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Date : 20150525


Dossier : IMM‑3769‑14

Référence : 2015 CF 672

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mai 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

MYKOLA TKACHUK

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie, sous le régime de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue en mars 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la Commission] a conclu que le demandeur n’avait qualité ni de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger, au titre, respectivement, des articles 96 et 97 de la Loi.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la présente demande est accueillie.

Le contexte

[3]               Le demandeur, un citoyen ukrainien, est arrivé le 27 mars 2012 au Canada, où il a demandé l’asile, affirmant être persécuté en raison de ses activités politiques d’opposition aux lois et politiques du gouvernement ukrainien. Il avait été un haut gradé de la police au ministère de l’Intérieur. Après l’élection de Victor Yanukovich à la présidence de la République en 2009, l’administration de la police ukrainienne a subi de considérables changements. Le demandeur s’est opposé à ces changements, a quitté la police et, en 2011, a demandé sa carte de membre du Parti Batkivchina [le PB], une formation de l’opposition. Il affirme avoir participé à des rassemblements politiques; s’être élevé publiquement contre la corruption policière, les changements législatifs contraires à la Constitution et l’interruption du mouvement d’intégration de l’Ukraine à l’Union européenne [l’UE]; avoir consulté et conseillé des victimes de la corruption policière; et avoir été pris pour cible en raison de ces activités.

[4]               Le demandeur expose les faits suivants. Il a été agressé le 22 août 2011, et sa famille et lui ont été menacé de mort s’il ne mettait pas fin à ses interventions. Il a dû être hospitalisé à la suite de cette agression. Il a signalé celle‑ci à la police, qui n’a pas enquêté ni pris aucune mesure pour le protéger. En outre, une voiture sans plaques d’immatriculation a essayé de l’écraser, et il a reçu de multiples appels téléphoniques de menaces. Le demandeur ajoute qu’il a installé sa famille, pour la protéger, à une trentaine de kilomètres du domicile familial.

[5]               Le demandeur a acheté dans un marché de Kiev en décembre 2011 un faux passeport israélien, qu’on lui a livré en mars 2012, après quoi il a fait en minicar le trajet de l’Ukraine à Rome et, ayant laissé son passeport ukrainien entre les mains du chauffeur, il a pris dans cette ville un vol à destination de Toronto.

La décision faisant l’objet du contrôle

[6]               La Commission a conclu que le récit du demandeur n’était pas crédible selon la prépondérance des probabilités, et subsidiairement qu’il avait accès à la protection de l’État.

[7]               La Commission, prenant note du comportement du demandeur, a conclu qu’il n’avait pas témoigné de manière franche et directe, et que sa tendance à se perdre dans les détails l’avait empêché d’exposer sa version des faits de manière claire et convaincante. Elle a également relevé, entre les déclarations écrites et orales du demandeur, diverses contradictions, inconséquences et incohérences que ce dernier n’avait pas expliquées de façon à la convaincre.

[8]               La Commission a rejeté l’explication du demandeur selon laquelle il avait remis son passeport ukrainien au chauffeur du minicar afin d’éviter d’être trouvé en possession de deux passeports, faisant remarquer qu’il lui aurait été tout aussi facile de le jeter lui-même. Le demandeur avait déclaré dans son entrevue au point d’entrée [le PDE], a également rappelé la Commission, que son passeport pourrait avoir été remporté en Ukraine.

[9]               La Commission n’a pas accepté que le demandeur ait traversé au moyen de son passeport ukrainien d’autres pays de l’UE sans demander l’asile dans aucun d’eux, et elle a rejeté son explication portant qu’il ne voulait se réfugier qu’au Canada et qu’il aurait été risqué pour lui de demander l’asile en Europe.

[10]           La Commission a conclu au caractère déraisonnable de l’affirmation du demandeur selon laquelle il ignorait les motifs pour lesquels on lui avait antérieurement refusé un visa pour le Canada. Elle a aussi fait observer qu’après ce refus, il avait acheté un faux passeport israélien dans le but de sortir d’Ukraine pour demander l’asile au Canada à l’exclusion de tout autre pays. Tout en prenant acte de l’explication du demandeur selon laquelle il avait acheté un passeport israélien parce qu’un tel passeport lui permettrait d’entrer au Canada sans visa, la Commission a conclu que son plan de sortie ne cadrait pas avec la crainte subjective d’une personne cherchant à fuir un danger imminent. Selon le raisonnement de la Commission, il aurait pu quitter l’Ukraine plus tôt en utilisant son propre passeport et demander l’asile dans un autre pays de l’UE.

[11]           En conséquence, la Commission a conclu que le demandeur ne craignait pas avec raison d’être persécuté et qu’il ne serait pas exposé à une possibilité sérieuse de préjudice s’il rentrait en Ukraine.

[12]           La Commission a conclu subsidiairement que le demandeur avait et aurait accès à la protection de l’État : l’appareil d’État ukrainien n’était pas complètement effondré, et la présomption que l’Ukraine est capable de protéger ses citoyens était d’application.

[13]           La Commission a rappelé les principes généraux relatifs à la protection de l’État, notamment celui selon lequel le demandeur d’asile a le fardeau de réfuter la présomption y afférente. Elle a aussi fait observer qu’une réticence subjective à solliciter la protection de l’État et un doute sur l’efficacité de celle‑ci ne suffisent pas à réfuter la présomption applicable lorsque cette efficacité n’a pas été mise à l’épreuve.

[14]           Les explications données par le demandeur touchant ses efforts de relance à la suite de son rapport de police et le fait qu’il n’ait pas signalé la tentative d’écrasement d’octobre 2011 ni les menaces téléphoniques n’ont pas convaincu la Commission.

[15]           La Commission a conclu que le demandeur n’avait pas prouvé de manière claire et convaincante que l’État ukrainien ne le protégerait pas. Elle a pris acte de sa réticence à relancer la police, motivée par les conseils d’un ami, mais a conclu que néanmoins il ne pouvait réfuter la présomption de protection de l’État sans avoir mis à l’épreuve le caractère adéquat et l’efficacité de cette protection.

[16]           La Commission a ajouté « J’ai examiné et j’admets les articles selon lesquels l’État pourrait ne pas avoir protégé des victimes de crimes politiques, de corruption et de vendettas, a ajouté le commissaire, mais le simple fait que les efforts de l’État pour protéger un demandeur d’asile ne sont pas toujours couronnés de succès ne suffit pas à réfuter la présomption de protection de l’État ».

Les questions en litige

[17]           La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux grandes questions, soit celles de savoir si les conclusions de la Commission sur la crédibilité sont raisonnables et si sa conclusion subsidiaire selon laquelle le demandeur aurait accès à une protection adéquate de l’État est raisonnable.

La norme de contrôle applicable

[18]           Les deux questions en litige relèvent de la norme de la décision raisonnable. Par conséquent, la Cour a pour tâche d’établir si la décision attaquée appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit »; voir Dunsmuir, au paragraphe 47. « Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable. » (Voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339). La décision faisant l’objet du contrôle commande donc la retenue judiciaire.

[19]           La Cour suprême du Canada a expliqué plus en détail les principes de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], dans  l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses], où elle pose que « les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et […] doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (au paragraphe 14), et que la cour saisie « peut […], si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (au paragraphe 16).

[20]           Il est de droit constant que les commissions et les tribunaux administratifs jouissent d’une position idéale pour apprécier la crédibilité : voir Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732, au paragraphe 4, 160 NR 315 (CAF) [Aguebor]. Les conclusions de la Commission sur la crédibilité commandent une considérable retenue judiciaire : voir Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, au paragraphe 13, [2008] ACF no 1329; Fatih c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 857, au paragraphe 65, 415 FTR 82; et Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, au paragraphe 7, 228 FTR 43.

[21]           Cependant, malgré le niveau élevé de retenue judiciaire qu’elles commandent, les conclusions de la Commission sur la crédibilité ne sont pas à l’abri du contrôle. Par exemple, la Commission doit étayer de motifs clairs son appréciation de la crédibilité, tout comme elle doit éviter de monter en épingle des contradictions légères ou dénuées d’importance, et s’il est vrai que le comportement du témoin, ses hésitations ou le manque de précision de ses propos peuvent conduire à des conclusions sur sa crédibilité, il est préférable que celles‑ci s’appuient sur des faits plus objectifs (voir Rahal c Canada ( Citoyenneté et Immigration) 2012 CF 319, aux paragraphes 43 à 45, [2012] ACF no 369).

La position du demandeur

[22]           Le demandeur soutient que les conclusions relatives à sa crédibilité se basent principalement sur des faits accessoires et sont déraisonnables.

[23]           Premièrement, la Commission a tiré une conclusion défavorable du comportement du demandeur, après avoir noté qu’il ne semblait pas nerveux, qu’il avait essayé de témoigner de manière assurée et qu’il avait donné des réponses détaillées. Cette conclusion défavorable, selon le demandeur, est abusive.

[24]           Deuxièmement, il était déraisonnable de la part de la Commission de conclure à l’invraisemblance de la déclaration du demandeur comme quoi il avait remis son passeport ukrainien au chauffeur du minicar. Le demandeur fait valoir qu’il a expliqué pourquoi il avait agi ainsi – afin d’éviter d’être trouvé en possession de deux passeports – et que son opinion selon laquelle ce passeport pourrait avoir été remporté en Ukraine n’a rien d’invraisemblable.

[25]           Troisièmement, concernant le fait qu’il n’ait pas demandé l’asile dans un autre pays de l’UE se trouvant sur son trajet, le demandeur soutient en avoir donné une explication raisonnable : il n’aurait été en sécurité dans aucun des pays qu’il avait traversés, il avait de la famille au Canada, son intention de demande d’asile visait exclusivement celui‑ci, et il n’avait fait que passer par les pays en question afin de se rendre à Rome pour y prendre son vol à destination du Canada.

[26]           Quatrièmement, le demandeur explique qu’il ne savait pas pourquoi on lui avait refusé un visa de visiteur pour le Canada. Il avait donné en cela une réponse véridique, conforme à la directive du commissaire de ne pas inventer de réponses et d’avouer simplement, le cas échéant, son incapacité à répondre. En outre, cette réponse était raisonnable, puisque son ignorance de l’anglais l’avait empêché de prendre connaissance du motif du refus.

[27]           Le demandeur soutient également que les conclusions de la Commission touchant la protection de l’État contredisent la preuve documentaire dont elle était saisie, qui révèle le niveau de corruption affligeant l’Ukraine.

[28]           Le demandeur affirme le caractère raisonnable de sa conviction que ni la police ni d’autres autorités ne l’aideraient, conviction qui se fondait sur le fait que l’agression et les menaces dont il avait été victime n’avaient donné lieu à aucune enquête, sur les renseignements qu’un ami lui avait communiqués au poste de police, ainsi que sur la corruption et l’absence de protection adéquate de l’État établies par la preuve documentaire.

[29]           Le demandeur fait valoir que la Commission n’a effectué aucune analyse valable de la protection de l’État : l’Ukraine ne peut être considérée comme une démocratie, et la Commission, au lieu d’apprécier la preuve produite touchant la protection de l’État, s’est contentée de conclure que cette protection lui serait offerte. Le demandeur relève le caractère contradictoire de la conclusion de la Commission selon laquelle, s’il est vrai que certaines victimes de crimes politiques, de corruption ou de vengeances ne sont peut-être pas protégées, « le simple fait que les efforts de l’État pour protéger un demandeur d’asile ne sont pas toujours couronnés de succès ne suffit pas à réfuter la présomption de protection de l’État ».

La position du défendeur

[30]           Au sujet des conclusions sur la crédibilité, le défendeur soutient que, si la Commission a pris note du comportement du demandeur, elle ne s’est pas fondée sur ce comportement, mais plutôt sur les contradictions et inconséquences du demandeur, ainsi que sur les réponses évasives qu’il a données dans son témoignage.

[31]           Le défendeur avance qu’il faut examiner les conclusions de la Commission dans le contexte des actes du demandeur qui ont abouti à la présentation de sa demande d’asile au Canada. Le défendeur rappelle la chronologie des faits en cause : la démission de la police en août 2010, l’agression supposée d’août 2011, la demande d’un visa de visiteur pour le Canada et son rejet à l’été 2011, la tentative d’écrasement supposée d’octobre 2011, l’achat d’un faux passeport en décembre de la même année, la poursuite des activités politiques dans l’intervalle, la réception du faux passeport le 8 mars 2012 et le départ d’Ukraine le 23 du même mois. Ce contexte, explique le défendeur, est pertinent à la conclusion défavorable quant à la crédibilité qu’a tirée la Commission en raison du temps qu’a mis le demandeur à quitter l’Ukraine et du fait qu’il n’ait pas demandé l’asile dans un autre pays de l’UE. Le demandeur a déclaré qu’il ne voulait se réfugier qu’au Canada et ne souhaitait pas demander l’asile dans un autre pays de l’UE; mais s’il avait vraiment couru un danger imminent, il se serait enfui plus tôt.

[32]           La Commission, poursuit le défendeur, n’a pas commis d’erreur en constatant que le demandeur était en quête du meilleur pays d’asile ni en tirant de cette conduite une inférence défavorable (voir Rana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 453, au paragraphe 28, 219 ACWS (3d) 432 [Rana]; et Remedios c Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 437, au paragraphe 23, [2003] ACF no 617 [Remedios]).

[33]           Il était raisonnable de la part de la Commission de conclure que le fait pour le demandeur de n’avoir sollicité l’asile dans aucun des pays où il aurait pu entrer sans visa inspirait des doutes sur sa crédibilité, et que son explication – selon laquelle il ne voulait se réfugier qu’au Canada et ne souhaitait pas demander l’asile dans un autre pays de l’UE – ne cadrait pas avec la situation d’une personne craignant pour sa sécurité. La Commission était également fondée à tirer une inférence défavorable du fait que le demandeur n’ait sollicité l’asile dans aucun des pays par où il était passé sur son trajet vers le Canada.

[34]           Pour ce qui concerne le voyage du demandeur de l’Ukraine à Rome et ses déclarations sur son passeport, il était loisible à la Commission, soutient le défendeur, d’évaluer la plausibilité de son témoignage (voir l’arrêt Aguebor, au paragraphe 4). La déclaration du demandeur selon laquelle il voulait éviter d’être trouvé en possession de deux passeports n’explique pas pourquoi il aurait remis son passeport ukrainien au chauffeur du minicar plutôt que de s’en débarrasser lui‑même. En outre, sa réponse ne s’accordait pas avec la déclaration faite dans son entrevue au PDE, comme quoi ce passeport laissé entre les mains du chauffeur pourrait avoir été remporté en Ukraine.

[35]           Concernant la protection de l’État, le défendeur soutient que, malgré le caractère subsidiaire de la conclusion y afférente, la Commission l’a fondée sur ses conclusions défavorables relatives à la crédibilité. Par exemple, la Commission n’a pas admis que le demandeur ait été agressé en raison de ses activités politiques; par conséquent, le fait qu’elle ait accepté que l’État ukrainien ne protège peut-être pas toujours les victimes de crimes politiques ne se rapportait pas à la situation du demandeur.

Les conclusions sur la crédibilité ne sont pas raisonnables

[36]           J’ai pris en considération le niveau élevé de retenue judiciaire que commandent les conclusions de la Commission sur la crédibilité, étant donné qu’elle peut observer le demandeur d’asile, approfondir en l’interrogeant le contenu de son témoignage et examiner son comportement au moment où il témoigne. J’ai aussi tenu compte des principes formulés dans l’arrêt Newfoundland Nurses, qui invite la cour de révision à examiner le dossier, au besoin, afin d’établir si le résultat est raisonnable suivant la norme établie dans l’arrêt Dunsmuir.

[37]           En l’espèce, le dossier – en particulier la transcription de l’audience – révèle que le demandeur a donné un témoignage franc, détaillé et qui n’entre pas en contradiction avec son récit écrit. La Commission a tiré des inférences défavorables de l’élocution assurée du demandeur et du fait que ses réponses se révélaient parfois plus détaillées que ne l’exigeait la question ou qu’elle-même ne s’y attendait. Même si le comportement du demandeur n’était pas le seul fondement des conclusions défavorables sur la crédibilité, il semble en avoir été un facteur important, ce qui soulève le point de savoir comment au juste on voudrait voir un demandeur d’asile répondre aux questions. Il semble en effet qu’on puisse tirer des inférences défavorables aussi bien de réponses hésitantes et vagues que de réponses explicites formulées avec assurance. Il est vrai que la Cour ne devrait pas reconsidérer les remarques ou conclusions de la Commission touchant le comportement, étant donné que cette dernière a observé le demandeur d’asile alors que la Cour ne l’a pas fait, mais, dans en l’espèce, les conclusions de la Commission ne découlent pas logiquement de son observation du comportement du demandeur ni du témoignage de celui‑ci consigné au dossier. En outre, la Commission ne paraît pas avoir pris en considération que le demandeur a occupé un grade élevé dans la police, et que son assurance pourrait être attribuable à son expérience et à sa profession.

[38]           Le défendeur a mis en avant le contexte et la chronologie comme des facteurs importants justifiant les conclusions défavorables sur la crédibilité en ce qui concerne le temps mis par le demandeur pour quitter l’Ukraine, son projet de ne se réfugier qu’au Canada et son omission de demander l’asile dans l’un des pays de l’UE qu’il avait traversés. Ce contexte pourrait constituer une justification des conclusions de la Commission, mais c’est le défendeur qui l’invoque, pas la Commission. Dans sa décision, en effet, cette dernière relève quelques sujets de doute, écarte les explications du demandeur et tire des conclusions défavorables, sans expliquer pourquoi elle a rejeté ces explications.

[39]           L’explication du demandeur selon laquelle il a remis son passeport ukrainien au chauffeur du minicar afin d’éviter d’être trouvé en possession de deux passeports et que ce même passeport ukrainien pourrait avoir été remporté en Ukraine n’a rien d’invraisemblable. Je remarque que la Commission ne fait pas état de la contradiction relevée par le défendeur – s’il s’agit bien d’une contradiction –, selon laquelle le demandeur a dit dans son entrevue au PDE que son passeport pourrait avoir été remporté en Ukraine, alors qu’il a déclaré à l’audience que le chauffeur pourrait l’avoir jeté. Les deux cas sont possibles, et il se peut que le demandeur ne sache pas ce que le chauffeur du minicar a fait de son passeport; quoi qu’il en soit, il a affirmé deux fois sans se contredire l’avoir remis à ce chauffeur.

[40]           S’il est vrai que le demandeur n’a pas quitté son pays immédiatement après l’agression d’août 2011 ou la tentative d’écrasement d’octobre 2011, ses déclarations à ce propos étaient simples et directes. On avait refusé de lui délivrer un visa de visiteur pour le Canada à l’été 2011, a‑t‑il expliqué; à l’automne de la même année, il avait pris des dispositions pour acheter un faux passeport israélien parce que ses recherches sur Internet lui avaient appris qu’un tel passeport lui permettrait d’entrer au Canada ou dans d’autres pays sans visa. Le demandeur a aussi expliqué que sa destination était le Canada parce qu’il y avait un cousin, comme il l’avait déclaré dans son FRP, et qu’il n’avait pas demandé l’asile dans d’autres pays parce qu’il ne pensait pas qu’ils puissent le protéger. Il a explicitement déclaré qu’il considérait [traduction] « l’Europe comme un territoire à traverser pour [se] rendre au Canada ». Bien que la Commission ait pu y voir une quête au meilleur pays d’asile, une telle conduite n’entraîne pas nécessairement le rejet d’une demande de protection.

[41]           Le demandeur a précisé qu’il avait passé deux jours et demi ou trois jours dans le minicar, qui l’avait mené à Rome en un trajet ininterrompu. Ce cas est différent de celui où l’intéressé atterrit dans un pays et y reste un certain temps sans y demander l’asile.

[42]           Le défendeur a invoqué une jurisprudence selon laquelle il n’est pas déraisonnable de la part de la Commission de tirer une inférence défavorable de ce qu’on n’ait pas demandé l’asile dans un pays par où l’on est passé.

[43]           Rappelons à ce propos les observations formulées par la juge Snider au paragraphe 23 de la décision Remedios :

À mon avis, la Commission n’a pas commis d’erreur en concluant que les demandeurs se cherchaient un pays d’accueil. Le revendicateur principal a déclaré dans les termes les plus nets dans son témoignage qu’ils avaient le choix de demander asile aux États‑Unis, mais qu’ils avaient décidé de ne pas le faire parce que leurs chances de réussir étaient bien meilleures au Canada. Ce témoignage appuie la conclusion que la revendication du statut de réfugié des demandeurs était fondée sur le désir d’immigrer au Canada et non sur une crainte justifiée de persécution.

[44]           Dans la décision Rana, dont nous reproduisons ci‑dessous le paragraphe 29, le juge Near (alors juge de la Cour fédérale) a conclu sur le fondement de la décision Remedios que la Commission pouvait raisonnablement tirer, du fait pour les demandeurs de ne pas avoir sollicité l’asile aux États‑Unis, une conclusion négative sur leur crédibilité :

Ce raisonnement s’applique tout aussi bien à la situation des demandeurs. S’ils n’avaient pas demandé l’asile aux États‑Unis, c’est parce que, dans les mots de la Commission, « ils voulaient venir au Canada; ils avaient deux amis au Canada » et avaient entendu dire que le gouvernement canadien accordait la qualité de réfugié aux gens comme eux. Deux avocats leur auraient également dit qu’ils n’avaient aucune chance d’obtenir l’asile aux États‑Unis. La Commission a dûment examiné ces explications avant de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité des demandeurs, position appuyée par les demandes de visas canadiens infructueuses faites antérieurement.

[45]           Cependant, les faits de ces deux espèces étaient différents de ceux de la présente. Dans l’affaire Remedios, les demandeurs avaient passé trois mois aux États‑Unis sans y demander l’asile. Quant aux demandeurs à l’instance Rana, ils avaient aussi passé plusieurs mois aux États‑Unis, et ils avaient essayé plus d’une fois d’obtenir un visa pour le Canada.

[46]           Le demandeur a de son côté cité une jurisprudence selon laquelle le fait de ne pas avoir sollicité l’asile dans un pays par où l’on est passé ne dément pas nécessairement l’existence d’une crainte subjective.

[47]           Le juge O’Keefe a statué, dans la décision Nel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 842, 244 ACWS (3d) 669, qu’il était déraisonnable de la part de la Commission de rejeter l’explication donnée par les demandeurs de leur omission de solliciter l’asile au Royaume‑Uni, où ils avaient passé une journée en transit au cours de leur voyage vers le Canada, et de conclure que cette omission infirmait l’existence chez eux d’une crainte subjective (paragraphe 54). On peut lire ce qui suit au paragraphe 55 de cette décision :

Cette conclusion était déraisonnable. Premièrement, rien dans la décision ne me permet de comprendre pourquoi la Commission a jugé que l’explication des demandeurs n’était pas valable. Bien que le défendeur condamne ce qu’il qualifie de recherche d’un tribunal favorable et que la question pourrait être pertinente du point de vue de la politique publique, l’explication des demandeurs n’est certainement pas incompatible avec une crainte subjective de persécution. Au contraire, il n’est pas étonnant que ceux qui craignent réellement la persécution veuillent aller dans un pays où leur demande d’asile a le plus de chances d’être accueillie, car s’ils sont déboutés, le prix à payer est le retour à la persécution redoutée. À tout le moins, l’explication ne pouvait être rejetée de façon expéditive sans motif, et c’est ce qui a rendu non transparente cette conclusion essentielle.

[48]           De même, dans la décision Packinathan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 834, 191 ACWS (3d) 1250, la juge Snider rappelle que, s’il est vrai que le fait de ne pas avoir demandé l’asile dans un pays tiers peut susciter des doutes sur l’existence d’une crainte subjective, il faut prendre les circonstances en considération. Elle écrit ainsi au paragraphe 7 :

[…] Cependant, la Cour a jugé, dans un cas où le demandeur d’asile avait toujours envisagé de venir au Canada, que le simple fait qu’il s’était trouvé en transit durant une escale dans un pays tiers ne permettait pas d’exclure sa crainte subjective de persécution (Ilunga c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 569, [2006] A.C.F. n° 748 (QL)).

[49]           En l’espèce, le demandeur a explicitement déclaré que son intention était de se réfugier au Canada. Le trajet qui l’a mené en minicar à Rome par la voie de plusieurs pays était ininterrompu et ne peut nullement être considéré comme un séjour dans l’un ou l’autre des pays où, de son point de vue, il aurait pu demander l’asile sans courir de risque. Par conséquent, la conclusion défavorable que la Commission a tirée de son omission de demander l’asile pendant son voyage vers Rome, où il devait embarquer à destination du Canada, n’est pas raisonnable.

[50]           Pour ce qui concerne l’inférence tirée de l’incapacité du demandeur à expliquer pourquoi on avait rejeté sa demande de visa de visiteur pour le Canada, la transcription de l’audience nous apprend qu’il a déclaré avoir reçu de Kiev une lettre portant rejet de cette demande, mais qu’il a précisé qu’il ne comprenait pas bien l’anglais et n’avait pas eu recours à un traducteur. Le commissaire a alors dit : [TRADUCTION] « Je vois. Donc vous ne savez pas pourquoi? », et le demandeur a répondu : [TRADUCTION] « Je ne peux pas vous dire exactement : je ne sais pas et je ne voudrais pas vous induire en erreur ». Le commissaire a réagi en disant : [TRADUCTION] « "Je ne sais pas pourquoi" est une bonne réponse », et en ajoutant qu’il avait auparavant conseillé au demandeur d’avouer son ignorance dans le cas où il ne pourrait répondre à une question. La transcription révèle que le commissaire a effectivement donné ce conseil au commencement de l’audience, dans les termes suivants : [traduction] « Si je vous pose une question dont vous ne connaissez pas la réponse, n’essayez pas d’en inventer une. Vous pouvez simplement dire que vous ne savez pas, et je n’insisterai pas. »

[51]           Étant donné ce conseil du commissaire et sa remarque selon laquelle [traduction] « Je ne sais pas » était une réponse acceptable, l’inférence défavorable tirée par la Commission s’avère déraisonnable. Si elle avait l’intention de fonder une conclusion défavorable touchant la crédibilité sur l’insatisfaction que lui inspirait l’explication, ou l’absence d’explication, du demandeur, la Commission aurait dû insister pour en savoir plus, en dépit des instructions antérieurement formulées.

[52]           Bien que la Commission évoque dans sa décision l’existence d’autres contradictions et inconséquences et y déclare que ses motifs ne rendent pas compte de la totalité des facteurs qu’elle a pris en considération, mais seulement des facteurs permettant de trancher la demande d’asile, on ne trouve pas trace d’autres inconséquences ou contradictions que celles relevées plus haut. Le demandeur a proposé, pour dissiper les doutes de la Commission, des explications plus détaillées que celle‑ci ne l’a reconnu.

La Commission n’a pas effectué l’analyse nécessaire de la protection de l’État

[53]           La Commission précise que sa conclusion sur la protection de l’État est de nature subsidiaire, c’est‑à‑dire que dans le cas où elle aurait conclu à la crédibilité du demandeur, il aurait néanmoins eu accès à une protection adéquate de l’État.

[54]           Il appert que, comme l’a fait observer le défendeur, la brève analyse de la protection de l’État que la Commission a effectuée était en partie déterminée par ses conclusions sur la crédibilité.

[55]           Comme elle devra réexaminer la demande d’asile du demandeur au motif du caractère déraisonnable de ses conclusions sur la crédibilité, la Commission pourrait aussi devoir réexaminer son analyse de la protection de l’État.

[56]           Bien qu’elle ait cité les principes applicables à la question de la protection de l’État, rappelant notamment qu’une démocratie fonctionnant normalement est présumée être capable de protéger ses citoyens et que la charge pèse sur le demandeur de réfuter cette présomption au moyen d’une preuve claire et convaincante, propre à persuader le juge des faits selon la prépondérance des probabilités que l’État en question offre une protection insuffisante ou n’en offre aucune (voir Canada (Citoyenneté et Immigration) c Flores Carrillo, 2008 CAF 94, au paragraphe 30, [2008] 4 RCF 636), la Commission n’a pas examiné le point de savoir où se situe l’Ukraine dans l’éventail démocratique.

[57]           Comme l’a fait observer le juge Rennie (alors juge de la Cour fédérale) au paragraphe 10 de la décision Sow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 646, [2011] ACF no 824, la charge de réfuter la présomption de protection de l’État qui pèse sur le demandeur varie en fonction du degré de démocratie :

Ce principe s’inscrit dans un contexte, toutefois, et il n’est pas absolu, la présomption variant selon la nature de la démocratie dans le pays en cause. Le fardeau de preuve incombant au demandeur d’asile est proportionnel au degré de démocratie dans ce pays et à la place qu’y occupe l’État dans l’« éventail démocratique » (Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1996] ACF no 1376, au paragraphe 5; Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, au paragraphe 30; Capitaine c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 98, aux paragraphes 20 à 22).

[58]           Les efforts déployés par le demandeur pour obtenir la protection de l’État et pour réfuter la présomption y afférente doivent être évalués dans le contexte et en fonction du niveau de la démocratie ukrainienne et du degré de protection qu’offre l’État ukrainien. Certes, le demandeur devait prendre des dispositions raisonnables pour solliciter la protection des autorités ukrainiennes; cependant, il faut évaluer ces efforts dans le contexte de sa situation et de son affirmation selon laquelle il était un ex‑policier politiquement actif.

[59]           La preuve documentaire produite devant la Commission et mise en lumière par les observations du demandeur à l’audience devant le commissaire montre que la corruption, notamment dans la police et l’appareil judiciaire, est un problème de taille en Ukraine, et que les services chargés de faire respecter la loi font partie de ce problème plutôt que de sa solution. La Commission ne paraît pas avoir apprécié la preuve relative aux conditions du pays, afin d’établir, premièrement, si le demandeur avait accès à une protection adéquate de l’État, et deuxièmement, si les efforts qu’il avait faits pour obtenir cette protection, ou sa réticence à porter ses plaintes devant les autorités supérieures de police ou autres, étaient raisonnables.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.                  Il n’est proposé aucune question pour la certification.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3769‑14

 

INTITULÉ :

MYKOLA TKACHUK c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 AVRIL 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE KANE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MAI 2015

 

COMPARUTIONS :

Arthur Yallen

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Yallen Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

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