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Date : 20150420


Dossier : IMM‑1717‑14

Référence : 2015 CF 501

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 avril 2015

En présence de madame la juge Mactavish

Entre:

ABDUL SAMED ISMAIL JOGIAT,

ZULEKHA ABDUL SAMED JOGYAT

MUHAMMAD ABDUL SAMED JOGIAT

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par les époux Jogiat et leur fils, Muhammad, contre la décision portant rejet de leur demande de résidence permanente présentée au Canada fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que cette demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

I.                   Le contexte

[2]               Abdul Samad Ismail Jogiat et sa femme, Zulekha Abdul Jogyat, sont tous deux natifs de l’Inde et citoyens indiens. M. Jogiat est maintenant âgé de 68 ans, et sa femme a 54 ans. Muhammad est né le 5 avril 1995 au Malawi, où il a vécu jusqu’à son arrivée au Canada en 2004. Il est aussi citoyen indien, par filiation. Il venait d’avoir 18 ans lorsque la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire de sa famille a été présentée et il en avait presque 19 au moment du rejet de cette demande.

[3]               Les Jogiat ont fondé leur demande pour des motifs d’ordre humanitaire sur leur établissement au Canada, les difficultés que causerait la séparation de la famille et les difficultés qu’ils déclarent craindre en Inde en tant que musulmans. Les demandeurs ont aussi invoqué au titre des difficultés le fait qu’il leur serait impossible de se recueillir sur la tombe de leur fils et frère au Canada, et l’effet qu’aurait la mauvaise qualité de l’air en Inde sur l’asthme de Mme Jogyat. Enfin, les demandeurs ont argué de l’intérêt supérieur de Muhammad et de leur petit‑fils.

[4]               Comme j’ai conclu que l’agent d’immigration s’est trompé dans l’appréciation de la demande pour ce qui concerne Muhammad, il n’est pas nécessaire d’examiner les autres questions soulevées par les demandeurs.

II.                Analyse

[5]               Étant donné que Muhammad avait dépassé son 18e anniversaire lorsque la famille a présenté sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la question se pose de savoir si l’agent d’immigration était en fait tenu d’effectuer une analyse de « l’intérêt supérieur de l’enfant » (ISE). La jurisprudence est partagée sur ce point.

[6]               Dans des décisions telles que Noh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 529, 409 F.T.R. 117, et Ramsawak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 636, 86 Imm. L.R. (3d) 97, la Cour a conclu qu’il n’est pas superflu d’effectuer une analyse de l’ISE pour la seule raison que l’enfant a atteint ses 18 ans, en particulier s’il est encore à la charge de ses parents. Par contre, dans des décisions telles que Ovcak c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1178, [2012] A.C.F. no 1261, et Moya c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 971, 416 F.T.R. 247, il a été conclu qu’en principe, une personne cesse d’être un « enfant » à 18 ans, de sorte qu’une analyse de l’ISE n’est pas nécessaire dans son cas.

[7]               Toutefois, je n’ai pas à décider ce point dans la présente instance, étant donné la concession du défendeur selon laquelle l’agent ayant choisi d’effectuer une analyse de l’ISE au sujet de Muhammad, cet examen devait être raisonnable.

[8]               L’agent commence son analyse de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en faisant observer que pèse sur les auteurs de celle‑ci (y compris vraisemblablement Muhammad) [TRADUCTION] « la charge de convaincre le décideur que leur situation personnelle est telle que les difficultés découlant de l’obligation de demander la résidence permanente depuis l’étranger suivant la procédure normale seraient i) inhabituelles et injustifiées ou ii) excessives ».

[9]               Il conclut son analyse en déclarant que les demandeurs (y compris vraisemblablement Muhammad, encore une fois) [TRADUCTION] « n’ont pas établi que leur situation personnelle soit telle que les difficultés découlant pour eux de l’obligation de demander la résidence permanente suivant la procédure normale diffèrent par leur nature des difficultés se posant à ceux qui doivent demander la résidence permanente depuis l’étranger ». Il cite ensuite le paragraphe 26 de la décision de la Cour Irimie c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 10 Imm. L.R. (3d) 206, [2000] A.C.F. no 1906, où le juge Pelletier faisait observer que « [l]a procédure applicable aux demandes fondées sur des raisons d’ordre humanitaire n’est pas destinée à éliminer les difficultés; elle est destinée à accorder une réparation en cas de difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives ».

[10]           Il est cependant de droit constant que le critère des « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » n’a pas sa place dans une analyse de l’ISE; voir Hawthorne c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 475, paragraphe 9, [2003] 2 C.F. 555; Behary c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 110, paragraphe 11, 383 F.T.R. 157; et Sinniah c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1285, paragraphes 63 et 64, 5 Imm. L.R. (4th) 313.

[11]           Cela dit, l’emploi des termes « difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives » dans une analyse de l’ISE ne rend pas automatiquement déraisonnable la décision concernant la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire correspondante. Il suffit qu’il ressorte à l’évidence de la décision prise dans son ensemble que l’agent a appliqué l’approche voulue et effectué une analyse correcte : voir Segura c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 894, paragraphe 29, [2009] A.C.F. no 111.

[12]           Il ne semble cependant pas que tel ait été le cas dans la présente espèce. Bien qu’il ait conclu qu’il serait dans l’intérêt supérieur de Muhammad d’être avec ses parents, nulle part dans ses motifs l’agent ne prend en considération l’avantage que présenterait pour lui la possibilité pour la famille de rester au Canada, le pays où il a vécu plus de la moitié de sa vie.

[13]           La conclusion selon laquelle Muhammad retrouverait en Inde [TRADUCTION] « une culture et une société qu’il connaît bien » est elle aussi déraisonnable. On peut penser, il est vrai, que Muhammad connaît dans une certaine mesure la culture indienne, du fait d’avoir été élevé par des parents originaires de l’Inde, mais aucun élément ne tend à prouver qu’il ait la moindre familiarité avec la société indienne : il a passé ses premières années au Malawi, il habite au Canada depuis l’âge de neuf ans, et il n’est jamais allé en Inde.

[14]           La conclusion de l’agent selon laquelle [TRADUCTION] « la possibilité pour une personne de travailler ou d’habiter dans un autre pays et de vivre ainsi dans une autre culture est toujours considérée comme un enrichissement pour ses enfants » paraît à la fois superficielle et insensible. Si le fait de déménager dans un autre pays « est toujours considéré comme un enrichissement », on pourrait soutenir qu’il est toujours dans l’intérêt supérieur de l’enfant de quitter le Canada. Or ce n’est manifestement pas le cas.

[15]           L’agent ne prend nulle part en considération le fait que Muhammad quitterait le milieu où il a grandi, et où habitent ses amis et des membres de sa famille élargie. En concluant que Muhammad pourrait étudier en Inde, l’agent omet de tenir compte du fait qu’il a reçu la plus grande partie de son instruction dans le système éducatif canadien.

[16]           Je reconnais que l’intérêt supérieur de l’enfant ne scelle pas le sort d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. L’agent saisi d’une telle demande doit plutôt décider si, « lorsqu’on le soup[èse] avec les autres facteurs pertinents, l’intérêt supérieur des [enfants] justifi[e] [de leur] accorder, pour des raisons d’ordre humanitaire, une dispense […] de manière à leur permettre d’entrer au Canada » : voir Kisana c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, paragraphe 38, [2010] 1 R.C.F. 360; et Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Legault, 2002 CAF 125, paragraphes 12 et 13, 212 D.L.R. (4th) 139.

[17]           Dans la présente espèce, cependant, l’agent ne s’attaque jamais vraiment à la question de l’intérêt supérieur de Muhammad, mise à part l’observation générale selon laquelle le fait d’être avec ses parents serait la situation la plus conforme à cet intérêt. Au lieu de cela, l’agent conclut que les demandeurs [TRADUCTION] « n’ont pas démontré que la rupture de leurs liens avec le Canada aurait sur Muhammad, des points de vue pécuniaire, affectif et social, des effets sensiblement défavorables […] qui justifieraient une dispense pour motifs d’ordre humanitaire ». Soit dit en tout respect, ce n’est pas là le critère applicable.

[18]           N’ayant pas défini correctement l’intérêt supérieur de Muhammad, l’agent ne pouvait mettre cet intérêt en balance avec les autres facteurs applicables aux fins de décider s’il y avait lieu d’accorder à la famille Jogiat une dispense pour motifs d’ordre humanitaire qui lui permettrait de demander la résidence permanente à partir du Canada. La décision contestée est donc déraisonnable.

[19]           Comme Muhammad est maintenant âgé de 20 ans, je me suis posé la question de savoir s’il serait vraiment utile de renvoyer cette affaire pour réexamen. J’ai cependant conclu qu’il y a lieu de le faire. Même si un autre agent d’immigration concluait que Muhammad n’est plus un « enfant » dont il faudrait analyser l’intérêt supérieur, il devrait néanmoins examiner, du point de vue des difficultés, des facteurs tels que le caractère étranger pour lui de la société indienne, sa séparation d’avec sa famille et ses amis, et la perte qu’il subirait de ses possibilités d’études postsecondaires au Canada.

III.             Dispositif

[20]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Je conviens avec les parties que la présente espèce ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un agent d’immigration différent pour réexamen conforme aux présents motifs.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme,

Evelyne Swenne, traductrice‑conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1717‑14

 

INTITULÉ :

ABDUL SAMED ISMAIL JOGIAT,

ZULEKHA ABDUL SAMED JOGYAT,

MUHAMMAD ABDUL SAMED JOGIAT c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 AVRIL 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 AVRIL 2015

 

COMPARUTIONS :

Alp Debreli

 

POUR LES DEMANDEURs

 

Christopher Crighton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Alp Debreli

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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