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Date : 20150422


Dossier : T‑192‑15

T‑196‑15

Référence : 2015 CF 520

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 avril 2015

En présence de monsieur le juge Barnes

T‑192‑15

ENTRE :

GOODRICH TRANSPORT LTD. ET

ROYAL TEAM CANADA TRANSPORT LTD.

 

demanderesses

et

ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER FRASER

(FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE PORT METRO VANCOUVER)

défenderesse

T‑196‑15

ET ENTRE :

ATL TRUCKING LTD., A‑CAN TRANSPORT LTD.,

AMK CARRIER INC., COAST PACIFIC CARRIER INC., FORWARD TRANSPORT LTD., GPX EXPRESS INC., GREENLIGHT COURIER LTD., GRL FREIGHTWAYS INC., H RATTAN TRUCKING LTD.,

HUTCHISON CARGO TERMINAL INC.,

INTER CANADIAN TRUCKING LTD.,

JEEVAN CHOHAN TRANSPORT LTD.,

K D TRUCKLINE LTD., NILAM TRUCKING LTD.,

ORCA CANADIAN TRANSPORT LTD.,

PRO LINE TRUCKING CORP., RAJA ROAD RAIL SERVICES LTD., ROADSTAR TRANSPORT COMPANY LTD.,

SAHIR TRUCKING LTD., SAFEWAY TRUCKING LTD.,

SALH TRUCKING 2001 LTD., SIDHU SERVICES LTD.,

SUPER SONIC TRANSPORT LTD., SUPER STAR TRUCKING LTD., TRASBC FREIGHT LTD., TRANSBC FREIGHTWAYS (2007) LTD.,

VILLAGER TRANSPORT LTD.

 

demanderesses

et

ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER FRASER

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Les demanderesses sont vingt‑huit entreprises actives dans le transport par camion de conteneurs d’expédition dans la région des basses‑terres continentales de la Colombie‑Britannique et les environs. Jusqu’à récemment, une bonne partie de ces activités consistaient à déplacer des conteneurs en direction et à partir de quatre quais à conteneurs gérés par l’Administration portuaire Vancouver Fraser (aussi connue sous le nom de Port Metro Vancouver et appelée ci‑après PMV). Dans l’industrie du transport de marchandises, cette forme de camionnage est appelée « factage ».

[2]               En date du 23 janvier 2015, les demanderesses se sont toutes vu refuser des licences d’accès aux installations de PMV. Elles ont ainsi perdu le volet de leurs activités qui comportait le transport local de conteneurs en direction et à partir des installations de PMV. Dans certains cas, la diminution du chiffre d’affaires qui en résulte sera sans aucun doute importante et ne pourra peut‑être pas être remplacée par d’autres formes de transport de chargements.

[3]               Les demanderesses soutiennent que PMV a traité leurs demandes de licence de façon illégale et inéquitable sur le plan procédural. Elles cherchent donc à faire annuler les décisions qui les privent d’une licence. Elles demandent également que leurs demandes de licence soient renvoyées à PMV en vue d’un nouvel examen, conformément à des directives de la Cour qui seraient suffisantes pour remédier aux lacunes en matière de compétence et de procédure qu’elles font valoir.

I.                   Le contexte

[4]               Depuis plusieurs années, PMV est confrontée à des problèmes de relations de travail liés au secteur du factage. Des arrêts de travail survenus en 1999, en 2005 et en 2014 ont occasionné de sérieux retards dans le déplacement des conteneurs et engendré une perte de plusieurs millions de dollars dans les économies locale et nationale. Ces arrêts de travail des chauffeurs de camion ont été attribuables à plusieurs facteurs : une rémunération insuffisante, une hausse des frais d’exploitation, le nivellement des salaires par le bas et des inefficacités sur le plan opérationnel. Les premiers efforts déployés pour corriger les problèmes de stabilité de la main‑d’œuvre se sont révélés inefficaces. Le ministre des Transports, qui désirait régler l’arrêt de travail de 2014, a désigné M. Vince Ready pour procéder à un examen indépendant des causes sous‑jacentes du mécontentement des chauffeurs et recommander des changements appropriés.

[5]               M. Ready, assisté de Mme Corinn Bell, a consulté des intervenants durant plusieurs mois et, en septembre 2014, il a publié un rapport de recommandations (le rapport Ready). Il a été conclu dans ce document qu’il y avait un nombre excédentaire de camions qui détenaient une licence d’accès aux installations de PMV et que ce facteur avait mené à un nivellement généralisé des tarifs vers le bas. Parmi un certain nombre de recommandations, M. Ready a proposé que l’on réforme le « Truck Licensing System », ou « Système de délivrance de licences pour camions » (SDLC), dans le cadre duquel l’accès des camions au port était autorisé. M. Ready a décrit comme suit la justification et les paramètres généraux de cette réforme :

De l’avis général, en raison des faibles restrictions pour faire partie de l’industrie du factage de conteneurs et malgré la diminution actuelle du nombre de propriétaires‑exploitants, il y a une offre excédentaire de camions. Environ 2 000 camions et licences sont inscrits au système, ce qui fait dire à plusieurs qu’il y a une offre très excédentaire de camions. Avant le récent arrêt de travail, les camionneurs rémunérés au voyage travaillaient de plus longues heures et étaient moins payés que ceux rémunérés à l’heure. Toutefois, il nous semble clair que grâce à une fluidité améliorée de la circulation aux ports et aux terminaux, les camionneurs rémunérés au voyage ont une plus grande possibilité d’améliorer leur revenu, à condition que la congestion dans les ports soit éliminée. Comme nous le mentionnons ci‑dessus, il faudrait réduire considérablement le nombre d’entreprises de camionnage et de camions. Une des façons d’y arriver est d’imposer des exigences aux personnes qui s’inscrivent au SDLC, comme les dépôts de garantie ou les cautionnements d’exécution, en plus de mettre en place des normes raisonnables et légitimes de rendement des transporteurs routiers ainsi que des objectifs d’efficacité. Une autre manière d’atteindre cet objectif est d’établir des ententes sur les niveaux de service (ENS) qui peuvent être combinées à la réforme du SDLC. Nous en présentons le concept dans les recommandations finales.

[6]               En octobre 2014, PMV a publié un rapport d’analyse de la taille du parc, qui projetait un volume annuel de 1 176 750 déplacements annuels en direction et à partir des installations portuaires. En prenant pour base un objectif de six déplacements par jour et par camion, PMV a déterminé que le nombre optimal de camions autorisés était de 1 388. Elle a indiqué qu’il fallait réduire la taille du parc d’environ 610 camions.

[7]               Au milieu du mois d’octobre 2014, PMV a annoncé publiquement qu’elle avait l’intention de procéder à une réforme du SDLC. Les objectifs déclarés du nouveau système de délivrance de licences comprenaient censément des améliorations sur le plan de la qualité du service, de l’efficience, de la sécurité et des normes d’exploitation, améliorations visant toutes à améliorer la stabilité du marché et à régler des problèmes environnementaux. L’objectif de réduction du nombre de camions autorisés a aussi été clairement mentionné, et il a été proposé de tenir d’autres consultations avec les intervenants.

[8]               Le 29 octobre 2014, PMV a annoncé qu’un programme de soutien à la transition serait offert à n’importe quel détenteur d’une licence d’exploitant indépendant inscrit au SDLC qui serait exclu par la réforme. Un dédommagement d’un montant maximal de 15 000 $ a été offert.

[9]               Entre le 4 et le 17 novembre 2014, PMV a entamé une seconde étape de consultation des intervenants, étayée par un guide de discussion destiné aux participants. Ce document proposait un nouveau modèle de délivrance de licences, qui inclurait ou prendrait en compte les facteurs suivants :

a.                   l’âge du parc;

b.                  des cautionnements d’exécution;

c.                   des dépôts pour dommages éventuels;

d.                  un engagement à rémunérer les chauffeurs à des tarifs réglementés;

e.                   un nouveau commissariat provincial pour effectuer une vérification du rendement;

f.                   une approche fondée sur un indicateur de rendement, qui servirait à évaluer les nouvelles demandes de licence et à maintenir le processus de délivrance de licences en cours.

[10]           Au sujet de l’évaluation des demandes de licence, il a été proposé aussi que les nouvelles licences ne soient mises à la disposition que des entreprises détenant à ce moment une licence et exploitant au moins cinq camions. Les critères d’évaluation suggérés comprenaient le respect de normes en matière d’environnement, de sécurité et de rendement antérieur.

[11]           En décembre 2014, PMV a publié un guide sur le SDLC [le Guide], qui présentait les conditions finales de son nouveau système de délivrance de licences, qui était censé prendre effet le 1er février 2015. L’objectif déclaré du nouveau système était d’atteindre un juste équilibre entre le nombre de camions autorisés et la quantité de chargements disponibles, ce qui améliorerait la stabilité des opérations portuaires. Le Guide décrivait un processus d’évaluation des demandes qui débuterait le 10 décembre 2014 et prendrait fin le 16 janvier 2015. Les licences existantes du SDLC expireraient le 31 janvier 2015 et, par la suite, seuls les camions nouvellement autorisés auraient accès aux installations de PMV.

[12]           Le Guide informait le lecteur que seuls ceux qui détenaient à ce moment une licence seraient autorisés à présenter une demande, et ce, uniquement jusqu’à concurrence de la taille de leur parc qui était déjà approuvée. D’autres conseils aux entreprises candidates comportaient ce qui suit :

[traduction]
Comme Port Metro Vancouver traitera les demandes sur une base hebdomadaire, nous encourageons les entreprises à soumettre le plus tôt possible une demande dûment remplie et conforme. Port Metro Vancouver est résolue à veiller à ce que le processus de sélection soit uniforme, équitable et transparent, tout en répondant aux objectifs de réforme du SDLC.

[13]           Les critères d’inscription obligatoires comprenaient un parc d’une taille d’au moins cinq camions (un critère auquel il était possible de satisfaire en présentant une demande conjointe), un dépôt pour dommages éventuels, une assurance d’un montant suffisant, la capacité d’obtenir un cautionnement d’exécution, un plan de sécurité du parc, une preuve de modernisation (installation d’un convertisseur catalytique à oxydation) pour les camions datant d’avant l’année‑modèle 2006, une demande dûment remplie et une preuve d’un besoin de service démontré. Le Guide indiquait aussi que les demandes seraient en outre évaluées au regard de plusieurs critères non obligatoires, dont les antécédents des candidats à l’égard du SDLC, un certificat de reconnaissance (sécurité), une déclaration annuelle de WorkSafeBC indiquant la situation actuelle sur le plan de la sécurité, une inscription auprès de Ressources naturelles Canada à l’égard des normes environnementales, une preuve de participation (ou une lettre d’intention de participer) au Safety and Hazard Management Assessment Program [Programme d’évaluation et de gestion de la sécurité et des risques] de l’Insurance Corporation of British Columbia (ICBC), et le classement par rapport au Code de sécurité national. Le Guide informait les candidats que l’on privilégierait les entreprises dont les parcs étaient récents et de grande taille, ainsi que les demandes uniques plutôt que conjointes.

[14]           Des renseignements détaillés supplémentaires utiles pour remplir une demande ont également été fournis, dont des listes de vérification des documents requis et un rappel que les demandes dûment remplies seraient évaluées dans l’ordre du numéro de réception de chacune, en lots hebdomadaires. Le processus d’évaluation devait aussi se dérouler conformément aux normes suivantes :

[traduction]
Port Metro Vancouver vise dans toute la mesure du possible à ne sélectionner que les transporteurs qui répondent aux normes d’inscription minimales décrites lors du processus de réforme du SDLC. Compte tenu de la situation actuelle, Port Metro Vancouver prévoit que le nombre de demandes reçues qui répondront aux normes minimales sera supérieur au nombre visé d’étiquettes d’accès et, dans ce cas, d’autres facteurs, décrits plus tôt dans le Guide de l’utilisateur, seront également pris en compte et contribueront à mener à bien le processus de classement et de sélection.

Port Metro Vancouver est résolue à veiller à ce que le processus de sélection soit uniforme, équitable et transparent, tout en garantissant que les objectifs de la réforme du SDLC sont atteints et que l’intégrité du processus est maintenue ou préservée.

[15]           Le Guide informait les candidats que l’évaluation des demandes jugées conformes comportait un classement ou une notation des preuves présentées, mais nulle part était‑il décrit précisément de quelle façon les critères pertinents seraient pondérés. Parallèlement, il ressort du dossier qu’aucune des demanderesses en l’espèce n’a fait des efforts pour s’enquérir de ces détails.

[16]           Le 9 décembre 2014, PMV a informé les détenteurs de licence existants qu’elle allait commencer à accepter des demandes pour de nouvelles licences du SDLC, qui entreraient en vigueur le 1er février 2015. Elle recommandait vivement de lire avec soin le Guide du SDLC.

[17]           Le 23 décembre 2014, PMV a diffusé un avis public confirmant l’approbation de six demandes dans le cadre de son nouveau SDLC. Cet avis indiquait que le traitement des demandes se poursuivrait jusqu’à la fin du mois de janvier 2015 ou jusqu’à l’atteinte du nombre visé de licences de camion. PMV a aussi mentionné ce qui suit dans l’avis :

[traduction]
Nous sommes dans le processus de traitement et d’approbation des demandes sur une base hebdomadaire, et nous encourageons les entreprises de camionnage intéressées à présenter le plus tôt possible leurs demandes conformes aux exigences, de façon à maximiser les chances d’être acceptées.

Des avis semblables ont continué d’être diffusés durant les deux premières semaines du mois de janvier, dont un daté du 14 janvier 2015, qui mentionnait que 49 entreprises avaient été approuvées conditionnellement en vue de la délivrance d’une licence, ce qui représentait environ 1 237 camions.

[18]           Le 16 janvier 2015, PMV a informé ses détenteurs de licence que le nombre des demandes en instance était supérieur au nombre d’étiquettes d’accès disponibles et qu’elle n’accepterait plus d’autres demandes. Le 23 janvier, PMV a donné avis que le processus était terminé et que 68 entreprises, exploitant un nombre d’environ 1 450 camions, avaient été approuvées conditionnellement. Les candidats rejetés ont été avisés qu’une réunion d’information était disponible pour discuter du motif du rejet de leur demande. PMV a aussi envoyé des lettres à ces candidats, dans laquelle elle a expliqué le processus d’évaluation de la manière suivante :

[traduction]
Tous les candidats répondant aux exigences minimales ont ensuite été examinés par rapport à d’autres candidats afin de déterminer lesquels répondaient le mieux aux doubles objectifs de Port Metro Vancouver, et ce, au regard des critères d’inscription additionnels et des documents recommandés qui étaient énoncés dans le Guide du SDLC. L’objectif principal était de garantir que la Porte d’entrée du Pacifique serait desservie par des camions porte‑conteneurs, des chauffeurs et des entreprises correspondant aux normes les plus rigoureuses en matière d’efficience, de durabilité (tant économique qu’environnementale) et de sécurité. L’objectif secondaire était l’approbation rapide d’un nombre suffisant de candidats en vue d’assurer le déplacement continu et ininterrompu des conteneurs durant cette période de réforme du SDLC.

[19]            D’autres détails sur le processus d’évaluation que PMV a adopté sont exposés dans plusieurs affidavits de son directeur (Rendement de la chaîne d’approvisionnement), M. Dale Thulin. Ce dernier a confirmé que les demandes relatives au SDLC avaient été traitées en lots. Une fois que tous les documents répondant aux critères minimaux obligatoires avaient été produits, on attribuait un numéro de réception aux demandes dûment remplies. Celles‑ci étaient ensuite classées en lots, en se reportant aux critères d’évaluation supplémentaires décrits dans le Guide. Jusqu’à deux points pouvaient être accordés, suivant l’âge moyen du parc du candidat, et un point était disponible pour chacun des critères restants. Il était possible d’attribuer des demi‑points pour les demandes conjointes dans lesquelles une seule des entreprises répondait aux critères supplémentaires.

[20]           Le premier affidavit de M. Thulin a confirmé que le processus d’évaluation des demandes en lots a créé la possibilité que l’on attribue aux premières demandes approuvées des résultats inférieurs à ceux attribués aux demandes approuvées dans le cadre de lots ultérieurs. Pour la plupart des demanderesses dont il est question en l’espèce, les demandes ont été remplies tard dans le processus général, et un grand nombre d’entre elles étaient incomplètes lors de leur première présentation.

[21]           Le deuxième affidavit de M. Thulin donnait plus de détails sur le système de notation que PMV a appliqué. Le processus comprenait un Comité d’examen des demandes (le Comité), dont faisait partie le directeur des opérations terrestres de PMV, M. Greg Rogge. Le Comité attribuait des points en fonction des informations que les candidats présentaient. Les recommandations du Comité au sujet des approbations conditionnelles étaient ensuite soumises pour décision finale à M. Rogge ou au vice‑président de PMV, M. Peter Xotta. Il vaut la peine de répéter la manière dont M. Thulin a décrit la raison pour laquelle PMV a adopté le système de notation en lots :

[traduction
POURQUOI LES DEMANDES PRÉSENTÉES AU SDLC ONT‑ELLES ÉTÉ EXAMINÉES EN LOTS?

37.       Si j’ai bien compris, les demanderesses en l’espèce affirment que PMV aurait dû examiner en même temps toutes les demandes de nouvelle entente avec le SDLC, plutôt que de le faire en lots.

38.       J’ai participé directement à l’établissement des critères d’inscription obligatoires, des critères supplémentaires ainsi que d’autres questions évoquées dans le Guide du SDLC, y compris la décision selon laquelle PMV devait examiner en lots les demandes de nouvelle entente avec le SDLC. M. Rogge et M. Xotta, ainsi que, possiblement, d’autres représentants de PMV, ont participé aux discussions connexes. Cette dernière a également consulté les gouvernements de la Colombie‑Britannique et du Canada sur le sujet avant de conclure que l’évaluation en lots était le processus qui convenait le mieux.

39.       PMV a examiné diverses possibilités concernant le processus d’évaluation des demandes de nouvelle entente avec le SDLC. Plus précisément, PMV a examiné : a) un processus dans lequel les demandes seraient examinées et approuvées par étapes; b) un processus dans lequel les demandes seraient examinées en lots; c) un processus dans lequel les demandes seraient toutes examinées en même temps; d) un processus dans lequel les demandes seraient examinées selon le simple principe du « premier arrivé, premier servi ».

40.       PMV a conclu que, parmi les diverses méthodes d’évaluation prises en considération, l’examen en lots était la seule option possible qui concordait avec le mandat qu’avait PMV de gérer le port d’une manière sûre, efficiente, écologiquement durable et rentable.

41.       Nous étions conscients qu’il fallait que PMV puisse commencer à accorder des approbations conditionnelles pour de nouvelles ententes avec le SDLC au début de la période d’examen et d’évaluation. S’il avait fallu que PMV attende d’avoir reçu toutes les demandes, et qu’elle fasse corriger les lacunes relevées avant d’accorder une approbation conditionnelle à n’importe quelle entreprise de camionnage, cela aurait eu de sérieuses conséquences négatives.

42.       Plus précisément, l’adoption d’un tel processus aurait créé une longue période d’incertitude pour toutes les entreprises de camionnage (environ 100 entreprises candidates) et tous leurs chauffeurs (2 000 environ) quant à la question de savoir qui aurait accès au port après l’expiration des anciennes licences, soit le 30 janvier 2015. PMV s’inquiétait du fait qu’une incertitude aussi longue et généralisée pourrait causer des perturbations inutiles et déstabiliser le secteur du factage local.

43.       PMV s’inquiétait aussi d’un autre aspect : le fait d’attendre d’avoir reçu toutes les demandes avant de commencer le processus de traitement et d’approbation aurait pu créer une période au cours de laquelle il n’y aurait eu aucune entreprise de camionnage, ou pas assez d’entre elles, pour fournir les services de factage de conteneurs nécessaires. PMV était consciente de l’importance de pouvoir commencer à rassurer les entreprises de camionnage retenues qui auraient de nouvelles ententes avec le SDLC, ainsi que leurs chauffeurs, et d’être en mesure de le faire dans un délai raisonnable après avoir reçu les demandes de ces entreprises.

44.       En plus de considérer cette mesure comme très importante pour éviter toute incertitude, nous avons estimé qu’il était important d’informer rapidement les candidats retenus, par souci d’équité pour ceux d’entre eux qui avaient présenté une demande au début du processus.

45.       Nous avons également tenu compte du fait que tout processus qui comporterait le fait d’examiner toutes les demandes en même temps obligeait à prévoir un délai très court pour la présentation des demandes. Comme l’expliquent les affidavits que PMV a déposés antérieurement dans la présente instance, la date de publication du rapport final de Ready et de Bell, la période de consultation appropriée ainsi que le temps nécessaire pour fixer de manière définitive les critères et rédiger le Guide du SDLC signifiaient que le processus d’acceptation des demandes de nouvelle entente avec le SDLC ne pourrait pas débuter avant décembre 2014. Il était nécessaire que les nouvelles ententes avec le SDLC soient conclues avant le 1er février 2015. Cet objectif est expliqué plus en détail ci‑après.

46.       Si l’on avait reçu et examiné toutes les demandes en même temps, il aurait fallu prévoir un délai de quelques semaines pour étudier les demandes et faire corriger les erreurs ou produire les informations manquantes. Comme il a été mentionné plus tôt, dans l’ensemble, les demandes représentaient plus de 160 entreprises de camionnage et près de 2 000 camions identifiés et 2 000 chauffeurs particuliers (chauffeurs employés ou exploitants‑propriétaires parrainés).

47.       Nous étions conscients qu’il allait falloir un certain temps après l’octroi des approbations conditionnelles pour mettre la dernière main à toutes les questions nécessaires qui se rapportaient aux nouvelles ententes avec le SDLC, dont le fait d’obtenir des cautionnements d’exécution ou des lettres de crédit, les divers paiements à effectuer ainsi que la signature de déclarations solennelles.

48.       Pour cette raison, nous nous sommes rendus compte que s’il fallait que PMV examine toutes les demandes en bloc il allait falloir prévoir un délai extrêmement court pour la réception des demandes. Ce délai ne pouvait pas dépasser une semaine environ, et nous avons conclu qu’il était trop court.

49.       PMV a songé à traiter les demandes en trois étapes. Selon cette approche, la première étape serait limitée aux entreprises de grande taille, la deuxième aux entreprises de taille moyenne et la troisième aux entreprises de petite taille (en présumant qu’il resterait des étiquettes d’accès disponibles après les étapes 1 et 2. PMV a songé à cette approche, parce que la taille de l’entreprise était l’un des facteurs qu’elle considérait comme pertinents pour améliorer la qualité du secteur du factage. PMV a conclu que, dans l’ensemble, les entreprises de grande taille étaient plus stables et plus solides que celles de petite taille.

50.       Nous avons écarté cette forme pure d’approche « par étapes », car elle semblait accorder trop d’importance à la taille des entreprises. Nous avons reconnu qu’il ne fallait pas considérer la taille des entreprises, même s’il s’agissait d’un aspect pertinent, à l’exclusion de tous les autres facteurs. Le fait d’adopter l’approche par étapes créait le risque que seules des entreprises de grande taille soient en mesure de décrocher de nouvelles ententes avec le SDLC.

51.       PMV a songé à traiter les demandes selon le strict principe du « premier arrivé, premier servi », mais elle a rejeté cette approche. Le fait d’adopter une approche purement axée sur le « premier dans le temps » ne correspondait pas au mandat de PMV, qui consistait à créer un secteur du factage fort et stable. Comme il a été expliqué ailleurs, la réforme du SDLC avait pour objectif de prendre davantage en compte les entreprises qui étaient plus à même de répondre aux normes plus strictes de PMV en matière d’activités respectueuses de l’environnement, sûres et efficientes. Une approche fondée sur le principe du « premier arrivé, premier servi » n’atteindrait pas cet objectif, car elle ne permettrait pas de prendre en compte les critères additionnels.

52.       Après avoir examiné ces options, PMV a conclu que la mise en lots des examens et des approbations était l’approche souhaitable. Elle permettrait d’adopter une formule hybride, composée d’une approche entièrement fondée sur le mérite et d’une approche qui permettrait de prendre également en compte les demandes présentées tôt. Selon la formule adoptée, les candidats seraient classés au mérite, mais uniquement par rapport à d’autres entreprises de camionnage faisant partie du même lot.

53.       Un autre élément en faveur de cette approche était l’effet qu’aurait, selon PMV, l’octroi d’approbations conditionnelles. PMV s’attendait à ce que les approbations conditionnelles que l’on annoncerait au fur et à mesure, combinées aux invitations répétées de PMV aux entreprises de camionnage pour qu’elles présentent tôt leurs demandes parce que l’on remettait déjà des étiquettes d’accès pour camions‑tracteurs et qu’il y avait un nombre fixe d’étiquettes d’accès disponibles, inciteraient les entreprises de camionnage à présenter rapidement une demande.

54.       PMV a géré le SDLC, sous ses diverses formes, au cours des neuf années précédant la fin de 2014. L’expérience acquise dans le cas du SDLC lui avait appris qu’un grand nombre d’entreprises de camionnage attendaient jusqu’à la toute dernière minute pour entreprendre les formalités administratives requises. La réforme du SDLC ne pouvait se permettre ce genre de procrastination, comme cela avait été le cas dans le passé. C’est là une raison de plus pour laquelle PMV a conçu et communiqué un processus de sélection qui récompenserait la production rapide des demandes.

[22]           L’affidavit de M. Thulin a de plus révélé que PMV s’attendait à ce qu’un nombre très élevé d’entreprises répondent aux exigences minimales, ce qui signifie que, dans la grande majorité des cas, l’approbation des licences serait fondée sur l’évaluation des critères supplémentaires, selon une échelle de 10 points. Le fait d’évaluer les demandes en lots garantissait que l’approbation des licences se ferait de façon continue et en temps opportun. En même temps, PMV voulait s’assurer qu’un nombre raisonnable d’étiquettes d’accès soit disponible pour les lots de demandes ultérieurs. Son approche à l’égard de ce conflit en matière de délivrance de licences a consisté à adopter un seuil de notation variable pour les approbations.

[23]           Pour les deux premiers lots que PMV a examinés entre le 23 décembre 2014 et le 9 janvier 2015, le seuil d’approbation a été fixé à quatre points. Le nombre de demandes approuvées conditionnellement qui ont obtenu un résultat de 4 ou plus dans les deux lots initiaux a été de 21, ce qui représentait 691 étiquettes d’accès. À ce stade, près de la moitié des étiquettes d’accès disponibles avaient été distribuées et un avis avait été transmis aux candidats retenus.

[24]           Entre le 12 et le 15 janvier 2015, le Comité a examiné le troisième lot de demandes. À ce moment, le seuil d’approbation a été haussé à 5 points et 25 demandes, représentant 619 étiquettes d’accès, ont été approuvées. À ce stade du processus, PMV avait autorisé conditionnellement la distribution d’étiquettes d’accès pour 1 310 camions, ce qui en laissait moins de 200 à distribuer.

[25]           Après le 15 janvier 2015, trois autres lots ont été examinés. Pour ces derniers, le seuil d’approbation a été haussé à 6 points. Le nombre total de demandes approuvées pour ces lots a été de 14, ce qui représentait 130 étiquettes d’accès.

[26]           Le 23 janvier 2015, une dernière demande a été approuvée pour 24 autres étiquettes d’accès. Cette demande a été approuvée avec un résultat de 5 points. Selon M. Thulin, l’entreprise candidate avait été écartée à cause d’une erreur de PMV. Pour cette raison, la demande avait été examinée par rapport au seuil de notation qui, sans cette erreur, aurait été appliqué. Depuis ce temps, une autre demande avait été reçue et approuvée pour des raisons semblables.

[27]           L’affidavit de M. Thulin n’explique pas clairement pourquoi PMV a jugé bon d’appliquer un seuil de notation plus rigoureux aux lots de demandes ultérieurs, à part le paragraphe suivant :

[traduction
63.       Le Comité d’examen des demandes présentées au SDLC ignorait, au début du processus d’examen, qu’on exigerait nécessairement un résultat supérieur, basé sur des critères additionnels. Nous avons toutefois reconnu qu’il s’agissait là d’une possibilité. Le fait d’exiger un résultat supérieur plus tard dans le processus concorde avec l’approche hybride que PMV a adoptée à l’égard des nouvelles ententes avec le SDLC, dans le cadre de laquelle on prendrait en compte le mérite de l’entreprise de camionnage, de même que le fait d’avoir présenté rapidement une demande.

[28]           À l’issue du processus, PVM avait rejeté 33 demandes de licence pour le SDLC, demandes qui représentaient légèrement plus de 400 étiquettes d’accès. Les demanderesses forment la majeure partie de ce groupe. Le nombre total combiné des étiquettes d’accès qu’elles ont demandées semble être légèrement supérieur à 250.

[29]           Dans un troisième affidavit souscrit par M. Thulin, d’autres détails expliquent comment les demandes ont été traitées, y compris leur affectation à des lots particuliers. Il a déclaré que la réception et l’examen d’un nombre élevé de documents ont constitué un fardeau administratif considérable. Cependant, dans le cas des demanderesses, le délai de traitement a été généralement inférieur à 24 heures. Autrement dit, ces demandes ont été rapidement mises à jour et intégrées au lot suivant des demandes en instance. À quelques occasions, des documents supplémentaires reçus dans une journée donnée ont été inclus dans les lots à examiner le lendemain. En même temps, la différence d’un point entre un jour et le suivant a été, dans certains cas, fatale pour la demande (p. ex., entre le lot approuvé le 15 janvier à 5 points et le lot approuvé le 16 janvier à 6 points, conformément à l’affidavit de Heather Watson, aux paragraphes 16 et 17, ainsi qu’à l’affidavit no 3 de Dale Thulin, au paragraphe 13). Dans le cas de Goodrich Transport Ltd. (Goodrich), des informations d’assurance additionnelles ont été envoyées à PMV le 16 janvier 2015 – le lendemain du jour où un lot de demandes avait été évalué par rapport à un seuil d’approbation de 5 points. La demande de Goodrich a ensuite été placée dans le lot suivant, pour lequel le seuil était fixé à 6 points. Cette demande a été rejetée avec un résultat de 5 points.

[30]           Il est clair que PMV n’a informé aucune des demanderesses qu’elle appliquait, pour les demandes de licence, un seuil de notation variable en fonction de la date de dépôt.

II.                Analyse

[31]           Les demanderesses contestent deux aspects principaux des décisions de la défenderesse. Elles soutiennent que les décisions contestées ont été prises sans autorisation légitime, en ce sens que PMV a entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en adoptant un modèle d’évaluation rigide. Elles soutiennent par ailleurs que le processus d’évaluation de leurs demandes était entaché d’un vice de procédure. Cet argument repose sur le fait que PMV a omis de les aviser de son modèle de notation prévu, tout particulièrement à l’égard de l’application d’un seuil de notation de plus en plus rigoureux.

[32]           Il n’est pas nécessaire de traiter en détail de la question de l’entrave du pouvoir discrétionnaire, car j’ai conclu que le modèle d’évaluation de PMV comportait des lacunes sur le plan procédural et qu’il était profondément inéquitable. La norme juridique qui s’applique à l’évaluation de la question de l’équité est la décision correcte.

[33]           Je suis convaincu que PMV avait une obligation d’équité envers les demanderesses en common law, ainsi qu’en raison des observations explicites qu’elle leur avait faites. Il y a eu manquement à cette obligation d’équité quand PMV a appliqué un seuil d’approbation de plus en plus rigoureux aux demandes définitives des demanderesses, sans les informer de cette approche. Je ne crois pas qu’une personne impartiale, qui examinerait ce qui s’est passé derrière les portes closes de PMV, jugerait cette pratique juste ou acceptable.

A.                Le processus que PMV a adopté était‑il équitable sur le plan procédural?

[34]           Il ne fait aucun doute qu’une obligation d’équité s’applique au processus d’évaluation que PMV a suivi, et cette dernière ne soutient pas le contraire. L’obligation de se conformer aux règles de justice naturelle s’étend à tous les décideurs administratifs qui agissent en vertu de mandats légaux dans le cadre desquels sont en jeu les droits, les privilèges ou les intérêts d’un particulier : voir les arrêts Moreau‑Bérubé c Nouveau‑Brunswick, [2002] 1 RCS 249, 2002 CSC 11, au paragraphe 75 et Baker c Canada, [1999] 2 RCS 817, [1999] ACS no 39, au paragraphe 30. Le droit à un processus équitable est déclenché lorsqu’est prise une décision administrative qui empêche une partie d’avoir accès à un certain marché commercial : voir la décision 2300246 Ontario Ltd. c Ontario, 2014 ONSC 6958, 123 OR (3d) 513, au paragraphe 92.

[35]           PMV convient que l’obligation d’équité s’applique, mais elle affirme que la teneur de cette obligation se situe à l’extrémité inférieure de l’éventail des possibilités de participation. Elle qualifie les décisions contestées de nature essentiellement contractuelle, dans lesquelles des procédures plus rigoureuses ne sont pas appropriées. Elle invoque l’arrêt Mavi c Canada, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504, où la Cour suprême a conclu que, dans le contexte d’une relation essentiellement contractuelle, la teneur de l’équité procédurale est habituellement minime. Néanmoins, il incombait au décideur dans cette affaire de donner avis d’une intention d’agir, d’accorder à la partie visée une occasion d’expliquer, de prendre en considération les circonstances pertinentes et de donner avis de la décision définitive. La Cour a expressément fait une distinction entre le contexte décisionnel d’un recouvrement de créance et un contexte comportant un accès à un « programme gouvernemental de versement de prestations ou d’octroi d’autorisations », où l’on s’attendrait habituellement à des droits de participation accrus (au paragraphe 41).

[36]           En l’espèce, la loi applicable n’imposait pas de limites de nature procédurale à la délivrance, par PMV, de licences pour le SDLC. PMV bénéficiait donc d’une latitude considérable dans la conception du processus. Cependant, les décisions dont il est ici question revêtaient une importance économique considérable pour les demanderesses, et PMV leur avait promis un processus [traduction« uniforme, équitable et transparent ». De plus, les demanderesses ne disposaient pas d’un droit à un réexamen ou à un appel. Dans ce contexte, elles avaient droit à un processus équitable, impartial et transparent, qui leur accordait des droits de participation valables : voir l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 28.

[37]           Un élément fondamental de l’équité procédurale est le droit à un avis approprié. La possibilité de participation n’est réellement offerte qu’à ceux qui savent de quelle façon une décision sera prise. Ce point a été souligné par la juge Mary Gleason dans le passage suivant, extrait de la décision Fisher c Canada, 2012 CF 720, 219 ACWS (3d) 590, au paragraphe 25 :

[25]      À mon avis, l’équité procédurale exigeait, dans les circonstances de l’espèce, que le comité révèle qu’il envisageait d’abaisser le degré attribué au facteur des responsabilités professionnelles et qu’il donne aux parties la possibilité de présenter des observations sur cette question avant de rendre sa décision. S’il est assurément exact que, dans le contexte des griefs de classification dans la fonction publique fédérale, la teneur de l’obligation d’équité « se situe du côté d’une moindre exigence » (Chong II, au paragraphe 12), même les exigences minimales de l’équité procédurale n’ont pas été respectées en l’espèce à mon avis. M. Fischer ne revendique pas le droit de présenter des témoignages de vive voix, de contre‑interroger des témoins ou de se prévaloir de règles propres à une audience contradictoire. Il revendique plutôt le droit minimal d’être informé de la possibilité de présenter des arguments relativement à la question déterminante de son grief et de se voir offrir cette possibilité. Comme le juge Evans l’a mentionné au paragraphe 10 de Bulat, décision qui portait à la fois sur le défaut de divulguer une question qui n’était pas prévue à l’origine et sur le défaut de divulguer la preuve recueillie par le comité de griefs de classification relativement à cette question :

[...] l’issue de la présente affaire ne dépend pas de l’étendue précise de la teneur de l’obligation d’agir équitablement que le comité a envers l’appelant. L’un des aspects élémentaires de l’obligation d’agir équitablement veut que la personne sur laquelle une décision a un effet négatif ait véritablement la possibilité de débattre d’une question qui joue, de l’avis du comité, un rôle crucial dans le règlement du grief, mais que l’auteur du grief ne croit pas litigieuse et qu’il ne s’attend donc pas à voir surgir ni à traiter.

Voir aussi la décision Wong c Canada, 141 FTR 62, 76 ACWS (3d) 1157, aux paragraphes 26 et 27.

[38]           En l’espèce, il a été dit aux demanderesses que l’on évaluerait leurs demandes selon des critères mentionnés. Le Guide indiquait, implicitement au moins, que PMV avait adopté un protocole d’évaluation et qu’elle allait appliquer une méthode de classement ou de notation quelconque. Les formulaires de demande étaient également clairs et exhaustifs. Le modèle de notation adopté par PMV était direct, mais il présentait les avantages de la simplicité et l’objectivité. Je ne conviens pas avec les demanderesses qu’elles étaient en droit de savoir à l’avance de quelle façon précise les critères seraient pondérés. Cette information aurait peut‑être été utile, mais les demanderesses savaient toutes qu’elles perdraient du terrain par rapport à d’autres si elles omettaient de traiter de l’un quelconque des critères mentionnés. De plus, il était loisible à n’importe laquelle d’entre elles de demander de plus amples renseignements. D’après le dossier qui m’a été soumis, nul n’a demandé à PMV comment les critères seraient appliqués.

[39]           Le Guide indiquait aussi que le nombre prévu de demandes excèderait probablement le nombre de licences disponibles et que les demandes seraient étudiées chaque semaine et attribuées en lots. Les candidats ont aussi été prévenus qu’il se pouvait que le processus soit terminé le 16 janvier 2015. C’est donc dire que si un candidat ultérieur était écarté parce que le stock d’étiquettes d’accès était épuisé, il n’y aurait aucun motif de plainte. Un grand nombre des demanderesses ont toutefois présenté leurs demandes bien avant la date d’achèvement prévue pour la délivrance de licences, et la plupart d’entre elles auraient été retenues avec un seuil d’approbation de 4.

[40]           Les demanderesses étaient en droit de savoir que le risque réel de retard d’un jour ou deux pouvait faire la différence entre le succès et l’échec. Ici, l’équité exigeait que l’on divulgue le système de notation plus rigoureux qui s’appliquait aux demandes présentées plus tard. Cette omission est particulièrement surprenante, car M. Thulin a reconnu que PMV, dès le départ semble‑t‑il, avait envisagé la possibilité de recourir à cette approche. Si celle‑ci a effectivement été envisagée, on en vient donc à se demander pourquoi ce modèle manifestement lacunaire a été choisi plutôt qu’un autre qui aurait été équitable pour tous.

[41]           Je conviens avec M. Badh que la décision de PMV de hausser le seuil a vraisemblablement été prise de façon ponctuelle, sans égard, sinon peu, pour l’équité. PMV a effectivement été prise à son propre piège en adoptant au départ un seuil peu élevé. Une fois qu’elle a commencé à délivrer des licences conditionnelles, elle n’avait plus que deux options : continuer de délivrer des licences aux candidats qui obtenaient un résultat de 4 ou plus, au risque d’en délivrer un trop grand nombre, ou hausser le seuil pour les lots suivants afin d’obtenir le nombre voulu, mais au risque de manquer d’impartialité. En règle générale, le souhait d’une commodité administrative cède le pas à l’obligation de faire preuve d’équité : voir l’arrêt Singh c Canada, [1985] 1 RCS 177, [1985] ACS no 11, au paragraphe 70.

[42]           L’adoption d’un système de mise en lots des demandes aurait pu fonctionner équitablement si PMV avait appliqué dès le départ un seuil d’approbation plus élevé. Si le nombre de demandes qui franchissaient ce niveau était insuffisant, il aurait été possible d’abaisser le seuil sans risque, à condition de revoir toutes les demandes antérieures qui avaient été écartées. En procédant comme elle l’a fait, PMV a délivré des licences à des candidats dont les résultats étaient inférieurs à ceux de certaines demandes rejetées, mais parachevées plus tard au cours du processus. Cela était inéquitable, car le système de notation était censé être fondé sur le mérite et il avait été annoncé comme tel. Le Guide disait aux intéressés qu’on évaluerait leurs demandes en fonction de critères fondés sur le mérite, l’objectif étant d’améliorer la stabilité des opérations portuaires. À la lumière de cette information, il était inéquitable de subordonner en secret la prise en compte du mérite d’une demande à celle du moment de son dépôt.

B.                 PMV a‑t‑elle entravé son pouvoir discrétionnaire?

[43]           Je suis convaincu que le pouvoir dont dispose PMV pour établir un système de délivrance de licences destin à régir l’accès de camions à ses installations maritimes est très vaste. PMV a le droit, pour des raisons de principe, de déterminer et d’appliquer comme bon lui semble les critères relatifs à la délivrance de licences. La seule limite qui s’appliquerait à cet aspect du pouvoir discrétionnaire de PMV est les situations dans lesquelles il peut être démontré qu’elle a agi avec mauvaise foi ou de manière inéquitable ou celles dans lesquelles elle s’est fiée indûment à des facteurs manifestement peu pertinents et n’ayant rien à voir avec le vaste objet législatif sous‑jacent.

[44]           Dans l’arrêt Carpenter Fishing Corp. c Canada, [1997] ACF no 1811, [1998] 2 RCF 548 (CAF), la Cour a examiné un pouvoir ministériel de créer une politique en matière de quotas et d’établir et d’appliquer des lignes directrices portant sur la délivrance de permis de pêche commerciale. Il vaut la peine de répéter ici ce que la Cour a déclaré à propos des motifs de contrôle judiciaire qui sont admissibles dans ce domaine :

28        La mise en œuvre d’une politique en matière de quotas (par opposition à la délivrance d’un permis particulier) est une décision discrétionnaire qui tient de la mesure législative ou stratégique. Les lignes directrices stratégiques qui exposent les conditions générales rattachées à la délivrance d’un permis ne sont pas des règlements; elles n’ont pas force de loi non plus. Il découle de la décision Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada de la Cour suprême du Canada et de la décision Assoc. canadienne des importateurs réglementés c. Canada (Procureur général) de cette Cour que le ministre est libre d’indiquer le genre de considérations qui, de façon générale, le guideront pour attribuer les quotas, à condition de ne pas entraver l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de délivrer un permis en tenant les lignes directrices pour obligatoires. Ces lignes directrices discrétionnaires ne sont pas susceptibles de contrôle judiciaire, sauf en ce qui a trait aux trois exceptions mentionnées dans l’arrêt Maple Lodge Farms, à savoir la mauvaise foi, le non‑respect des principes de justice naturelle dont l’application est exigée par la loi et la prise en compte de considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi.

29        Une fois que le ministre, par l’entremise de son Ministère, a défini des lignes directrices stratégiques, il doit, pour délivrer un permis, concentrer son attention sur le requérant et acquérir la conviction que ces lignes directrices peuvent être appliquées équitablement à ce dernier. Dans la mesure où le ministre élabore la politique dans l’exercice des pouvoirs généraux que lui confère la Loi sur les pêches et dans la mesure où il n’applique pas cette politique aveuglément dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de délivrer un permis particulier, la mesure consistant à délivrer le permis, bien que de nature administrative et par ailleurs susceptible de contrôle judiciaire, ne peut être contestée en vertu des règles générales applicables aux mesures administratives pour ce qui touche à son élément stratégique, c’est‑à‑dire la mise en œuvre de la politique en matière de quotas par le ministre. Les cours de révision saisies de la contestation d’une mesure administrative, soit la délivrance d’un permis, dont un élément est une mesure législative, soit l’élaboration d’une politique en matière de quotas, devraient prendre soin de ne pas appliquer à l’élément législatif la norme de contrôle applicable aux fonctions administratives. La distinction est peut‑être ténue, mais chaque fois qu’une personne conteste indirectement une politique en matière de quotas en contestant directement la délivrance d’un permis, les tribunaux devraient isoler la contestation indirecte et l’assujettir aux normes applicables au contrôle d’une mesure législative qui ont été définies dans l’arrêt Maple Lodge Farms.

[...]

37        Il s’ensuit que les tribunaux qui sont saisis de la question de l’exercice par le ministre de ses pouvoirs et fonctions et de son pouvoir discrétionnaire relativement à l’élaboration et à la mise en œuvre d’une politique en matière de quotas de pêche devraient reconnaître l’intention exprimée par le législateur et le gouverneur en conseil de donner au ministre la plus grande marge possible de manœuvre, et y donner effet. C’est uniquement lorsque le Ministère prend des mesures, par ailleurs autorisées par la Loi sur les pêches, qui outrepassent manifestement les buts généraux autorisés par la Loi que les tribunaux devraient intervenir.

38        En supposant, aux fins de l’analyse, qu’on puisse attribuer au ministre le but poursuivi par les fonctionnaires du Ministère « la preuve ne permet pas de savoir pourquoi le ministre a approuvé la politique recommandée par ses fonctionnaires » et qu’on puisse isoler un segment d’une formule en cherchant l’objet de toute la formule, la conclusion du juge de première instance ne résiste pas à l’examen.

39        Les quotas comportent immanquablement une part d’arbitraire ou d’injustice. Certains pêcheurs peuvent gagner, d’autres peuvent perdre, certains peuvent gagner ou perdre plus que d’autres, et la plupart sinon tous se retrouveront avec moins de prises qu’avant. C’est, au mieux, de ce point de vue, et non du point de vue juridique, qu’on peut parler de discrimination dans des cas comme celui qui nous occupe. S’il s’agissait vraiment de discrimination, alors il s’agirait d’une discrimination autorisée par la loi. Le besoin de normes objectives pour réglementer une industrie qui était jusque‑là autoréglementée requiert la prise de décisions difficiles qui nuiront à certains moins qu’à d’autres. L’imposition de quotas est rarement, sinon jamais, une situation où tout le monde gagne.

40        Compte tenu de la portée étendue des objets acceptables de la Loi sur les pêches, des facteurs choisis par le ministre en l’espèce, du fait que le Ministère était à la recherche d’un consensus afin de mettre à l’essai une façon entièrement nouvelle de délivrer des permis de pêche au flétan, et des observations et recommandations faites par le commissaire Pearce dans son rapport, peut‑on valablement affirmer qu’un compromis qui recueillait l’appui de l’industrie de la pêche au flétan, qui était axé sur l’expérience de pêche personnelle des détenteurs de permis, qui permettait à de nouveaux venus d’obtenir un quota sur la base de l’expérience de pêche personnelle du détenteur de permis précédent et qui préservait le droit des détenteurs de permis mécontents de contester le quota leur ayant été attribué grâce à la formule choisie, est fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la Loi sur les pêches? Bien sûr que non.

41        La formule utilisée n’est peut‑être pas la meilleure, ni la plus sage ni la plus logique, mais le ministre n’est pas tenu de choisir la meilleure, la plus sage ou la plus logique, et il n’appartient certainement pas aux tribunaux de mettre en doute son jugement quant au caractère bon ou mauvais d’un quota. Il se peut que les facteurs dont le ministre a tenu compte ne soient pas tous pareillement pertinents, mais comme le juge Linden, J.C.A., l’a fait remarquer dans l’arrêt Assoc. canadienne des importateurs réglementés:

Le fait d’avoir tenu compte de certains facteurs non pertinents ne met pas en péril une décision en matière de politique; c’est seulement lorsqu’une telle décision est fondée entièrement ou principalement sur des facteurs non pertinents qu’elle est contestable.

[Renvois omis.]

[45]           Dans l’arrêt Baker, précité, la Cour a aussi traité de façon générale du besoin de faire preuve de retenue judiciaire lors de l’évaluation de l’exercice, par des décideurs administratifs, d’un pouvoir discrétionnaire. Quand le législateur laisse aux décideurs le soin de faire des choix parmi un éventail de considérations polycentriques, la retenue judiciaire est clairement de mise. Selon mon interprétation, l’arrêt Baker, précité, appuie la thèse selon laquelle cette prétendue entrave d’un pouvoir discrétionnaire administratif n’est pas un motif distinct de contrôle judiciaire, mais plutôt un sujet de préoccupation que l’on examine de façon appropriée dans le contexte d’un contrôle fondé sur la raisonnabilité. C’est ce qui ressort clairement, je crois, du passage suivant, extrait de cet arrêt :

53        Le droit administratif a traditionnellement abordé le contrôle judiciaire des décisions discrétionnaires séparément de décisions sur l’interprétation de règles de droit. Le principe est qu’on ne peut exercer un contrôle judiciaire sur les décisions discrétionnaires que pour des motifs limités, comme la mauvaise foi des décideurs, l’exercice du pouvoir discrétionnaire dans un but incorrect, et l’utilisation de considérations non pertinentes : voir, par exemple, Maple Lodge Farms Ltd. c. Gouvernement du Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, aux pp. 7 et 8; Produits Shell Canada Ltée c. Vancouver (Ville), [1994] 1 R.C.S. 231. Un principe général relatif au «caractère déraisonnable» a parfois été appliqué aussi à des décisions discrétionnaires : Associated Provincial Picture Houses, Ltd. c. Wednesbury Corporation, [1948] 1 K.B. 223 (C.A.). À mon avis, ces principes englobent deux idées centrales ‑‑ qu’une décision discrétionnaire, comme toute autre décision administrative, doit respecter les limites de la compétence conférée par la loi, mais que les tribunaux devront exercer une grande retenue à l’égard des décideurs lorsqu’ils contrôlent ce pouvoir discrétionnaire et déterminent l’étendue de la compétence du décideur. Ces principes reconnaissent que lorsque le législateur confère par voie législative des choix étendus aux organismes administratifs, son intention est d’indiquer que les tribunaux ne devraient pas intervenir à la légère dans de telles décisions, et devraient accorder une marge considérable de respect aux décideurs lorsqu’ils révisent la façon dont les décideurs ont exercé leur discrétion. Toutefois, l’exercice du pouvoir discrétionnaire doit quand même rester dans les limites d’une interprétation raisonnable de la marge de manœuvre envisagée par le législateur, conformément aux principes de la primauté du droit (Roncarelli c. Duplessis, [1959] R.C.S. 121), suivant les principes généraux de droit administratif régissant l’exercice du pouvoir discrétionnaire, et de façon conciliable avec la Charte canadienne des droits et libertés (Slaight Communications Inc. c. Davidson, [1989] 1 R.C.S. 1038).

54        J’estime qu’il est inexact de parler d’une dichotomie stricte entre les décisions « discrétionnaires » et les décisions « non discrétionnaires ». La plupart des décisions administratives comporte l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire implicite relativement à de nombreux aspects de la prise de décision. Pour ne donner qu’un seul exemple, les décideurs peuvent avoir un pouvoir discrétionnaire très étendu dans les réparations qu’ils accordent. En outre, il n’est pas facile d’établir une distinction entre l’interprétation et l’exercice du pouvoir discrétionnaire; l’interprétation de règles de droit comporte un pouvoir discrétionnaire étendu pour ce qui est de clarifier, de combler les vides juridiques, et de choisir entre différentes options. Comme le disent Brown et Evans, op. cit., à la p. 14‑47 :

[traduction] Le degré de discrétion dans l’attribution d’un pouvoir peut aller d’un pouvoir dans lequel le décideur est contraint seulement par les objectifs de la loi, à un pouvoir si défini que n’intervient pratiquement pas de discrétion. Entre les deux, évidemment, il existe plusieurs limites à la liberté de choix du décideur, parfois appelé une discrétion «structurée».

55        La démarche « pragmatique et fonctionnelle » reconnaît qu’il y a une large gamme de normes de contrôle judiciaire des erreurs de droit, certaines décisions exigeant plus de retenue, et d’autres moins : Pezim, précité, aux pp. 589 et 590; Southam, précité, au par. 30; Pushpanathan, précité, au par. 27. Trois normes de contrôle ont été définies: la décision manifestement déraisonnable, la décision raisonnable simpliciter et la décision correcte : Southam, précité, aux par. 54 à 56. Je suis d’avis que la norme de contrôle des éléments de fond d’une décision discrétionnaire est mieux envisagée dans ce cadre, compte tenu particulièrement de la difficulté de faire des classifications rigides entre les décisions discrétionnaires et les décisions non discrétionnaires. La démarche pragmatique et fonctionnelle tient compte de considérations comme l’expertise du tribunal, la nature de la décision qui est prise, et le libellé de la disposition et des lois qui s’y rapportent. Elle comprend des facteurs comme le caractère « polycentrique » d’une décision et l’intention exprimée par le langage employé par la loi. La latitude que laisse le Parlement au décideur administratif et la nature de la décision qui est prise sont également d’importantes considérations dans l’analyse. La gamme de normes de contrôle peut comprendre le principe que, dans certains cas, la législature a fait part de son intention de laisser des choix plus grands aux décideurs que dans d’autres, mais qu’il faut qu’un tribunal intervienne quand une telle décision dépasse l’étendue du pouvoir conféré par le Parlement. Enfin, je signalerais que notre Cour a déjà appliqué ce cadre à des dispositions législatives qui accordent une latitude importante à des organismes administratifs, par exemple, en contrôlant l’exercice des pouvoirs de réparation conférés par la loi en cause dans l’arrêt Southam, précité.

56        L’intégration du contrôle judiciaire de décisions comportant un large pouvoir discrétionnaire dans l’analyse pragmatique et fonctionnelle en raison d’erreurs de droit ne devrait pas être considérée comme une diminution du niveau de retenue accordé aux décisions de nature hautement discrétionnaire. En fait, des normes de contrôle judiciaire empreintes de retenue peuvent donner au décideur discrétionnaire une grande liberté d’action dans la détermination des « objectifs appropriés » ou des « considérations pertinentes ». La démarche pragmatique et fonctionnelle peut tenir compte du fait que plus le pouvoir discrétionnaire accordé à un décideur est grand, plus les tribunaux devraient hésiter à intervenir dans la manière dont les décideurs ont choisi entre diverses options. Toutefois, même si, en général, il sera accordé un grand respect aux décisions discrétionnaires, il faut que le pouvoir discrétionnaire soit exercé conformément aux limites imposées dans la loi, aux principes de la primauté du droit, aux principes du droit administratif, aux valeurs fondamentales de la société canadienne, et aux principes de la Charte .

[46]           Plus récemment, dans l’arrêt Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc., 2013 CAF 250, [2013] ACF no 1155, au paragraphe 74, le juge David Stratas a souligné le même point :

[74]      À une certaine époque, le fait de prendre en compte des considérations non pertinentes et celui de ne pas prendre en compte des considérations pertinentes étaient des motifs de contrôle prévus – dans ces cas, un abus du pouvoir discrétionnaire était automatiquement présent. Avec le temps, cependant, on a réclamé pour les décideurs une certaine latitude pour rechercher si une considération est pertinente : voir l’arrêt Baker, précité, au paragraphe 55;Dr. Q. c. College of Physicians and Surgeons of British Columbia, 2003 CSC 19, [2003] 1 R.C.S. 226, au paragraphe 24. Aujourd’hui, l’évolution est complète : le juge doit s’en remettre aux interprétations que font les décideurs des lois qu’ils utilisent habituellement, notamment à leurs analyses de ce qui est pertinent ou non sous le régime de ces lois :Dunsmuir, précité, au paragraphe 54; Alberta Teachers’ Association, précité, au paragraphe 34. Il est donc actuellement admis que ces interprétations et analyses ne sont pas des catégories de contrôle prévues, mais plutôt des questions à examiner selon le critère du caractère raisonnable établi par la jurisprudence Dunsmuir : voir l’arrêt Antrim Truck Centre Ltd. c. Ontario (Transports), 2013 CSC 13, aux paragraphes 53 et 54.

Voir aussi l’arrêt Stemijon Investment Ltd. c Canada, 2011 CAF 299, [2011] ACF no 1503, aux paragraphes 20 à 25.

[47]           En l’absence de restrictions législatives, un décideur qui établit et applique des règles rigoureuses pour l’évaluation de demandes de licence n’agit pas de manière déraisonnable ou n’entrave pas son pouvoir discrétionnaire. Tant que les règles qu’il adopte sont pertinentes à l’égard de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire approprié, il lui est loisible, en agissant de manière équitable, de les appliquer de façon stricte et sans tenir compte d’autres facteurs qui, pourrait‑on soutenir, sont pertinents. En bref, ni une partie intéressée ni la Cour ne peuvent imposer au décideur leurs propres normes de pertinence. Mais cela ne veut pas dire que de telles questions débordent toujours le cadre du contrôle judiciaire. Les décisions administratives de cette nature sont susceptibles de contrôle en cas d’abus d’un pouvoir discrétionnaire ou d’iniquité procédurale. Même de prétendus choix stratégiques peuvent être infirmés au regard de la norme de la raisonnabilité lorsqu’un décideur s’écarte clairement d’exigences ou de normes législatives applicables.

[48]           En l’espèce, il n’était pas déraisonnable ou illégal que PMV adopte les critères énoncés dans le Guide ou attribue des résultats en se basant uniquement sur des choix binaires. En fait, la suggestion des demanderesses, à savoir que le système aurait dû laisser un peu de place à l’exercice d’un certain pouvoir discrétionnaire résiduel, aurait peut‑être ouvert la porte à toute une série de problèmes, et non les moindres, comme une apparence de favoritisme, ou une autre forme de traitement inégal. Le système qui a été adopté dans ce cas‑ci présent n’était pas assez nuancé, mais il reposait sur des facteurs pertinents qui relevaient très nettement du pouvoir de PMV. Au vu du présent dossier, il n’appartient pas à la Cour de s’immiscer dans ce pouvoir discrétionnaire.

C.                 La demande de réparation

[49]           PMV soutient que même en présence d’un manquement à l’équité procédurale, il n’y a pas lieu d’accorder aux demanderesses la réparation qu’elles sollicitent. Elle affirme que ce raisonnement concorde avec la décision qui a été rendue dans l’affaire Mine Alerte Canada c Canada, 2010 CSC 2, [2010] ACS no 2, où le pouvoir discrétionnaire de refuser un recours extraordinaire se justifiait par des motifs fondés sur la prépondérance des inconvénients.

[50]           À mon avis, le résultat obtenu dans l’arrêt Mine Alerte n’est pas une chose que l’on peut appliquer systématiquement aux affaires de manquement à l’équité. Dans cette affaire, la demanderesse n’avait pas pris part à l’évaluation environnementale contestée et n’était intervenue qu’au stade du contrôle judiciaire. Elle n’avait aucun intérêt direct dans l’issue de l’affaire et elle n’avait présenté la contestation qu’à titre de cause type à l’égard des obligations légales incombant au gouvernement fédéral. Il a été considéré que, comme le jugement déclaratoire de la Cour avait satisfait aux intérêts de la demanderesse à titre de partie représentant l’intérêt public, il était disproportionné d’exiger que l’on reprenne l’évaluation environnementale. La Cour a toutefois signalé que le pouvoir discrétionnaire de ne pas accorder une réparation procédurale pouvait empiéter sur le principe de la primauté du droit et que, pour cette raison, il y avait lieu de l’exercer avec la plus grande diligence (voir le paragraphe 52).

[51]           En l’espèce, la situation est très différente. Les demanderesses ont un intérêt pécuniaire considérable dans le résultat des décisions de PMV en matière de délivrance de licences et ce processus leur a causé directement préjudice. Même si j’étais tenu de prendre en compte la prépondérance des inconvénients entre les parties, il est aisément justifié d’accorder une réparation substantielle aux demanderesses. PMV sera tenue, tout au plus, de rouvrir le processus de délivrance de licences et perdra une partie de l’avantage qu’elle espérait obtenir sur le plan de la taille du parc – du moins, jusqu’à l’expiration des licences existantes, dans un peu plus d’un an. À ce stade, il sera possible de refaire équitablement le processus, en l’assortissant, le cas échéant, d’une réduction supplémentaire du nombre de licences. Je rejette expressément l’opinion de M. Xotta selon lequel ce recul temporaire des positions causera [traduction« fort probablement » de sérieux problèmes de relations de travail, une [traduction« situation chaotique » et des [traduction« troubles » au sein de PMV, ou une grave déstabilisation du secteur du factage. À vrai dire, le fait de refuser d’accorder une réparation à des parties qui la méritent est plus susceptible de créer un tel risque.

[52]           Par ailleurs, les candidats retenus seront fort probablement conscients des conséquences de toute action illicite sur le plan des relations de travail, étant donné qu’une évaluation ultérieure de leur conduite et de celle de leurs chauffeurs pourrait avoir lieu l’année suivante, lorsqu’il sera de nouveau temps de renouveler les licences. Il vaut aussi la peine de rappeler que les demanderesses seront tout de même tenues de se conformer à la totalité des nouvelles conditions de délivrance de licences du SDLC, dont un grand nombre ont été créées pour atténuer ou supprimer les causes des perturbations dont PMV a été autrefois victimes sur le plan des relations de travail. Il est encore possible d’appliquer ces conditions, et toute violation pourrait donner lieu à l’annulation de licences. En bref, il n’y a aucun doute dans mon esprit que PMV peut gérer, sans que cela mène au chaos, n’importe quel problème qui pourrait être associé à la délivrance de licences à un certain nombre de ces demanderesses.

[53]           Dans la présente situation, le seul moyen pratique de surmonter le manquement à l’équité, sans s’immiscer indûment dans les intérêts de tierces parties, est d’ordonner à PMV de réexaminer les demandes des demanderesses en prenant pour base le seuil d’approbation le moins rigoureux qu’elle a appliqué aux demandes qui ont été retenues. Il est possible que ce processus ne permette pas à certaines des demanderesses d’obtenir une licence, mais, en définitive, leur situation ne sera pas pire : leurs demandes auraient été rejetées de toute façon.

[54]           Les décisions par lesquelles PMV a refusé de délivrer des licences aux demanderesses sont donc annulées. Ces décisions doivent être réexaminées sur le fond et au regard du seuil d’approbation le plus favorable qui a été appliqué aux demandes de délivrance de licence qui ont été retenues. Il est ordonné de délivrer une licence à toute demanderesse admissible dont la demande répond à ce seuil d’approbation.

Les dépens sont payables aux demanderesses dans chacune des instances, et ils seront taxés en fonction de mémoires de dépens distincts.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE :

[1]               Les décisions par lesquelles la défenderesse, l’ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER FRASER (FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE PORT METRO VANCOUVER), a refusé de délivrer des licences pour le SDLC aux demanderesses sont par les présentes annulées. Ces demandes de licence doivent être réévaluées sur le fond et conformément aux directives suivantes :

A.                il est ordonné à la défenderesse de réévaluer les demandes de licence du SDLC des demanderesses conformément au seuil d’approbation le plus favorable qui a été appliqué aux demandes de délivrance de licence retenues et de délivrer une licence à toute demanderesse admissible dont la demande répond à ce seuil d’approbation.

[2]               Les demanderesses ont droit à ce que leurs dépens afférents à chaque instance soient taxés dans deux mémoires de dépens distincts.

« R.L. Barnes »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

T‑192‑15

 

 

INTITULÉ :

GOODRICH TRANSPORT LTD. ET ROYAL TEAM CANADA TRANSPORT LTD. c ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER FRASER (FAISANT AFFAIRES SOUS LE NOM DE PORT METRO VANCOUVER)

 

Dossier :

T‑196‑15

INTITULÉ :

ATL TRUCKING LTD., A‑CAN TRANSPORT LTD., AMK CARRIER INC., COAST PACIFIC CARRIER INC., FORWARD TRANSPORT LTD., GPX EXPRESS INC., GREENLIGHT COURIER LTD., GRL FREIGHTWAYS INC., H RATTAN TRUCKING LTD., HUTCHISON CARGO TERMINAL INC., INTER CANADIAN TRUCKING LTD., JEEVAN CHOHAN TRANSPORT LTD., K D TRUCKLINE LTD., NILAM TRUCKING LTD., ORCA CANADIAN TRANSPORT LTD., PRO LINE TRUCKING CORP., RAJA ROAD RAIL SERVICES LTD., ROADSTAR TRANSPORT COMPANY LTD., SAHIR TRUCKING LTD., SAFEWAY TRUCKING LTD., SALH TRUCKING 2001 LTD., SIDHU SERVICES LTD., SUPER SONIC TRANSPORT LTD., SUPER STAR TRUCKING LTD., TRASBC FREIGHT LTD., TRANSBC FREIGHTWAYS (2007) LTD., VILLAGER TRANSPORT LTD. c ADMINISTRATION PORTUAIRE VANCOUVER FRASER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

DU 20 AU 26 mars 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BARNES

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 AVRIL 2015

 


COMPARUTIONS :

Gurpreet Badh

Benjamin Lau

 

pour les demanderesses

 

Lisa Martz

Shea Coulson

Kyle Ferguson

 

pour les demanderesses

 

Harley Harris

Greg Tucker

Zachary Ansley

 

pour la défenderesse

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smeets Law Corporation

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES demanderesseS

 

Gudmundseth Mickelson LLP

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LES demanderesseS

 

Owen Bird Law Corporation

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA défenderesse

 

 

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