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Date : 20150423


Dossier : IMM‑3804‑13

Référence : 2015 CF 527

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 avril 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ABIMELECH FIGUEROA JIMENEZ

MIRIAM RODRIGUEZ JIMENEZ

NOE FIGUEROA RODRIGUEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de la question et contexte

[1]               Les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada et, en invoquant des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi), ont demandé à être dispensés de tout critère de la Loi auquel ils ne satisfaisaient pas. La demande a été rejetée par un agent d’immigration principal (l’agent) et les intéressés présentent maintenant une demande de contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi, par laquelle ils demandent à la Cour d’annuler la décision de cet agent et de renvoyer le dossier à un autre agent pour nouvelle décision.

[2]               Les demandeurs sont un couple marié venu du Mexique et leur fils âgé de dix ans; leur fille n’est pas partie à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, car elle est citoyenne canadienne. Elle est en effet née au pays en 2006, soit après l’arrivée des demandeurs, le 19 avril 2005.

[3]               Après que leur période de séjour autorisé au Canada eut pris fin, les demandeurs sont demeurés au pays plusieurs années et, un jour, la demanderesse a été repérée par les autorités de l’immigration et des mesures de renvoi ont été prises contre la famille le 23 juin 2009. Le jour même, les demandeurs ont présenté une demande d’asile, disant craindre d’être enlevés par des criminels s’ils retournaient au Mexique. Le 30 mars 2011, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a refusé de leur accorder l’asile, en concluant que les demandeurs n’étaient pas crédibles, qu’ils n’éprouvaient pas une crainte subjective de persécution et que le risque d’enlèvement était un risque généralisé. Leur demande d’examen des risques avant renvoi a également été refusée le 13 septembre 2011.

[4]               Dans l’intervalle, les demandeurs avaient présenté une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire le 22 août 2011, en alléguant que le renvoi du Canada irait à l’encontre de l’intérêt supérieur de leurs enfants et que le fait de troubler l’établissement des demandeurs et de les exposer à des conditions défavorables au Mexique leur créerait des difficultés.

II.                La décision contestée

[5]               Le 25 avril 2013, l’agent a refusé de dispenser les demandeurs de l’application des exigences de la Loi.

[6]               L’agent a d’abord traité les allégations des demandeurs selon lesquelles ils subiraient des difficultés en raison des conditions défavorables au Mexique, plus particulièrement en matière de discrimination contre les femmes, de criminalité, de pauvreté et de corruption. L’agent convenait que, même s’il s’agissait là de problèmes graves au Mexique, il existait aussi des recours pour les victimes de crime. Pour ce qui est des autres conditions défavorables, il a jugé que les demandeurs n’avaient pas démontré que : [traduction« leurs situations personnelles étaient telles que les conditions existant dans le pays en général les affecteraient directement plus que le reste de la population ou que ces conditions leur occasionneraient des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». Comme le fardeau de la preuve reposait sur les demandeurs, l’agent a rejeté cet aspect de leurs allégations.

[7]               L’agent n’était pas convaincu que le degré d’établissement des demandeurs justifiait une dispense. M. Figueroa Jiménez avait dit avoir eu un emploi au Canada en tout temps, sauf quelques mois depuis son arrivée, mais l’agent a constaté que la documentation sur ses emplois commençait en 2009. Sa femme, Mme Rodriguez Jiménez, prétendait aussi avoir eu des emplois comme femme de ménage pendant deux ans, mais sans pouvoir produire de documentation à ce sujet. L’agent convenait toutefois qu’elle était engagée dans sa collectivité et que son travail de bénévole était apprécié. L’agent a aussi reconnu que les demandeurs s’étaient fait des amis au pays, mais en faisant remarquer que rien ne prouvait que la rupture de ces relations d’amitié constituerait une source de difficultés. Il a en outre relevé que, pendant leur séjour au Canada, les demandeurs [traduction« avaient reçu un traitement équitable dans le cadre du programme pour les réfugiés, ce qui signifie qu’on est en droit de s’attendre à un certain degré d’établissement dans leur cas ». Tout compte fait, l’agent n’avait pas la conviction que les demandeurs [traduction« s’étaient intégrés à la société canadienne au point que leur départ leur causerait des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives ». 

[8]               L’agent a ensuite traité de l’allégation des demandeurs adultes selon laquelle le renvoi au Mexique nuirait à leur fils et à leur fille, respectivement âgés de huit et sept ans à l’époque. Il a fait observer que l’intérêt supérieur des enfants était un facteur important auquel il fallait accorder un poids considérable, mais qu’il ne s’agissait pas d’un facteur déterminant. Les enfants réussissaient bien à l’école, mais l’agent a dit que les deux étaient encore d’un âge où leur vie tourne autour de celle des parents. De plus, rien ne démontrait qu’ils avaient noué [traduction« des liens au Canada qui, s’ils étaient rompus, produiraient un effet défavorable marqué ».

[9]               Les demandeurs avaient également maintenu que leurs enfants pourraient être victimes de la criminalité et de la pauvreté, et que leur fille risquerait d’être victime de discrimination du fait de son sexe. Pour ce qui est de la criminalité, l’agent a répété que le gouvernement faisait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens. En ce qui a trait à la pauvreté et à la discrimination fondée sur le sexe, l’agent a fait remarquer que les deux demandeurs adultes avaient été instruits et qu’ils avaient occupé un emploi au Mexique avant de quitter ce pays et que Mme Rodriguez Jiménez avait fréquenté l’université pendant deux ans. Il s’attendait à ce que les enfants aient tout autant leurs chances au Mexique. L’agent a mentionné ceci : [traduction« Je remarque que les enfants peuvent jouir de meilleures perspectives économiques et sociales au Canada, mais la preuve dont je dispose n’appuie pas le fait qu’ils seraient privés de services d’éducation et de santé ou qu’ils seraient la cible d’agression, de traite de personnes ou d’enlèvement au Mexique. »

[10]           L’agent a ensuite dit qu’il faudrait probablement un certain temps aux enfants pour s’adapter à la vie au Mexique en précisant qu’il était [traduction« raisonnable de penser qu’ils avaient été exposés à la langue et à la culture du Mexique par leurs parents ». Les amis qu’ils s’étaient faits au Canada pourraient leur manquer, mais ils seraient encore avec leurs principaux aidants naturels et pourraient bénéficier de l’appui de leur famille étendue en sol mexicain. L’agent a conclu que les demandeurs [traduction« n’avaient pas établi, au moyen de la preuve documentaire objective, que l’intérêt supérieur des enfants visés par la présente demande serait compromis au point de justifier l’octroi d’une dispense ».

[11]           L’agent a aussi conclu que les demandeurs étaient en mesure de s’établir à nouveau au Mexique. Non seulement leurs compétences et expériences professionnelles étaient raisonnablement transférables, mais ils bénéficiaient aussi de membres de leur famille au Mexique, qui pourraient vraisemblablement leur apporter un soutien affectif.

[12]           L’agent a donc rejeté la demande en disant que, si le désir des demandeurs de demeurer au Canada pouvait se comprendre, le processus de demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire n’était pas là pour écarter toutes les difficultés, mais seulement les difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives. Les demandeurs ont choisi de rester au Canada après que la Section de la protection des réfugiés eut rejeté leurs demandes d’asile en avril 2011, en vue de poursuivre d’autres recours en matière d’immigration. L’agent a dit qu’on ne pourrait alors [traduction« faire valoir que les difficultés en cause n’étaient pas prévues par la Loi, ni qu’elles étaient indépendantes de la volonté des demandeurs ».

III.             Les questions en litige et analyse

A.                Les questions

[13]           Les questions suivantes se dégagent des observations des parties :

1.                  Quelle est la norme de contrôle?

2.                  L’agent a‑t‑il apprécié de manière erronée l’intérêt supérieur des enfants?

3.                  L’agent a‑t‑il apprécié de manière erronée l’établissement des demandeurs au Canada?

B.                 La norme de contrôle

[14]           La norme de contrôle applicable à une décision quant à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est généralement celle de la raisonnabilité, puisque ce sont des questions mixtes de fait et de droit qui se posent; voir par exemple les arrêts Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, [2010] 1 RCF 360 [Kisana], au paragraphe 18, et Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113, 372 DLR (4 th) 539 [Kanthasamy], aux paragraphes 30, 32 et 37. Les demandeurs affirment cependant que c’est la norme de la décision correcte qui s’applique quand il s’agit de juger si l’agent a appliqué le bon « critère » pour apprécier l’intérêt supérieur des enfants. Ils s’appuient à cet égard sur les décisions Sahota c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 739, au paragraphe 7 [Sahota] et Sinniah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1285, 5 Imm LR (4th) 313 [Sinniah], au paragraphe 26. À mon avis, les demandeurs se trompent en se fondant sur ces décisions, puisqu’elles ont été éclipsées par des arrêts de Cour suprême du Canada au cours des dernières années, arrêts qui ont rétréci la gamme des questions de droit assujetties à la norme de la décision correcte; voir à cet égard les arrêts Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 [Alberta Teachers], aux paragraphes 37‑39 et 45‑46, et McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 RCS 895, aux paragraphes 25‑26 et 31‑33.

[15]           Qui plus est, la Cour d’appel fédérale a récemment confirmé l’applicabilité de la norme de la raisonnabilité au contrôle de l’interprétation et de l’application par l’agent de l’article 25 de la Loi (Kanthasamy, aux paragraphes 30 et 32). Sur ce plan, monsieur le juge James Russell a récemment fait observer ce qui suit dans l’affaire Blas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 629, 26 Imm LR (4th) 92 [Blas] :

[15]      Jusqu’à maintenant, la jurisprudence dominante de la Cour enseigne que la norme de contrôle applicable à la question de savoir si l’agent a appliqué le bon critère juridique en rendant une décision relative à une demande CH aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi est celle de la décision correcte : voir Guxholli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1267, au paragraphe 18; Alcin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1242, au paragraphe 35. Certains ont relevé une contradiction entre cette position et la présomption d’assujettissement à la norme de la décision raisonnable mentionnée ci‑dessus (voir la décision Diabate c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 129 [Diabate]), et d’autres ont conclu sur ce fondement que la norme de la décision raisonnable devrait dorénavant s’appliquer (voir la décision Tarafder c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 817).

[16]      Dans deux arrêts récents traitant de l’article 25 de la Loi – et plus particulièrement de la bonne interprétation à donner au paragraphe 25(1.3) récemment ajouté –, la Cour d’appel fédérale a confirmé que la norme de la décision raisonnable s’applique au contrôle de l’interprétation et de l’application par l’agent de l’article 25 de la Loi : voir les arrêts Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 113 [Kanthasamy], et Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114. Le juge Stratas, s’exprimant au nom de la Cour d’appel dans l’arrêt Kanthasamy, a fait observer que la Cour suprême avait appliqué la norme de la décision raisonnable pour contrôler la décision rendue par l’agent en vertu de la Loi dans l’arrêt Agraira, précité, et que rien ne permettait d’établir une distinction entre l’arrêt Agraira et l’affaire dont la Cour d’appel était saisie (au paragraphe 30). Ainsi, il est désormais clair que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’interprétation de l’article 25 de la Loi faite par l’agent et à la détermination du critère à appliquer pour lui donner effet.

[16]           Je sais que l’applicabilité de la norme de la raisonnabilité au contrôle de l’interprétation par un agent de l’article 25 demeure sujette à discussion quant à certains points. Dans Gonzalez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 382 aux paragraphes 23‑34, monsieur le juge Richard Mosley s’est inscrit en faux à l’égard de la conclusion du juge Russell quant à l’application de la norme de la raisonnabilité au critère à employer dans les décisions relatives à des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire, en disant que la norme de la décision correcte avait été appliquée aux questions d’interprétation législative dans Kanthasamy. Il s’en est tenu à ce qui faisait autorité antérieurement pour conclure « que le choix par [l’agent] du critère juridique commande la norme de la décision correcte » (Gonzalez, au paragraphe 34).

[17]           Toutefois, bien que la Cour d’appel ait bel et bien appliqué cette norme dans Kanthasamy, elle en a limité l’application aux situations où une question avait été certifiée. Comme l’a expliqué le juge Stratas au paragraphe 36 de cette décision :

Lorsque la Cour répond de manière définitive à une question certifiée sur un point d’interprétation législative, cela équivaut pour elle à procéder, sur le plan fonctionnel, à un contrôle selon la norme de la décision correcte. Cela traduit toutefois simplement le fait qu’une question certifiée nous a été soumise. Cela ne se veut pas un commentaire d’ordre général sur la norme de contrôle applicable aux interprétations de dispositions législatives faites par les ministres.

[Non souligné dans l’original.]

[18]           À mon avis cependant, il serait inutile de commenter davantage quant à cette question, puisque le choix d’une norme de contrôle n’aura aucune influence sur l’issue de l’affaire. Comme il a été mentionné dans la décision Blas au paragraphe 20, même la norme de la raisonnabilité est restreinte dans son application, puisque « la jurisprudence établit fermement certains principes juridiques devant être appliqués au moment d’évaluer l’intérêt supérieur d’un enfant directement touché par une décision relative à une demande CH, y compris le principe selon lequel le critère des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives n’est pas approprié dans l’évaluation de ce facteur ». En fait, il se pourrait bien qu’il n’y ait qu’un choix raisonnable de critère lorsqu’une question en litige traite d’une question grave de portée générale ayant déjà été tranchée par la Cour d’appel fédérale, puisque « “l’interprétation définitive” ainsi donnée se veut contraignante pour les décideurs administratifs devant trancher la même question par la suite, et qu’elle lie la Cour » (Blas, au paragraphe 22).

[19]           Par conséquent, la Cour ne devrait pas intervenir à l’égard d’une décision qui est intelligible, transparente et justifiable, et qui appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Voir à cet égard l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47. Une cour de révision ne peut soupeser à nouveau les éléments de preuve ni substituer la solution qu’elle juge appropriée à celle qui a été retenue. Voir à cet égard l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, aux paragraphes 59 et 61. Ajoutons que la justice n’a pas le « pouvoir absolu de reformuler la décision en substituant à l’analyse qu’elle juge déraisonnable sa propre justification du résultat » (Alberta Teachers, au paragraphe 54).

C.                 L’agent a‑t‑il apprécié de manière erronée l’intérêt supérieur des enfants [ISE]?

(1)               Les arguments des demandeurs

[20]           Les demandeurs font valoir que l’agent a appliqué le mauvais critère pour évaluer l’intérêt supérieur des enfants et prient instamment la Cour d’appliquer la norme de la décision correcte dans son examen de cette question en litige. À leur avis, l’agent a introduit un seuil de difficultés dans son analyse relative à l’intérêt supérieur des enfants, ce qui, selon eux, contrevient aux directives formulées dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Hawthorne, 2002 CAF 475 aux paragraphes 41‑45, [2003] 2 RCF 555, juge Evans [Hawthorne], et dans les décisions Velji c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 467, aux paragraphes 4 et 7, et Etienne c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 937, au paragraphe 9 [Etienne]. Les demandeurs invoquent en outre la formule d’appréciation de l’intérêt supérieur des enfants énoncée dans la décision Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 166 au paragraphe 63 [Williams], formule qui, selon eux, n’est pas un nouveau critère rigide, mais plutôt une synthèse du droit applicable.

[21]           Les demandeurs disent que la Cour doit s’attarder au fond de l’appréciation de l’agent et non à la forme de l’analyse. Plus précisément, ils soutiennent que l’agent n’a jamais indiqué s’il était dans l’intérêt supérieur des enfants d’aller au Mexique, et qu’il a plutôt exigé des demandeurs qu’ils prouvent que [traduction] « que l’intérêt supérieur des enfants visés par la présente demande serait compromis au point de justifier l’octroi d’une dispense. » Ils allèguent que l’agent a négligé de tenir compte du revenu stable du demandeur masculin adulte en l’espèce et, eu égard à la décision Pokhan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1453, aux paragraphes 13 et 14, n’a même jamais pris en considération les avantages dont jouiront les enfants au Canada, qu’il s’agisse de stabilité financière, de soutien de la collectivité ou d’un meilleur accès aux services de santé.

(2)               Les arguments du défendeur

[22]           Le défendeur fait valoir que l’appréciation des faits de l’agent et son interprétation du critère devant être appliqué en ce qui concerne l’intérêt supérieur des enfants doivent être contrôlés selon la norme de la raisonnabilité (Faisal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1078, au paragraphe 13). Quelle qu’ait été la norme appliquée, l’agent ne s’est pas trompé, de l’avis du défendeur, dans son appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant.

[23]           Aux yeux du défendeur, il convient qu’un agent regarde les difficultés auxquelles les enfants pourraient être exposées (Hawthorne, au paragraphe 6), dans la mesure où il n’insiste pas sur l’existence de difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives (renvoyant à l’arrêt Kisana aux paragraphes 30 et 31). Selon lui, l’agent a simplement soupesé tous les facteurs ensemble en l’espèce et il a uniquement renvoyé aux facteurs défavorables pour rejeter les allégations de fait des demandeurs selon lesquelles le renvoi au Mexique exposerait les enfants à la criminalité, à la pauvreté et à la discrimination. Il maintient que cela ne signifie pas que l’agent exigeait des demandeurs qu’ils prouvent que les enfants seraient exposés à un degré particulier de difficultés avant que la dispense ne puisse leur être accordée.

[24]           Le défendeur affirme que la preuve ne démontrait pas que les enfants seraient exposés à quelque danger que ce soit au Mexique, à en juger par les conditions générales dans ce pays. Les demandeurs n’ont pas expliqué en quoi ces possibles dangers exposaient leurs enfants à un risque personnalisé. De l’avis du défendeur, l’agent n’avait pas à dire en toutes lettres qu’il était dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada, puisqu’on peut présumer qu’il savait que l’intérêt supérieur des enfants militait en faveur du non‑renvoi des parents au Mexique (Hawthorne, au paragraphe 5). Dans la mesure où Williams dit autre chose, le défendeur souligne qu’il n’y a pas de « formule magique » pour apprécier l’intérêt supérieur des enfants et il prétend que la Cour ne devrait pas suivre le cadre employé dans la décision Williams, puisque celui‑ci contredit les arrêts Hawthorne et Kisana (renvoyant à la décision Webb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1060 au paragraphe 13 [Webb]).

(3)               Analyse

[25]           Dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, 174 DLR (4th) 193, la Cour suprême du Canada énonce ce qu’exige la norme de la raisonnabilité dans un cas où un agent examine l’intérêt supérieur de l’enfant :

75        […] pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable, le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt. Cela ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations, ni qu’il y aura d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants. Toutefois, quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable.

[Non souligné dans l’original.]

[26]           Dans Kisana, la Cour d’appel fédérale a donné l’éclaircissement suivant :

[24]      […] un demandeur ne peut s’attendre à une réponse favorable à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire simplement parce que l’intérêt supérieur de l’enfant milite en faveur de ce résultat. La plupart du temps, il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant de résider avec ses parents au Canada, mais ce facteur n’est qu’un de ceux dont il y a lieu de tenir compte. Il n’appartient pas aux tribunaux de procéder à un nouvel examen du poids accordé aux différents facteurs par l’agent chargé de se prononcer sur les raisons d’ordre humanitaire. En revanche, l’intérêt supérieur des enfants est un facteur que l’agent doit examiner « avec beaucoup d’attention » et qu’il doit soupeser avec les autres facteurs applicables. Le simple fait de dire qu’on a tenu compte de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas suffisant (Legault, précité, aux paragraphes 11 et 13).

[27]           Bien que l’agent ait reconnu être [traduction] « tenu d’être réceptif et sensible aux intérêts des enfants […] en relevant et en examinant la totalité des facteurs liés à la vie des enfants », il n’a été ni réceptif ni sensible à tout ce qui ressemblait à de tels facteurs. Il n’a envisagé aucun scénario selon lequel il serait dans l’intérêt supérieur des enfants de demeurer au Canada avec leurs parents et où il y aurait donc lieu d’opter pour le statu quo. Comme M. le juge Donald Rennie l’a fait observer dans Etienne au paragraphe 9 : « Pour qu’on puisse conclure qu’il a été adéquatement “réceptif, attentif et sensible” à l’intérêt supérieur de l’enfant, il faut que l’agent ait tenu compte de la situation de l’enfant en se plaçant du point de vue de l’enfant ».

[28]           Non seulement l’agent ne l’a pas fait en l’espèce, mais il n’a pas non plus dûment établi l’intérêt supérieur des enfants pour l’examiner « avec beaucoup d’attention » ou « avec soin » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Legault, 2002 CAF 125, aux paragraphes 13 et 31, [2002] 4 RCF 358) [Legault]. Il a reconnu que la preuve documentaire indiquait que [traduction] « les hauts taux de criminalité au Mexique comprennent notamment les actes de violence, dans lesquels les enfants sont souvent victimes » [non souligné dans l’original]; toutefois; il se trouve lui‑même à discréditer hors de toute raison cette preuve objective en affirmant, tout juste après la phrase citée ci‑dessus, que les demandeurs adultes [traduction] « n’ont pas établi que leurs enfants seraient ciblés ou qu’ils subiraient de la violence s’ils devaient revenir au Mexique ». Il a ajouté dans la même phrase que le [traduction] « gouvernement [mexicain] fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens, dont les enfants, et que des lois sont en place pour préserver les enfants de l’exploitation sexuelle ». Au regard de cet élément de preuve, les enfants seraient exposés à des risques s’ils étaient renvoyés au Mexique et l’agent se devait d’examiner cette possibilité avec soin. On peut raisonnablement penser ici qu’il ne l’a pas fait.

[29]           De plus, les motifs de l’agent concernant l’intérêt supérieur des enfants abondent en mentions quant à la question de savoir si les enfants seraient ou non exposés à un [traduction] « effet défavorable marqué » dans l’éventualité où la dispense demandée n’était pas accordée. Il a lui‑même introduit un seuil de difficultés en exigeant des demandeurs qu’ils prouvent que [traduction] « que l’intérêt supérieur des enfants visés par la présente demande serait compromis au point de justifier l’octroi d’une dispense » [non souligné dans l’original]. Que l’agent insiste sur les effets négatifs défavorables jette une ombre et crée de la confusion dans son appréciation de l’intérêt supérieur des enfants. Les motifs ne contiennent aucune indication claire de ce que pourrait réellement être l’intérêt supérieur des enfants, en dehors du fait de demeurer avec leurs parents.

[30]           Pour cette seule considération, la demande de contrôle judiciaire devrait donc être accueillie.

D.                L’agent a‑t‑il apprécié de manière erronée l’établissement des demandeurs au Canada?

[31]           Compte tenu des motifs exposés ci‑dessus, je juge inutile de traiter de cette question.

E.                 La question à des fins de certification

[32]           Lors de l’audience relative à la présente affaire, le défendeur a proposé la certification de la question de portée générale suivante :

[traduction]

Dans son analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant, un agent est‑il tenu d’établir expressément ce qu’est l’intérêt supérieur de l’enfant, puis de juger dans quelle mesure cet intérêt se trouve compromis par un facteur plus qu’un autre, pour démontrer qu’il a été réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants?

[33]           La question est fondée en grande partie sur le cadre d’analyse de l’intérêt supérieur des enfants présenté par monsieur le juge James Russell dans l’affaire Williams :

[63]      Lorsqu’il analyse l’intérêt supérieur d’un enfant, l’agent doit d’abord déterminer en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant, en deuxième lieu, jusqu’à quel point l’intérêt de l’enfant est compromis par une décision éventuelle par rapport à une autre et, enfin, à la lumière de l’analyse susmentionnée, le poids que ce facteur joue lorsqu’il s’agit de trouver un équilibre entre les facteurs positifs et les facteurs négatifs dont il a été tenu compte lors de l’examen de la demande fondée sur des raisons d’ordre humanitaire.

[64]      Il n’existe pas de norme minimale en matière de besoins fondamentaux qui satisferait au critère de l’intérêt supérieur. De plus, il n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel à un certain point dans l’échelle des difficultés et seulement à ce point pourrait‑on considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant est « compromis » au point de justifier une décision favorable. La question n’est pas de savoir si l’enfant « souffre assez » pour que l’on considère que son « intérêt supérieur » ne sera pas « respecté ». À cette étape initiale de l’analyse, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : « en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant? » [Passages soulignés et en italiques dans l’original.]

[34]           Je conviens avec les demandeurs que le critère de certification n’a pas été respecté. Dans l’arrêt Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 RCF 290, la Cour d’appel fédérale s’est ainsi exprimée :

[9]        Il est de droit constant que, pour être certifiée, une question doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale. En corollaire, la question doit avoir été soulevée et examinée dans la décision de la cour d’instance inférieure, et elle doit découler de l’affaire, et non des motifs du juge [...]

[35]           La question proposée par le défendeur n’est pas déterminante quant à l’issue de l’affaire dont est saisie la Cour, car l’agent a commis une erreur en ne suivant pas les directives contenues dans les arrêts Kisana et Legault.

[36]           Qui plus est, la Cour a refusé à plusieurs occasions de certifier une question similaire à celle qui précède. Voir à cet égard les décisions Onowu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 64, aux paragraphes 75 et 76; Jaramillo c (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 744, aux paragraphes 76 et 77; Joseph c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 993 aux paragraphes 31‑33; Webb, précitée, aux paragraphes 33‑35, et Martinez Hoyos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 998, aux paragraphes 40 et 45.

IV.             Conclusion

[37]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et que l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour nouvelle décision. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3804‑13

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ABIMELECH FIGUEROA JIMENEZ, MIRIAM RODRIGUEZ JIMENEZ, NOE FIGUEROA RODRIGUEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 janvier 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Boswell

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 avril 2015

 

COMPARUTIONS :

Aisling Bondy

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aisling Bondy

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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