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Date : 20150430


Dossier : IMM-1268-14

Référence : 2015 CF 567

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 30 avril 2015

En présence de monsieur le juge Campbell

ENTRE :

JUNIOR CALVERT INNISS

ROANNA LISSETTE STEPHENS

MYA STEPHENS

(REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE EN L’INSTANCE ROANNA LISSETTE STEPHENS)

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande qui concerne un père, une mère et leur enfant mineure, qui, à titre de citoyens de Saint-Vincent, ont présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Le critère à appliquer dans le cadre d’une demande fondée sur des considérations est celui de savoir si le demandeur sera exposé à des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives dans l’éventualité où la demande était rejetée et qu’il doit retourner dans son pays d’origine. En outre, selon la disposition elle‑même, une décision à l’égard d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire doit être rendue « compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Par conséquent, en l’espèce, cet intérêt devait être pris en considération en ce qui concerne la demanderesse mineure, Mya. Mais, comme il est exposé ci-dessous, l’enfant Jayanna, issue des mêmes parents et ayant la citoyenneté canadienne, est également directement touchée par la demande, et il était donc tout aussi nécessaire de se prononcer sur l’intérêt supérieur de cette dernière.

[2]               Dans une décision en date du 6 février 2014, un délégué du ministre (l’agent) a rejeté la demande des demandeurs. Une question cruciale soulevée dans la présente demande est de savoir si l’agent a bien examiné la question de l’intérêt supérieur de Mya et de Jayanna. Pour les motifs qui suivent, je conclus que l’agent a omis de le faire.

I.                   Contexte

[3]               Le déménagement de la famille au Canada en provenance de Saint-Vincent se présente ainsi. Selon leur témoignage sous serment, la mère est arrivée de Saint-Vincent en décembre 2012, et le père, en avril 2004. Ils se sont mariés au Canada en 2005, et Jayanna est née au Canada en avril 2006. En novembre 2008, le père a quitté le Canada pour se rendre à Saint-Vincent afin de donner suite à une proposition d’affaires. La mère et Jayanna ont suivi ce dernier à Saint-Vincent en avril 2009. En juillet 2011, Mya est née à Saint-Vincent et en août 2011, le père et Jayanna sont revenus au Canada; toutefois, en raison de complications liées à la naissance de Mya, cette dernière et sa mère ne sont revenues au Canada qu’en mai 2012 (dossier certifié du tribunal, pages 100 à 105).

[4]               La demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été motivée par le fait que le visa de visiteur du père obtenu en août 2011 n’était plus valide, et de ce fait, une mesure d’interdiction de séjour a été prise contre lui, laquelle s’applique à tous les membres de la famille, sauf Jayanna. Comme il est indiqué ci-dessous, l’agent confirme que la famille a fui la pauvreté la plus totale sévissant à Saint-Vincent, et est arrivée au Canada pour trouver une vie meilleure. L’agent confirme également le fait que les demandeurs ont agi ainsi dans l’intérieur supérieur de leurs enfants.

[5]               En ce qui concerne l’établissement au Canada, l’agent a formulé la déclaration suivante, qui donne des renseignements contextuels importants en ce qui a trait aux expériences vécues par les parents à Saint‑Vincent :

[traduction]

Je constate que les demandeurs ont tous les deux une expérience de travail acquise antérieurement à Saint-Vincent. Même si j’estime qu’ils ont éprouvé des difficultés financières à Saint-Vincent, je souligne que le demandeur était en mesure de travailler et de gagner sa vie. Je remarque aussi que la demanderesse affirme qu’elle ne pouvait pas trouver de travail à Saint-Vincent, cette période bien précise coïncide également avec sa grossesse difficile et la naissance prématurée de sa fille Mya qui était malade et qui est restée à l’hôpital pendant un certain temps. J’estime que ces facteurs sont très réels et constituent des raisons impérieuses pour lesquelles la demanderesse n’a pas travaillé pendant au moins une partie du temps qu’elle a passé à Saint-Vincent. Je remarque que ces circonstances étaient indépendantes de sa volonté. Je considère néanmoins que le niveau de vie des demandeurs était moins élevé à Saint-Vincent qu’au Canada. Je relève toutefois que les demandeurs sont des personnes très travaillantes, qui, en plus d’élever leurs deux filles mineures, occupent trois emplois. Cela démontre leur faculté d’adaptation, leur ardeur au travail et leur désir de trouver un emploi adéquat, peu importe le lieu de travail. La procédure d’examen des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire ne vise pas à éliminer les difficultés des demandeurs, mais plutôt à offrir une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Compte tenu de la preuve présentée, je n’estime pas que les demandeurs ont démontré qu’ils éprouveraient des difficultés advenant leur retour.

En ce qui concerne les difficultés économiques auxquelles les demandeurs seraient exposés à Saint-Vincent, je conviens que les demandeurs adultes (le demandeur en particulier) ont grandi dans la pauvreté. Je souligne que la demanderesse déclare dans son affidavit que la famille a été contrainte de résider dans une pièce supplémentaire de la maison de sa mère pendant une certaine période de temps après leur retour à Saint-Vincent en 2008-2009. Je prends note toutefois que la demanderesse affirme plus loin dans son affidavit qu’elle et leur fille Mya vivaient dans un appartement, et qu’elle n’était pas en mesure de payer les frais d’électricité. Je considère que cette déclaration révèle que la demanderesse et sa fille ont quitté la maison de la mère de la demanderesse pour emménager dans un appartement. Il s’agit d’un élément de preuve démontrant que la famille était en mesure de payer un loyer à Saint-Vincent après avoir d’abord vécu avec des parents. Même si les demandeurs déclarent qu’ils ne recevront aucun soutien de leurs parents à Saint-Vincent en raison de leur pauvreté, je remarque qu’ils ont déjà vécu avec la mère de la demanderesse. J’estime que la présence de nombreux membres de la famille à Saint-Vincent est un atout pour les demandeurs sur le plan des liens sociaux et du soutien familial, voire aussi du soutien financier. »

(dossier certifié du tribunal, pages 7 et 8)

II.                La prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant : le droit applicable

[6]               Deux décisions rendues par la Cour revêtent une importance particulière pour ce qui est de l’analyse effectuée par l’agent pour en arriver à la décision faisant l’objet du contrôle.

[7]               Comme il a été mentionné dans la décision Kolosovs c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 165, aux paragraphes 8 à 12, l’agent était tenu d’effectuer une analyse sur l’intérêt supérieur des enfants selon une norme juridique détaillée :

Règles régissant la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant

Au paragraphe 75 de l’arrêt Baker [Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817], la Cour suprême écrivait qu’une décision en matière de motifs d’ordre humanitaire sera déraisonnable si le décideur n’a pas suffisamment pris en compte l’intérêt supérieur des enfants touchés par sa décision :

Les principes susmentionnés montrent que, pour que l’exercice du pouvoir discrétionnaire respecte la norme du caractère raisonnable le décideur devrait considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt.

[Non souligné dans l’original.]

Ce passage fait ressortir que, même si un poids appréciable doit être accordé à l’intérêt supérieur d’un enfant, cet intérêt ne sera pas nécessairement le facteur déterminant dans tous les cas (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2002] 4 C.F. 358 (C.A. F). Pour arriver à une décision raisonnable, le décideur doit montrer qu’il est réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants considérés. Par conséquent, pour savoir si l’agent a été « réceptif, attentif et sensible », il faut considérer le contenu de cette obligation.

A.  Le décideur doit être réceptif

Être réceptif signifie être au fait de la situation. Lorsque, dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il est écrit qu’un enfant sera directement touché par la décision, l’agent des visas doit montrer qu’il est au courant de l’intérêt supérieur de l’enfant en indiquant les manières dont cet intérêt entre en jeu. L’intérêt supérieur de l’enfant requiert une analyse fondée sur les faits, mais les Lignes directrices, en leur section 5.19, constituent un point de départ pour l’agent des visas, en exposant certains des facteurs qui interviennent souvent dans les demandes de ce genre :

5.19. L’intérêt supérieur de l’enfant

La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés introduit l’obligation légale de tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement affecté par une décision prise en vertu du L25(1), lors du contrôle concernant les circonstances d’un étranger qui présente une demande dans le cadre de cet article. Ceci précise la pratique du ministère eu égard à la loi, éliminant ainsi tout doute sur le fait que l’intérêt supérieur de l’enfant sera pris en considération.

L’agent doit toujours être vigilant et sensible à l’intérêt supérieur de l’enfant lors de l’examen des demandes présentées au titre du L25(1). Toutefois, cette obligation ne s’applique que lorsqu’il est suffisamment clair, selon l’information soumise au décideur, que la demande s’appuie en entier ou du moins en partie, sur ce facteur.

[…]

En général, les facteurs liés au bien-être émotionnel, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération lorsqu’ils sont soulevés. Voici quelques exemples de facteurs qui peuvent être soulevés par le demandeur :

• l’âge de l’enfant;

• le niveau de dépendance entre l’enfant et le demandeur CH;

• le degré d’établissement de l’enfant au Canada;

• les liens de l’enfant avec le pays concerné par la demande CH;

• les problèmes de santé ou les besoins particuliers de l’enfant, le cas échéant;

• les conséquences sur l’éducation de l’enfant;

• les questions relatives au sexe de l’enfant.

[Non souligné dans l’original]

B. Le décideur doit être attentif

Dans l’arrêt Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2003] 2 C.F. 555 (CA) (QL), au paragraphe 52, le juge Evans explique pourquoi il faut prendre en considération avec soin l’intérêt supérieur d’un enfant :

Nul doute que l’exigence selon laquelle les motifs des agents doivent clairement attester le fait qu’ils ont attentivement examiné l’intérêt supérieur d’un enfant touché impose un fardeau administratif. C’est cependant ce qu’il convient de faire. Il est tout à fait justifié d’imposer des exigences rigoureuses en matière de traitement lorsqu’il s’agit de trancher des demandes fondées sur le paragraphe 114(2) [l’actuel paragraphe 25(1)] susceptibles de porter préjudice au bien-être des enfants ayant le droit de demeurer au Canada; l’enjeu concerne les intérêts vitaux de personnes vulnérables et les possibilités d’intervention dans le cadre d’un contrôle judiciaire de fond sont limitées.

Une fois que l’agent connaît les facteurs qui font intervenir l’intérêt supérieur d’un enfant dans une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ces facteurs doivent être considérés dans leur contexte intégral, et la relation entre les facteurs en question et les autres circonstances du dossier doit être parfaitement comprise. Ce n’est pas être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant que d’énumérer simplement les facteurs en jeu, sans faire l’analyse de leur interdépendance. À mon avis, pour être attentif à l’intérêt supérieur de l’enfant, l’agent des visas doit montrer qu’il comprend bien le point de vue de chacun des participants dans un ensemble donné de circonstances, y compris le point de vue de l’enfant s’il est raisonnablement possible de le connaître.

C. Le décideur doit être sensible

Ce n’est qu’après que l’agent des visas s’est fait une bonne idée des conséquences concrètes d’une décision défavorable en matière de motifs d’ordre humanitaire sur l’intérêt supérieur de l’enfant qu’il pourra faire une analyse sensible de cet intérêt. Pour montrer qu’il est sensible à l’intérêt de l’enfant, l’agent doit pouvoir exposer clairement les épreuves qui résulteront pour l’enfant d’une décision défavorable, puis dire ensuite si, compte tenu également des autres facteurs, les épreuves en question justifient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire. Comme l’écrivait la Cour suprême dans l’arrêt Baker, au paragraphe 75 :

« [...] quand l’intérêt des enfants est minimisé, d’une manière incompatible avec la tradition humanitaire du Canada et les directives du ministre, la décision est déraisonnable. »

[Non souligné dans l’original.]

[8]               L’approche à adopter pour déterminer l’intérêt supérieur d’un enfant a été précisément abordée par le juge Russell dans l’affaire Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 166. Le juge Russell a statué qu’un agent des visas commet une erreur en appliquant le critère relatif aux difficultés lorsqu’il a à déterminer dans quelle mesure l’intérêt supérieur d’un enfant peut être compromis par un renvoi avec ses parents. Plus précisément, au paragraphe 64, il a donné les explications suivantes :

Il n’existe pas de norme minimale en matière de besoins fondamentaux qui satisferait au critère de l’intérêt supérieur. De plus, il n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel à un certain point dans l’échelle des difficultés et seulement à ce point pourrait-on considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant est « compromis » au point de justifier une décision favorable. La question n’est pas celle de savoir si l’enfant « souffre assez » pour que l’on considère que son « intérêt supérieur » ne sera pas « respecté ». À cette étape initiale de l’analyse, la question à laquelle il faut répondre est la suivante : « en quoi consiste l’intérêt supérieur de l’enfant? »

[Non souligné dans l’original.]

III.             L’analyse de l’agent quant à l’intérêt supérieur de l’enfant

[9]               Les trois principales questions abordées par l’agent dans son examen quant à la façon dont l’« intérêt supérieur des enfants » (dossier certifié du tribunal, pages 9 et 10) aura une incidence sur leur retour éventuel à Saint-Vincent sont les suivantes : le bouleversement, les préoccupations quant au sexe des enfants et la pauvreté. Dans les passages suivants tirés de la décision, le soulignement est ajouté afin de faire ressortir les conclusions de l’agent quant à l’intérêt supérieur.

[10]           L’agent a tiré les conclusions suivantes à l’égard du bouleversement :

[traduction]

En somme, Jayanna a résidé au Canada pendant cinq des sept années de sa jeunesse. Il convient de souligner que Jayanna n’était pas tenue de quitter le Canada, compte tenu du fait qu’elle est citoyenne canadienne. Elle peut rester au Canada, peu importe l’issue de la présente décision. Toutefois, il reste à voir si une telle chose est dans son intérêt supérieur, car ses parents vivent sans statut au Canada. J’estime que ses parents ont démontré, par leurs observations, qu’ils prenaient soin d’elle et l’aimaient, et je conclus, compte tenu de ses faibles liens familiaux avec le Canada, qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Jayanna de demeurer sous les soins attentionnés de ses parents, peu importe leur lieu de résidence.

[…]

Je conviens que Jayanna, leur fille aînée, a commencé l’école et qu’elle s’est fait des amis. Elle semble être une enfant de sept ans bien adaptée et en santé. Je constate également que Jayanna a l’expérience des aller-retour entre le Canada et Saint-Vincent. Je constate également qu’elle a déjà quitté un cercle social à Saint‑Vincent et que, selon les renseignements dont je dispose, elle n’en a pas subi de contrecoups. Je tiens compte de son âge et de sa faculté d’adaptation, et je conclus que son intérêt supérieur ne serait pas compromis, vu son degré d’établissement au Canada et ses antécédents personnels sur le plan des déplacements à l’étranger. Je note de plus que Jayanna n’est pas tenue de quitter le Canada et pourrait y demeurer si ses parents le souhaitaient.

En ce qui concerne Mya, je constate et prends en considération son jeune âge (3 ans), j’estime qu’elle est très jeune et qu’elle dépend entièrement de ses parents. Dans cette perspective, j’attire l’attention sur le fait que les parents ont toujours fait passer l’intérêt supérieur de leurs enfants en premier, peu importe leur lieu de résidence. Je conclus que le renvoi vers Saint-Vincent ne porterait pas atteinte à l’intérêt supérieur de Mya, car elle n’a pas encore établi de liens importants au Canada, et qu’elle compte sur de nombreux membres de sa famille à Saint-Vincent. Pour tirer cette conclusion, j’ai pris en considération le sexe et l’accès à l’éducation de l’enfant.

[11]           L’agent a tiré les conclusions suivantes à l’égard de sa préoccupation quant au sexe des enfants :

[traduction]

La demanderesse affirme dans son affidavit que la violence constitue un problème à Saint-Vincent et qu’elle ne souhaite pas pour ses filles y soit exposée. Bien que j’accorde un certain poids à cette déclaration, je constate également qu’aucun membre de la famille n’a antérieurement été exposé à la violence au sein de leur collectivité. Bien que les rapports objectifs sur les pays soient utiles pour donner un certain contexte, je n’estime pas qu’ils s’appliquent à la situation personnelle des demandeurs, notamment en ce qui concerne la demanderesse mineure et sa sœur. J’estime qu’il y a très peu de motifs de croire que les enfants touchés par la présente décision sont susceptibles d’être exposés à la violence lors de leur retour à Saint-Vincent. Je constate que la présence de violence dans la société n’indique pas que l’intérêt supérieur des enfants serait compromis s’ils retournaient à Saint-Vincent.

[…]

Le conseil des demandeurs a fait valoir que les enfants touchés par la présente décision sont des filles et il souligne que la violence et la discrimination dont sont victimes les femmes à Saint-Vincent est un grave problème. Je reconnais qu’il s’agit là d’un facteur, selon la preuve soumise, et j’y accorde de l’importance. La violence contre les femmes et les jeunes filles à Saint-Vincent constitue un grave problème qui touche généralement les femmes, de manière disproportionnée. Je note cependant qu’en l’espèce, les filles sont élevées par leurs parents, dans une famille aimante qui s’efforce de leur offrir une sécurité permanente. Je remarque que Mya et Jayanna peuvent compter sur les membres de leur famille à Saint‑Vincent. Je ne crois pas que ce facteur, en lui-même, révèle qu’advenant un retour à Saint-Vincent, leur intérêt supérieur serait compromis.

[12]           L’agent a tiré les conclusions suivantes en qui a trait à la pauvreté :

[traduction]

Je remarque que la pauvreté est un grave problème à Saint-Vincent qui, selon les demandeurs, a eu une incidence défavorable sur les enfants par le passé. Dans son affidavit, la demanderesse affirme avoir été incapable de régler ses factures, notamment sa facture en soins de santé et la facture d’électricité liée à son appartement, et ce, pendant près de deux ans. Il s’agit évidemment d’une importante préoccupation qui, compte tenu de l’intérêt supérieur de ces enfants, a eu, je crois, une incidence défavorable sur les enfants, en raison du faible revenu de leurs parents, et ce, malgré la présence de divers membres de la famille à Saint-Vincent. Je note cependant qu’au cours de cette période, la demanderesse s’occupait d’un bébé dont l’état de santé nécessitait des soins, qu’elle était seule la plupart du temps, et qu’elle était dans l’incapacité de travailler. Je conclus que, même si la demanderesse a eu des problèmes à trouver du travail à Saint-Vincent, elle y retourne en ayant accumulé une expérience de travail importante au Canada. Ces facteurs m’amènent à conclure qu’il est peu probable que les demandeurs vivent à nouveau une impasse financière, ce qui me porte à conclure que, même si les membres de la famille ont déjà subi des problèmes d’ordre économique, ils ont démontré qu’ils ont toujours fait passer l’intérêt supérieur de leurs enfants en premier. J’estime qu’un retour à Saint-Vincent n’aura pas pour effet de compromettre l’intérêt supérieur de ces filles.

[Non souligné dans l’original.]

[13]           L’agent a conclu ainsi son analyse quant à l’intérêt supérieur des enfants :

[traduction]

 Pour ces motifs, bien qu’étant réceptif, attentif et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, et en examinant la situation de leur point de vue, j’estime que cette situation n’entraînera pas pour elles des répercussions culturelles, sociales ou émotionnelles négatives, de sorte à justifier une exemption en application du paragraphe 25(1) de la LIPR. En l’espèce, l’intérêt supérieur des enfants ne l’emporte pas sur d’autres facteurs prévus par la loi.

IV.             Mon avis sur l’analyse

[14]           Je suis d’avis que l’agent n’a pas traité de l’intérêt supérieur de Jayanna et de Mya conformément à la loi.

[15]            Pour respecter la norme juridique, l’agent était tenu, à tout le moins, de répondre de manière réfléchie aux deux questions suivantes portant sur l’intérêt supérieur de Jayanna et de Mya : auprès de qui les filles devraient-elles être confiées et où devraient-elles vivre? L’agent a répondu ainsi à la première question portant sur Jayanna : [traduction] « il serait dans l’intérêt supérieur de Jayanna de demeurer sous les soins attentionnés de ses parents, peu importe leur lieu de résidence » (dossier certifié du tribunal, page 9). Il ressort de la décision que l’agent a fourni la même réponse en ce qui concerne Mya, simplement parce que c’est un enfant en bas âge. Par conséquent, l’agent n’a pas tiré de conclusions précises sur l’intérêt supérieur de Mya.

[16]           L’agent n’a toutefois pas répondu à la deuxième question en ce qui concerne Jayanna et Mya. Il ressort du raisonnement de l’agent que, puisque les parents n’ont pas démontré qu’ils s’étaient établis au Canada à la satisfaction de l’agent, non seulement ils seraient tenus de retourner à Saint-Vincent, mais les deux enfants les suivraient naturellement. Bien que l’agent ait formulé des commentaires sur le fait que, en tant que citoyenne canadienne, Jayanna n’était pas tenue de quitter le Canada avec ses parents, ce commentaire n’a pas été élaboré pour de bonnes raisons; Jayanna n’aurait personne pour s’occuper d’elle au Canada et serait confiée à une agence d’aide à l’enfance. Cette issue serait évidemment contraire à la conclusion selon laquelle Jayanna devrait être avec ses parents.

[17]           À la lecture de la décision, le fait que l’intérêt supérieur des enfants puisse exiger que les filles restent avec leurs parents au Canada n’a jamais été présenté comme une solution. En droit, l’intérêt supérieur des enfants doit être déterminé avant toute chose. Par conséquent, s’il est statué que les enfants devaient demeurer avec leurs parents, l’agent aurait dû pouvoir conclure que les enfants doivent demeurer au Canada avec leurs parents.

[18]           Je suis d’avis que l’analyse de l’agent révèle une tentative non transparente de détourner la conclusion selon laquelle les enfants, et donc leurs parents, devraient rester au Canada, et de conclure plutôt que les enfants seront d’une manière ou d’une autre en mesure de s’adapter aux graves difficultés auxquelles elles seraient exposées si elles étaient tenues de vivre à Saint-Vincent avec leurs parents. Ce discours est inacceptable, car il ne démontre aucune sensibilité dans l’analyse de l’intérêt supérieur de Jayanna ou de Mya. Comme je l’explique plus loin, je conclus que l’agent s’est appuyé sur des spéculations sans fondement, et qu’il mal appliqué la preuve au dossier lorsqu’il a tiré sa conclusion relative à l’analyse de l’intérêt supérieur.

A.                Le bouleversement

[19]           En ce qui concerne Jayanna, le fait de justifier son renvoi du Canada en raison de ses [traduction] « antécédents personnels sur le plan des déplacements à l’étranger » constitue une conclusion arbitraire, étant donné qu’elle n’a voyagé à l’extérieur du Canada qu’une seule fois, il y a trois ans.

[20]            En ce qui a trait à Mya, rien ne permet de croire qu’une enfant de son âge ne serait pas bouleversée si elle était retirée d’un milieu de vie auquel elle s’est adaptée. En fait, la preuve portant sur la différence évidente entre la vie à Saint-Vincent et celle au Canada laisse entendre le contraire. En outre, selon la preuve au dossier dont disposait l’agent, les parents de Mya ne peuvent pas s’en remettre au soutien de leur famille à Saint-Vincent. Par conséquent, l’agent a tiré une conclusion de fait erronée quant à l’existence d’un soutien familial à leur retour.

B.                 La préoccupation quant au sexe des enfants

[21]           Je suis d’avis que le raisonnement de l’agent selon lequel les parents de Jayanna et de Mya sont en mesure de protéger leurs filles contre la violence fondée sur le sexe qui sévit à Saint-Vincent est tout à fait dénué de fondement. De plus, l’agent n’a pas admis et n’a pas été sensible au fait que le risque qu’elles subissent la violence fondée sur le sexe décrite au dossier pourrait s’accroitre au fur et à mesure qu’elles grandiront et deviendront indépendantes.

C.                 La pauvreté

[22]           Il convient de noter, sur cet élément de l’analyse de l’agent, la mise en garde très pertinente du juge Russell : « [...] il n’existe pas de critère minimal en matière de difficultés suivant lequel à un certain point dans l’échelle des difficultés et seulement à ce point pourrait‑on considérer que l’intérêt supérieur de l’enfant est “compromis” » [...] (voir Williams, au paragraphe 64). Comme il est susmentionné, malgré les conclusions voulant que la pauvreté soit un « grave problème » à Saint-Vincent, et que la mère des enfants ait déjà été dans l’impossibilité d’obtenir un emploi ou de régler ses factures, l’agent tente d’établir un seuil de pauvreté que les enfants devraient être en mesure de tolérer sans que leur intérêt supérieur ne soit compromis, seuil qui serait un peu moins sévère que celui de « l’impasse financière ». De plus, la conclusion de l’agent voulant que la mère des enfants ait maintenant acquis une expérience de travail au Canada n’est pas pertinente. Aucun élément de preuve au dossier n’appuie l’hypothèse de l’agent selon laquelle l’expérience de travail au Canada aurait une incidence sur la pauvreté à laquelle la famille serait exposée à leur retour à Saint-Vincent. À mon sens, la tentative de l’agent de minimiser la réalité de la pauvreté dénote un profond manque de sensibilité à l’égard de l’intérêt supérieur de Jayanna et de Mya.

V.                Conclusion

[23]           Pour ces motifs, je conclus que la décision faisant l’objet du présent contrôle judiciaire est manifestement déraisonnable.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la décision faisant l’objet du contrôle judiciaire soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un autre délégué du ministre afin qu’une nouvelle décision soit rendue.

Il n’y a aucune question à certifier.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1268-14

 

INTITULÉ :

JUNIOR CALVERT INNISS, ROANNA LISSETTE STEPHENS, MYA STEPHENS (REPRÉSENTÉE PAR SA TUTRICE EN L’INSTANCE

ROANNA LISSETTE STEPHENS) c LE MINISTRE DE

LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 AVRIL 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE CAMPBELL

 

DATE DE L’ORDONNANCE ET DES MOTIFS :

LE 30 AVRIL 2015

COMPARUTIONS :

Jean Marie Vecina

 

POUR LES DEMANDEURS

Daniel Engel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Vecina & Sekhar

Avocats et procureurs

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

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