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Date : 20150429


Dossier : IMM-1611-14

Référence : 2015 CF 559

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 29 avril 2015

En présence de monsieur le juge Diner

Dossier : IMM-1611-14

ENTRE :

SADAF BASHARAT

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]           La Cour est saisie du contrôle judiciaire d’une décision en date du 14 mars 2014 [la décision] par laquelle une commissaire [la commissaire] de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [CISR] a refusé de rouvrir une demande d’asile. La demanderesse sollicite une ordonnance infirmant la décision de la commissaire et portant réouverture de la demande, ce qui obligerait la SPR à se prononcer sur le fond de celle‑ci.

II.                Les faits

[2]           La demanderesse, de citoyenneté pakistanaise, est entrée au Canada le 20 novembre 2013. Selon le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA], elle appartient, au Pakistan, à la minorité chrétienne et craint d’y être persécutée par les extrémistes musulmans (Dossier de la demanderesse, à la page 58). La SPR n’a jamais statué sur le fond de sa demande d’asile, pour les motifs qui suivent.

[3]           Dès son arrivée au Canada, la demanderesse a retenu les services d’un consultant en immigration [consultant] qui lui a assuré qu’il déposerait son formulaire FDA, censé avoir été signé le 2 décembre 2013, avant la date limite du 9 décembre 2013. Elle affirme que non seulement il ne l’a pas fait, mais qu’il ne l’a pas non plus informée qu’elle était tenue d’assister, le 16 décembre 2013, à une procédure devant la SPR afin d’expliquer pourquoi elle n’avait pas déposé de FDA.

[4]           Sur réception de la décision du 20 décembre 2013 l’informant du désistement de sa demande d’asile, elle a parlé à son consultant qui l’a assurée avoir communiqué avec la Commission afin de régler le problème, et que son audience devait avoir lieu, comme initialement prévu, le 21 janvier 2014. À la veille de l’audience, le consultant l’a appelée pour lui faire savoir que l’audience n’aurait pas lieu à la date prévue en raison de l’indisponibilité de la commissaire. Il l’a assurée qu’il lui ferait connaître la nouvelle date d’audience.

[5]           La demanderesse a par la suite reçu de la SPR une décision, datée du 28 janvier 2014, refusant la réouverture de sa demande d’asile. Dans l’exposé de ses motifs, la commissaire concluait que la raison invoquée pour expliquer à la Commission pourquoi la demanderesse n’avait pas pu assister, le 16 décembre 2013, à l’audience sur le désistement, en l’occurrence le fait que sa mère était malade, ne justifiait pas la réouverture de son dossier, car elle aurait pu demander à son consultant d’expliquer cela à l’audience (Dossier certifié du tribunal [DCT], page 157). Or, la demanderesse affirme que cette décision l’a prise par surprise, car elle ne savait même pas que son consultant avait déposé une demande de réouverture et que, d’après ce qu’elle savait, sa demande d’asile suivait régulièrement son cours, le report de l’audition de sa demande tenant simplement au calendrier de la commissaire.

[6]           Le 28 février 2014, la demanderesse a déposé une nouvelle demande de réouverture, laquelle fait l’objet du présent contrôle judiciaire. Après avoir entendu les arguments selon lesquels le consultant de Mme Basharat avait manqué à son devoir d’agir avec honnêteté et compétence, la commissaire a invoqué à l’appui de sa décision de refuser pour la deuxième fois de rouvrir la demande d’asile le jugement Pusuma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1025 [Pusuma] ainsi qu’une note de pratique de la CISR [Lexchange], estimant que c’est à tort que la demanderesse n’avait pas porté plainte devant l’organisme de réglementation dont relève son consultant :

[traduction]

[16]      La demanderesse n’a pas en l’espèce produit la moindre preuve telle qu’une lettre de plainte à l’organisme réglementant la profession de consultant, lettre dans laquelle elle aurait exposé, comme l’exigent la décision citée et la note de pratique, les détails de l’affaire.

[17]      La demande de réouverture est par conséquent rejetée.

(DCT, page 7)

III.             La question en litige

[7]           Le litige porte essentiellement sur la question suivante : une allégation d’incompétence doit‑elle être portée devant l’organisme de réglementation de la profession concernée?

IV.             La norme de contrôle applicable

[8]           La décision de rouvrir ou non une demande d’asile est une question mixte de fait et de droit. Les circonstances de fait propres à tel ou tel demandeur d’asile relèvent des règles de common law régissant l’exercice légitime d’un pouvoir discrétionnaire. Ainsi que la Cour l’a déjà conclu, de telles décisions sont soumises à la norme de la décision raisonnable, ce qui veut dire qu’il convient de faire preuve de retenue à l’égard de ces décisions dans la mesure où elles sont intelligibles et transparentes et se justifient au regard des faits et du droit (Yan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1270, au paragraphe 21; Bagri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 968, au paragraphe 11; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 47 et 53).

V.                Analyse

[9]           Les Règles de la Section de la protection des réfugiés (DORS/2012‑256) [les Règles] contiennent les dispositions législatives régissant la réouverture d’une demande d’asile. Lorsqu’un demandeur d’asile invoque l’incompétence de son conseil (terme qui englobe tant les avocats que les consultants en immigration) les Règles l’obligent à fournir une copie de sa demande au consultant ou à l’avocat faisant l’objet de ses reproches, ainsi qu’à la SPR :

62(4)    S’il est allégué dans sa demande que son conseil, dans les procédures faisant l’objet de la demande, l’a représenté inadéquatement :

a)         le demandeur d’asile transmet une copie de la demande au conseil, puis l’original à la Section;

b)         la demande transmise à la Section est accompagnée d’une déclaration écrite indiquant à quel moment et de quelle façon la copie de la demande a été transmise au conseil.

[10]       Le défendeur ne conteste pas que, ainsi que l’indiquent les motifs de la commissaire, la demanderesse a informé son consultant de sa seconde demande de réouverture de la demande d’asile (DCT, page 3, au paragraphe 11). La demanderesse ne nie pas qu’au cours de la période en cause, elle n’a pas donné suite à sa plainte en la portant devant le Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada (CRCIC), organisme chargé de réglementer la conduite de son consultant (ce qu’elle affirme avoir fait depuis).

[11]       Reste donc à résoudre une question simple – la demanderesse était‑elle, afin d’obtenir la réouverture de sa demande d’asile en raison de l’incompétence de son consultant, tenue en l’occurrence de porter plainte devant l’organisme de réglementation dont relève son consultant? J’estime qu’elle n’était pas tenue de le faire.

[12]       Pour défendre la décision de la commissaire, le défendeur invoque le passage suivant du jugement du juge Russell dans l’affaire Pusuma :

[42]      Il n’a pas dit qu’une plainte déposée auprès d’un organisme de réglementation constituait dans tous les cas un avis suffisant. En outre, même un avis suffisant à l’ancien conseil ne satisfera pas à l’obligation de « corroboration » mentionnée par le juge Teitelbaum. Il faut dans chaque cas satisfaire aux deux exigences.

[13]       Plus loin, cependant, le juge Russell écarte l’approche prônée en l’espèce par le défendeur :

[43]      La Cour a statué dans le passé qu’une plainte auprès d’un organisme de réglementation pouvait constituer un avis d’allégation d’incompétence suffisant à un ancien représentant. Je suis d’accord. Tel ne sera toutefois pas toujours le cas et chaque tribunal devra s’assurer, en fonction des faits qui lui sont soumis, que l’ancien conseil a obtenu un avis valable ainsi que l’occasion de se faire entendre […]

[…]

[53]      Il ressort selon moi de la jurisprudence qu’on peut satisfaire de plusieurs manières à l’obligation de donner un avis valable, mais que l’avis doit toujours être suffisant en fonction des faits d’espèce. Parfois une plainte auprès d’un organisme de réglementation suffira, mais parfois, comme dans notre affaire, davantage sera requis pour convaincre la SPR et la Cour qu’un ancien avocat ou consultant a reçu un avis valable et a obtenu l’occasion de se faire entendre […]

[Non souligné dans l’original.]

[14]       Évidemment, en cas d’allégation d’incompétence d’un conseil, il convient au plus haut point que l’ancien consultant, ou avocat, puisse justifier la manière dont il a piloté le dossier dont il avait la charge. Les plaintes portées devant l’organisme régissant la profession peuvent permettre de corroborer les allégations d’incompétence, mais de telles plaintes ne doivent pas être vues comme conditionnant une allégation d’incompétence. J’ai en effet déjà statué que les conclusions auxquelles peut parvenir un organisme de réglementation d’une profession ne sont pas contraignantes s’agissant de dire si un conseil a fait preuve ou non d’incompétence. (Guadron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1092, au paragraphe 16).

[15]       Disons, pour être bref, que la Cour a reconnu que, dans le cadre d’une allégation d’incompétence, le fait d’informer l’organisme de réglementation et le fait d’informer l’ancien conseil sont des éléments disjonctifs et suffisants, mais non indispensables (Kavihuha c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 328, au paragraphe 24 [Kavihuha]; Cromhout c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1174, aux paragraphes 31 et 32; Betesh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 173, au paragraphe 17).

[16]       C’est ainsi que dans la décision Kavihuha, rendue plus tôt cette année, le juge Zinn s’est exprimé en ces termes :

[traduction]

[24]           Deuxièmement, l’intimé relève que les demandeurs n’avaient pas porté plainte devant le Barreau ou autre organisme de réglementation, faisant valoir que, d’après la jurisprudence, une plainte doit être déposée auprès du Barreau, ou, à tout le moins, l’avocat doit être avisé de ce qui lui est reproché afin d’être en mesure d’y répondre. La jurisprudence citée par le défendeur (Pusuma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1025, aux paragraphes 55 et 56, et Nuenz c Canada (Citoyenneté et Immigration, [2000] ACF no 555 (CFPI) au paragraphe 19), n’exige pas explicitement qu’une plainte soit déposée auprès du Barreau, la Cour étant plutôt appelée à se prononcer sur le bien‑fondé de la plainte et sur la question de savoir si l’ancien conseil a eu l’occasion d’y répondre. Cela est établi lorsque, ainsi qu’il en est en l’espèce, les demandeurs ont effectivement avisé leur ancien conseil.

[17]       Quatre raisons pratiques étayent cette conclusion. D’abord, et surtout, les instructions procédurales de la CISR portent à conclure en ce sens. Le paragraphe 62(4) des Règles, reproduit plus haut, ne prévoit pas la nécessité de signaler l’affaire à un organisme de réglementation. En fait, il ne fait que prévoir que l’ancien conseil devra en être avisé.

[18]       Deuxièmement, si l’on s’en tient à la procédure en vigueur à la Cour, selon le Protocole procédural concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger, publié par le juge en chef, le 7 mars 2014, un demandeur n’est pas tenu de porter plainte auprès de l’organisme de réglementation provincial ou fédéral concerné lorsque l’inconduite est alléguée dans le cadre d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire portée devant la Cour.

[19]       Troisièmement, la conclusion contraire inciterait à porter systématiquement la plainte devant une instance professionnelle pour tenter simplement d’éviter d’éventuels reproches, même si, compte tenu des circonstances, une telle démarche ne se justifie pas, ou n’est pas nécessaire. Pareille approche exigerait, par exemple, qu’une plainte soit déposée auprès de l’organisme de réglementation concerné même dans les cas où l’avocat ou le consultant reconnaît avoir commis une négligence. Les organismes professionnels seraient alors submergés par le nombre de plaintes déposées, par mesure préventive, dans les nombreuses affaires qui, en matière d’immigration, donnent lieu à un refus. Un tel résultat serait contraire au bon sens et nuirait aux plaintes légitimes. Cela risquerait en outre de nuire à la courtoisie professionnelle qu’encouragent entre conseils à la fois les règles de déontologie du Barreau et le Code d’éthique professionnelle du CRCIC. La profession juridique et celle des consultants en immigration sont autoréglementées, et tant les avocats que les consultants ont envers leurs confrères un devoir de courtoisie et de professionnalisme.

[20]       Quatrièmement, la note de pratique d’octobre 2000, publiée dans le bulletin Lexchange, est une directive ancienne qui, selon l’avocat de la demanderesse, n’a plus cours depuis dix ans, ce que l’avocat du défendeur ne nie pas. D’ailleurs, même si cette note demeure en vigueur – ce qui n’est pas démontré – i) elle est incompatible avec le paragraphe 62(4) des Règles, examiné précédemment, qui l’emporte sur toute règle non législative, et, ii) la commissaire a mal interprété cette note ancienne en concluant qu’une plainte devait être préalablement déposée auprès d’un organisme de réglementation. Ce n’est pas en effet ce que prévoit la note en question.

VI.             Conclusion

[21]       Étant donné sa position quant à l’exigence, pour la demanderesse, de déposer une plainte auprès du CRCIC, la commissaire n’a pas examiné sur le fond la question de savoir si l’ancien conseil de la demanderesse a fait preuve de négligence. Ainsi, et pour les motifs exposés ci‑dessus, j’estime déraisonnable la décision de la commissaire, et fais droit à la demande de contrôle judiciaire. La question de la réouverture de la demande d’asile est renvoyée devant la SPR pour être tranchée à nouveau par un autre décideur. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE ce qui suit :

1.      L’affaire est renvoyée devant la SPR pour être tranchée à nouveau par un autre décideur.

2.      Les parties n’ont proposé aucune question à certifier.

3.      Il n’y aura pas d’adjudication des dépens.

« Alan Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1611-14

 

INTITULÉ :

SADAF BASHARAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AVRIL 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 29 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Max Berger

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Tamrat Gebeyehu

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDeresse

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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