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Date : 20150508


Dossier : T-1408-14

Référence : 2015 CF 615

Ottawa (Ontario), le 8 mai 2015

En présence de madame la juge Gagné

ENTRE :

THÉRÈSE BARIBEAU

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La demanderesse conteste la légalité d’une décision rendue le13 mai 2014, par laquelle le Centre des pensions du gouvernement du Canada refuse de reconnaître ses périodes d’emploi à titre d’entrepreneur indépendant auprès d’Environnement Canada, entre le 2 avril 1990 et le 28 février 1998, comme du service donnant droit à pension au sens de la Loi sur la pension de la fonction publique, LRC 1985, c P-36 [LPFP].

[2]               La demanderesse plaide que le Centre des pensions a commis une erreur déterminante  i) en ne motivant pas suffisamment ses conclusions, ii) en fondant son analyse sur les principes de la common law plutôt que sur ceux édictés par le Code civil du Québec, LQ 1991, c 64 [CcQ], et iii) en concluant que l’utilisation par la demanderesse d’une raison sociale équivaut à agir par l’intermédiaire d’une entité distincte.

[3]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse sera accordée.

I.                   Faits

[4]               Entre le 2 avril 1990 et le 28 février 1998, la demanderesse a conclu quatre contrats de services de consultants et services professionnels avec Environnement Canada, certains en son propre nom et certains au nom de sa raison sociale CORTEXTE ENR. Ces contrats contiennent tous une clause prévoyant qu’il s’agit d’un contrat de services et que la demanderesse n’est pas engagée à titre d’employée, de fonctionnaire ou d’agent de Sa Majesté. Toutefois, en 1999, Revenu Québec et l’Agence du revenu du Canada [ARC] ont conclu qu’il y avait une relation employeur-employée entre Environnement Canada et la demanderesse, et conséquemment ont émis contre la demanderesse de nouveaux avis de cotisation pour les années 1995, 1996, 1997 et 1998 (le recouvrement pour les années antérieures à 1995 étant prescrit). Environnement Canada n’a pas contesté cette décision. 

[5]               En février 1998, la demanderesse est devenue employée permanente d’Environnement Canada et est devenue contributrice aux termes de la LPFP. En 2004, elle a entrepris les démarches pour faire reconnaître les périodes couvertes par ses contrats de services comme du temps d’emploi donnant droit à pension au sens de la LPFP.

[6]               Le Centre des pensions a rejeté cette demande au motif que durant la période pertinente, la relation entre la demanderesse et Environnement Canada n’en aurait pas été une d’employeur-employée.

II.                Question en litige et norme de contrôle

[7]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève la question suivante:

                     Le Centre des pensions a-t-il erré en concluant qu’au cours de la période allant du 2 avril 1990 au 28 février 1998, la demanderesse n’était pas une employée aux fins de l’application de la LPFP?

[8]               Selon la demanderesse, la question en litige est une question de droit qui ne relève pas de l’expertise du Centre des pensions et que conséquemment, la norme de la décision correcte devrait être appliquée par la Cour, conformément à sa décision dans l’affaire Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleurs et travailleuses du Canada (TCA-Canada), section locale 2182 c Canada (Procureur général), 2007 CF 449 aux para 106-108 [TCA-Canada]. Le défendeur plaide plutôt que la norme applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’énoncée par cette Cour dans Alliance de la fonction publique du Canada c Canada (Procureur général), 2008 CF 474 aux para 15-18 [Alliance de la fonction publique].  Je suis d’accord avec le défendeur. La question soulevée par cette demande de contrôle judiciaire est une question mixte de fait et de droit à laquelle il convient d’appliquer la norme de la décision raisonnable (Alliance de la fonction publique, précité; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]). 

[9]               Dans Dunsmuir, précité, la Cour suprême énonce que l’évaluation du caractère raisonnable d’une décision comporte deux volets. Le résultat doit être raisonnable, donc appartenir « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit », mais le processus décisionnel doit également être raisonnable, ce qui réfère « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » (au para 47).

III.             Analyse

[10]           La demanderesse soulève deux arguments principaux pour démontrer que le Centre des pensions a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de relation employeur-employée entre elle et Environnement Canada, au cours de la période pertinente.

[11]           Premièrement, le Centre des pensions en est venu à une conclusion différente de celle de l’ARC, ce qui signifie que la demanderesse a été cotisée comme si elle avait été une employée de l’État plutôt qu’une travailleuse autonome, mais qu’elle n’est pas considérée comme une employée aux fins de cumuler du temps donnant droit à pension. La demanderesse note que « dans la présente affaire, l’État fédéral affirme sans broncher une chose et son contraire ».  Le Centre des pensions s’est fondé sur la publication RC4110 intitulée « Employé ou travailleur indépendant? » de l’ARC pour conclure qu’il n’y avait pas de relation employeur-employée, tandis que l’ARC en est venue à la conclusion inverse.

[12]           Deuxièmement, le Centre des pensions a commis une erreur en appliquant uniquement les critères de la common law, alors que la demanderesse réside et travaille au Québec.  L’article 8.1 de la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, est clair : le droit civil et la common law sont tous deux des sources de droit à valeur égale, et en ce qui concerne des contrats conclus au Québec, pour des services rendus au Québec par une résidente du Québec, le Centre de pensions aurait dû recourir au droit civil plutôt qu’à la common law. Il aurait donc dû appliquer les normes d’interprétation des contrats et les dispositions du CcQ sur les contrats de travail et d’entreprise. En application de l’article 1426 du CcQ, l’interprétation déjà donnée par les parties au contrat doit être prise en considération et, partant, le Centre des pensions aurait dû tenir compte de la conclusion de l’ARC à l’effet qu’il existait une relation employeur-employée au cours de la période sous étude. De plus, le fait que les contrats comprenaient une stipulation selon laquelle ils ne créaient pas une relation employeur-employée n’a pas la force qui lui a été accordée par le Centre des pensions puisqu’une telle stipulation n’est pas déterminante pour la qualification du contrat (Grimard c Canada, 2009 CAF 47 aux para 32-34 [Grimard]). Finalement, le Centre des pensions a commis une erreur en concluant qu’il y avait une relation tripartite puisque CORTEXTE ENR. et la demanderesse étaient une seule et même personne.

[13]           Selon le défendeur, la décision du Centre de pensions est raisonnable et conforme à la jurisprudence de cette Cour qui offre une définition de la personne employée dans la fonction publique au sens de la LPFP.  La question à  savoir si une personne est employée dans la fonction publique ne met pas en cause les principes de common law, mais plutôt ceux prévus dans la loi fédérale pertinente (Alliance de la fonction publique, précité; Burley c Canada (Procureur général), 2008 CF 525). En analysant la portée des dispositions de la LPFP et les différentes clauses des contrats conclus entre la demanderesse et Environnement Canada, il était raisonnable pour le Centre des pensions de conclure qu’il n’y avait pas de relation employeur-employée. Ces contrats sont des contrats de fourniture de services et ils comportent des stipulations claires à l’effet qu’ils ne créent pas de relation employeur-employée entre Environnement Canada et la demanderesse. De plus, les contrats prévoient un prix pour l’exécution des travaux et la demanderesse ne recevait donc pas de traitement au sens de la LPFP.

[14]           Le défendeur plaide également que les décisions rendues par l’ARC n’ont pas de portée hors du contexte dans lequel elle agit et que l’ARC n’a aucune compétence pour déterminer si la demanderesse est une employée au sens de la LPFP. Le défendeur reconnaît que le Centre des pensions a commis une erreur en appliquant les principes de la common law plutôt que ceux du droit civil. Cependant, il ne s’agit pas d’une erreur déterminante puisque « les critères de common law et les dispositions du CcQ réfèrent essentiellement à des concepts similaires »

[15]           Essentiellement, je suis d’accord avec l’argumentation de la demanderesse. Bien que les décisions de l’ARC ne soient pas déterminantes en tant que telles, je suis d’avis qu’il n’était pas raisonnable pour le Centre des pensions d’en venir à une conclusion différente de celle de l’ARC, en utilisant un outil développé par l’ARC, sans expliquer pourquoi cette contradiction. Ces conclusions contradictoires ont toutes deux un effet négatif sur la demanderesse et aucune explication valable ou raisonnable ne lui est offerte. La décision manque ainsi de transparence et d’intelligibilité.

[16]           Par ailleurs et même si je ne partageais pas la position de la demanderesse sur ce premier point, je suis d’avis que l’application de la common law par le Centre des pensions constitue une erreur déterminante dans la présente affaire. L’article 8.1 de la Loi d’interprétation prévoit que :

8.1 Le droit civil et la common law font pareillement autorité et sont tous deux sources de droit en matière de propriété et de droits civils au Canada et, s’il est nécessaire de recourir à des règles, principes ou notions appartenant au domaine de la propriété et des droits civils en vue d’assurer l’application d’un texte dans une province, il faut, sauf règle de droit s’y opposant, avoir recours aux règles, principes et notions en vigueur dans cette province au moment de l’application du texte.

8.1 Both the common law and the civil law are equally authoritative and recognized sources of the law of property and civil rights in Canada and, unless otherwise provided by law, if in interpreting an enactment it is necessary to refer to a province’s rules, principles or concepts forming part of the law of property and civil rights, reference must be made to the rules, principles and concepts in force in the province at the time the enactment is being applied.

[17]           L’importance accordée par le Centre des pensions aux critères de common law est évidente lorsqu’il note que : « [l]’application du critère de common law à la période d’emploi en question est une condition préalable devant être satisfaite afin que la période d’emploi puisse être considérée comme ouvrant droit à pension ». Le Centre des pensions a accordé une grande importance à la lettre des contrats qui prévoyaient « qu’aucune relation employeur-employé n’existait et qu’aucune relation de ce genre n’était prévue à l’avenir ».

[18]           Il est vrai qu’il n’y a pas d’antinomie entre les critères de common law et ceux de droit civil et qu’un tribunal ne commettra pas d’erreur s’il prend en considération les critères de la common law (Grimard, aux para 27-43). Toutefois, dans le cas présent, le Centre des pensions n’a pas simplement pris en considération les critères de common law : il les a appliqués sans considérer les dispositions du CcQ. Même s’il existe un certain recoupement entre les critères de la common law et ceux du droit civil, ils ne sont pas interchangeables. Dans l’affaire 9041-6868 Québec Inc c Canada (Ministre du revenu national), 2005 CAF 334, qui concernait également la qualification d’un contrat, la Cour d’appel fédérale énonce ce qui suit :

[6]        Il se peut, il est même probable dans la plupart des cas, qu'un contrat semblable amènerait une qualification semblable, que l'on applique les règles du droit civil ou celles de la common law. Mais l'exercice n'en est pas un de droit comparé et l'objectif ultime n'est pas l'obtention d'un résultat uniforme. L'exercice, au contraire, et c'est là le vœu même du Parlement canadien, est de s'assurer que la démarche du tribunal se situe à l'intérieur du système applicable et l'objectif ultime est de préserver l'intégrité de chacun des systèmes juridiques. À cet égard, ces propos du juge Mignault dans l'arrêt Curly c. Latreille, (1920) 60 R.C.S. 131, à la page 177 conservent leur actualité :

Il est quelquefois dangereux de sortir d'un système juridique pour chercher des précédents dans un autre système, pour le motif que les deux systèmes contiennent des règles semblables, sauf bien entendu le cas où un système emprunte à l'autre une règle qui lui était auparavant étrangère. Alors même que la règle est semblable dans les deux, il est possible qu'elle n'ait pas été entendue ou interprétée de la même manière dans chacun d'eux, et, comme l'interprétation juridique-je parle bien entendu de celle qui nous oblige-fait réellement partie de la loi qu'elle interprète, il peut très bien arriver que les deux règles, malgré une apparente similitude, ne soient pas du tout identiques.

Je ne fonderai donc pas les conclusions que je crois devoir adopter en cette cause sur aucun précédent tiré du droit anglais . . .

[Souligné dans l’original]

[19]           Dans le cas présent, je suis d’avis que l’application des critères de la common law est une erreur déterminante parce qu’elle a mené le Centre des pensions à accorder une très grande importance à l’intention des parties telle qu’exprimée dans les contrats plutôt qu’à l’appréciation factuelle ou à la réalité des parties, qui jouent un rôle crucial en droit civil. Tel qu’indiqué dans Grimard, précité, l’intention des parties n’est pas en soi déterminante de la qualification du contrat. Le comportement des parties dans l’exécution du contrat doit également refléter et actualiser l’intention exprimée dans le contrat (au para 33). L’article 2085 CcQ définit le contrat de travail comme suit :

2085. Le contrat de travail est celui par lequel une personne, le salarié, s'oblige, pour un temps limité et moyennant rémunération, à effectuer un travail sous la direction ou le contrôle d'une autre personne, l'employeur.

[20]           Cet article prévoit trois éléments constitutifs : le travail, la rémunération et la subordination. Ce dernier est l’élément de qualification du contrat le plus significatif (Cabiakman c Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, 2004 CSC 55 aux para 27-28). À l’opposé, selon l’article 2099 du CcQ, le contrat d’entreprise laisse à l’entrepreneur le libre choix des moyens d’exécution et ne crée pas de lien de subordination. Robert Gagnon décrit comme suit l’importance de l’appréciation factuelle dans l’évaluation du lien de subordination :

92 – Appréciation factuelle – La subordination se vérifie dans les faits. À cet égard, la jurisprudence s’est toujours refusée à retenir la qualification donnée au contrat par les parties :

Dans le contrat, le distributeur reconnaît lui-même qu’il agit à son compte à titre d’entrepreneur indépendant.  Il n’y aura pas lieu de revenir sur ce point, puisque cela ne changerait rien à la réalité ; d’ailleurs ce que l’on prétend être est souvent ce que l’on n’est pas.

Malgré l’existence d’une clause contractuelle précisant la nature des relations entre les parties, les tribunaux iront au-delà des dispositions contractuelles, privilégiant par l’analyse des faits, la détermination de la nature réelle de la relation contractuelle qui s’est instaurée entre les parties. [Références omises] (Robert P. Gagnon, Le droit du travail du Québec, 7e éd, Cowansville (Qc), Yvon Blais, 2013, à la p 91).

[21]           Dans le présent cas, je suis d’avis qu’il est possible que le Centre des pensions en soit arrivé à la même conclusion en utilisant le droit civil. Toutefois, je ne suis pas d’accord avec le défendeur que l’application de la common law est sans conséquence, et il aurait été possible pour le Centre des pensions d’en venir à une conclusion différente. Conséquemment, je suis d’avis que la décision devrait être cassée et retournée pour une nouvelle détermination. Je ne crois cependant pas que la Cour doive rendre toutes les ordonnances recherchées par la demanderesse, soit de déclarer que la demanderesse était une employée d’Environnement Canada du 2 avril 1990 au 28 février 1998, et donc qu’elle a droit au rachat de ses années de service. Cette décision appartient au Centre des pensions qui devra la rendre en considérant les présents motifs.

[22]           J’ajouterai en terminant qu’il est erroné de conclure que pour certains des contrats qui l’ont unie à Environnement Canada, la demanderesse a agi par l’intermédiaire d’une entité distincte. Une raison sociale n’est pas une personne morale ni une entité distincte de la personne, physique ou morale, qui l’utilise.

IV.             Conclusion

[23]           Pour tous ces motifs, la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse sera accordée, avec dépens.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.                   La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est accordée;

2.                  Le dossier est retourné devant un autre membre du Centre des pensions du Gouvernement du Canada pour une nouvelle détermination;

3.                   Les dépens sont accordés en faveur de la demanderesse.

« Jocelyne Gagné »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1408-14

 

INTITULÉ :

THÉRÈSE BARIBEAU c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 mars 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GAGNÉ

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 mai 2015

 

COMPARUTIONS :

Me Hélène Bergeron

 

Pour la demanderesse

 

Me Nadia Hudon

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Droitravail inc.

Avocat(e)s

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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