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Date : 20150506


Dossier : IMM-4337-14

Référence : 2015 CF 589

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 6 mai 2015

En présence de monsieur le juge Shore

ENTRE :

MANAL HINDAWI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le risque d’être victime d’un crime d’honneur doit être pris en considération conformément aux Directives relatives à la persécution fondée sur le sexe, à l’égard de l’exposé de la demanderesse, pour veiller à ce que le contexte dans son ensemble soit compris au regard de la communauté d’origine de la demanderesse.

[2]               La Cour n’est pas convaincue que la SPR a intégralement et adéquatement examiné, et raisonnablement pris en compte, la preuve portant sur le risque que la demanderesse soit victime d’un « crime d’honneur » (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99 (Kanthasamy)).

II.                Introduction

[3]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire fondée sur le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], de la décision du 9 mai 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile de la demanderesse en application des articles 96 et 97 de la LIPR.

[4]               La demanderesse, une musulmane arabe et citoyenne d’Israël, a présenté une demande d’asile fondée sur sa crainte d’être persécutée par son conjoint violent et sur le risque, à son retour, d’être victime d’un « crime d’honneur » perpétré par des membres de sa famille élargie.

III.             Contexte factuel

[5]               La demanderesse vient d’un village habité par des Arabes, dans le nord de l’Israël, qu’elle décrit comme une communauté arabe très serrée ayant des opinions traditionnelles sur les femmes, le rôle des femmes dans la vie et la nécessité de défendre les valeurs de la communauté et « l’honneur de la famille ».

[6]               En 1998, la demanderesse a contracté un mariage arrangé et, peu après, a donné naissance à deux garçons, en 2002 et en 2004. Après la cérémonie de mariage, le mari de la demanderesse est devenu contrôlant et violent psychologiquement envers elle. En août 2008, il a commencé à la violer régulièrement et à lui faire subir des actes sexuels dégradants que le droit islamique considère haram (péché).

[7]               Au cours d’un voyage en Égypte, la demanderesse s’est liée d’amitié avec Mohamed, un Arabe syrien, avec qui elle a échangé des courriels. La demanderesse communiquait à l’occasion avec lui par courriel et par Facebook, et se confiait à lui.

[8]               En mai 2010, le mari de la demanderesse a accusé cette dernière d’entretenir une liaison avec Mohamed. Il l’a forcée à fermer son compte Facebook et lui a interdit tout autre contact avec Mohamed. La demanderesse a demandé le divorce à son mari, mais il a refusé de lui accorder.

[9]               Le mari a redoublé de violence envers la demanderesse.

[10]           La demanderesse a continué de communiquer périodiquement avec Mohamed jusqu’en 2012, lorsque son mari a trouvé le numéro de Mohamed dans son manteau et découvert ainsi qu’elle était toujours en contact avec ce dernier.

[11]           Le mari de la demanderesse a appelé Mohamed et lui a adressé des menaces. Mohamed a continué de recevoir des menaces de violence et de mort au téléphone et par Facebook de la part du mari de la demanderesse, qui utilisait un pseudonyme.

[12]           Craignant pour sa vie, la demanderesse a décidé qu’elle ne pouvait plus rester en Israël. Le 15 novembre 2013, elle s’est enfuie au Canada en transitant par la Turquie, où elle a passé deux jours à Istanbul avec Mohamed, qui avait fui la Syrie en 2013.

[13]           Depuis l’arrivée de la demanderesse au Canada, elle et Mohamed reçoivent constamment des menaces de mort, directement et indirectement, de la part du mari de la demanderesse et de membres de sa famille élargie.

[14]           La demanderesse affirme qu’elle risque d’être victime d’un « crime d’honneur » par des membres de sa famille, qui ont menacé de punir ce qu’ils considèrent comme une désobéissance.

IV.             Décision contestée

[15]           Dans une décision datée du 9 mai 2014, la SPR a conclu que la demanderesse ne craint pas avec raison d’être persécutée et n’est pas non plus une personne à protéger, au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[16]           La crédibilité de la demanderesse n’était pas en question; selon la SPR, elle a témoigné de façon franche et son témoignage était cohérent et conséquent.

[17]           En fait, la conclusion de la SPR quant à la protection de l’État a été déterminante dans le rejet de la demande d’asile de la demanderesse.

[18]           S’appuyant sur la preuve documentaire dans son cartable national de documentation sur Israël, et soulignant qu’Israël est une démocratie parlementaire multipartite qui tient des élections libres et équitables, la SPR a établi que le fardeau imposé à la demanderesse pour réfuter la protection de l’État est lourd.

[19]           La SPR a conclu que la simple réticence subjective de la demanderesse à solliciter la protection, surtout compte tenu de son « niveau d’instruction et [de] ses ressources », est insuffisante pour réfuter la présomption de protection de l’État (décision de la SPR, au paragraphe 59).

V.                Dispositions législatives

[20]           Les décisions suivantes de la LIPR s’appliquent à la détermination d’une demande d’asile :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themselves of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

      (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

      (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themselves of the protection of that country,

      (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

      (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

      (iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

      (iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

      (iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

      (iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

VI.             Questions en litige

[21]           Les questions principales soulevées dans la demande sont les suivantes :

a.       La SPR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État?

b.      Les conclusions de la SPR quant au risque que la demanderesse soit victime d’un « crime d’honneur » sont-elles raisonnables?

VII.          Norme de contrôle

[22]           L’appréciation par la SPR de l’existence de la protection de l’État est une conclusion de fait qui s’inscrit dans l’expertise de la SPR relativement à la situation du pays. Par conséquent, ces questions sont susceptibles de révision selon la norme de la décision raisonnable (Jabbour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 831, aux paragraphes 18 et 20 [Jabbour]; Baku c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1163, au paragraphe 9).

VIII.       Analyse

A.                La SPR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État?

[23]           Nous avons affaire ici à un cas d’espèce.

[24]           Il incombe à la demanderesse de fournir une preuve claire et convaincante qu’elle ne peut bénéficier de la protection de l’État (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à la page 724).

[25]           Il revient à la SPR, dans son analyse de la protection de l’État, de traiter non seulement de la volonté de l’État de fournir une protection suffisante, mais aussi de sa capacité de réaliser une application opérationnelle ou pratique des mesures de protection en faveur de l’intéressée, dans la situation où se trouve cette dernière (Zaatreh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 211, au paragraphe 27).

[26]           Comme le fardeau de réfuter la présomption de protection de l’État est proportionnel au degré de démocratie atteint dans l’État, la demanderesse doit s’acquitter d’une obligation d’autant plus rigoureuse de prouver qu’elle a épuisé toutes les protections à sa disposition (Hinzman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 171, au paragraphe 57 [Hinzman]; Jabbour, précitée, au paragraphe 27).

[27]           S’il peut exister des ressources sociales ou communautaires pour aider les victimes de violence, celles‑ci n’équivalent pas nécessairement à une protection de l’État dans certains cas, en raison des circonstances et du contexte. Comme l’a formulé la juge Catherine M. Kane, « l’existence d’autres organismes et ressources ne remplace pas la protection policière » (L.D.M.F. c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 938, au paragraphe 38).

[28]           En l’espèce, la SPR a conclu que la réticence subjective de la demanderesse à solliciter la protection de l’État ne suffit pas pour réfuter la présomption de protection de l’État.

[29]           Notre Cour a confirmé que les demandeurs d’asile ne sont pas tenus de faire preuve de courage ou de risquer leur vie à rechercher la protection de l’État rien que pour démontrer son inefficacité. Dans des situations exceptionnelles, un demandeur peut être dispensé de l’obligation d’épuiser toutes les protections à sa disposition (Rodriguez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1291, au paragraphe 29; Gonsalves c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 844, au paragraphe 16; Hinzman, précité, au paragraphe 57).

[…] Au demeurant, il n’est pas raisonnable d’exiger du revendicateur d’asile qu’il mette sa vie ou celle de sa famille en danger. De la même manière, ce dernier n’a pas non plus à s’exposer à subir une plus grande persécution (celle-ci pouvant être constituée d’une répétition d’actes discriminatoires équivalents à de la persécution). D’ailleurs, cette Cour a rappelé récemment dans Shimokawa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 445, [2006] A.C.F. No 555 (QL), au paragraphe 21 : « [...] le demandeur d’asile n’est pas tenu de faire preuve de courage ou de témérité pour demander la protection de l’État. Il lui incombe seulement de tenter d’obtenir la protection de l’État si celle-ci est considérée comme étant raisonnablement assurée. Si le demandeur d’asile prouve de façon claire et convaincante qu’il serait inutile d’entrer en contact avec les autorités ou que cela empirerait la situation, il n’est pas tenu de prendre d’autres mesures ». [Je souligne]. En somme, il est déraisonnable de forcer un revendicateur d’asile à demander une protection qui a peu de chances de se concrétiser en pratique, ou qui continuera encore longtemps à se faire attendre, et ce, simplement pour démontrer l’inefficacité de la protection étatique sollicitée.

(Chagoya c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 721, au paragraphe 5)

[30]           Cet extrait est conforme aux Directives numéro 4 du président : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe, qui indiquent que les décideurs doivent être sensibles à la nature d’une demande fondée sur le sexe :

Les décideurs doivent examiner la preuve démontrant l’absence de protection de l’État si l’État et ses mandataires dans le pays d’origine de la revendicatrice ne voulaient pas ou ne pouvaient pas assurer une protection appropriée contre la persécution fondée sur le sexe. Si la revendicatrice peut montrer clairement qu’il était objectivement déraisonnable pour elle de demander la protection de l’État, son omission de le faire ne fera pas échouer sa revendication. En outre, que la revendicatrice ait ou non cherché à obtenir la protection de groupes non gouvernementaux ne doit avoir aucune incidence sur l’évaluation de la protection qu’offre l’État.

Au moment d’évaluer s’il est objectivement déraisonnable pour la revendicatrice de ne pas avoir sollicité la protection de l’État, le décideur doit tenir compte, parmi d’autres facteurs pertinents, du contexte social, culturel, religieux et économique dans lequel se trouve la revendicatrice. Par exemple, si une femme a été victime de persécution fondée sur le sexe parce qu’elle a été violée, elle pouvait ne pas demander la protection de l’État de peur d’être ostracisée dans sa collectivité. Les décideurs doivent tenir compte de ce type d’information au moment de déterminer si la revendicatrice aurait dû raisonnablement demander la protection de l’État.

[Non souligné dans l’original.]

[31]           Ceci étant, bien que la crainte subjective de la demanderesse ne soit pas déterminante pour apprécier la disponibilité de la protection de l’État, la jurisprudence oblige néanmoins la SPR à tenir compte de ses perceptions à la lumière de la situation générale du pays (Aurelien c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 707, au paragraphe 13 [Aurelien]). Comme l’a déclaré le juge Donald J. Rennie dans la décision Aurelien, précitée :

[9] Un demandeur d’asile n’a pas à demander la protection de l’État si la preuve indique qu’elle n’aurait probablement pas été offerte. L’agent doit examiner si la recherche de la protection de l’État constituait une solution raisonnable pour la demanderesse, dans sa situation. La Cour suprême du Canada a énoncé de manière précise les considérations qu’il faut prendre en compte lorsque les circonstances pertinentes comprennent la violence familiale, notamment les effets psychologiques des agressions sur la victime. La question, telle qu’elle est posée dans R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852, est celle de savoir ce que la demanderesse « a raisonnablement cru, compte tenu de sa situation et de ses expériences antérieures ». Le critère est donc subjectif et objectif. [Non souligné dans l’original.]

(Aurelien, précitée, au paragraphe 9; voir aussi : R c Lavallee, [1990] 1 RCS 852 [Lavallee])

[32]           La demanderesse, dont le témoignage et la preuve ont été jugés tout à fait dignes de foi par la SPR, a expliqué pourquoi elle ne pouvait, compte tenu de sa situation, des circonstances et du contexte, faire appel à la police pour obtenir la protection de l’État. La croyance de la demanderesse selon laquelle la protection policière ne lui est pas offerte compte tenu de ses allégations dans sa situation particulière est appuyée entre autres par le rapport d’expert de Mme Abdo, lequel peut aider à « détruire les mythes et apporter une explication sur les raisons pour lesquelles une femme battue demeure dans sa situation qui équivaut à un cycle de souffrances » (Abbasova, précitée, au paragraphe 56).


[traduction]

Il était hors de question de solliciter la protection de la police relativement aux problèmes que j’ai connus pendant mon mariage. Premièrement, en tant qu’Israélienne arabe, je fais généralement peu confiance à la police. Deuxièmement, l’agression sexuelle est une affaire très personnelle, d’autant plus dans mon cas que les actes sexuels que m’imposait mon mari sont haram (ou « péchés ») dans ma communauté et me remplissaient de honte. De plus, je ne pouvais pas révéler ces actes sexuels haram à la police sans jeter la honte aussi sur mes parents et mes frères et sœurs, car dans notre société, les péchés d’une femme sont perçus comme ceux de sa famille aussi. En outre, comme ces actes étaient haram, si j’avais révélé à la police ce que me faisait mon mari, je n’aurais pas su quelles représailles il aurait exercées pour l’avoir humilié […] Si on me menaçait de mort, je savais que je ne pourrais pas compter sur la protection de la police. Il est souvent arrivé que des musulmanes recherchent la protection de la police israélienne parce qu’elles étaient menacées d’un crime d’honneur, pour ensuite se faire tuer malgré cette demande de protection de l’État.

(Exposé fondant la demande de la demanderesse, dossier certifié du tribunal, à la page 29)

[33]           Il est entendu que la demanderesse a été jugée digne de foi par la SPR et a été diagnostiquée, à la lumière de la preuve, comme souffrant du « syndrome de la femme battue ». Par conséquent, comme il s’agit d’une femme ayant subi des cycles de violence et disposant de peu de liberté et de mobilité dans sa communauté en raison de sa relation violente et de contrôle avec son mari, il importe d’examiner attentivement les réalités et les aspects concrets d’un appel à la protection de la police par la demanderesse à l’extérieur de son village, à la lumière des principes établis par la Cour suprême dans l’arrêt Lavallee, précité, relativement au « syndrome de la femme battue ».

[34]           Pareilles situations exigent que la SPR regarde au-delà des efforts déployés par l’État pour offrir une protection à ses citoyens et examine s’il était raisonnable, au vu de la situation de la demanderesse, des circonstances et du contexte, de s’attendre à ce qu’elle sollicite une telle protection.

[35]           À la lumière de ce qui précède, il n’était pas raisonnable que la Commission conclue, sans avoir au préalable examiné la situation particulière de la demanderesse, que la crainte qu’elle ressentait était une simple « réticence subjective » à demander la protection de l’État (Jimenez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1407, au paragraphe 8).

B.                 Les conclusions de la SPR quant au risque que la demanderesse soit victime d’un « crime d’honneur » sont-elles raisonnables?

[36]           En outre, s’agissant du risque que la demanderesse soit victime d’un « crime d’honneur » perpétré par des membres de sa famille, la SPR a conclu que « personne de sa famille n’a été tué de cette manière, et personne n’a été menacé de ce genre de conséquence » et que, « par conséquent, il n’y a rien dans la situation personnelle de la demandeure d’asile qui donne à penser qu’il y a une possibilité sérieuse de crime d’honneur si la demandeure d’asile retournait en Israël » (décision de la SPR, aux paragraphes 56 et 57).

[37]           Ce raisonnement pose problème, au vu du dossier de preuve qui établit que le mari de la demanderesse et des membres de sa famille l’avaient menacé de mort et de représailles, directement ou indirectement (dossier certifié du tribunal (DCT), aux pages 315 et 354; témoignage personnel de la demanderesse, DCT, à la page 38; lettre produite par Mohamed, datée du 23 décembre 2013, DCT, aux pages 280 à 282).

[38]           Comme le fait observer la demanderesse, ce raisonnement n’a aucune valeur en l’absence d’une preuve qu’une autre femme de la famille de la demanderesse a commis un acte jugé déshonorable ou une infraction à la loi islamique.

[39]           De plus, la demanderesse a présenté des éléments de preuve démontrant que des femmes dans des situations semblables sont exposées à un risque réel d’être tuées au nom de l’honneur de la famille, comme en témoignent les éléments de preuve objectifs qui suivent :

[traduction]

[…] La violence contre les femmes dans la société palestinienne arabe en Israël n’a pas diminué; au contraire, elle a augmenté à certains endroits. Rien qu’en 2013, la Women Against Violence Organization (WAVO) à Nazareth a signalé le meurtre de 14 femmes à titre de crimes dits « d’honneur » (citation omise).

La persistance du contrôle patriarcal dans différents secteurs de la communauté arabe en Israël est en partie responsable du maintien de la femme sous le contrôle des hommes, parce que ces derniers les considèrent (leur corps) comme un terrain de « pureté » et de « honte », ce qui les réduit au silence et, souvent, les force à ne pas dénoncer la violence dont elles sont victimes. Il n’y a donc rien de surprenant à ce que la réticence des femmes palestiniennes à porter plainte à la police vise à épargner à la famille la rétribution sociale, l’exclusion et une réputation ternie.

La sexualité est de façon générale un tabou social dans la société arabe, surtout s’il s’agit d’agression sexuelle ou de viol. Comme l’observe Mme Shalhoub-Kevorkian, malgré l’augmentation des cas de violence sexuelle envers les femmes palestiniennes, les victimes sont souvent tenues responsables de la violence qu’elles subissent. Les victimes de « violence familiale » s’abstiennent de signaler leur expérience traumatique pour des raisons culturelles et personnelles, dont le sentiment de culpabilité, le blâme encouru et la crainte de représailles, outre l’absence de services sociaux qui puissent les protéger. Ces sentiments amplifient le sentiment de la victime qu’il est futile de signaler la violence et affaiblissent sa volonté de partager son expérience avec d’autres, surtout avec les autorités.

[…]

Depuis dix ans, la violence en Israël, surtout celle dirigée contre les femmes, est en hausse en grande partie à cause de la militarisation du pays. Selon le rapport 2013 du Jewish Women’s Rights Activist, environ 200 000 femmes israéliennes ont été victimes de violence familiale. Cette étude révèle en outre qu’en 2012, 7 335 femmes ont reçu des traitements dans 89 centres de violence familiale dans tout le pays.

[…]

Une étude menée par Aida Touma-Suleiman (2009), présidente de la WAVO à Nazareth, a conclu que la faute et la responsabilité pour les crimes d’honneur doivent être largement imputées à l’État et à ses institutions pour ne pas avoir mis un terme à de tels crimes, ou même freiné le phénomène. La preuve fournie à l’appui de telles assertions repose sur l’étude de 25 cas de crimes dits d’honneur, qui indique que dans la plupart des cas, la police n’a pas poursuivi l’enquête pour savoir si d’autres membres de la famille savaient que le crime pouvait être perpétré ou s’ils y avaient participé, omettant ainsi de punir tous les responsables de ce crime. Madame Touma-Suleiman (2009), tout comme Mme Shalhoub-Kevorkian (2003), a documenté des cas de femmes victimes de violence qui avaient été tuées malgré qu’elles avaient dénoncé la situation à la police. Madame Touma-Suleiman affirme que les policiers laissent sortir des criminels de prison même quand on les informe qu’ils peuvent mettre en danger la vie de la victime, ce qui conduit dans différents cas au meurtre de la victime.

[Non souligné dans l’original.]

[40]           Le rapport de Mme Abdo renvoie explicitement à la demande d’asile de la demanderesse :

[traduction]

Le cas de cette femme [la demanderesse] s’apparente à d’autres cas où des femmes sacrifient leur vie et leur bonheur pour la famille (surtout les enfants); à l’issue de 14 années passées dans une relation violente, elle a décidé qu’elle en avait assez et qu’elle devait décider elle‑même de son sort. Cette candidate a décidé de vivre en paix et de nouer une relation reposant sur l’amour et le respect.

D’après mon expérience, ma connaissance de cas semblables et ma très bonne compréhension des conditions de vie générales des femmes arabes en Israël, l’assertion de cette femme concernant ses craintes et inquiétudes relatives à l’accueil qui serait réservé à sa décision si elle retournait au sein de sa société n’est pas disproportionnée. Si l’on se fie à son récit, son besoin de protection semble reposer sur des critères à la fois objectifs et subjectifs. Cette demanderesse craint d’être obligée de retourner dans sa communauté et craint de se faire tuer pour un acte qui serait considéré comme « honteux » ou « déshonorant ». Sa demande de considération à titre de victime potentielle d’un « crime d’honneur » n’est pas éloignée des réalités de sa vie. Après tout, cette femme a quitté son mari, a établi une nouvelle relation alors qu’elle était officiellement mariée et vit seule […] un comportement jugé étranger aux normes d’une culture traditionnelle patriarcale vivant dans un régime de racisme d’État, qui pourrait lui coûter la vie.

(Women, Patriarch and Violence in Israel : A Witness Expert Report par Nahla Abdo, DCT, aux pages 304, 305, 315 et 316)

Les deux dernières années, Nasrin a vécu dans un refuge pour femmes arabes battues, car on craignait que des membres de la famille de son mari cherchent à lui faire du mal ou envoient des mercenaires pour lui faire du mal.

[…]

[Nasrin] a été tuée à la fin mai, en plein milieu de la journée, juste à l’extérieur du refuge où elle vivait dans le village de Yasik dans le nord du pays. Elle est la 30e femme assassinée en six ans dans la région de Ramle-Lod dans le but de « rétablir l’honneur de la famille ».

(Maariv, Arab Women, Imam protest honour killings in Israeli city, 12 juin 2012, DCT, aux pages 131 et 132)

Selon WAV, seulement 22 p. 100 des femmes qui demandent de l’aide à WAV déposent une plainte auprès de la police, et ce en raison d’une méfiance générale à l’égard de celle-ci.

[…]

En règle générale, les femmes arabes hésitent plus que les juives à demander de l’aide à la suite d’une agression sexuelle, et ce parce qu’une partie de la société arabe a tendance à blâmer la femme dans ces cas et parce que ces femmes craignent de ternir « ce qui est appelé l’honneur de la famille ». [...] Les victimes arabes de crimes sexuels ne sont pas soutenues par leur société et, souvent, leurs amis et les membres de leur famille nient publiquement l’agression même s’ils savent qu’elle s’est produite. [...] Il est particulièrement difficile pour les femmes arabes de lutter contre le harcèlement sexuel en milieu de travail, parce qu’il est très difficile pour elles de trouver du travail.

(Réponses aux demandes d’information de la CISR (ISR102543.EF), DCT, aux pages 134 et 135)

[Non souligné dans l’original.]

[41]           La Cour n’est pas convaincue que la SPR a intégralement et adéquatement examiné, et raisonnablement pris en compte, la preuve relative à la menace portant sur le risque que la demanderesse soit victime d’un « crime d’honneur » (Kanthasamy, précité, au paragraphe 99).

[42]           Si la SPR n’est pas obligée de renvoyer à toute la preuve dont elle dispose, elle a omis en l’espèce de renvoyer à des éléments de preuve se rapportant à la menace de mort ou de blessures alléguée par la demanderesse.

IX.             Conclusion

[43]           La demande est accueillie et, par conséquent, l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il l’examine de nouveau.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.

« Michel M.J. Shore »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mylène Boudreau, B.A. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4337-14

 

INTITULÉ :

MANAL HINDAWI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MAI 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Joshua Blum

 

PoUr La demanderesse

 

Judy Michaely

 

PoUr Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

 

PoUr La demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

PoUr Le défendeur

 

 

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