que des sommes devenaient dues à la demanderesse et ce, tant pour le capital que pour les intérêts courus depuis 2009.

[16]           Le 3 septembre 2009, la demanderesse a déposé une demande d’allègement dans le but de faire annuler les intérêts courus sur la cotisation du 26 mai 2004. Le 2 février 2010, l’Agence a rejeté cette demande aux motifs que i) la demande d’allègement était prescrite puisqu’elle concernait l’exercice se terminant au 31 décembre 1996, soit à l’extérieur du délai de 10 ans; ii) plusieurs états de compte subséquents à l’avis de cotisation du 26 mai 2004 ont été expédiés à la demanderesse qui connaissait donc le solde en souffrance; et iii) l’article 18 de l’Entente prévoyait que la demanderesse acceptait de renoncer à son droit d’appel et à son droit de faire une demande en matière d’équité.

[17]           La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision de l’Agence. Le 21 août 2011, cette Cour rendait jugement et rejetait cette demande. Le juge Lemieux n’a pas eu à trancher la question de la prescription de la demande d’allègement puisque pendant son délibéré, la Cour d’appel fédérale a rendu son arrêt dans Bozzer c Canada, 2011 CAF 186, lequel disposait de la question en faveur de la demanderesse. Pour le reste, il a conclu que la décision du Ministre de rejeter la demande d’allègement de la demanderesse était raisonnable puisque l’avis de cotisation du 26 mai 2004 respectait l’Entente. Il a également conclu que la demanderesse avait été suffisamment informée de l’avis de cotisation du 26 mai 2004 par le biais des États des arriérés et autres documents transmis par la suite. Toutefois, il ne se prononce pas sur la question à savoir si l’article 18 de l’Entente empêchait la demanderesse de présenter une demande d’allègement.

[18]           La demanderesse en a appelé de cette décision et la Cour d’appel fédérale lui a donné raison sans réellement se prononcer sur les motifs du premier juge. Dans sa courte décision rendue séance tenante, la Cour d’appel fédérale conclut que l’Agence a eu tort de rejeter la demande d’allègement en se fondant sur le paragraphe 18 de l’Entente, sans tenir compte de ses paragraphes 8 et 23. Pour cette seule raison, elle devait intervenir et retourner le dossier de l’Agence pour qu’elle reconsidère la demande d’allègement à la lumière de l’ensemble du dossier et de l’Entente.

[19]           Le 11 février 2013, la demanderesse a transmis une nouvelle demande d’allègement à l’Agence, laquelle a été acceptée en partie.

II.                Décision contestée

[20]           Après avoir pris en considération les articles pertinents de l’Entente et l’ensemble des arguments de la demanderesse, l’Agence a conclu que les intérêts sur les arriérés devaient être annulés pour la période du 1er janvier 1999 au 26 mai 2004.

[21]           Par contre, en ce qui concerne les intérêts courus après cette date, l’Agence conclut que son examen du dossier ne lui permet pas de déceler une erreur attribuable à l’Agence depuis la date de la nouvelle cotisation du 26 mai 2004, ni un délai indu dans le traitement de la demande d’allègement. Plusieurs états de compte subséquents à l’avis de cotisation du 26 mai 2004 ont été expédiés à la demanderesse, alors qu’aucun courrier n’a été retourné à l’Agence. Pour ces seuls motifs, aucun allègement n’est accordé pour la période postérieure au 26 mai 2004.

III.             Questions en litige et norme de contrôle

[22]           Cette demande de contrôle judiciaire soulève la question suivante :

L’Agence a-t-elle tenu compte de l’ensemble du dossier avant de conclure qu’elle n’avait commis aucune erreur dans le traitement du dossier de la demanderesse et qu’aucun délai indu ne lui était imputable?

[23]           Dans son mémoire écrit, la demanderesse plaide également que l’avis de cotisation du 26 mai 2004 est tardif et que la réclamation de l’Agence qui en découle, présentée plus de trois ans après la fin de l’exercice 1996, est prescrite en application du paragraphe 152(4) de la LIR. Ce à quoi le défendeur répond dans son mémoire que seule la Cour canadienne de l’impôt aurait compétence pour trancher cette question. Toutefois, lors de l’audition de la cause, la procureure de la demanderesse a reconnu que puisque l’avis de cotisation du 26 mai 2004 résulte de l’Entente, il n’est pas prescrit, la demanderesse y ayant consenti. Cet argument ne sera donc pas traité dans les présents motifs.

[24]           La question soulevée par cette demande est une question mixte de faits et de droit, de sorte qu’elle sera analysée selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 aux paragraphes 47-50 et 53).

IV.             Analyse

[25]           D’un côté, la demanderesse soutient n’avoir jamais reçu l’avis de cotisation du 26 mai 2004. Elle dépose les affidavits de M. Kessiby, Me Paci et Mme Brigitte Mathers qui affirment tous en avoir pris connaissance uniquement  à la fin de l’année 2008. De l’autre côté, le défendeur n’a présenté aucune preuve selon laquelle l’avis aurait été transmis. Qui plus est, le formulaire T-99A, qui est un document interne à l’Agence et qui précède normalement l’émission d’un avis de cotisation, est daté du 15 octobre 2008, soit plus de deux ans après la date de l’avis de cotisation. Il s’agit approximativement du moment où Mme Vinette tentait justement de le retracer. La seule explication offerte par M. Laporte est que la date indiquée sur le formulaire T-99A pourrait être celle de son impression plutôt que celle de sa création. Avec respect, puisqu’une case du formulaire de l’avis est réservée pour y inscrire la date d’émission, il serait fort surprenant que cette date change à chaque fois que l’avis est imprimé.

[26]           Quoi qu’il en soit, le défendeur est prêt à reconnaître que la demanderesse n’a pas reçu l’avis de cotisation du 26 mai 2004. Toutefois, il plaide que puisqu’elle a reçu plusieurs États des arriérés et autres documents par la suite, elle était suffisamment informée de la nouvelle cotisation pour l’exercice se terminant le 31 décembre 1996 et elle n’avait aucune raison de ne pas acquitter ce montant en temps opportun. Le défendeur plaide également que la conclusion de l’Agence selon laquelle elle n’aurait commis aucune erreur dans le traitement du dossier de la demanderesse est raisonnable, tout comme l’est sa conclusion selon laquelle elle n’est responsable d’aucun délai indu.

[27]           Avec respect, je ne partage pas l’opinion du défendeur et je crois que l’Agence a omis de tenir compte de plusieurs faits qui contredisent sa position et d’un certain nombre d’erreurs commises par l’Agence dans sa courte analyse de la demande d’allègement de la demanderesse. Par exemple :

         Le fait pour M. Kessiby d’avoir avisé le procureur de la demanderesse de ne pas tenir compte de l’État des arriérés du 21 août 2006 puisqu’une conciliation finale serait faite pour tenir compte de l’Entente (paragraphe 24 de l’affidavit de Marcel Kessiby);

         Le fait pour l’Agence d’avoir émis quatre avis de cotisation distincts et contradictoires pour tenir compte du refus de l’Agence de considérer la perte agricole, dont celui du 19 février 2003 – soit le premier après l’Entente – qui accorde la perte agricole à la demanderesse;

         Le fait d’avoir mis plusieurs mois à retracer l’avis de cotisation du 26 mai 2004 et à le transmettre à la demanderesse;

         Le fait pour M. Kessiby d’avoir informé la demanderesse par écrit, le 29 mai 2007, que la somme de 24 086,09 $ appliquée aux arriérés serait redressée et la cotisation ajustée (pièce E soumise au soutien de l’affidavit de Marcel Kessiby);

         Le fait de ne pas avoir transmis l’avis de cotisation à la demanderesse ou à tout le moins, le fait de ne pas en avoir informé M. Kessiby et de ne pas l’avoir transmis au procureur de la demanderesse conformément aux instructions transmises.

[28]           Avec respect, l’Agence ne pouvait simplement passer sous silence l’ensemble de ces circonstances et conclure en l’absence de faute de sa part.

[29]           Il est possible que pour l’Agence, ses propres erreurs soient atténuées par le fait que la demanderesse ait reçu certains États des arriérés auxquels ni elle ni son procureur n’auraient réagi. Elle doit cependant soupeser l’ensemble de la preuve et évaluer l’impact des erreurs qu’elle a commises sur la position de la demanderesse.

[30]           Il est également possible que l’Agence conclue qu’à tout le moins à compter du 25 septembre 2007, la demanderesse ne pouvait ignorer le solde dû pour l’exercice se terminant au 31 décembre 1996 puisque ce solde apparaissait clairement à la conciliation sommaire reçue de M. Kessiby. L’Agence devra soupeser l’ensemble de la preuve et déterminer si la demanderesse et M. Kessiby ont commis une erreur excusable en ne tenant compte que de la dernière ligne de la deuxième page du document annexé à la lettre du 25 septembre 2007 de M. Kessiby (pièce G produite au soutien de son affidavit), que l’on retrouve à la dernière ligne du paragraphe 10 des présents motifs.

V.                Conclusion

[31]           À la lumière de l’ensemble de la preuve, je suis d’avis qu’il n’était pas raisonnable pour l’Agence de conclure qu’elle n’avait commis aucune erreur dans le traitement du dossier de la demanderesse sans analyser les éléments de preuve qui lui sont défavorables. Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

2.                  La décision de l’Agence du revenu du Canada en date du 27 août 2013 est cassée et le dossier retourné à un autre représentant de l’agence pour qu’il ou elle reconsidère la demande d’allègement de la demanderesse;

3.                  Les dépens sont accordés à la demanderesse.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1581-13

 

INTITULÉ :

PAVAGE ST-EUSTACHE LTÉE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 février 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 avril 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Lise Gagnon

 

Pour la demanderesse

 

Me Louis Sébastien

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Mark Paci et Me Lise Gagnon

Pateras & Iezzoni Inc.

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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