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Date : 20150421


Dossier : IMM‑1792‑12

Référence : 2015 CF 512

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 21 avril 2015

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

TOMAS LACKO

MARCELA BALAZOVA

TOAMS LACKO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               En ce qui concerne la présente demande, les demandeurs forment une famille composée d’un père, (le demandeur d’asile), d’une mère (la demandeure d’asile) et de leur enfant à charge. Il s’agit de citoyens roms de la République tchèque qui demandent une protection suivant l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, en raison de leur origine ethnique et, suivant l’article 97, en raison d’une crainte de représailles de la part d’extrémistes racistes de droite. Dans une décision datée du 3 février 2012, la Section de la protection des réfugiés (SPR) a rejeté la demande d’asile des demandeurs.

[2]               Je conclus que deux motifs justifient l’annulation de la décision de la SPR : un manquement à l’obligation d’équité à l’égard du demandeur d’asile et une importante conclusion de fait erronée.

I.                   Manquement à l’obligation d’équité

[3]               L’une des principales conclusions de la décision de la SPR est une conclusion défavorable relative à la crédibilité du demandeur en raison d’une divergence perçue entre les déclarations de ce dernier dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et son témoignage à l’audition de sa demande d’asile. La conclusion en question est soulignée dans le passage suivant, tiré de la décision :

La crédibilité du demandeur d’asile s’est avérée incertaine. Par exemple, lorsque le tribunal lui a demandé à combien de reprises il a été agressé par des skinheads entre 1999 et novembre 2008, le demandeur d’asile a répondu qu’il l’avait été à de nombreuses reprises. Il a ajouté qu’il n’avait pas mentionné toutes les fois où il a été agressé. À la question de savoir s’il avait été victime d’attaques de la part de skinheads autres que celles mentionnées dans l’exposé circonstancié de son formulaire de renseignements personnels (FRP), il a déclaré (au lieu de répondre directement à la question) : [traduction] « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit, et ce que je n’ai pas écrit, je ne l’ai pas écrit; l’interprète que j’avais, nous avons seulement écrit ce que nous avons eu le temps d’écrire. » Le tribunal estime qu’il s’agit d’une réponse évasive à une question pourtant très claire.

Le tribunal lui a cependant reposé la question, et il a cette fois répondu [traduction] « oui ». Il lui a par la suite été demandé pourquoi il n’avait pas mentionné dans l’exposé circonstancié de son FRP toutes les attaques dont il avait été victime (le tribunal souligne que le demandeur d’asile est alors redevenu évasif), ce à quoi il a répondu : [traduction] « Peu importe ce que nous avons écrit, c’est ce que nous avons écrit. » Mais plus tard, il a ajouté : [traduction] « Tout ce dont je me suis souvenu à ce moment‑là, nous l’avons écrit. » Invité à dire le nombre de fois où il avait écrit (dans l’exposé circonstancié de son FRP) qu’il s’était fait attaquer, il a répondu [traduction] « cinq fois ». Le tribunal constate que, dans l’exposé circonstancié, il est indiqué que le demandeur d’asile a été attaqué à sept reprises. Le tribunal souligne que, durant le témoignage oral, le demandeur d’asile a affirmé avoir été attaqué sept fois, et que dans l’exposé circonstancié de son FRP, il est indiqué qu’il a été attaqué à sept reprises; toutefois, lorsqu’il a été appelé à dire le nombre de fois où il avait écrit dans l’exposé circonstancié avoir été attaqué, il a répondu [traduction] « cinq fois ». Toutefois, le tribunal n’a pas tenu compte de cette divergence pour tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité. Le tribunal croit qu’il a été crédible en ce qui a trait au nombre de fois où il a dit avoir été attaqué par des skinheads dans l’exposé circonstancié de son FRP, qui correspond bien au nombre de fois mentionné dans son témoignage oral. Cependant, le tribunal ne croit pas que le demandeur d’asile ait réellement été attaqué ou agressé par des skinheads, et plus particulièrement depuis qu’il a commencé à affirmer l’avoir été plus souvent que ce qu’il a écrit dans l’exposé circonstancié. En effet, s’il avait réellement été victime d’attaques perpétrées par des skinheads comme il l’a affirmé, plus particulièrement s’il l’avait été au‑delà des sept fois en neuf ans (1999‑2008) mentionnées dans l’exposé circonstancié de son FRP, selon la prépondérance des probabilités, il n’aurait pas été évasif dans sa réponse lorsqu’il lui a été demandé [traduction] « s’il disait avoir été victime d’attaques aux mains de skinheads autres que celles mentionnées dans l’exposé circonstancié de son FRP ». Il aurait simplement répondu directement à la question. Par conséquent, le tribunal estime que le caractère évasif de la réponse mine la crédibilité du demandeur d’asile et il rejette donc l’allégation selon laquelle le demandeur d’asile a été agressé par des skinheads dans son pays.

[Non souligné dans l’original et renvois omis]

(Décision, aux paragraphes 9 et 10)

[4]               Au cours de l’audience, par souci d’équité à l’égard du dossier, l’avocat du défendeur a attiré mon attention sur l’extrait important suivant tiré de la transcription de l’audience devant la SPR :

[traduction]

CONSEIL :    Monsieur le commissaire, à la dernière séance, un certain nombre de questions ont été posées : combien de fois avez‑vous été attaqué, combien de fois vous êtes‑vous adressé à la police, ainsi de suite, comme ça. Est‑ce que ... Je veux simplement préciser mes questions ... La Commission a‑t‑elle des questions importantes en ce qui a trait au récit du demandeur d’asile à propos du nombre de fois où il a été attaqué, du nombre de fois où il s’est adressé à la police ou de tout autre élément de cette nature ou encore, ces éléments de preuve, s’ils sont identiques au [FRP], sont‑ils suffisamment proches pour que ne se posent pas de graves problèmes de crédibilité?

COMMISSAIRE :    Il n’y a pas ... Je peux faire une déclaration officielle et vous dire qu’il n’y a pas de véritable ... Je ... J’ai examiné les éléments de preuve pour me préparer à cette audience aujourd'hui et lorsque je ... je ... je les ai parcourus, je me suis rendu compte qu’il n’y a pas de divergence importante. J’ai compté environ neuf incidents et il a dit qu’il y en avait eu sept, mais ... mais il .. il ne s’agit pas, à mon sens, ...  du nombre de fois. Il y a peut‑être des questions concernant certains renseignements qu’il a fournis à l’égard des ... des ... des incidents, mais moi, en les parcourant, je ne vois pas de problème avec le nombre de fois où il a dit avoir été agressé ou que des membres de sa famille ont été agressés. Et je ne crois pas que ce serait juste de ma part d’utiliser cela pour ... même s’il y avait là une légère divergence, parce qu’il dit avoir a été agressé, mais des membres de sa famille l’ont été aussi.

[Non souligné dans l’original]

(Dossier certifié du tribunal, à la page 680)

[5]               Le manquement à l’obligation d’équité envers le demandeur résulte du fait que la SPR avait pris un engagement pendant l’audience, lequel risquait de limiter les éléments de preuve et les arguments à l’appui de la demande d’asile du demandeur, et du fait qu’il y a eu ultérieurement bris d’engagement en raison d’une conclusion aboutissant au rejet de la demande d’asile.

II.                Conclusion de fait erronée

[6]               Dans la décision, la SPR a eu recours à des descriptions générales documentées des pratiques et des procédures utilisées en République tchèque pour conclure dans les faits que ces pratiques et procédures s’appliquaient en fait au scénario considéré, sans la moindre preuve pour étayer la conclusion. Dans les paragraphes suivants de la décision, la SPR conclut que, parce que la police doit répondre à une plainte, il est invraisemblable que la police n’ait pas répondu à la plainte du demandeur :

En outre, le tribunal constate également que le demandeur d’asile a déclaré avoir porté plainte à la police à plusieurs reprises, soit au moins trois fois par téléphone et deux fois en personne au poste de police, mais que malgré cela il n’avait jamais reçu d’aide de la police. Selon le tribunal, s’il avait réellement été agressé par des skinheads aussi souvent qu’il l’a prétendu et s’il avait réellement porté plainte à la police à plusieurs reprises, il aurait vraisemblablement reçu une forme d’aide quelconque. Plutôt que de prêter foi au témoignage du demandeur d’asile, le tribunal préfère se fonder sur la preuve documentaire puisqu’elle est tirée d’un large éventail de documents accessibles au public et diffusés par des organismes gouvernementaux et non gouvernementaux fiables; or, selon cette preuve documentaire, aux termes de la loi, la police doit répondre à tous les appels de détresse et elle doit informer les parties du résultat de leur plainte. […]

[Non souligné dans l’original]

(Décision, au paragraphe 11)


III.             Conclusion

[7]               Compte tenu du manquement à l’obligation d’équité et de la conclusion de fait erronée, je suis d’avis que la décision est entachée d’une erreur susceptible de révision.

[8]               Indépendamment des conclusions formulées à l’égard du contenu de la décision, j’ai une remarque incidente à faire concernant le processus utilisé par la SPR pour tirer des conclusions d’invraisemblance.

[9]               La SPR amorce son analyse de la demande d’asile des demandeurs en formulant les énoncés de droit suivants concernant les conclusions d’invraisemblance : 

En ce qui concerne la crédibilité, le tribunal est guidé par la Cour d’appel fédérale, qui a statué qu’un témoignage sous serment est présumé vrai, à moins qu’il n’existe des raisons valables d’en douter. Le critère dont le tribunal doit tenir compte pour évaluer la véracité de ce que raconte un témoin est la compatibilité de son témoignage avec celui qu’une personne sensée et informée, selon la prépondérance des probabilités, reconnaîtrait d’emblée comme un témoignage raisonnable, compte tenu des conditions et de l’endroit. De plus, le tribunal ne peut être convaincu que « les éléments de preuve sont crédibles ou dignes de foi sans être convaincu qu’il est probable qu’ils le sont, et non simplement possible ». [Faryna c. Chorny, [1952] 2 D.L.R. 354 (C.A.C.‑B.), à 357, juge O’Halloran.)

[…]Le tribunal peut tirer des conclusions raisonnables fondées sur des invraisemblances, la raison et le bon sens, et peut rejeter un témoignage s’il ne concorde pas avec les probabilités de l’ensemble de l’affaire.

Les énoncés de la SPR ne reflètent pas parfaitement l’approche maintenant reconnue de longue date en ce qui a trait à la conclusion d’invraisemblance tel qu’il est mentionné dans la décision de Valtchev c Canada (MCI), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7 :

Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu'il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l'invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c'est‑à‑dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s'attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu'il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu'on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu'on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur.

[Voir L. Waldman, Immigration Law and Practice (Markham, ON, Butterworths, 1992) à la page 8.22]

[10]           La citation de la SPR tirée de la décision rendue dans l’arrêt Faryna c. Chorny fait ressortir la nécessité qu’un décideur doit être objectivement « informé », mais la norme de preuve actuelle fixe des exigences plus précises. Pour éviter toute spéculation, les conclusions d’invraisemblance doivent reposer sur les éléments de preuve au dossier au moyen d’un processus de détermination des faits qui conduit à des résultats vérifiables. Ce point est exprimé dans la décision Zakhour c Canada (MCI), 2011 CF 1178, au paragraphe 5 :

Par conséquent, en l’espèce, et selon la preuve au dossier, la SPR devait : premièrement, établir clairement ce à quoi on pouvait raisonnablement s’attendre à l’égard de la réponse du Hezbollah envers les actes du demandeur; ensuite, tirer des conclusions de fait quant à la réponse manifestée par le Hezbollah; et, enfin, conclure si la réponse cadre avec ce à quoi on pouvait raisonnablement penser. Ce processus d’analyse critique n’a pas été suivi en l’espèce. Pour ces motifs, je conclus que les conclusions d’invraisemblance de la SPR sont des hypothèses non fondées et que, par conséquent, la décision visée par le contrôle n’est pas justifiée au regard des faits et du droit.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la décision de la SPR soit infirmée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1792‑12

 

INTITULÉ :

TOMAS LACKO, MARCELA BALAZOVA, TOAMS LACKO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 avril 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 21 avril 2015

 

COMPARUTIONS :

Zakir Mashadi

POUR LES DEMANDEURS

David Joseph

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Zakir Mashadi

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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