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Date : 20150504


Dossier : IMM-6662-13

Référence : 2015 CF 578

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2015

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

JAIME VLADIMIR VARGAS HERNANDEZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) à l’encontre de la décision d’un agent principal de l’immigration (l’agent) datée du 21 août 2013, rejetant la demande d’évaluation des risques avant renvoi (ERAR) du demandeur.

II.                CONTEXTE

[2]               Le demandeur est un citoyen du Salvador. Il prétend être exposé à une menace à sa vie ou à un grave danger aux mains du gang des Maras au Salvador.

[3]               Le demandeur affirme que sa famille était propriétaire de plusieurs entreprises au Salvador. En 2005, sa famille a été dévalisée. Ils ont appelé la police, et les cambrioleurs ont été arrêtés, poursuivis et condamnés à cinq ans de prison. L’un d’eux s’est évadé de prison en novembre 2005. Peu après, quelqu’un s’est présenté à leur magasin et a posé un pistolet sur le comptoir pour intimider la famille.

[4]               En août 2009, un individu prétendant être un membre des Maras s’est présenté au domicile familial à la recherche du père du demandeur : il a déclaré qu’il était au courant des affaires et des déplacements de la famille, et leur a réclamé de l’argent. La police a été contactée, le père du demandeur a été questionné par un inspecteur et un détective.

[5]               En février et mars 2010, la famille a reçu trois notes exigeant encore plus d’argent et a continué à signaler ces incidents au détective chargé de leur dossier. La famille pensait avoir été prise pour cible en représailles pour avoir dénoncé des membres des Maras à la police après le cambriolage de 2005.

[6]               En mars 2010, la famille du demandeur a fui le Salvador. Son père s’est caché au Honduras. Le demandeur, sa mère et son frère sont entrés au Canada pour y demander l’asile. La Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté leur demande en août 2011. La SPR a conclu qu’il n’existait aucun lien entre la crainte de persécution des demandeurs d’asile et les motifs de la Convention, et que la peur des gangs criminels ne représentait pas un risque personnalisé mais général, concernant tous les habitants du Salvador. La demande de contrôle judiciaire de la décision a été rejetée en août 2012.

[7]               Après le rejet de leur demande d’asile, la mère et le frère du demandeur sont retournés au Salvador puis se sont enfuis au Honduras pour rejoindre le père. La mère avait besoin de traitements médicaux qu’elle ne pouvait pas recevoir au Honduras. Ils sont donc tous revenus au Salvador le 21 décembre 2011. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’hôpital, leur voiture s’est fait couper la route. Des hommes surgis de la voiture qui s’était arrêtée en face d’eux se sont mis à tirer sur la leur. La mère et le père du demandeur ont tous les deux été blessés, et le père est mort de ses blessures par balles le lendemain. La mère a immédiatement signalé l’attaque à la police et a effectué un suivi auprès d’eux après le décès de son mari. La mère et le frère du demandeur se cachent à présent au Honduras.

[8]               En avril 2013, le demandeur a soumis sa demande d’ERAR. Il craint que les Maras cherchent toujours à se venger pour le cambriolage de 2005 et du fait que la famille ne s’est pas pliée à leurs demandes d’extorsion. Il affirme que l’attaque et le meurtre constituent de nouvelles preuves du danger auquel il s’expose au Salvador aux mains des Maras. Il ajoute que ses parents et amis vivant au Salvador continuent de recevoir des appels demandant où il se trouve.

III.             DÉCISION VISÉE PAR LE CONTRÔLE

[9]               L’agent a rejeté la demande d’ERAR du demandeur le 21 août 2013.

[10]           L’agent a d’abord examiné la nouvelle preuve fournie par le demandeur, composée du rapport de police relatif au meurtre de son père et de lettres écrites par sa mère, sa tante, ses pasteurs de jeunesse et le capitaine de l’école d’aviation qu’il a fréquentée au Salvador. L’agent a estimé que cette preuve n’avait que peu de valeur probante parce qu’elle émanait de sources proches du demandeur. Il ne lui a donc accordé que [traduction] « peu de poids ». L’agent a également accordé peu de poids à la lettre du capitaine, ayant conclu que ce dernier avait un intérêt personnel dans l’issue de la demande puisqu’il avait gardé contact avec le demandeur en dépit du fait que ce dernier eut déménagé un certain nombre de fois.

[11]           L’agent a affirmé que le demandeur n’avait pas indiqué que sa crainte des Maras était fondée sur un motif prévu par la Convention; il reconnaît que celui-ci prétend être pris personnellement pour cible par le gang, mais fait remarquer que la SPR a rejeté sa demande d’asile. L’agent a aussi reconnu que d’après le rapport de police, un autre incident était survenu depuis l’audience de la SPR, mais a estimé que la preuve présentée par le demandeur était insuffisante pour démontrer que le meurtre était lié aux événements précédents, ou qu’il s’agissait d’un acte de vengeance. L’agent a noté que le rapport de police initial (rédigé une trentaine de minutes après la fusillade) indiquait que la mère du demandeur ignorait la raison de l’attaque. Cette dernière est retournée au commissariat deux jours plus tard pour fournir d’autres renseignements après le décès du père du demandeur. Elle a déclaré alors qu’elle pensait que les meurtriers de son mari appartenaient au gang, étant donné que la famille avait reçu des appels téléphoniques menaçants et des demandes d’argent dans la semaine ayant précédé l’attaque. L’agent a reconnu que les lettres évoquaient également les appels téléphoniques menaçants, mais a indiqué qu’il leur avait déjà accordé peu de poids.

[12]           Pour l’agent, les éléments de preuve documentaire montraient que le risque de crimes et de violences liés aux gangs est répandu au Salvador et que la population de ce pays y est exposée de manière générale. L’agent a conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment de preuves permettant de distinguer le risque auquel il s’exposait de celui visant la population générale.

[13]           De plus, l’agent a estimé, en dépit des observations du conseil, que la protection de l’État existait au Salvador. Ce pays est doté d’un appareil judiciaire et d’une force policière fonctionnels qui offrent des programmes de protection des témoins et d’aide aux victimes. Par ailleurs, la famille du demandeur a reçu l’assistance de la police après les cambriolages, les tentatives d’extorsion et le meurtre.

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[14]           Le demandeur soulève quatre questions en litige dans le cadre de la présente instance :

1.      L’agent a-t-il commis une erreur en rejetant une preuve probante pertinente ou en ne lui accordant que peu de poids?

2.      L’agent a-t-il commis une erreur en mettant en doute la crédibilité de la preuve du demandeur sans lui accorder d’audience?

3.      L’agent a-t-il commis une erreur de droit en s’attardant sur le risque précédemment invoqué par le demandeur et en ignorant les nouveaux éléments qu’il a soumis concernant le nouveau risque?

4.      L’agent a-t-il appliqué le mauvais critère en ce qui a trait à la protection de l’État?

V.                NORME DE CONTRÔLE

[15]           Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a estimé qu’il n’était pas nécessaire à chaque fois d’effectuer une analyse relative à la norme de contrôle. En fait, lorsque la norme de contrôle applicable à une question donnée est bien arrêtée par la jurisprudence, la cour de révision qui en est saisie peut l’adopter. Elle n’examinera les quatre facteurs de l’analyse liée à la norme de contrôle que si cette recherche est infructueuse, ou que si la jurisprudence pertinente semble désormais incompatible avec l’évolution récente des principes de common law en matière de contrôle judiciaire : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[16]           Le défendeur fait valoir que les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit de l’agent sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Dunsmuir, précité, aux paragraphes 47, 53, 55 et 62; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 52 à 62 [Khosa]. Les questions qui ont trait à l’équité procédurale et à la justice naturelle sont soumises à la norme de la décision correcte : Dunsmuir, précité, au paragraphe 60; Ré:Sonne c Conseil du secteur du conditionnement physique du Canada, 2014 CAF 48.

[17]           Les trois premières questions renvoient au traitement de la preuve par l’agent. Elles appellent la norme de la décision raisonnable : I.I. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 892, au paragraphe 17 [I.I.]; Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 794, aux paragraphes 5 à 7. Il en ira de même de la deuxième question dans la mesure où elle concerne également un enjeu d’équité procédurale : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Exeter c Canada (Procureur général), 2014 CAF 251, au paragraphe 31.

[18]           La quatrième question renvoie à des questions de fait et de droit et sera donc soumise à la norme de la décision raisonnable : Selduz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 361, aux paragraphes 9 et 10; Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 22.

[19]           Au moment d’examiner une décision selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tiendra principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : voir Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Khosa, précité, au paragraphe 59. En d’autres termes, la Cour ne doit intervenir que si la décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

VI.             DISPOSITIONS LÉGISLATIVES

[20]           Les dispositions suivantes de la Loi s’appliquent à la présente instance :

Définition de « réfugié »

Convention refugee

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

Personne à protéger

Person in need of protection

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

Personne à protéger

Person in need of protection

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

[…]

[…]

Demande de protection

Application for protection

112. (1) La personne se trouvant au Canada et qui n’est pas visée au paragraphe 115(1) peut, conformément aux règlements, demander la protection au ministre si elle est visée par une mesure de renvoi ayant pris effet ou nommée au certificat visé au paragraphe 77(1).

112. (1) A person in Canada, other than a person referred to in subsection 115(1), may, in accordance with the regulations, apply to the Minister for protection if they are subject to a removal order that is in force or are named in a certificate described in subsection 77(1).

[…]

[…]

Examen de la demande

Consideration of application

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

113. Consideration of an application for protection shall be as follows :

a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;

(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;

b) une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires;

(b) a hearing may be held if the Minister, on the basis of prescribed factors, is of the opinion that a hearing is required;

c) s’agissant du demandeur non visé au paragraphe 112(3), sur la base des articles 96 à 98;

(c) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), consideration shall be on the basis of sections 96 to 98;

[…]

[…]

VII.          ARGUMENTS

A.                Le demandeur

[21]           Le demandeur soutient que l’agent a eu tort de rejeter sa demande d’ERAR au motif qu’il n’avait pas produit de preuves suffisantes pour établir un risque personnalisé, alors même qu’il a écarté déraisonnablement tous les éléments qu’il avait soumis à cette fin. L’agent a beau avoir déclaré qu’il accordait [traduction« peu de poids » à la preuve, il est clair qu’en fait il ne lui en a conféré aucun. Si cette preuve n’avait pas été écartée, le demandeur aurait pu établir que les divers événements étaient liés : Melgares c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1162, aux paragraphes 12 à 15.

[22]           L’agent a également commis une erreur en rejetant la preuve du demandeur sans fournir d’autre motif que la proximité des sources avec ce dernier. La Cour a indiqué plusieurs fois que les agents ne peuvent rejeter des éléments de preuve simplement parce qu’ils émanent de gens liés à la personne concernée : Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 192, au paragraphe 11 [Dhillon]; Mata Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 319, au paragraphe 37 [Mata Diaz].

[23]           Le demandeur affirme qu’il aurait dû bénéficier d’une audience pour opposer des arguments à l’encontre de la décision de l’agent d’écarter la lettre du capitaine en raison de ce qui lui semblait être [traduction« un certain degré d’amitié ». Le demandeur estime qu’il aurait pu expliquer la nature de leur relation et leurs contacts continus. Par ailleurs, bien qu’il ait fondé le rejet de la lettre du capitaine sur quelques éléments d’analyse, le document dissipe en fait les préoccupations soulevées par l’agent.

[24]           L’agent a également commis une erreur en concluant qu’aucune preuve n’établissait que le demandeur avait personnellement été pris pour cible. Le demandeur ne craint pas la violence des gangs en général; il redoute plutôt d’être victime de représailles parce que sa famille ne s’est pas pliée aux demandes des Maras : De La Cruz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1068, aux paragraphes 40 à 42; Hernandez Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 592, aux paragraphes 22 à 24; Tobias Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1093. Les menaces ont d’abord pris la forme de demandes d’extorsion, puis ont été dirigées personnellement contre la famille pour avoir refusé d’acquiescer aux demandes des Maras. Le domicile et l’ancienne école du demandeur ont été pris pour cible. Sa famille a même continué à recevoir des menaces alors qu’elle vivait au Honduras. De plus, aucun autre motif apparent n’explique le meurtre du père du demandeur.

[25]           Enfin, l’agent a commis une erreur en n’examinant pas l’efficacité des mesures de protection de l’État qu’il a énumérées : Beri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 854, au paragraphe 44. Le critère applicable est de savoir si l’État est en mesure d’offrir une protection réelle; de simples bonnes intentions ou législations ne suffisent pas pour s’acquitter du fardeau : Elcock c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 175 FTR 116; De Araujo Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 79; Kumati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1519, aux paragraphes 27, 28, 34 et 39.

B.                 Le défendeur

[26]           Le défendeur fait valoir que l’ERAR ne sert qu’à évaluer les faits nouveaux survenus entre l’audition de la demande d’asile et la date prévue de renvoi : Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, au paragraphe 12; la Loi, alinéa 113a); Bicuku c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 339. L’agent s’est appuyé sur la décision de la SPR selon laquelle le demandeur était généralement crédible. Ce dernier n’avait pas droit à une audience puisque l’agent n’a tiré aucune conclusion quant à sa crédibilité, mais estimé plutôt qu’il y avait peu d’éléments pour établir un lien entre les incidents récents et les événements antérieurs ou des motifs de revanche. Ces conclusions concernaient le caractère suffisant de la preuve et non la crédibilité : Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Flores Carrillo, 2008 CAF 94. L’agent d’ERAR peut sauter l’évaluation de la crédibilité de la preuve et passer directement au poids à lui accorder : Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, aux paragraphes 25 et 26 [Ferguson]; Parchment c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1140, au paragraphe 23. Par ailleurs, la nouvelle preuve ne réfutait pas les conclusions de la SPR.

[27]           L’agent peut évaluer le poids de la preuve émanant de témoins ayant un intérêt personnel dans l’affaire avant d’examiner sa crédibilité: Ferguson, précité, au paragraphe 25; I.I., précité, au paragraphe 20. Par ailleurs, la preuve émanant de tiers qui ne peuvent pas vérifier de manière indépendante les faits à l’égard desquels ils déposent, comme celle qui n’est pas corroborée, peuvent généralement recevoir peu de poids sans qu’il faille évaluer leur crédibilité : Ventura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 871, aux paragraphes 22 et 23; Alvandi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 790, au paragraphe 11. Il était loisible à l’agent d’accorder peu de poids aux lettres des parents puisqu’elles émanaient de sources proches du demandeur. Par ailleurs, aucune preuve ne corroborait les événements décrits dans les lettres.

[28]           Il était également loisible à l’agent de n’accorder que peu de poids à la lettre du capitaine, ce qu’il a justifié par différents motifs et pas seulement le fait qu’elle provenait d’une partie intéressée. L’agent a précisé, tout en reconnaissant que le capitaine avait reçu des appels destinés au demandeur, que rien dans la preuve ne permettait d’établir que des membres des Maras en étaient les auteurs.

[29]           De plus, contrairement à ce qu’affirme le demandeur, l’agent a bien compris ce qu’exigeait l’analyse fondée sur l’article 97. Il n’a pas rejeté la demande seulement parce qu’il a accordé peu de poids à la lettre. En fait, aucune preuve ne permettait d’établir un lien entre l’attaque et les événements précédents ou la vengeance qu’il invoquait. Par conséquent, le risque personnalisé n’était étayé par aucune preuve.

[30]           L’agent a également appliqué le critère approprié en ce qui a trait à la protection de l’État. L’État est censé être en mesure de protéger ses citoyens en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique : Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689, à 724 et 726; Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 171. Non seulement l’agent a-t-il conclu que la protection de l’État existait au Salvador, mais il a même estimé que le demandeur en avait en fait bénéficié un certain nombre de fois.

C.                 La réponse du demandeur

[31]           Le demandeur fait valoir en réponse que ses observations tiennent compte de la décision de la SPR. Il soutient plutôt, compte tenu de l’évolution de la jurisprudence, que l’agent d’ERAR était tenu de réexaminer cette décision.

VIII.       ANALYSE

[32]           Je conviens avec le demandeur que l’agent a accumulé les erreurs susceptibles de contrôle dans son traitement de la nouvelle preuve provenant de sa mère, de ses pasteurs de jeunesse et de sa tante. Cette preuve reçoit [traduction« peu de poids » (ce qui veut plutôt dire aucun poids du tout si la décision est lue dans son contexte) parce qu’elle [traduction] « émane de sources proches du demandeur ». La jurisprudence de la Cour établit que la preuve ne peut être rejetée pour cette seule raison. Voir Mata Diaz, précité, au paragraphe 37; Dhillon, précité, au paragraphe 11. À l’évidence, en l’espèce, si les Maras voulaient faire des appels téléphoniques menaçants, ils ne contacteraient pas des étrangers. Les menaces sont adressées à des membres de la famille ou sont transmises par leur intermédiaire. Rejeter ou écarter largement la preuve pour cette seule raison priverait les demandeurs de leur principale source de preuve et signifierait, en toute logique, que les demandeurs ne doivent pas être crus lorsqu’ils témoignent eux-mêmes.

[33]           Il en va de même du traitement par l’agent de la preuve provenant du capitaine de l’école d’aviation, sauf qu’ici l’agent s’appuie en outre sur de pures conjectures pour étayer la conclusion voulant que le demandeur et le capitaine soient des amis. La Commission ne disposait d’aucun élément pour appuyer une telle conclusion. Voir K.K. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 78, au paragraphe 61; Ukleina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1292, au paragraphe 8.

[34]           S’agissant de la preuve du capitaine, la Commission affirme par ailleurs (dossier certifié du tribunal (DCT), à la page 6) :

[traduction] Même si je suis disposé à accepter que le capitaine Carlos Dardano a peut-être reçu des appels téléphoniques destinés au demandeur durant les périodes spécifiées, j’estime que l’objet de ces appels est obscur. La preuve permettant de démontrer que des membres des Maras en étaient les auteurs et que ces derniers cherchaient à nuire au demandeur est insuffisante.

[35]           Le capitaine déclarait dans sa lettre (DCT, à la page 43) :

[traduction] Nous avons immédiatement soupçonné que les appels téléphoniques émanaient des gangs à cause du langage utilisé. […] Nous pensons qu’ils ont cru que tu étais revenu au pays et c’est la raison pour laquelle ils te cherchaient. […] Nous voulons te dire Jaime que le risque que tu cours est immense.

[36]           La preuve du capitaine aurait dû être examinée conjointement avec celle de la tante qui identifie spécifiquement les menaces provenant des Maras. Pris ensemble, ces éléments de preuve auraient très bien pu étayer la conclusion voulant que le demandeur et sa famille aient été menacés par les Maras d’octobre à décembre 2011, et que le père du demandeur ait été pris pour cible et assassiné par ce gang en décembre 2011. Ils pouvaient aisément confirmer l’existence d’un risque personnalisé et d’une campagne ciblant la famille, lesquels ne sauraient être pris pour un risque généralisé au sens de l’article 97. Le demandeur ne craint pas de retourner au Salvador parce qu’il risque d’être victime d’un vol ou d’extorsion de manière aléatoire, mais parce qu’il sera encore victime de représailles, car sa famille et lui ne se sont pas pliés aux demandes des Maras.

[37]           Les agents ne doivent pas rejeter pour des motifs fallacieux une preuve directe des menaces invoquées et tirer ensuite des inférences défavorables et déraisonnables.

[38]           La difficulté pour le demandeur vient de ce que la Commission a également conclu qu’il n’avait pas réfuté la présomption de protection adéquate de l’État. Le demandeur soutient en substance que la Commission s’appuie sur les efforts et les initiatives de l’État, mais qu’elle n’examine pas la réalité et le caractère adéquat au plan opérationnel des mesures de protection qu’il peut déployer ou qu’il déploiera pour quelqu’un dans sa situation. La Commission a évoqué la protection de l’État dont la famille du demandeur a bénéficié par le passé (DCT, aux pages 7 et 8) :

[traduction] Bien que le conseil ait déclaré que la protection de l’État contre les Maras est inadéquate au Salvador, je note que le demandeur et sa famille ont reçu l’assistance et la protection des autorités policières de ce pays. La famille a été victime d’un cambriolage en 2005; la police a été appelée et les cambrioleurs ont été arrêtés, poursuivis et condamnés à cinq de prison. En 2009 et 2010, la famille du demandeur a été victime de tentatives d’extorsion. La police et la PNC ont été contactées; le père du demandeur a été interrogé par un inspecteur, et un détective a été affecté à leur dossier. Lors du dernier incident en 2011, les membres de la famille du demandeur ont été attaqués, et son père, assassiné; la police est arrivée sur les lieux trente minutes après avoir été contactée et a fourni son aide. Le rapport de police soumis par le demandeur démontre également que les autorités policières du Salvador ont pris le temps d’écouter la mère et de consigner ses allégations. Ces incidents démontrent que les autorités salvadoriennes ont pris les mesures nécessaires pour protéger le demandeur et les membres de sa famille et qu’elles ont les moyens d’effectuer des enquêtes, de poursuivre les auteurs et de condamner les responsables. Même si les autorités salvadoriennes ne semblent pas avoir été en mesure d’identifier les responsables des incidents de 2009, 2010 et 2011, je note qu’elles ont pris la peine d’y répondre et d’enquêter sur eux. J’estime que le fait que les personnes responsables n’aient pas été condamnées, après une enquête policière, ne signifie pas que la protection de l’État est inexistante. Le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les autorités du Salvador ne lui ont pas fourni, ainsi qu’aux membres de sa famille, une protection, et il n’a pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État.

[39]           Le demandeur fait remarquer qu’en dehors de l’affaire du cambriolage de 2005, qui a fait l’objet d’une enquête et qui a été résolue, l’agent ne disposait vraiment d’aucune preuve propre à étayer la conclusion voulant que, même si elles n’ont pas été en mesure d’identifier les auteurs des incidents de 2009, 2010 et 2011, les autorités salvadoriennes aient pris la peine d’y répondre et d’enquêter sur eux, et que le fait qu’elles n’aient pas condamné les responsables, à l’issue d’une enquête policière, n’indique pas que la protection de l’État est inexistante.

[40]           Même s’il est clair que la police a répondu et qu’elle a rédigé des rapports, rien ne semble confirmer que [traduction« les autorités salvadoriennes ont pris les mesures nécessaires pour lui fournir, ainsi qu’aux membres de sa famille, une protection » (DCT, à la page 8). Affecter un enquêteur au dossier ne signifie pas que des enquêtes ont été menées ou que le demandeur et sa famille ont reçu la moindre protection. Comme l’a clairement indiqué la mère du demandeur dans son formulaire de renseignements personnels (FRP), la police a simplement conseillé à la famille après l’incident de 2009 [traduction« de ne pas répondre au téléphone et de ne pas faire attention à ces menaces » et [traduction« nous nous sommes rendus compte que ce n’était pas le soutien dont nous avions besoin » (DCT, à la page 92). Le demandeur s’est présenté à l’unité de lutte contre l’extorsion de la police et a été interrogé par l’agent responsable, mais sa mère indique [traduction« [n]ous avons passé le reste de la journée à attendre le détective, mais il n’est jamais venu et a moins [sic] appelé pour donner des instructions » (DCT, à la page 92). La mère ajoute plus loin dans son FRP (DCT, à la page 93) :

[traduction] Le détective s’est montré préoccupé parce que le gang n’avait plus l’air intéressé par l’argent; nous avons demandé l’aide de la PNC, qui nous a répondu qu’elle ne pouvait rien faire, que nous devions attendre de voir ce qui pouvait se passer, et que nous devions être très prudents et éviter de quitter la maison.

[41]           Cela ne ressemble pas à mon avis à une enquête et à une protection adéquates. Je ne trouve aucun fondement probatoire aux conclusions de l’agent d’après lesquelles, en dehors des événements de 2005, avant le début du ciblage actif et intense, les autorités salvadoriennes ont pris des mesures adéquates pour enquêter sur les menaces ou pour protéger le défendeur et sa famille. Cela n’a rien d’étonnant compte tenu de la documentation générale figurant au dossier.

[42]           La réponse à la demande d’information de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 25 juin 2012, indique ce qui suit : (DCT, à la page 28) :

Selon le Département d’État des États-Unis, [traduction] « la formation inadéquate, le financement insuffisant de la part du gouvernement, l’absence de code de preuve uniforme et les cas isolés de corruption et de criminalité pure et simple nuisent à l’efficacité de la PNC » (ibid. 8 avr. 2011, sect. 1.d). Des sources précisent aussi que l’appareil judiciaire est inefficace, corrompu et susceptible d’ingérence politique, et que l’impunité demeure considérable (ibid., sect. 1.e; IDHUCA 2010, 15). Le Département d’État des États-Unis écrit que des policiers, des victimes et des témoins sont intimidés et assassinés; que des juges font l’objet d’influence extérieure; et que le taux de déclarations de culpabilité atteint moins de 5 p. 100 (8 avr. 2011, sect. 1.e). On peut lire dans le rapport 2010 de l’IDHUCA que lors des poursuites judiciaires, les témoignages de vive voix l’emportent sur la preuve scientifique, cette dernière étant très rarement utilisée (2010, 13).

[43]           Ni la SPR ni l’agent d’ERAR n’ont tiré de conclusions défavorables quant à la crédibilité. Je ne vois aucune preuve étayant les conclusions de l’agent voulant que le demandeur et sa famille aient bénéficié d’une protection de l’État adéquate lorsqu’ils ont fait part de leurs préoccupations à la police. Cela mine toute l’analyse de l’agent relative à la protection de l’État.

[44]           Quant à la documentation générale à laquelle l’agent a renvoyé, je conviens avec le demandeur que, dans l’ensemble, elle concerne plutôt les [traduction] « efforts » que leur [traduction] « caractère adéquat au plan opérationnel » à l’égard du type de menaces dont le demandeur et sa famille ont été victimes, et des risques de ciblage qu’il a décrits et auxquels il prétend s’exposer en cas de retour au Salvador. Cela n’est pas raisonnable.

[45]           En conclusion, l’agent a de façon déraisonnable écarté la preuve qui aurait pu établir, si elle avait été admise, le ciblage invoqué par le demandeur, ce qui le fait échapper à la catégorie du risque généralisé. L’analyse de l’agent concernant la protection de l’État est également déraisonnable.

[46]           Au moment du renvoi de l’affaire pour réexamen, les éléments suivants doivent être pris en compte :

a)      Il n’y a aucune question quant à la crédibilité;

b)      Le père du demandeur a été assassiné, tandis que sa mère et son frère ont dû fuir le Salvador;

c)      Le demandeur a été pris pour cible par les Maras, qui le recherchent activement;

d)     La Cour a produit un nombre considérable de décisions récentes concernant l’article 97 et la question du risque généralisé et du ciblage personnel. Cette jurisprudence doit être suivie;

e)      La protection de l’État n’a pas à être parfaite, mais son caractère adéquat au plan opérationnel doit être évalué.

[47]           Les avocates conviennent qu’il n’y a pas de question à certifier, et la Cour en convient.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      Il est fait droit à la demande. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen conformément à mes motifs.

2.      Il n’y a pas de question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6662-13

 

INTITULÉ :

JAIME VLADIMIR VARGAS HERNANDEZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1er avril 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE RUSSELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Patricia Wells

 

POUR LE demandeur

Margherita Braccio

 

POUR LE défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Patricia Wells

Immigration Lawyers

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

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