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Date : 20150513


Dossier : IMM-3827-14

Référence : 2015 CF 629

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 13 mai 2015

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

BEKELECH DENBEL

(alias BEKELECH SHIFER DENBEL,

BEKELECH SHIFERAW DENBEL)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Dans la présente demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001 c 27 (LIPR), Denbel Bekelech conteste une décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) a rejeté l’appel qu’elle a interjeté à l’encontre d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (SPR) a refusé sa demande d’asile. Pour les motifs qui suivent, la demande est rejetée.

I.                   Contexte

[2]               La demanderesse est une citoyenne de l’Éthiopie. Son origine ethnique est en partie oromo et en partie gurage. Selon la demanderesse, les autorités éthiopiennes considèrent que son époux est membre du Front de libération oromo (FLO), un groupe actuellement impliqué dans un conflit armé contre le gouvernement. Elle soutient que les autorités ont arrêté son époux, l’ont emprisonné et l’ont torturé en janvier 2012. Après qu’elle a versé sa caution et obtenu sa libération en juin 2012, il a disparu en vue de se cacher des autorités.

[3]               La demanderesse prétend qu’elle a été arrêtée le 11 juillet 2012 et détenue pendant un mois, car les autorités voulaient faire sortir son époux de sa cachette. Elle soutient qu’elle a été arrêtée de nouveau le 3 janvier 2013 et détenue jusqu’au 5 janvier 2013.

[4]               La demanderesse prétend aussi qu’elle appuie un parti d’opposition qui s’appelle Unité pour la démocratie et la justice (UDJ), pour qui elle a voté et distribué des brochures. Elle estime qu’elle est persécutée en raison de l’appui qu’elle manifeste à ce parti et de l’affiliation de son époux au FLO.

[5]               Le 28 mai 2013, la demanderesse est entrée au Canada, où habitent des membres de sa famille, munie d’un visa. Elle a ensuite présenté une demande d’asile fondée sur ses opinions politiques.

[6]               La SPR a rejeté la demande d’asile présentée par la demanderesse dans une décision datée du 6 septembre 2013. La demanderesse a déposé un avis d’appel à la SAR le 20 décembre 2013 ainsi qu’un dossier d’appel le 6 janvier 2014. Le 31 janvier 2014, elle a introduit une requête en vue de faire admettre de nouveaux éléments de preuve au dossier de la SAR. La SAR a rejeté l’appel de la demanderesse dans une décision datée du 10 avril 2014.

[7]               Bien que la décision faisant l’objet du contrôle soit, à proprement parler, la décision de la SAR, il est logique de passer d’abord en revue la décision de la SPR. Le tribunal de la SPR a déclaré que la question déterminante était la crédibilité. Il a tiré plusieurs inférences défavorables concernant la crédibilité de Mme Bekelech.

[8]               Premièrement, la demanderesse a fait preuve d’incohérence en ce qui concerne les circonstances entourant son arrestation. Dans son formulaire Fondement de la demande d'asile (FDA), elle a déclaré qu’elle avait été arrêtée à deux reprises. Après sa première arrestation, elle a reçu la consigne de se présenter régulièrement au poste de police, où elle a été arrêtée pour une seconde fois en janvier 2013 au cours d’une de ces visites de contrôle. À l’audience, la demanderesse a déclaré que la seconde fois, la police l’avait arrêtée chez elle pendant la nuit. Elle n’a pas été en mesure d’expliquer cette contradiction à la satisfaction du tribunal. Le tribunal a jugé que cette contradiction était très importante, car ce serait cette seconde arrestation qui aurait poussé la demanderesse à chercher refuge dans un autre pays.

[9]               Deuxièmement, la demanderesse a fait preuve d’incohérence en ce qui concerne les motifs pour lesquels la police l’a arrêtée. Dans son FDA, elle a déclaré que les forces policières l’avaient arrêtée en janvier 2013, car elles croyaient qu’elle avait distribué des brochures politiques pour le parti UDJ. À l’audience, la demanderesse a dit qu’elle n’avait jamais distribué de brochures et qu’elle ignorait pourquoi elle avait éveillé les soupçons de la police. Elle n’a pas été en mesure d’expliquer pourquoi elle avait écrit qu’elle avait été arrêtée pour avoir distribué des brochures dans son FDA.

[10]           Troisièmement, la demanderesse n’a pas livré un témoignage crédible sur la surveillance dont elle fait l’objet de la part de représentants du gouvernement. Dans son FDA, elle a prétendu qu’elle était suivie depuis environ deux mois. À l’audience, lorsqu’elle a été invitée à donner des exemples, elle a livré un témoignage très général et vague. Elle n’a pas été en mesure de donner un seul exemple ou de décrire un seul incident précis.

[11]           Enfin, le tribunal a relevé des incohérences entre le FDA de la demanderesse et le témoignage qu’elle a livré de vive voix au sujet de ses connaissances à l’égard des activités de son époux. Dans son FDA, elle a fait un compte rendu détaillé des activités de son époux comprenant plein de dates et de renseignements contextuels sur le FLO. Cependant, son témoignage de vive voix était vague et ambigu.

[12]           La SPR a conclu que les allégations de la demanderesse manquaient de crédibilité. Elle a jugé que la demanderesse ne risquait pas sérieusement d'être persécutée. Elle a ensuite conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse ne risquerait pas la torture ou qu’elle ne serait pas exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités en Éthiopie.

[13]           Dans le cadre de l’appel interjeté devant la SAR, la demanderesse a fourni les nouveaux éléments de preuve suivants :

1.         un affidavit qu’elle a fait sous serment;

2.         un rapport préparé par un audiologiste;

3.         une lettre d’un ami datée du 1er août 2013;

4.         un article tiré d’Internet sur la perte auditive.

[14]           Le commissaire de la SAR a évalué l’admissibilité de ces nouveaux éléments de preuve. Il a expliqué qu’il allait utiliser les critères établis dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 (Raza), dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi (ERAR). Les éléments de preuve sont admissibles s’ils respectent quatre critères, à savoir la crédibilité, la nouveauté, la pertinence et le caractère substantiel.

[15]           L’affidavit de la demanderesse fournit des éléments de preuve qui n’avaient pas été présentés à la SPR. En particulier, cet affidavit comprend les déclarations suivantes : (1) elle a subi une perte auditive après avoir reçu un coup sur son oreille gauche pendant sa seconde période d’emprisonnement; (2) son fils l’a appelée quelques semaines après l’audience devant la SPR pour l’informer que les autorités le cherchaient. La SAR n’a pas accepté l’affidavit, car la demanderesse devait savoir qu’elle avait subi une quelconque perte auditive lorsque l’audience a eu lieu et elle aurait pu porter cet élément de preuve à la connaissance de la SPR. Rien dans le dossier de la SPR n’indique que la demanderesse a soulevé cette question ou que sa perte auditive nécessitait la prise de mesures d’adaptation. Le deuxième élément de preuve ne respecte pas les critères énoncés dans l’arrêt Raza, car il avait peu de valeur probante. Cet élément de preuve révèle que les autorités sont à la recherche du fils de la demanderesse, et non de la demanderesse.

[16]           La SAR s’est appuyée sur les critères énoncés dans l’arrêt Raza pour exclure également les trois autres éléments de preuve. La lettre en provenance de l’ami de la demanderesse a été rédigée après la décision de la SPR, mais ne respectait pas le critère relatif à la pertinence, car elle était vague et avait peu de valeur probante. L’article provenant d’Internet, qui portait sur l’amélioration de la communication en cas de perte auditive, n’était pas daté et revêtait un caractère général.

[17]           La SAR s’est ensuite penchée sur les éléments de preuve déposés au moyen d’une requête introduite en vertu de l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012‑257 (les Règles) : une lettre de son fils, Wondemu Yohannes, et les résultats de l’outil de repérage de cette lettre de Postes Canada. La lettre est datée du 15 décembre 2013 et la demanderesse l’a reçue le 14 janvier 2014. L’auteur s’informe de l’état de santé de la demanderesse, précise que l’époux de la demanderesse est en vie et qu’il s’est probablement joint au FLO, et affirme qu’il prévoit lui‑même se rendre en Afrique du Sud pour demander l’asile. L’auteur ne prétend pas que quiconque est à la recherche de la demanderesse.

[18]           Selon la SAR, cette lettre n’apporte aucune nouvelle preuve qui justifierait la modification de la décision de la SPR. La demanderesse n’a pas non plus expliqué pourquoi elle n’avait pas été en mesure d’obtenir ou de présenter ce document plus tôt. Cette lettre est inadmissible selon l’article 29 des Règles. Par conséquent, il n’est pas nécessaire d’effectuer une analyse complète s’appuyant sur l’arrêt Raza.

[19]           Le commissaire de la SAR a ensuite longuement analysé la question de la norme de contrôle. Il en est venu à la conclusion que la norme de la décision raisonnable s’applique dans le cadre de l’appel.

[20]           La demanderesse soutient que la SPR a commis une erreur en omettant de tenir compte d’éléments de preuve documentaire à l’appui de sa demande, y compris une lettre d’Ali Keder, un affidavit de Konjit Mitiku et des éléments de preuve objectifs sur la situation dans le pays. La SPR n’a également pas tenu compte d’un reçu de l’UDJ prouvant qu’elle avait fait un don à ce parti.

[21]           La SAR a rappelé que la SPR n’est pas tenue de faire état de chacun des éléments de preuve qui lui ont été présentés. Une erreur est susceptible d’un contrôle uniquement si la SPR omet de mentionner un élément de preuve important qui est directement pertinent pour une question au cœur de l’affaire.

[22]           La SAR a examiné les éléments de preuve mentionnés par la demanderesse et a conclu qu’il n’y a pas eu d’erreur en ce qui concerne la lettre d’Ali Keder, car celle‑ci fait référence à l’arrestation de 2012. En revanche, les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité se rapportaient uniquement à l’arrestation de 2013. Cette lettre ne portait pas sur une question fondamentale pour la décision.

[23]           La SAR a reconnu que la décision de la SPR ne faisait pas mention de certains éléments de preuve importants, à savoir l’affidavit dans lequel Konjit Mitiku déclare sous serment avoir rendu visite à la demanderesse lorsque celle‑ci était emprisonnée, le reçu du don versé à l’UDJ et les éléments de preuve sur la situation dans le pays. La SAR a conclu qu’il était déraisonnable pour la SPR d’effectuer une analyse sans mentionner ces éléments de preuve dans ses motifs.

[24]           La SAR était en désaccord avec la demanderesse lorsque celle‑ci soutenait que la SPR avait commis une erreur en omettant d’effectuer une analyse objective des risques fondée sur l’article 97. Selon la SAR, les termes employés par la SPR révèlent qu’elle a effectué une analyse fondée sur l’article 97. Le manque de crédibilité de la demanderesse a également entraîné le rejet de sa demande aux termes des articles 96 et 97. Il est bien établi en droit qu’une conclusion défavorable quant à la crédibilité écarte souvent le besoin de prendre en considération l’article 97. Compte tenu des préoccupations de la SPR quant à la crédibilité de la demanderesse, l’analyse hâtive de l’article 97 était raisonnable.

[25]           La SAR s’est ensuite penchée sur la question de la crédibilité. Compte tenu des nombreuses préoccupations soulevées par la SPR et de la retenue dont elle doit faire preuve à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité, la SAR a conclu que ces conclusions sont acceptables en application de la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, la SAR a confirmé la décision de la SPR.

II.                Questions en litige

[26]           La présente demande soulève trois questions :

1.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la norme de contrôle?

2.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse des nouveaux éléments de preuve?

3.                  La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la crédibilité?

III.             Norme de contrôle

[27]           La jurisprudence de la Cour concernant la norme de contrôle que la SAR a choisi d’appliquer est divergente. Dans la décision Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, aux paragraphes 25 à 34, le juge Phelan a choisi la norme de la décision correcte et a précisé que le choix de la norme de contrôle fait par la SAR est une question de droit qui présente un intérêt général pour le système juridique. D’autres juges, qui ont adopté un point de vue différent, ont préféré la norme de la décision raisonnable et ont considéré qu’il s’agit d’une question juridique relevant de l’expertise du décideur : voir par exemple Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063, et Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080.

[28]           Je juge qu’il n’est pas nécessaire de me prononcer sur cette question en l’espèce. Comme la décision Huruglica a été portée en appel, la Cour d’appel aura bientôt l’occasion de répondre à cette question. Quoi qu’il en soit, la norme de contrôle que doit appliquer la Cour à l’égard de décision la SAR n’est pas en cause, car la décision de la SAR d’appliquer une norme de contrôle déférente était à la fois correcte et raisonnable, comme je l’explique ci‑dessous.

[29]           La norme de contrôle applicable à la deuxième question en litige est celle de la décision raisonnable, car la SAR doit appliquer sa loi constitutive et ses règlements aux faits qui lui sont présentés : Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 53 et 54.

[30]           La SAR n’a pas tiré de conclusions indépendantes sur la crédibilité; elle a plutôt confirmé celles de la SPR à ce sujet. Comme la SAR devait examiner les faits à la lumière de sa loi constitutive, la norme de contrôle que doit appliquer la Cour à l’égard de la décision de SAR est encore celle de la décision raisonnable.

IV.             Analyse

A.                La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la norme de contrôle?

[31]           La SAR n’a commis aucune erreur lorsqu’elle a fait preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR sur des questions de fait et de crédibilité, malgré la controverse actuelle soulevée devant la Cour sur la norme de contrôle appropriée.

[32]           La Cour a renvoyé des décisions dans lesquelles la SAR avait fait preuve de retenue à l’égard de différentes questions. Par exemple, dans la décision Huruglica, la SAR a fait preuve de retenue à l’égard de l’analyse de la SPR sur la protection de l’État. Dans la décision Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952, la SAR a fait preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR sur la vraisemblance et sur le risque généralisé; ce dernier était une question mixte de fait et de droit.

[33]           Dans ces décisions, la Cour a interprété le régime de la SAR soit comme une procédure hybride ressemblant en quelque sorte à un appel de novo, soit comme un véritable appel ressemblant à ceux tranchés par les cours d’appel. Toutefois, chacun de ces courants jurisprudentiels reconnait le principe selon lequel il faut faire preuve de retenue à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité, car la SAR ne tient généralement pas d’audience et qu’elle est par conséquent désavantagée par rapport à la SPR.

[34]           Dans la décision Huruglica, le juge Phelan a affirmé qu’il estimait que le régime de la SAR fonctionnait comme un appel de novo. Il a tout de même reconnu la nécessité de faire preuve de retenue en ce qui a trait aux questions de crédibilité (au paragraphe 37). En outre, il a affirmé que la norme de contrôle applicable à la crédibilité n’est pas celle de l’« erreur manifeste et dominante » (aux paragraphes 54 et 55). Selon mon interprétation, il a implicitement appuyé la norme de la décision raisonnable, car il s’agit de la norme de déférence la plus fréquente en droit.

[35]           Dans la décision Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913, au paragraphe 39, le juge Roy, qui s’est appuyé sur le processus analytique énoncé dans Barreau (Québec) c Québec (Tribunal des professions), 2011 QCCA 1498, était d’avis que la SAR fonctionne comme une cour d’appel. Il a affirmé que, lorsque des conclusions relatives à la crédibilité sont en cause, la SAR devrait appliquer la norme de contrôle de l’« erreur manifeste et dominante ».

[36]           Ce débat est largement théorique parce qu’aucune partie n’est en accord avec la demanderesse lorsque celle‑ci affirme que la norme de la décision correcte s’applique. Si la SAR a commis une erreur lorsqu’elle a indiqué que la norme déférente qu’elle avait choisie était celle du « caractère raisonnable », et non celle de l’« erreur manifeste et dominante », cette erreur n’est pas en cause.

[37]           Peu après l’audience, la demanderesse a porté à mon attention une décision rendue récemment par mon collègue, le juge Simon Noël : Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182. Dans ses observations incidentes formulées aux paragraphes 30 à 34, le juge Noël émettait des doutes quant à l’idée de permettre à la SAR de faire preuve de retenue à l’égard des conclusions de la SPR, même en ce qui concerne des questions relatives à la crédibilité. Je souscris à l’avis du juge Noël à savoir que le rôle des tribunaux d’appel ne consiste pas à exercer un contrôle judiciaire et je déplore toute déclaration de la SAR en ce sens. Cependant, sans vouloir aucunement lui manquer de respect, je ne crois pas que la SAR devrait systématiquement réévaluer la crédibilité dans le cadre des appels dont elle est saisie.

[38]           Il est difficile de comprendre comment un tribunal administratif pourrait appliquer la norme de la décision correcte aux conclusions relatives à la crédibilité dans le cadre d’un appel sur dossier. La SPR dispose d’un avantage par rapport à la SAR, car elle peut observer le demandeur en personne, tandis que la SAR a cette possibilité uniquement dans des circonstances inhabituelles. Si la SAR ne devait faire preuve d’aucune retenue à l’égard des conclusions de la SPR sur des questions que celle-ci est la mieux placée pour évaluer, le régime législatif comporterait des chevauchements inutiles. La SPR n’aurait aucune raison d’être. Ceci appelle la retenue de la SAR à l’égard des conclusions de la SPR sur des questions relatives à la crédibilité.

[39]           Quoi qu’il en soit, je conclus que la SAR a effectué sa propre évaluation de la crédibilité de la demanderesse en s’appuyant sur l’analyse très approfondie de la SPR quant aux incohérences que celle‑ci a relevées entre le FDA et le témoignage de la demanderesse.

B.                 La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse des nouveaux éléments de preuve?

[40]           La SAR avait le droit d’utiliser les facteurs énoncés dans l’arrêt Raza, établis pour les ERAR, lorsqu’elle a appliqué la règle régissant les nouveaux éléments de preuve énoncée au paragraphe 110(4). Dans la décision Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 45, le juge Shore s’est exprimé en ces termes :

Considérant la pénurie de jurisprudence interprétant le paragraphe 110(4) et vu la similitude essentielle des dispositions en question, la Cour ne considère pas qu’il était déraisonnable de la SAR de référer aux facteurs énoncés dans l’affaire Raza, ci-dessus, pour analyser l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve. Cette jurisprudence a établi un sens juridique d’application générale aux mots « preuve nouvelle », qui, à l’avis de la Cour, s’harmonise avec l’intention claire du législateur quant au paragraphe 110(4) d’obliger la SAR de réviser la décision de la SPR telle quelle, à moins que des preuves nouvelles, crédibles et pertinentes soient survenues depuis le rejet, qui auraient pu conduire la SPR à statuer autrement si elle en avait eu connaissance.

[Souligné dans l’original.]

[41]           De plus, la SAR s’est appuyée sur les termes exprès du paragraphe 29(4) des Règles pour exclure les nouveaux éléments de preuve présentés après le dépôt du dossier d’appel. Cette règle énumère explicitement certains facteurs de l’arrêt Raza.

[42]           Dans la décision Khachatourian, précitée, au paragraphe 37, le juge Simon Noël exprime ses réserves quant à l’opportunité d’appliquer l’arrêt Raza dans le contexte de la SAR. Il se reporte à l’analyse effectuée par la juge Gagné dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1022, aux paragraphes 44 à 58. Là encore, sans vouloir lui manquer de respect, je suis en désaccord. Comme l’a souligné le juge Shore dans la décision Iyamuremye, le libellé du paragraphe 110(4) et de l’alinéa 113a) est presque identique. Compte tenu de la structure générale de ces dispositions, je n’accorde aucune importance à la légère différence dans la version française (« qu’elle n’aurait pas normalement présentés » comparativement à « qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés »).

[43]           Lorsqu’elle interprète l’intention du législateur, la Cour doit accorder la priorité au texte écrit en l’absence de toute ambiguïté lexicale. Ni les opinions de la Cour sur les meilleures politiques ni des passages tirés du hansard ne peuvent l’emporter sur le texte de la loi. À mon avis, le législateur voulait que, dans ces deux dispositions législatives, le même critère juridique soit consacré. Si le législateur avait eu l’intention d’établir des règles d’admissibilité plus souples dans le cadre des appels interjetés devant la SAR, il n’aurait pas reproduit le libellé restrictif régissant les ERAR.

[44]           Je conclus que la SAR a raisonnablement exclu les éléments de preuve en cause pour les motifs qu’elle a exposés. La demanderesse a insisté sur le fait que la SAR avait exclu la lettre de son fils en application du paragraphe 29(4) des Règles. J’estime que la SAR a raisonnablement exclu cette lettre, car elle était peu pertinente et avait peu de valeur probante. Elle a également fait part de ses préoccupations raisonnables quant à la possibilité que cette lettre ait pu être disponible plus tôt.

C.                 La SAR a‑t‑elle commis une erreur dans son analyse de la crédibilité?

[45]           La SPR a appuyé ses nombreuses conclusions défavorables quant à la crédibilité sur des incohérences et des contradictions importantes entre l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire FDA de la demanderesse et le témoignage de vive voix de cette dernière. La demanderesse n’a pas contesté ces conclusions au cours de son appel devant la SAR ni dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Elle insiste plutôt sur le fait que la SPR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve documentaire corroborant ses allégations et établissant les risques auxquels elle est exposée en Éthiopie.

[46]           La SAR a en quelque sorte étayé l’argument de la demanderesse lorsqu’elle a déclaré que la SPR avait agi déraisonnablement en omettant de mentionner ces éléments de preuve. Au final, la SAR a tout de même maintenu les conclusions de la SPR, car les conclusions de celle‑ci relatives à la crédibilité étaient raisonnables compte tenu du dossier. La SAR n’a commis aucune erreur susceptible de contrôle à cet égard.

[47]           Dans la décision Kanto c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1049, le juge de Montigny a conclu que la SPR avait commis une erreur dans son analyse de la protection de l’État, mais a tout de même conclu que les demandeurs manquaient de crédibilité. Il a rejeté la demande de contrôle judiciaire pour les motifs suivants, énoncés au paragraphe 45 :

[...]Bien que les demandeurs aient démontré une erreur en ce qui a trait à l’évaluation de la protection de l’État, elle est sans conséquence parce qu’ils n’ont pas réussi à établir qu’ils ont besoin de cette protection. Le commissaire a conclu que leur récit n’était pas crédible et, par conséquent, que leur crainte de persécution n’était pas subjectivement fondée. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée.

[48]           Il en va de même en l’espèce. La SAR a implicitement et raisonnablement conclu que l’erreur de la SPR ne revêtait pas d’importance compte tenu du manque de crédibilité de la demanderesse. Il était raisonnable pour la SAR de conclure que les éléments de preuve non mentionnés n’auraient pas permis de corriger les incohérences et les contradictions importantes relevées dans le témoignage de la demanderesse. Bien que l’avocat de la demanderesse ait soutenu avec vigueur à l’audience que la SAR aurait dû attribuer un certain poids à l’affidavit de Konjit Mikitu, qui aurait rendu visite à la demanderesse lorsque celle-ci était emprisonnée, j’estime que le défaut d’accorder du poids à cet élément de preuve n’entraîne pas une erreur susceptible d’un contrôle judiciaire. En ce qui concerne l’examen du caractère raisonnable, il n’importe pas de savoir si la Cour aurait accordé un poids différent à un élément de preuve précis, car le rôle de la Cour ne consiste pas à [traduction] « se forger son propre point de vue, à l’affirmer et à l’appliquer » : Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 28.

[49]           L’avocat de la demanderesse a également reproché à la SAR d’avoir souscrit sommairement aux conclusions de la SPR quant à la crédibilité au lieu d’expliquer en profondeur les motifs pour lesquels elles étaient raisonnables. À mon avis, il tente d’imposer une exigence pro forma inutile à la SAR afin que celle‑ci répète en termes différents ce que la SPR a expliqué avec beaucoup de conviction dans sa décision. La déclaration de la SPR quant aux incohérences est éloquente.

[50]           De même, il était raisonnable que la SAR appuie l’analyse de l’article 97 effectuée par la SPR. Dans ses motifs, la SAR a correctement cité la décision Ache c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 659, au paragraphe 15, à l’appui de la proposition selon laquelle une conclusion défavorable quant à la crédibilité peut rendre inutile l’examen de l’article 97. Je souhaite également souligner les directives fournies par la Cour d’appel dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Sellan, 2008 CAF 381, au paragraphe 3 :

[...] Lorsque la Commission tire une conclusion générale selon laquelle le demandeur manque de crédibilité, cette conclusion suffit pour rejeter la demande, à moins que le dossier ne comporte une preuve documentaire indépendante et crédible permettant d’étayer une décision favorable au demandeur. C’est au demandeur qu’il incombe de démontrer que cette preuve existe.

[51]           En l’espèce, la demanderesse n’a pas fourni d’élément de preuve crédible et indépendant prouvant qu’elle est confrontée à un risque en Éthiopie. Les éléments de preuve documentaire objectifs décrivent les risques auxquels sont exposés les dissidents politiques et leur famille. La SPR a mis en doute la crédibilité de la demanderesse et n’a pas cru que son époux ou elle étaient des dissidents politiques. Par conséquent, la demanderesse n’est pas exposée à un risque en raison de son profil. La SAR n’a pas commis d’erreur en confirmant l’analyse de la SPR à cet égard.

[52]           La demande est rejetée. Les parties n’ont proposé aucune question aux fins de certification et aucune question ne sera certifiée.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande soit rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3827-14

INTITULÉ :

BEKELECH DENBEL (alias. BEKELECH SHIFER DENBEL, BEKELECH SHIFERAW DENBEL) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MAI 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2015

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

POUR LA DEMANDERESSE

Negar Hashemi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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