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Date : 20150416


Dossier : IMM‑1002‑14

Référence : 2015 CF 475

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 16 avril 2015

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

NAIM KERQELI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire qui vise une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la SAR/la Commission) a conclu que le demandeur n’est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.

[2]               Cette affaire est renvoyée afin qu’une nouvelle décision soit rendue, car il y a eu un manquement aux principes d’équité et de justice naturelle. Par conséquent, la Cour ne formulera pas de commentaire sur le caractère raisonnable de la question déterminante de la protection de l’État ou sur un lien avec un motif prévu dans la Convention.

II.                Le contexte

[3]               Le demandeur est un citoyen du Kosovo qui soutient craindre d’être persécuté en raison de son appartenance à un certain groupe social, les Ashkalis.

[4]               Il soutient qu’en mars 2012, ses frères ont participé à une occasion d’affaires et à la suite d’un événement, une tierce partie a pris l’argent des investisseurs. Six investisseurs souhaitant obtenir le rendement de leur investissement ont menacé les frères du demandeur. Ses frères se sont enfuis au Canada, où la Commission a accueilli leur demande d’asile; une question que le demandeur a soulevée dans sa demande. Le demandeur se représentait lui‑même devant la Commission.

[5]               En juin 2013, le demandeur, qui travaillait en Afghanistan, est retourné au Kosovo. Peu après son retour, les investisseurs sont entrés en contact avec le demandeur, qui habitait alors à Gjilan, au Kosovo, et lui ont demandé de rembourser 60 000 €. Ces demandes se sont poursuivies pendant des semaines, jusqu’à ce que les six hommes, munis d’une arme à feu, menacent le demandeur. Le demandeur a signalé l’incident à la police, mais comme celle‑ci n’est pas intervenue outre mesure, il a attribué la situation à des préjugés ethniques.

[6]               Le demandeur est allé s’installer à Lipligan, qui se situe à une distance raisonnable de Gjilan selon les normes applicables au Kosovo, mais les investisseurs l’ont retracé en moins d’un mois et l’ont menacé de nouveau. Il a ensuite quitté le Kosovo pour venir au Canada.

[7]               La demande du demandeur a été rejetée en raison de l’absence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention et de la présomption de la protection de l’État au Kosovo. La Cour a accordé un sursis à la mesure de renvoi prise contre le demandeur.

[8]               À l’audience devant la Commission, le demandeur n’était pas représenté par un avocat. Cette situation a donné lieu à un argument selon lequel, en raison des propos tenus par la Commission, le demandeur n’avait pas compris qu’il pouvait présenter des observations finales à la fin de la période de l’audience de la SPR réservée à la présentation de la preuve.

[9]               Les passages fondamentaux se rapportant à ce qui précède sont reproduits ci‑dessous.

[traduction]

Commissaire :  [...] Comme vous vous représentez vous‑même, je vais vous expliquer le processus. Je poserai des questions pour diriger l’audience. Je commencerai par les questions qui vous sont adressées. Par la suite, si vous le souhaitez, vous pourrez apporter des précisions ou me communiquer des renseignements au sujet desquels je ne vous ai pas posé de question si vous jugez que je devrais les connaître. Lorsque j’aurai terminé de poser mes questions, je vous donnerai l’occasion de faire une déclaration, si vous le souhaitez, ou de fournir des renseignements [...]

[Non souligné dans l’original.]

Commissaire :  D’accord. Voulez‑vous ajouter quelque chose qui pourrait, à votre avis, appuyer votre demande, ou voulez‑vous apporter des précisions sur quelque chose que j’aurais mal compris.

Demandeur :   Je veux simplement dire que je ne peux pas retourner là‑bas, car si je le fais, ils vont me tuer et je ne veux pas prendre ce risque.

[10]           Le demandeur n’a formulé aucun autre commentaire en lien avec les commentaires du commissaire. La Commission ne revient pas sur le fait que la demande d’asile de ses frères a été accueillie, bien qu’il soit soulevé dans l’exposé circonstancié du demandeur.

[11]           Le demandeur explique comment il a compris le processus, particulièrement qu’il lui était impossible de présenter des observations ou un argument. Il n’a pas été contre‑interrogé. J’accepte son témoignage au sujet de ce qu’il a compris du processus, qui correspond à la transcription et à sa réaction aux propos du commissaire. Aucune contestation n’a été soulevée à ce sujet.

III.             Analyse

[12]           La seule question régissant le présent contrôle judiciaire consiste à savoir s’il y a eu un manquement aux principes d’équité procédurale. La norme de contrôle applicable à cette question est celle de la décision correcte (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339).

[13]           Les plaideurs se représentant eux‑mêmes présentent des enjeux particuliers pour les cours et les tribunaux, particulièrement en raison de leur manque de connaissances au sujet de la procédure judiciaire qui s’applique au pays. Les cours et les tribunaux ne sont pas tenus de donner des cours abrégés sur le droit et la procédure, mais sont dans l’obligation d’assurer l’équité du processus juridique. Le juge Barnes fait référence à ce principe dans la décision Kamtasingh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 45, 87 Imm LR (3d) 118, au paragraphe 10 :

[...] Dans une situation où une partie n’est pas représentée, la portée de l’obligation d’agir équitablement est différente et je souscris au point de vue de ma collègue, la juge Tremblay‑Lamer, dans Law c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2007), 2007 CF 1006, 160 A.C.W.S. (3d) 879, aux par. 15‑19 :

15        Il convient donc de faire preuve de beaucoup de retenue envers la SAI en ce qui concerne ses choix de procédure, à condition que ceux‑ci permettent aux personnes visées par sa décision de faire valoir leur point de vue.

16        Plus précisément, dans le contexte des droits procéduraux reconnus au plaideur qui agit pour son propre compte, notre Cour a estimé qu’un tribunal administratif n’a pas l’obligation de tenir lieu de procureur pour le demandeur qui refuse de s’adresser à un avocat et que :

[...] elle n’est pas tenue d’« instruire » le demandeur d’asile de tel ou tel point de droit soulevé par sa demande (Ngyuen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2005] CF 1001, [2005] A.C.F. n1244 (QL), au paragraphe 17).

17        Cependant, bien que les tribunaux administratifs ne soient pas tenus de faire office d’avocats pour les parties qui agissent pour leur propre compte, ils doivent quand même s’assurer que l’audience est équitable. Dans le jugement Nemeth c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] CFPI 590, [2003] A.C.F. no 776 (QL), au paragraphe 13, le juge O’Reilly explique ce qui suit :

[...] Mais la liberté de la Commission de procéder à l’instruction malgré l’absence d’un avocat ne la dispense évidemment pas de l’obligation primordiale de garantir une audience équitable. Les obligations de la Commission dans les cas où des revendicateurs ne sont pas représentés sont peut‑être en réalité plus élevées parce qu’elle ne peut compter sur un avocat pour protéger leurs intérêts.

18        Il a également été reconnu qu’une partie non représentée « [...] a droit à toute la latitude possible et raisonnable pour présenter l’intégralité de sa preuve et que les règles strictes et techniques devraient être assouplies dans le cas des parties non représentées (Soares c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2007] CF 190, [2007] CF 190, [2007] A.C.F. no 254 (QL), au paragraphe 22).

19        Il est donc évident que la teneur précise des droits procéduraux reconnus aux parties qui ne sont pas représentées dépend du contexte. La préoccupation primordiale est de s’assurer que le plaideur non représenté a bénéficié d’une audience équitable au cours de laquelle il a eu l’occasion de présenter l’intégralité de sa cause.

[14]           Les gens qui, pour une raison ou pour une autre, se représentent eux‑mêmes s’investissent dans une entreprise très risquée, qui équivaut à pratiquer une chirurgie à cœur ouvert sur soi‑même. Il y a des limites que les cours ou les tribunaux ne peuvent franchir, mais à mon avis, il faut expliquer, à tout le moins, le processus de base, c’est‑à‑dire l’audition de la preuve, l’étape du témoignage et du contre‑interrogatoire, ainsi que la façon de présenter un argument et le moment où il convient de le faire.

[15]           En disant cela, je ne me montre pas du tout critique à l’endroit du commissaire. Il semble que le commissaire ait tenté d’employer des termes simples pour expliquer le processus. Cependant, en pratique, les propos du commissaire, à savoir que le demandeur pouvait faire [traduction] « une déclaration » ou fournir [traduction] « des renseignements », ont probablement créé une confusion dans l’esprit du demandeur concernant la question de savoir si les renseignements/témoignages faisaient partie de sa [traduction] « déclaration » ou si le processus comptait deux phases différentes, soit la présentation des renseignements/témoignages et l’argument. La deuxième citation a ajouté à la confusion.

[16]           Mis à part l’affidavit du demandeur, la façon dont il a réagi à la soi‑disant invitation (ou possibilité offerte) révèle une mauvaise compréhension du processus. Il a simplement demandé de ne pas être renvoyé dans son pays et n’a aucunement tenté de répondre aux enjeux soulevés.

[17]           Il est particulièrement éloquent que le demandeur n’ait pas traité des faits semblables dans la situation de ses frères (qui ont été victimes de menaces de la part des investisseurs, tout comme le demandeur) et du fait que leurs demandes d’asiles ont été accueillies. Les propres règles de la Commission soulignent l’importance des questions de fait semblables.

21. (1) Sous réserve du paragraphe (5), la Section peut communiquer au demandeur d’asile des renseignements personnels et tout autre renseignement qu’elle veut utiliser et qui proviennent de toute autre demande d’asile si la demande d’asile soulève des questions de fait semblables à celles d’une autre demande ou si ces renseignements sont par ailleurs utiles pour statuer sur la demande.

21. (1) Subject to subrule (5), the Division may disclose to a claimant personal and other information that it wants to use from any other claim if the claims involve similar questions of fact or if the information is otherwise relevant to the determination of their claim.

Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256.

[18]           Un manquement à l’équité procédurale ne découle pas nécessairement d’une faute du décideur ou d’un blâme jeté sur celui‑ci. Des circonstances involontaires peuvent donner lieu au manquement à l’équité, dont la gravité est la même que le manquement soit volontaire ou non. Le processus a été miné par un manquement à l’équité et la tenue d’une nouvelle audience permettra de remédier à la situation.

IV.             Conclusion

[19]           Comme il y a eu un manquement à l’équité, la décision sera annulée et l’affaire sera renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est accordée, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1002‑14

 

INTITULÉ :

NAIM KERQEL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 13 avril 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

le 16 avril 2015

 

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

 

Pour le demandeur

 

Sybil Thompson

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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