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Date : 20150525


Dossier : IMM-1846-14

Référence : 2015 CF 677

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 25 mai 2015

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

PABLO SEBASTIAN SALAZAR MUNOZ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire déposée par Pablo Sebastian Salazar Munoz (le demandeur) en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 à l’égard de la décision d’un agent d’immigration (l’agent) datée du 19 décembre 2013, par laquelle il a refusé la demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. La demande est accueillie au motif que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale.

[2]               Le demandeur est né le 9 juin 1981 au Chili, pays dont il a la citoyenneté. Il est entré au Canada le 8 juillet 2010 et a obtenu le statut de résident temporaire à titre de visiteur, valide jusqu’au 7 janvier 2011. Le demandeur est demeuré au Canada sans autorisation au‑delà de l’expiration de son statut de résident temporaire. Le 26 mai 2011, le demandeur a épousé une citoyenne canadienne qui a soumis une demande de parrainage du demandeur le 31 janvier 2012. Cette demande de parrainage a été retirée le 16 septembre 2012 en raison de la séparation du couple. Le 1er mars 2013, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Sa demande était fondée sur son établissement (il a résidé au Canada pendant plus de trois ans, a occupé un emploi pendant plus d’un an, a participé à des activités de bénévolat, et détenait de nombreuses lettres d’appui provenant d’amis, d’un agent de liaison communautaire et d’un coordonnateur des bénévoles au Canada) ainsi que sur le risque et les conditions défavorables dans le pays (difficultés, discrimination et violence due à son homosexualité et à sa séropositivité).

[3]               Le 19 décembre 2013, l’agent a refusé la demande de résidence permanente présentée à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Le demandeur a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant la Cour le 25 mars 2014, laquelle a été accueillie le 4 février 2015.

[4]               L’agent devait demander de déterminer si, en vue d’obtenir la résidence permanente, le demandeur devrait, pour des motifs d’ordre humanitaire, être exempté de l’exigence de présenter sa demande à l’extérieur du Canada et de l’obligation de répondre aux exigences d’une catégorie de résident permanent. À cet égard, l’agent a noté qu’il incombait au demandeur de démontrer que sa situation personnelle est telle que les difficultés occasionnées par l’obtention d’un visa de résident permanent à l’extérieur du Canada de la manière normale seraient inhabituelles et injustifiées ou excessives.

[5]               L’agent a tiré un certain nombre de conclusions dans ses motifs, dont un grand nombre sinon la majorité ont été contestées par le demandeur dans ses observations écrites et orales.

[6]               Toutefois, à mon avis, la question déterminante porte sur la discussion et les conclusions de l’agent selon lesquelles le demandeur, en tant que ressortissant d’un pays membre de l’Union des nations sud‑américaines (UNASUR), avait le droit de vivre et de travailler au Brésil, au Paraguay, en Uruguay, au Venezuela, en Bolivie et spécifiquement en Argentine. Le demandeur soutient que cette discussion et cette analyse constituent une atteinte à son droit à l’équité procédurale. Je suis d’accord.

[7]               L’agent a fait état d’une recherche menée indépendamment de la demande et conclu que [traduction] « tandis que le mariage entre personnes de même sexe et que l’adoption par des conjoints de même sexe ne sont pas actuellement légaux au Chili […] ils sont légaux et acceptés en Argentine, au Chili et en Uruguay ». Je note incidemment que l’agent a commis une erreur en mentionnant le Chili; le demandeur a mentionné que l’agent voulait plutôt dire le Brésil. L’agent a affirmé qu’il n’existait aucun rapport de discrimination sociale contre les personnes vivant avec le VIH/SIDA en Argentine et en Uruguay. L’agent a également conclu qu’il n’existait aucune discrimination officielle fondée sur l’orientation sexuelle dans l’emploi, en matière de logement, et aucun problème d’accès à l’éducation ou aux soins de santé en Argentine. L’agent a reproché au demandeur de ne pas avoir démontré la raison pour laquelle il ne pouvait pas se réinstaller dans ces pays. L’agent a précisé que, compte tenu des renseignements fournis par le demandeur, celui‑ci avait occupé précédemment un emploi en Argentine et au Brésil comme représentant de commerce et guide touristique.

[8]               La conclusion déterminante de l’agent est que, compte tenu des résultats de l’examen qu’il a fait des conditions dans divers pays, le demandeur pourrait se réinstaller en Argentine parce qu’il avait d’après la loi le droit d’y vivre et d’y travailler s’il le souhaitait.

[9]               Selon moi, l’agent a commis une erreur en tirant ces conclusions pour plusieurs raisons.

[10]           En premier lieu, l’agent n’a été saisi d’aucun élément de preuve permettant d’établir que les ressortissants des pays membres de l’UNASUR avaient le droit de travailler et de vivre dans d’autres pays membres. La Cour n’a pas non plus été saisie de tels éléments de preuve. Une conclusion tirée sans égard aux éléments de preuve constitue une erreur de droit : Siad c Canada (Secrétaire d’État), [1997] 1 CF 608, au paragraphe 24 (CAF).

[11]           De plus, le traité de l’UNASUR n’a pas été fourni à l’agent. Bien que le traité ait été déposé à la Cour lors du contrôle judiciaire, je suis d’avis que le libellé du traité n’appuie pas les conclusions de l’agent selon lesquelles le demandeur avait le droit de vivre et de travailler dans d’autres pays de l’UNASUR.

[12]           L’agent a renvoyé à un certain nombre de pages Web comme sources de sa conclusion portant que le demandeur pouvait se réinstaller dans d’autres pays de l’UNASUR. Cependant, aucune de ces pages Web ne soutient les conclusions de l’agent à cet égard. Il en ressort la nécessité de détenir des éléments de preuve au dossier et met en lumière le caractère déraisonnable de s’attendre à ce que le demandeur anticipe la recherche indépendante de l’agent qui est inéquitable sur le plan procédural.

[13]           L’agent a manqué à l’obligation d’équité procédurale envers le demandeur en menant cet examen et en arrivant aux conclusions qui en découlent sans lui fournir un avis ou un avertissement. L’équité procédurale permet au demandeur de savoir à quoi s’attendre : Muthusamy c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1994), 50 ACWS (3d) 475, au paragraphe 4; Garcia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 1368, au paragraphe 36; Yildiz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 839, au paragraphe 47. Le droit d’être informé peut être imputé au demandeur lorsqu’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’il connaisse ou prévoit les conclusions du tribunal, notamment lorsque la SPR s’appuie sur des documents sur le pays qui sont accessibles au public qui ne sont pas substantiellement différents des documents qu’elle a communiqués : Chen c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1218, aux paragraphes 16 et 17. Toutefois, en l’espèce, on ne pouvait raisonnablement s’attendre à ce que le demandeur sache ou prévoit que l’agent effectue cette recherche supplémentaire et qu’il atteigne de telles les conclusions sur ce fondement.

[14]           Si un agent souhaite conclure que l’auteur d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire pourrait retourner ailleurs que dans le pays dont il a la nationalité, conclusion à laquelle un agent peut ou ne peut tirer dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et question que je n’ai pas à trancher, cet agent doit respecter les règles d’équité procédurale.

[15]           Enfin, l’agent a porté atteinte à l’équité procédurale en critiquant le demandeur pour avoir omis de réfuter ses conclusions alors qu’il n’avait aucune raison d’anticiper soit la piste d’enquête de l’agent, soit les conclusions de celui‑ci.

[16]           Il est demandé à la Cour de confirmer la décision de l’agent parce que, d’après le défendeur, il serait futile de renvoyer la décision en vue d’une nouvelle décision compte tenu des nombreuses autres décisions que l’agent a prises contre le demandeur. Le défendeur soutient que ces conclusions viciées n’étaient pas pertinentes et étaient sans importance ou secondaires. Je ne suis pas de cet avis.

[17]           À cet égard, les arrêts faisant autorité sont Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‑Terre‑Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202 et Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643. Devant la Cour, le juge de Montigny a résumé ainsi les principes pertinents de la décision Sarker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1168, aux paragraphes 16 et 17 :

[16]      L’aspect sur lequel les parties ne s’entendent pas cependant concerne les conséquences de cette violation. S’appuyant sur Cardinal c Directeur de l’Établissement Kent, [1985] 2 RCS 643, 24 DLR (4th) 44, l’avocat du demandeur prétend que ce déni de justice naturelle est si grave qu’il exige l’annulation de la décision. Pour sa part, l’avocat du défendeur soutient que cette erreur n’est pas déterminante et qu’elle n’a qu’une importance secondaire au regard de l’appréciation de la crédibilité du demandeur.

[17]      Après avoir examiné avec soin la décision contestée, je ne pense pas que l’on puisse affirmer avec certitude que ce manquement à l’équité procédurale n’a eu aucune incidence sur la décision de la Commission. L’argumentation du défendeur aurait pu être plus convaincante si le membre de la Commission n’avait pas traité de la question de l’identité après le paragraphe 16 de sa décision. Au contraire, les doutes de la Commission concernant l’identité du demandeur semblent avoir imprégné son analyse de la crédibilité et ont pu avoir une incidence importante sur la demande du demandeur. Au paragraphe 23 de sa décision, la Commission fait état, en mettant en doute l’authenticité des articles de journal et des documents relatifs à l’arrestation, de l’absence de pièces d’identité du demandeur. Qui plus est, elle établit expressément un lien entre ses doutes au sujet de l’identité du demandeur et l’analyse de la crédibilité au paragraphe 27 (« L’absence de documents confirmant l’identité et la date d’arrivée au Canada du demandeur d’asile pose problème et s’ajoute à l’ensemble des préoccupations quant à la crédibilité de la demande d’asile. »). En conséquence, on ne peut pas dire que le manquement à l’équité procédurale n’était pas important et qu’il n’y a aucune raison de renvoyer la demande du demandeur à la Commission. La présente affaire est différente de Mobil Oil Canada Ltd c Office Canada‑TerreNeuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 RCS 202, 111 DLR (4th) 1, où l’on pouvait affirmer sans risque de se tromper que l’Office aurait fort probablement rendu la même décision s’il avait réexaminé la demande de la demanderesse. Il ne fait aucun doute que l’appréciation que la Commission a faite de l’identité du demandeur a influé sur son analyse de la crédibilité.

[18]           Le défendeur a fait valoir, et je partage son avis, que tout manquement à l’équité procédurale n’entraîne pas un droit à une nouvelle audience car, autrement, la doctrine de la futilité n’aurait aucun objet. Comme il a souvent été mentionné, le contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase, à la recherche d’une erreur » critiquée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458. Toutefois, en l’espèce, je ne peux affirmer avec certitude que ces atteintes précises n’ont eu aucune incidence sur la décision de l’agent. L’agent a examiné attentivement ces questions. Les autres lieux de résidence et de travail du demandeur ont été examinés en détail par l’agent. J’ai le droit de présumer que l’agent a déployé ces efforts parce qu’il considérait qu’il était important de trancher cette question dans le dossier du demandeur. Tout bien considéré, ces conclusions étaient importantes pour la décision de l’agent de sorte qu’elles formaient une partie intégrante de ses motifs. Je ne suis pas en mesure de déterminer si le résultat serait le même n’eût été de ces erreurs. Je conclus qu’il serait imprudent d’autoriser le maintien de cette décision et, par conséquent, elle est infirmée.

[19]           La Cour ayant conclu que la décision est entachée d’une erreur de droit, il n’est pas nécessaire d’aborder plus en détail les conclusions contestées. Cependant, je souligne qu’un rapport des bureaux consulaires du Chili à Toronto, produit par le demandeur comme nouvel élément de preuve proposé, indiquait qu’il n’existe aucune entente entre les pays membres de l’UNASUR permettant aux citoyens d’un pays membre, sans obtenir de permis de travail, de travailler dans un autre pays membre. À cet égard, la Cour n’a été saisie d’aucun élément de preuve permettant d’établir si des permis de travail sont faciles ou difficiles à obtenir. Cependant, je n’ai pas à trancher la question de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve proposés, mais je tiens à ajouter que le droit applicable à cet égard a été récemment révisé dans l’arrêt Delios c Canada (PG), 2015 CAF 117.

[20]           Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par le demandeur.

[21]           Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et aucune question ne se pose.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie, la décision est annulée, l’affaire est renvoyée pour réexamen par un autre agent chargé d’examiner les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire, aucune question n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Nathalie Gadbois, B.A. (trad.), LL.L., J.D.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1846-14

 

INTITULÉ :

PABLO SEBASTIAN SALAZAR MUNOZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 5 MAI 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE :

LE 25 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Leigh Salsberg

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eugenia Cappellaro Zavaleta

Barrister and Solicitor

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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