Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150429


Dossier : T‑1322‑13

Référence : 2015 CF 548

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 avril 2015

En présence de monsieur le juge S. Noël

ENTRE :

ABOUSFIAN ABDELRAZIK

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Il s’agit d’une requête déposée par Abousfian Abdelrazik (le demandeur) en vertu de l’article 225 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, par laquelle il vise à obtenir la divulgation de documents qui sont en la possession de Sa Majesté la Reine du chef du Canada (la défenderesse), ou se trouvant sous l’autorité ou la garde de cette dernière.

II.                Les faits

[2]               Le demandeur a intenté une action en dommages‑intérêts auprès de la Cour fédérale, au titre d’une fuite dans les médias de documents du gouvernement du Canada contenant des allégations préjudiciables et sans fondement à son sujet. Cette fuite s’est produite en août 2011 (la fuite d’août 2011 ou la fuite de 2011).

[3]               Le demandeur réclame des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs au regard d’allégations concernant un mode de comportement de défenderesse, qui, selon lui, engage la responsabilité de cette dernière. Ce mode de comportement a trait à ce qui suit :

1.      Le fait de laisser délibérément filtrer des documents du gouvernement dans le but de discréditer des personnes soupçonnées de se livrer à des activités terroristes.

2.      Le fait de ne pas faire d’enquête quant à ces fuites et de ne pas établir l’identité des responsables de celles‑ci;

  1. Le fait de ne pas améliorer les mesures de protection concernant les renseignements personnels délicats ou extrêmement confidentiels des personnes ayant antérieurement fait l’objet d’enquêtes de sécurité nationale, afin d’éviter d’autres fuites (dossier de requête du demandeur (DRDM) page 198, au paragraphe 4).

[4]               Le demandeur allègue que la défenderesse a tacitement encouragé le déploiement d’efforts visant à porter atteinte à sa réputation, en veillant à ce qu’il reste soupçonné de terrorisme aux yeux de la population.

[5]               Le demandeur a envoyé une lettre datée du 1er avril 2014 à la défenderesse pour lui demander de déterminer les documents jugés pertinents en l’espèce. Il a également demandé que ces documents soient joints aux affidavits de documents de la défenderesse. Les documents demandés étaient les suivants :

1.      Tous les rapports d’enquête (d’ordre pénal et d’ordre administratif) et les dossiers connexes concernant les fuites de renseignements gouvernementaux concernant i) Maher Arar (fuites qui se sont produites entre juillet 2003 et juillet 2005) et ii) Adil Charkaoui (fuite qui s’est produite en juin 2007 ou aux alentours de cette date) (la fuite de 2007).

  1. L’ensemble des documents, messages électroniques, notes, « infocapsules » ou autres communications échangées par le cabinet du ministre de l’Immigration Jason Kenney au sujet de la fuite, notamment les enregistrements antérieurs aux commentaires de M. Kenney à ce sujet dans les médias. Cela englobe toute la correspondance par courriel qui, à cet égard, pourrait avoir été échangée à partir des comptes de courriel privés du ministre Kenney (dossier de requête du demandeur (DRDM), page 200, au paragraphe 9).

[6]               Au stade de la conférence de gestion de l’instance et ainsi que par écrit, la défenderesse s’est opposée à la divulgation des rapports d’enquête et des dossiers connexes concernant les fuites de renseignements gouvernementaux sur Maher Arar (M. Arar) et Adil Charkaoui (M. Charkaoui), au motif qu’une telle divulgation ne serait pas pertinente.

[7]               Le demandeur a ensuite déposé une requête devant le juge responsable de la gestion de l’instance, en vue d’obtenir l’ordonnance visée à l’article 225 des Règles des Cours fédérales. C’est cette requête qui fait l’objet des présents jugement et motifs.

III.             Les arguments du demandeur

[8]               Le demandeur fait valoir que sa demande est [traduction] « fondée sur une allégation de mode de comportement, dont des fuites à destination des médias de documents et de renseignements du gouvernement du Canada sur d’autres personnes, dont Maher Arar et Adil Charkaoui, lesquels ont fait l’objet, comme le demandeur, d’enquêtes de sécurité nationale ». Il ajoute que les commentaires de hauts fonctionnaires canadiens ont tacitement encouragé le déploiement d’efforts visant à porter atteinte à sa réputation (DRDM, page 205, au paragraphe 21).

[9]               Le demandeur soutient que [traduction] « le fait que la défenderesse n’ait pas amélioré les mesures de protection de renseignements délicats et extrêmement confidentiels concernant des personnes ayant antérieurement fait l’objet d’enquêtes de sécurité nationale contribuera, s’il est avéré, à une conclusion de comportement déraisonnable ayant donné lieu à un préjudice et à l’octroi d’une réparation, dont des dommages‑intérêts compensatoires et punitifs » (DRDM, page 206, paragraphe 24). Le demandeur estime que ces documents sont pertinents et que la divulgation des rapports d’enquêtes antérieurs donnerait accès à des renseignements cruciaux quant à la présente instance.

[10]           De plus, le demandeur estime que la divulgation de rapports d’enquêtes relatives aux fuites antérieures à celle d’août 2011 lui donnerait accès à des renseignements pertinents relativement aux questions de fait au sujet desquelles les parties divergent.

[11]           Le demandeur soutient par ailleurs que, selon les documents déjà communiqués par la défenderesse, les commentaires formulés par le directeur du SCRS Richard Fadden et par le ministre Kenney après la fuite d’août 2011 ont été interprétés comme s’inscrivant dans une stratégie de communications destinée à influencer l’opinion publique à son sujet, que le SCRS s’est demandé si des renseignements non accessibles au public pourraient être divulgués pour promouvoir un « contre‑discours » à son sujet et que les reportages publiés sur le demandeur ont été surveillés et contrôlés par la défenderesse. Le demandeur fait donc valoir que les documents qu’il demande portent directement sur les questions soulevées dans sa revendication et qu’ils doivent être divulgués.

IV.             Les arguments de la défenderesse

[12]           En ce qui concerne les commentaires du ministre Kenney qui ont été publiés le 5 août 2011 dans le Globe and Mail, soit le lendemain de la publication de l’article paru dans La Presse, la défenderesse déclare qu’un autre affidavit produit par Michel Dupuis, directeur général de la Direction générale du règlement des cas au ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration (CIC), en date du 18 mars 2015, confirme que, jusqu’ici, aucun document n’a été trouvé concernant les [traduction« notes d’information et autres documents préparatoires liés aux commentaires du ministre de l’Immigration Jason Kenney à l’intention des médias » dans la présente affaire. L’affidavit de M. Chris Day, chef de cabinet de l’actuel ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, daté du 25 mars 2015, va dans le même sens. La défenderesse ajoute que rien ne permet de penser que CIC cherche à ne pas produire de documents relatifs à la présente affaire. Elle fait donc valoir que, puisqu’on n’a pas trouvé de notes d’information ni de documents préparatoires concernant les commentaires du ministre Kenney, elle estime avoir rempli son obligation de produire les affidavits de documents relatifs à l’espèce, conformément au paragraphe 223(2) des Règles des Cours fédérales.

[13]           En ce qui concerne la demande formulée par le demandeur en vue d’obtenir la divulgation des rapports et documents relatifs à la divulgation non autorisée de renseignements sur M. Arar et M. Charkaoui, qui se serait produite entre 2003 et 2005 et en 2007, la défenderesse renvoie le demandeur à l’affidavit de documents de M. Bradley Evans, directeur général de la Direction générale des litiges et divulgations du SCRS, en date du 14 août 2014. Selon la défenderesse, l’annexe 1 de l’affidavit de documents contient un certain nombre d’ébauches du discours prononcé par M. Fadden le 29 octobre 2009 devant les membres de l’Association canadienne pour les études de renseignement et de sécurité (ACERS), dont le document « AGC 0611 ». Il s’ensuit qu’aucun autre document ne peut être communiqué au demandeur au sujet de ce discours.

[14]           La défenderesse soutient également que la Cour ne devrait pas rendre d’ordonnance dépassant les paramètres de l’instance, qui ne concerne que M. Abdelrazik et non pas M. Arar ou M. Charkaoui, parce que cela équivaudrait alors à l’autorisation d’une mission exploratoire. La défenderesse fait valoir que les documents portant sur M. Arar ou M. Charkaoui n’entrent pas dans l’une des quatre catégories de documents susceptibles d’être communiqués. Ces catégories sont mentionnées dans AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., [2009] 4 RCF 243, au paragraphe 11, et comprennent : 1) les documents sur lesquels une partie se fonde au soutien de sa position dans l’instance; 2) les documents défavorables à sa cause; 3) les documents qui font partie de l’histoire ou du contexte de la cause; 4) les documents pour le lancement d’une enquête. La défenderesse soutient par ailleurs que ces documents [traduction] « ne font pas partie de l’histoire ni du contexte de la cause, qu’ils ne sont pas susceptibles d’établir le lancement d’une enquête qui pourrait être utile au demandeur et que les documents demandés ne sont ni nécessaires ni utiles au procès » (dossier de requête de la défenderesse (DRDF), page 62, au paragraphe 19).

[15]           La défenderesse soutient aussi, en ce qui concerne les documents demandés au sujet de M. Arar et de M. Charkaoui, que le demandeur n’a pas la capacité juridique d’invoquer des arguments au nom de tierces parties et que [traduction] « la faute de la défenderesse, s’il y a lieu, et les dommages‑intérêts dus au demandeur, s’il y a lieu, n’ont trait qu’à l’article publié dans La Presse en août 2011. Les mesures prises par le gouvernement entre 2003 et 2005 (Arar) et en 2007 (Charkaoui) n’ont rien à voir avec ce qui s’est passé des années plus tard » (DRDF, page 64, au paragraphe 24). L’ordonnance demandée par le demandeur à l’égard des autres documents doit donc être refusée.

[16]           La défenderesse explique aussi que selon l’affidavit de documents de l’inspecteur de la GRC Randal Walsh, daté du 29 mai 2014, l’équipe intégrée de la sécurité nationale (EISN) de la division « O » de la GRC à Ottawa est en train de mener une enquête sur l’allégation de divulgation non autorisée de documents du SCRS aux journaux La Presse et The Montreal Gazette en août 2011. Elle fait valoir qu’une telle enquête est protégée contre toute divulgation, du moins à ce stade‑ci. La défenderesse rappelle par ailleurs que cette enquête s’est amorcée quelques jours après la publication des articles.

[17]           La défenderesse est donc d’avis que les affidavits de documents fournis suffisent à remplir son obligation de fournir les documents utiles à l’espèce.

V.                La récente divulgation de la transcription de la conférence de presse du ministre de CIC le 15 août 2011

[18]           Le 16 avril 2015, seize jours après l’audience tenue à la fin du mois de mars 2015, l’avocat de la défenderesse a adressé à la Cour la transcription d’une conférence de presse donnée par le ministre Kenney le 5 août 2011, soit le lendemain de la fuite dans les journaux, lors de laquelle a entre autres révélé l’entretien entre le demandeur et M. Charkaoui au sujet du détournement d’un avion d’Air France et de sa destruction, soit l’objet de la demande de divulgation de M. Abdelrazik.

[19]           L’avocat du demandeur a réagi à la divulgation de cette transcription au moyen d’une lettre adressée le même jour et dont le contenu est le suivant :

a.       Bien que la divulgation de cette transcription ne soit pas faite selon les Règles des Cours fédérales, le demandeur ne s’oppose pas à sa production.

b.      Cette divulgation remet en question le sérieux des recherches effectuées pour identifier les documents pertinents en réponse aux demandes qui ont été formulées et compte tenu des déclarations des déposants selon lesquelles tous les documents ont été communiqués.

c.       Cette divulgation étaye considérablement l’argument de l’avocat du demandeur, qui estime qu’il convient de communiquer d’autres documents liés à la conférence de presse du ministre Kenney et, également, que le SCRS a bel et bien mis en œuvre une stratégie de communications à l’intention des médias en 2009. Cette stratégie donne à penser que les ministres sont de meilleurs porte‑parole que M. Fadden, directeur du SCRS, et que la référence du ministre au discours de ce dernier deux ans auparavant avait dû être étayée par une infocapsule et ne devrait pas être considérée comme une coïncidence.

  1. Une divulgation de cette importance donne du poids à la conclusion recherchée, à savoir qu’il [traduction« soit ordonné à la défenderesse d’effectuer d’autres recherches et de rédiger et signifier de meilleurs affidavits indiquant les documents relatifs aux commentaires formulés par M. Kenney à l’intention des médias le 5 août 2011 ».

Le demandeur demande également l’octroi immédiat de dépens en sa faveur conformément au paragraphe 401(2) des Règles des Cours fédérales.

[20]           La défenderesse a mentionné ce qui suit dans sa réplique à la réponse du demandeur :

a.       Les Règles des Cours fédérales n’étaient pas applicables, puisque la transcription de la conférence de presse a été produite à la suite d’un engagement pris à l’audience par l’avocat de la défenderesse, suivant une demande de la Cour.

b.      L’objet de la conférence de presse était le voyage du ministre en Nouvelle‑Zélande et en Thaïlande; la discussion concernant la fuite d’août 2011 se limitait à une question et une réponse. L’un des déposants, M. Day, chef de cabinet du ministre actuel, a fourni son propre affidavit de documents, qui révélait déjà la réponse du ministre précisément à cet égard, et l’on n’a pas tenté de dissimuler la transcription.

  1. La défenderesse ne concède pas que les affidavits de documents antérieurs comportaient des lacunes et elle soutient que la référence du ministre au discours du directeur du SCRS n’étaye pas l’argument selon lequel des documents auraient été remis au ministre en vue de lui suggérer une certaine réponse destinée aux médias concernant la fuite de 2011.

[21]           En ce qui concerne les dépens, la défenderesse fait valoir que la production de la transcription et ses observations à l’égard des demandes de divulgation étaient raisonnables et n’étaient en rien abusives. Il n’y a donc aucune raison de s’écarter du principe selon lequel la question des dépens devrait être décidée à la conclusion de l’instance.

[22]           J’ai examiné mes notes d’audience et je ne peux qu’être d’accord avec l’avocat de la défenderesse lorsqu’il affirme que la transcription est la conséquence de l’engagement qu’il a pris à l’invitation du soussigné. J’ajoute que la discussion relative à la transcription a commencé par des remarques formulées par l’avocat du demandeur au début de sa réponse et qu’elle a donné lieu à l’engagement en question. La divulgation de cette transcription ne permet pas, dans les circonstances de l’espèce, d’étayer l’argument selon lequel la procédure de divulgation suivie par la défenderesse est incomplète et inappropriée.

[23]           Cette transcription aurait‑elle dû être divulguée dans l’un des affidavits de documents produits en réponse aux demandes de divulgation de documents? Cela aurait pu être préférable, mais la défenderesse dit que l’extrait utile, soit la question et la réponse concernant la fuite de 2011, a été révélé dans le cadre de la procédure de communication et que cette information répondait spécifiquement à la demande de communication formulée par le demandeur.

[24]           Compte tenu de tous ces éléments, la Cour ne peut tirer de conclusion défavorable à propos de la divulgation effectuée par la défenderesse, d’autant plus que la transcription a été divulguée en réponse à une demande du demandeur à la suite d’un échange avec l’avocat du demandeur. Par ailleurs, la question et la réponse utiles avaient déjà été divulguées, et le reste de la transcription avait trait à d’autres questions qui n’étaient pas liées à la fuite d’août 2011. Je vais maintenant analyser les enjeux de fond relatifs à la requête de divulgation.

VI.             La question

[25]           J’ai examiné les arguments des parties et les dossiers respectifs et j’ai décidé de formuler la question ainsi :

  1. Les documents en jeu sont‑ils pertinents au regard de la communication de documents en vertu des articles 223 à 232 et 295 des Règles des Cours fédérales?

VII.          Analyse

A.                Introduction

[26]           Mon collègue le juge Richard Mosley a résumé comme le critère applicable à la communication de documents dans Khadr c Canada, 2010 FC 564, aux paragraphes 9 à 11 :

[traduction]

[9]        La communication de documents dans le cadre d’actions devant la Cour fédérale est régie par les articles 222 à 233 des Règles des Cours fédérales. Le critère permettant de déterminer les documents exigibles d’une partie est celui de la pertinence (paragraphe 222(2) des Règles). Un document est pertinent s’il permet, directement ou indirectement, à une partie de plaider sa propre cause ou de nuire à son adversaire, ou qu’il est susceptible de mener au « lancement d’une enquête » qui peut conduire à l’une des conséquences exposées ci‑dessus : voir Apotex Inc. c Canada, 2005 CAF 217, [2005] ACF no 1021.

[10]      Il y a des critères auxquels il faut satisfaire pour ordonner la communication en raison du « lancement d’une enquête ». Il s’agit de savoir s’il existe une probabilité raisonnable qu’un document dont la production est demandée permette d’obtenir des renseignements pertinents aux termes du paragraphe 222(2) : voir l’arrêt Eli Lilly Canada Inc. c Novopharm Ltd., 2008 CAF 287, [2008] ACF no 1372. La règle met clairement l’accent sur les éléments nécessaires et pertinents à l’égard du procès : voir AstraZeneca Canada Inc. c Apotex Inc., 2008 CF 1301, [2008] ACF no 1696, au paragraphe 6.

[11]      La pertinence doit être déterminée en fonction des questions des faits qui opposent les parties selon les plaidoiries : voir Merck Frosst Canada Inc. c Canada (Ministre de la Santé), (1997), 146 FTR 249, [1997] ACF no 1847, au paragraphe 7. […]

[27]           En l’espèce, le demandeur veut obtenir que la défenderesse lui fournisse les documents suivants :

  1. Tous les rapports d’enquête (d’ordre pénal et d’ordre administratif) et les dossiers connexes concernant les fuites de renseignements gouvernementaux concernant i) Maher Arar (fuites qui se sont produites entre juillet 2003 et juillet 2005) et ii) Adil Charkaoui (fuite qui s’est produite en juin 2007 ou aux alentours de cette date) (la fuite de 2007).
  2. L’ensemble des documents, messages électroniques, notes, « infocapsules » ou autres communications échangées par le cabinet du ministre de l’Immigration Jason Kenney au sujet de la fuite, dont notamment les enregistrements antérieurs aux commentaires de M. Kenney à ce sujet dans les médias. Cela englobe toute la correspondance par courriel qui, à cet égard, pourrait avoir été échangée à partir des comptes de courriel privés du ministre Kenney (dossier de requête du demandeur (DRDM), page 200, au paragraphe 9).

[28]           Le demandeur veut obtenir ces documents, au motif que la défenderesse a pris des mesures pour compromettre sa réputation en s’assurant qu’il restait soupçonné de terrorisme aux yeux de la population, comme cela avait été le cas avec Maher Arar et Adil Charkaoui.

[29]           Pour trancher toutes les demandes déposées par le demandeur dans cette requête, je vais procéder de la manière suivante, et ce, pour chacune d’elles :

1.      Tous les rapports d’enquête (d’ordre pénal et d’ordre administratif) et les dossiers connexes concernant les fuites de renseignements gouvernementaux sur Maher Arar (la demande de divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Arar).

2.      Tous les rapports d’enquête (d’ordre pénal et d’ordre administratif) et les dossiers connexes concernant les fuites de renseignements gouvernementaux sur Adil Charkaoui, qui s’est produite en juin 2007 ou aux alentours de cette date (la demande de divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Charkaoui).

  1. L’ensemble des documents, messages électroniques, notes, « infocapsules » ou autres communications échangées par le cabinet du ministre de l’Immigration Jason Kenney au sujet de la fuite d’août 2011 au sujet du demandeur et de M. Charkaoui, notamment les enregistrements antérieurs aux commentaires de M. Kenney à ce sujet dans les médias. Cela englobe toute la correspondance par courriel qui, à cet égard, pourrait avoir été échangée à partir des comptes de courriel privés du ministre Kenney (demande de divulgation de renseignements sur la réponse médiatisée à la fuite concernant M. Abdelrazik).

[30]           Au cours de l’audience, l’avocat de la défenderesse a proposé, à la fin de son argumentation, une formulation différente de la demande de divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Charkaoui, laquelle a été acceptée par l’avocat du demandeur :

[traduction]

Les rapports d’enquête, d’ordre pénal ou administratif, et les mesures correctives liées à une fuite de renseignements gouvernementaux dans les médias en juin 2007 ou aux alentours de cette date, qui ont fait l’objet d’un article dans le journal La Presse le 22 juin 2007.

B.                 Observations générales concernant les trois (3) demandes

[31]           Il est devenu évident à l’audience que les fuites relatives à M. Charkaoui et à M. Abdelrazik (juin 2007 et août 2011) avaient des points communs. Les deux fuites concernaient au moins deux (2) des mêmes personnes (M. Charkaoui et M. Abdelrazik) et le même objet (une conversation entre eux au sujet du détournement d’un avion, etc.). Les deux fuites ont trait à des documents secrets du gouvernement qui ont été communiqués à des journalistes de La Presse au début de l’été 2007 et à des journalistes de La Presse et de The Montreal Gazette au début d’août 2011. Le SCRS a entamé une enquête administrative en 2007, et, en 2011, la GRC en a entamé une également, qui n’était pas terminée à la date des présents motifs.

[32]           On ne peut pas en dire autant de la demande de divulgation de renseignements sur les fuites relatives à M. Arar. Ces fuites concernent M. Arar et d’autres et n’ont rien à voir avec M. Charkaoui ou le demandeur. La GRC a enquêté sur ces fuites, et il convient de rappeler que les auteurs du rapport de la Commission d’enquête sur les actions des responsables canadiens relative à Maher Arar (2006) (l’enquête Arar) traitent largement ces fuites et énoncent à cet égard des conclusions pertinentes, instructives et éclairantes. On ne peut pas en dire autant des autres demandes de divulgation de renseignement sur les fuites.

[33]           Selon le demandeur, les principaux points communs des trois (3) fuites sont, d’une part, une tendance à divulguer des renseignements sur certaines personnes n’ayant pas fait l’objet d’accusations pour les discréditer et, d’autre part, l’incapacité à faire dûment enquête et à identifier les auteurs de ces fuites. Le demandeur soutient également que la défenderesse n’a pas amélioré les mesures de protection des renseignements personnels délicats concernant des personnes ayant antérieurement fait l’objet d’une enquête de sécurité nationale en vue d’éviter les fuites à l’avenir. Il affirme également qu’il peut y avoir un fil conducteur entre ces fuites, puisque certains éléments de preuve attestent que, après la fuite de 2011, des agents du SCRS ont demandé des renseignements sur la procédure d’enquête appliquée aux fuites concernant M. Arar et M. Charkaoui et que rien n’indique que les mesures appropriées ont été prises pour éviter d’autres fuites de ce genre.

C.                 La demande de divulgation de renseignements sur les fuites concernant M. Arar

[34]           Ces fuites remontent à dix ans et plus. Elles n’ont rien à voir avec le demandeur. Comme il a été mentionné précédemment, elles concernent M. Arar et d’autres personnes. J’ai déjà dit que la commission d’enquête sur l’affaire Arar en a fait une analyse approfondie et en a tiré des conclusions importantes. La demande telle qu’elle est formulée est d’une portée large et générale, et donne l’impression de ne pas renvoyer à des documents précis qui pourraient être d’une certaine utilité. Elle est très générale et donnerait probablement lieu à la production d’une série de documents qui seraient fort peu utiles au demandeur, voire pas du tout utiles. Ce genre de demande générale donne l’impression que le demandeur veut recommencer la commission d’enquête sur Arar. Ce n’est pas ce que visent les articles 225, 227 et 229 des Règles des Cours fédérales. La pertinence doit s’enraciner dans les faits sur lesquels porte la demande. En l’occurrence, les fuites concernant M. Arar n’ont rien à voir avec le demandeur. Elles remontent à plus de six (6) ans, au minimum, comparativement à la fuite d’août 2011 concernant M. Abdelrazik. Par ailleurs, elles ont fait l’objet de la Commission d’enquête sur l’affaire Arar, qui a donné lieu à des conclusions que le demandeur peut assurément invoquer à l’appui des allégations formulées dans sa déclaration.

[35]           Pour ce qui est du critère relatif aux documents susceptibles de déclencher une enquête, le juge Mosley, dans Khadr (voir ci‑haut), a expliqué au paragraphe 10 que celui‑ci est assorti de limites. Il doit exister une « probabilité raisonnable » qu’une certaine catégorie de documents demandés permette d’éclairer ce qui sépare les parties d’après leurs plaidoiries. Là encore, le fait qu’une fuite ait fait l’objet d’une enquête ne fait pas automatiquement du rapport d’enquête un document pertinent, pas plus que cela ne crée la « probabilité raisonnable » qu’il le soit. Je dis cela en sachant parfaitement ce que le rapport d’enquête sur l’affaire Arar a révélé sur les fuites en question et les conclusions qui y ont été tirées. Ces conclusions seront utiles au demandeur s’il est dans son intention de s’en servir à l’appui de sa revendication.

[36]           L’avocat du demandeur a attiré l’attention de la Cour sur quelques courriels faisant suite aux fuites de 2007 et de 2011 et révélant que des fonctionnaires s’étaient interrogés à l’époque sur les mesures à prendre en termes d’enquête sur « la fuite concernant M. Arar », puis la « Chark Fil » (DRDM, pages 159 et 153). Ces échanges révèlent que ces fonctionnaires étaient à la recherche de précédents, mais aussi qu’aucune enquête administrative n’aurait lieu si la GRC entamait sa propre enquête. Selon l’avocat, ces recherches justifiaient la divulgation de documents relatifs à ces enquêtes respectives. Je ne crois pas que ces échanges de messages électroniques donnent de la pertinence aux documents demandés ni qu’ils soient susceptibles d’occasionner le lancement d’une enquête. Ils ne témoignent que de questions sur la façon de procéder. Je rappelle brièvement qu’un document est pertinent s’il permet, directement ou indirectement, à une partie de plaider sa propre cause ou de nuire à celle de son adversaire, ou s’il existe une probabilité raisonnable qu’il mène à des documents pertinents. Ce n’est pas le cas en l’espèce.

[37]           Pour tous ces motifs, il ne convient pas d’accueillir la demande de divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Arar. Je tiens à rappeler une fois encore que le danger réel de ce genre de demande est d’élargir le présent litige bien au‑delà du contenu des déclarations des parties. Comme je l’ai déjà dit, la Commission d’enquête sur l’affaire Arar a largement traité la question, et le demandeur pourra s’appuyer sur les conclusions de cette enquête, sous réserve des règles de la preuve applicables dans de telles affaires.

D.                La demande de divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Charkaoui

[38]           La demande de divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Charkaoui appelle une conclusion différente. Comme on l’a vu, les points communs entre les deux fuites créent un contexte de pertinence. La fuite de 2007 et celle de 2011 ont trait au même entretien qui aurait eu lieu entre, au moins, le demandeur et M. Charkaoui. Autre point commun, des renseignements ont été communiqués dans les deux cas à des journalistes de La Presse. Je rappelle aussi, en ce qui concerne la fuite de 2007, que les renseignements ont également été publiés dans Le Droit. Quant aux renseignements visés par la fuite de 2011, ils ont aussi été publiés par un des journalistes de The Montreal Gazette. Dans les deux cas, la GRC a enquêté ou est en train de le faire. Ces points communs, contrairement aux fuites concernant M. Arar, donnent à penser que les documents demandés peuvent avoir une pertinence à l’égard des questions en litige formulées en l’espèce dans la déclaration et dans la défense. J’ajoute que les fuites sont plus rapprochées dans le temps que ne le sont les fuites concernant M. Arar, qui remontent à 2003‑2005.

[39]           Par conséquent, je fais droit à la demande de divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Charkaoui, comme l’a reformulée l’avocat de la défenderesse.

E.                 La demande de divulgation de renseignements sur la réponse médiatisée à la fuite concernant M. Abdelrazik

[40]           Le demandeur veut obtenir la production de documents liés à tout document qui aurait permis à M. Kenney, alors ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, de commenter la fuite d’août 2011 dans les termes suivants :

[traduction]

« J’ai lu les dossiers confidentiels protégés relatifs à ces personnes et je peux vous assurer, sans autre remarque sur l’une ou l’autre de ces personnes, que certains des renseignements qui s’y trouvent vous font dresser les cheveux sur la tête ». « Je crois simplement que les gens devraient être patients et réfléchis et qu’ils devraient donner au gouvernement et à ses organismes le bénéfice du doute » (DRDM, page 157).

[41]           L’avocat de la défenderesse soutient que les documents existants ont déjà été produits et que certains d’entre eux sont protégés par le secret professionnel. M. Chris Day, chef de cabinet de l’actuel ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, et M. Michel Dupuis, directeur général de la Direction générale du règlement des cas de Citoyenneté et Immigration Canada, ont tous deux signé de récents affidavits où ils attestent [traduction« qu’aucun document n’a été trouvé » relativement à cette demande de divulgation.

[42]           L’avocat du demandeur soutient qu’il est surprenant, et fort improbable, qu’il n’y ait pas eu de notes d’information ou d’autres documents préparatoires au bureau du ministre de CIC avant les déclarations de celui‑ci aux médias. Comme je l’ai déjà dit, la récente divulgation de la transcription de la conférence de presse du ministre n’ajoute rien à cet argument.

[43]           Un affidavit est un document sacro‑saint : le signataire de l’affidavit affirme sous serment que ce qui est écrit dans l’affidavit est la vérité. En l’espèce, deux hauts fonctionnaires ont déclaré sous serment qu’il n’existe pas de documents. Un affidavit crée une présomption de véracité qui ne peut être contestée que par une preuve contradictoire (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302; Villarroel c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1979] ACF no 210 (CA); Thind c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1983] ACF no 939 (CA)). Le demandeur a eu la possibilité de contre‑interroger les déposants, mais ne l’a pas fait.

[44]           La Cour, placée dans cette situation, n’a aucune raison de douter de la déclaration sous serment. On n’a trouvé aucun document. Par conséquent, la Cour dans ce cas n’ordonnera pas la production de documents si les éléments de preuve non contestés donnent à penser qu’ils n’existent pas. Il serait présomptueux de rendre une ordonnance en ce sens au vu de la preuve produite.

VIII.       Conclusion

[45]           J’accueille donc en partie la requête du demandeur en permettant la divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Charkaoui. Je ne permettrai toutefois pas la divulgation de renseignements sur la fuite concernant M. Arar ni sur la réponse médiatisée à la fuite concernant M. Abdelrazik. Les dépens suivront l’issue de la cause.


JUGEMENT

PAR CONSÉQUENT, LA COUR ORDONNE :

1.      La requête déposée en vertu de l’article 225 des Règles des Cours fédérales est accueillie en partie.

2.      La défenderesse communiquera au demandeur :

[traduction]

Les rapports d’enquête, d’ordre pénal ou administratif, et les mesures correctives liées à une fuite de renseignements gouvernementaux dans les médias en juin 2007 ou aux alentours de cette date, qui ont fait l’objet d’un article dans le journal La Presse le 22 juin 2007.

3.      Les dépens suivront l’issue de la cause.

« Simon Noël »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

t‑1322‑13

 

INTITULÉ :

ABOUSFIAN ABDELRAZIK c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTREAL (QUéBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

31 MARS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE S. NOËL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2015

COMPARUTIONS :

Paul Champ

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe

Michelle Lavergne

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Champ & Associates

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.