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Date : 20150226


Dossier : T-1322-14

Référence : 2015 CF 245

Ottawa (Ontario), le 26 février 2015

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

demandeur

et

MAHMOUD RIAD SAAD

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Il s’agit d’un appel, en vertu du paragraphe 14(5) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C-29 [Loi], de la décision d’un juge de la citoyenneté, rendue en date du 31 mars 2014, et par laquelle il attribue la citoyenneté canadienne au défendeur Mahmoud Riad Saad.

[2]               Il s’agit de la deuxième fois où je suis saisie de ce dossier. Le 29 mai 2013, j’accordais l’appel du défendeur et cassais la décision d’un autre juge de la citoyenneté de lui refuser la citoyenneté canadienne (Saad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 570 [Saad-1]).

[3]               Le demandeur plaide essentiellement l’absence de motifs du juge et le caractère déraisonnable de sa décision, à la lumière des préoccupations énumérées par l’agent d’immigration quant à la preuve de résidence soumise par le défendeur. L’alinéa 5(1)c) de la Loi exige d’un demandeur de citoyenneté d’avoir résidé au Canada au moins trois ans sur les quatre années précédant immédiatement la date de sa demande.

[4]               Pour les motifs qui suivent, le présent appel sera accueilli.

I.                   Faits pertinents

[5]               Le défendeur, un citoyen du Liban, est entré au Canada le 20 décembre 2001 et est devenu résident permanent le 19 janvier 2007. Le 23 février 2012, sa demande de citoyenneté était rejetée au motif qu’il n’avait pas rempli l’exigence de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

[6]                Le 29 mai 2013, j’ai accueilli son appel et retourné le dossier devant un autre juge de la citoyenneté pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Voici quelques extraits de ma décision dans Saad-1 :

[19]      Pour les raisons qui suivent, je suis d’avis que l’intervention de la Cour est requise, la juge de la citoyenneté ne pouvait appliquer deux tests distincts afin de déterminer si le demandeur rencontrait le critère de résidence prévu à l’alinéa 5(1)c) de la Loi. Si la preuve de la présence physique au Canada pour le nombre minimum de jours requis au cours de la période de référence est faite, nul besoin de présenter une preuve qualitative visant à démontrer le degré d’intégration du demandeur à la société canadienne ou à justifier les absences du demandeur (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Talka, 2009 CF 1120; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Salim, 2010 CF 975; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298). Puisque cette conclusion à elle seule dispose de l’appel du demandeur, je n’aurai pas à répondre à la deuxième question soulevée.

[…]

[21]      Comme je l’indiquais récemment dans Ghosh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2013] ACF 313, je suis d’avis que la résidence au Canada au sens de la Loi requiert la preuve de la présence physique au Canada, d’autant plus que le paragraphe 5(1) de la Loi n’accorde que peu de discrétion au ministre. Ce dernier doit accorder la citoyenneté au demandeur si les critères y énumérés sont remplis (voir également Martinez-Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 640).

[22]      Je partage également l’opinion selon laquelle la juge de la citoyenneté doit préciser le critère de résidence retenu et la raison pour laquelle, selon lui ou elle, il aurait ou non été rempli (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Behbahani, 2007 CF 795; Al-Showaiter).

[…]

[25]      Quant à la présence physique au Canada, il faut rappeler que le demandeur déclare une absence de 44 jours, ce que confirme son passeport. Dans ses prétentions écrites, le défendeur soutient que la juge de la citoyenneté a choisi et appliqué le test de l’arrêt Koo, ce qui soutient que le demandeur n’aurait pas fait la preuve d’une présence physique au Canada.  Lors de l’audition devant la Cour, le défendeur soumet qu’il est possible que le demandeur ait visité d’autres pays durant la période de référence, les États-Unis par exemple, et que son passeport n’ait été étampé ni à la sortie du Canada ni au retour. Cela est très spéculatif et il aurait été relativement facile pour le défendeur de vérifier auprès de l’Agence des services frontaliers du Canada si les entrées et sorties du demandeur, pendant la période de référence, correspondaient à celles apparaissant sur son passeport. Aucune vérification en ce sens n’a été faite.

[26]      La preuve analysée par la juge de la citoyenneté ne tend pas à contredire la présence physique du demandeur au Canada, mais jette plutôt un doute sur son emploi du temps et sur le fait qu’il aurait déclaré l’ensemble de ses revenus pour la période concernée. La Juge de la citoyenneté n’a pas expliqué en quoi le passeport du demandeur ne constituait pas une preuve convaincante de sa présence physique au Canada et elle ne pouvait avoir recours à des éléments de l’un ou des autres tests de résidence pour écarter cette preuve, tout comme elle ne pouvait soumettre la preuve présentée concurremment à deux tests.

[7]               Une nouvelle agente de la citoyenneté a été saisie du dossier, elle a réitéré les préoccupations soulevées lors de la première analyse du dossier, lesquelles ont mené à la décision défavorable du premier juge, et elle a remis son rapport au second juge.

[8]               Le 24 janvier 2014, le défendeur a reçu un avis d’audition.

[9]               Le 7 février 2014, le défendeur a donné son consentement pour que l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] divulgue les détails relatifs a l’historique de ses entrées au Canada à Citoyenneté et Immigration Canada [CIC] afin d’aider CIC à déterminer son admissibilité à la citoyenneté.

[10]           Le 31 mars 2014, la demande du défendeur était accueillie par un second juge de la citoyenneté.

II.                Décision contestée

[11]           Les motifs de cette décision sont manuscrits au verso d’un formulaire intitulé « Avis du ministre », sous le titre « Note au dossier ». Je les reproduis au long:

[I]nterviewed applicant & examined documents 07 Jul(sic) 2014.

[A]pplicant entered Canada 20 Dec 2001. Landed 19 January 2007. Filed for C.C.20 April 2009. The relative material period is 19 Jan. 2007 - 20 Apr. 2009 plus ½ day for everyday between 26 April 2005 - 17 January 2007 = 1141 days

[A]bsences declared 44 days.

[P]hysical presence 1097 days. The Act requires 1095 day. Applicant complies.

[N]ote: the absences in the passports corresponds(sic) with application and info stated.

[T]he ICES report supports the statements made by the applicant at the hearing. Madam Justice Gagné states:

par 21 - must grant if meets res. physical presence.

par 25 - verification – ICES - has now been done matches within the relative material period.

par 26 - although we do not know “how the applicant spent his time” the Act only requests 1095 days with the relevant mat. period”.

- The applicant complies with 5(1)c) of the Act.

III.             Question en litige et norme de contrôle

[12]           Cet appel soulève la question suivante :

                    Le second juge a-t-il commis une erreur révisable en accordant la citoyenneté canadienne au défendeur?

[13]           La suffisance de motifs n’étant plus un motif de contrôle judiciaire distinct, la norme de la décision raisonnable s’applique en l’examen de cette question par la Cour (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Raphaël, 2012 CF 1039 au para 15 [Raphaël]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Abou-Zahra), 2010 CF 1073 au para 16; (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Al-Showaiter) [Al-Showaiter], 2012 CF 12 au para 13; Pourzand c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 395 au para 19).

IV.             Analyse

[14]           Le demandeur plaide que le juge de la citoyenneté n’a pas suffisamment motivé sa décision puisqu’il est impossible de comprendre la raison pour laquelle le test de résidence choisi a été rencontré ou non (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323 [Jeizan], aux para 15 à 18; Al-Showaiter, précitée, au para 21). Il ajoute que la décision ne découle d’aucune analyse de la situation du défendeur et que même si le test choisi par le juge est clair (le test de présence réelle et physique au Canada pendant une période de trois ans), la preuve devant lui est nettement insuffisante pour démontrer une telle présence physique et rien dans les motifs ne permet de comprendre le traitement par le juge des lacunes de preuve.

[15]           Ces lacunes sont énumérées dans la note de l’agente de citoyenneté recommandant une audition. Le demandeur avance que les préoccupations et lacunes soulevées étaient certainement pertinentes à la crédibilité du défendeur et il soutient que le juge a erré en n’en faisant aucune mention.

[16]           Selon le demandeur, l’affaire Seiffert c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1072, aux para 8 à 11, confirme qu’un appel en matière de citoyenneté peut être accueilli si, comme en l’espèce, la preuve n’a pas été analysée adéquatement. Il invoque également la décision de cette Cour dans Raphael, précitée, aux para 22, 24, 26 et 28.

[17]           Le défendeur plaide pour sa part que la preuve a été jugée recevable et convaincante. Le juge de la citoyenneté disposait des preuves matérielles établissant la présence physique du défendeur, ce qui mène à croire que la décision prise est fondée et motivée.

[18]           Avec respect, je partage l’opinion du demandeur à l’effet que les motifs et l’analyse du second juge de la citoyenneté sont déficients. Le juge devait préciser le test de résidence retenu, ce qu’il a fait, mais il devait également indiquer la ou les raisons pour lesquelles il aurait été rencontré, ce qu’il n’a pas fait. Se fondant sur le paragraphe 25 de ma décision dans Saad 1, il s’est contenté de faire une vague référence à un seul élément de preuve, soit le rapport de l’Agence des Services Frontaliers du Canada [ASFC], sans tenir compte et analyser l’ensemble de la preuve.

[19]           D’abord, dans les notes de l’agente de la citoyenneté, on peut lire [et je souligne]:

[…]

On banking statements, we see frequent withdrawals from the client’s account towards Variété Plus Mo from December 2007 to February 2009. These amounts are almost exclusively without pennies (for example: $ 100.00, $60.00,…). Therefore, they are probably not bill amounts of things the client bought in the store. These withdrawals fall during the period that the client claimed to have been working there but do not cover the entire period (he claimed to have started working there in April 2007). In addition, it does not appear that a certain amount is deposited in the client’s account as a pay check from Variété Plus Mo. It should also be noted that client claimed to have always lived at 328 Mont-Royal for the entire reference period for citizenship, which is right beside Variété plus(sic) Mo., and no such transactions appeared before or after the period of December 2007 to February 2009. Verifications are required with client regarding these withdrawals and where his pay checks are deposited.

Revenues declared for Income Tax for 2008 and 2009 are almost identical. Yet, client worked for Variété Plus for the entire year of 2008 and in 2009 only claimed to have been working for his own business: IT Media Plus.

-No document was provided regarding the client’s own businesses(sic): IT Media Plus.

[20]           Ces éléments doivent être analysés au regard du test de citoyenneté choisi, ce qui n’avait pas clairement été fait par le premier juge de la citoyenneté et ce qui n’est même pas abordé par le second juge de la citoyenneté. La question n’est pas de déterminer la qualité de l’intégration du défendeur à la société canadienne, mais bien celle de savoir si la preuve présentée permet de conclure qu’il était physiquement au Canada au cours de la période pertinente.

[21]           Le juge n’a pas non plus considéré les commentaires de l’agente de la citoyenneté lorsqu’elle sert les mises en garde suivantes concernant la fiabilité des rapports de l’ASFC et des informations apparaissant à la face même d’un passeport:

[…]

- Note: CBSA report has limitations. Even if the client would have provided a record from CBSA, the exits of Canada are NOT recorded by CBSA. In addition, the entries are only indicated in the report if a travel document (passport or permanent resident card) has been scanned. Travel documents are not systematically scanned at Canada’s points of entry. Finally, we can’t rely on the passport only since many countries do not stamp the passport when travellers enter and exit a country but rather stamp travel cards for example. This is the case for Lebanon. Also, clients may have more than one passport valid at the same time.

[22]           À nouveau, le juge de la citoyenneté se devait de traiter cette information qui est au cœur de la question qu’il avait à trancher. Je fais miens les propos du juge de Montigny dans l’affaire Jeizan, au paragraphe 17 [je souligne] :

17        Une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu'ils disent pourquoi c'est cette décision-là qui a été rendue. Une décision bien motivée atteste une compréhension des points soulevés par la preuve, elle permet à l'intéressé de comprendre pourquoi c'est cette décision-là qui a été rendue, et elle permet à la cour siégeant en contrôle judiciaire de dire si la décision est ou non valide […]

[23]           Il est clair que la décision attaquée n’est pas adéquatement motivée et qu’elle ne démontre pas une compréhension par le juge des éléments soulevés par la preuve et des faiblesses de celle-ci.

[24]           Toutefois, puisqu’il n’appartient pas à cette Cour de soupeser et de réévaluer la preuve soumise (Raphaël, précitée, au paragraphe 28), cet appel sera accueilli.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  L’appel du demandeur est accueilli, sans frais;

2.                  Le dossier est retourné devant un nouveau juge de la citoyenneté pour qu’une nouvelle décision soit rendue.

« Jocelyne Gagné »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1322-14

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION c MAHMOUD RIAD SAAD

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 février 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 février 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Suzanne Trudel

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Anthony Karkar

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

Me Anthony Karkar

Avocat

Montréal (Québec)

 

pour le défendeur

 

 

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