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Date : 20150608


Dossier : IMM-3838-14

Référence : 2015 CF 718

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 8 juin 2015

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

RESMI TAHO

DRITA TAHO

MARSELINA TAHO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 24 avril 2014 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la SPR) a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni de celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La présente demande est fondée sur l’article 72 de la LIPR.

Le contexte

[2]               Les demandeurs sont des citoyens de l’Albanie. Il s’agit de Resmi Taho (le demandeur principal), de sa femme Drita et de leur fille Marselina. Les demandeurs s’appuient sur l’exposé circonstancié du Formulaire de renseignements personnels (le FRP) du demandeur principal. Celui‑ci prétend que son père a tué accidentellement un membre de la famille Deda en 1980. En août 2011, la famille Deda a lancé une vendetta contre les demandeurs et met leur vie en danger.

[3]               Les demandeurs prétendent que la vendetta a été signalée à la police, laquelle a dit qu’elle ne pouvait rien faire et que la famille devrait s’isoler et chercher la réconciliation. Les efforts de réconciliation ont été vains et, le 6 septembre 2011, des coups de feu ont été tirés en direction du demandeur principal alors qu’il quittait la maison pour aller en Grèce. À nouveau, la police a dit qu’elle ne pouvait rien faire. Le demandeur principal a quitté l’Albanie pour la Grèce le 18 septembre 2011. Il a entendu dire par la suite que des personnes s’étaient informées de l’endroit où il se trouvait. Il a décidé de s’enfuir au Canada, où il est arrivé en décembre 2011. Les autres demandeurs sont arrivés au Canada le 27 décembre 2011 et ont demandé l’asile le 22 janvier 2012.

La décision contestée

[4]               La SPR a estimé que les questions déterminantes étaient la crédibilité et la protection de l’État. Comme elle a conclu que les demandeurs craignaient d’être victimes d’un acte criminel dans le contexte d’une vendetta, il n’y avait aucun lien entre, d’une part, les risques qu’ils avaient décrits et, d’autre part, leur race, leur religion, leur nationalité, leurs opinions politiques ou leur appartenance à un groupe social. Par conséquent, une analyse fondée sur l’article 96 n’a pas été effectuée.

[5]               La SPR a déclaré qu’elle a reconnu que le témoignage des demandeurs concernant les événements qu’ils avaient vécus en Albanie était crédible de manière générale, sauf pour ce qui est des aspects décrits ci‑dessous. 

[6]               Les demandeurs ont déposé quatre lettres d’attestation au soutien de leurs prétentions :

-          une lettre du comité de réconciliation nationale (le CNR), signée par son président, Gjin Marku, et datée du 19 août 2013, attestant que la vendetta en question est authentique, que le CNR s’était occupé de la vendetta, que les tentatives de médiation avaient échoué et que la police et l’administration locale n’avaient pas été en mesure d’intervenir et de mettre fin à la vendetta. Le document indique que les autorités albanaises n’ont pas la capacité ni la compétence pour offrir une protection aux victimes de vendettas en Albanie;

-          une lettre de la commune de Markat, signée par le président du conseil du village de NINAT, Osman Halili, et datée du 25 septembre 2013, attestant que le conseil est au courant de la vendetta et que les demandeurs avaient sollicité l’aide de la police, mais que la police locale avait confirmé qu’elle ne pouvait pas intervenir dans des vendettas et qu’elle avait recommandé que les demandeurs s’isolent et demandent l’aide d’associations spécialisées dans le domaine de la médiation; ces efforts sont demeurés vains. Le conseil était également au courant de la fusillade visant le demandeur principal en septembre 2011;

-          une lettre de la commune de Markat, signée par son président, Ismail Murtaj, et datée du 25 septembre 2013, indiquant, en plus de ce qui précède, que la vendetta était toujours en cours et que tous les hommes de la famille du demandeur principal sont confrontés à un réel danger;

-          une lettre de l’hôtel de ville de Sarandë, signée par le maire, Stefan Cipa, et datée du 20 octobre 2013, attestant que l’hôtel de ville de Sarandë était au courant de la vendetta, que le maire avait consulté le chef de la police de Sarandë au sujet de la possibilité de protéger les demandeurs, mais que la police avait refusé d’intervenir au motif qu’il n’aurait pas été sage de le faire et que, en outre, la médiation est habituellement recommandée dans ce genre de cas, mais que celle‑ci avait échoué.

[7]               La SPR a accordé peu de poids à ces lettres. Elle a affirmé que différents commentaires qui provenaient de diverses sources et qui figuraient dans la Réponse à une demande d’information ALB104752.EF, datée du 28 février 2014 (la RDI), indiquait qu’il y avait de sérieux doutes quant à l’intégrité professionnelle de M. Marku et du CNR. La SPR doutait de la légitimité des autres attestations en raison de la RDI et du Cartable national de documentation (le CND), Albanie, point 2.4 Albanie : rapport sur les renseignements concernant le pays d’origine, Royaume‑Uni, Home Office, 30 mars 2012 (le rapport du R.‑U.), lequel laissait entendre que des réseaux fournissaient des documents et des faux papiers à des demandeurs d’asile comme ceux en l’espèce. En outre, la RDI permettait de croire que la police pouvait fournir une lettre indiquant si une famille était isolée en raison d’une vendetta, mais les demandeurs n’en ont pas produit une.

[8]               La SPR a passé en revue la preuve du demandeur principal quant aux efforts faits pour solliciter la protection de l’État, mais elle a conclu qu’il y avait plusieurs mentions dans les documents sur le pays selon lesquelles il existait un niveau de protection de l’État qui était offerte dans les cas de vendetta, notamment le rapport du R.‑U. (CND, point 2.4) et le document de travail du personnel de la Commission européenne, rapport de 2012 sur les programmes de l’Albanie, 10 octobre 2012 (le document de travail de la CE) (CND, point 2.2). La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas pris toutes les mesures objectivement raisonnables pour épuiser les recours auxquels ils avaient raisonnablement accès pour obtenir la protection de l’État. Ils n’étaient pas retournés voir la police lorsque la médiation avait échoué et, bien que le demandeur principal ait appelé la police après la fusillade de septembre 2011, il n’avait rien fait de plus. En outre, la lettre du maire, qui indiquait que le chef de police avait été consulté, avait seulement démontré une défaillance de la police locale et contredisait la preuve documentaire concernant les efforts et les progrès soutenus de la police albanaise au regard des vendettas. La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État.

Les questions en litige

[9]               Les questions en litige peuvent être formulées comme suit :

        i.            La SPR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la demande d’asile fondée sur l’article 96?

      ii.            L’évaluation de la protection de l’État effectuée par la SPR était‑elle raisonnable?

La norme de contrôle

[10]           Les conclusions sur l’existence d’un lien avec l’un des motifs prévus par la Convention énoncés à l’article 96 sont des questions mixtes de fait et de droit susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Shkabari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 177, au paragraphe 41 [Shkabari]; Ascencio Ventura c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1107, au paragraphe 12).

[11]           Les conclusions relatives à la crédibilité, qui sont souvent décrites comme constituant « l’essentiel de la compétence de la Commission », sont fondamentalement des conclusions de fait pures qui sont également assujetties à la norme de la décision raisonnable (Shkabari, au paragraphe 42; Yener c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 618, au paragraphe 15).

[12]           L’analyse des conclusions sur la protection de l’État et l’interprétation de la preuve soulèvent des questions mixtes de fait et de droit auxquelles s’applique également la norme de la décision raisonnable (Shkabari, au paragraphe 43; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bari, 2015 CF 656, au paragraphe 6).

[13]           Le caractère raisonnable tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, mais aussi à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Quand cette norme s’applique, la cour de révision ne modifiera la décision que si elle n’appartient pas à ces issues (Dunsmuir, aux paragraphes 47 à 49; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 45, 46 et 59). 

Analyse

Question 1 : La SPR a-t-elle commis une erreur dans son évaluation de la demande fondée sur l’article 96?

[14]           Les demandeurs soutiennent que les cibles d’une vendetta pourraient éventuellement être considérées comme des membres d’un groupe social au sens de l’article 96 de la LIPR. Ils font une distinction avec la jurisprudence contraire parce que le demandeur principal n’est pas l’auteur de la vendetta, mais sa victime innocente, et parce que le père du demandeur principal a causé accidentellement la mort d’un collègue de travail et ne l’a pas tué (Shkabari, au paragraphe 48; Bojaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 194 FTR 315 [Bojaj]).

[15]           À mon avis, cet argument ne saurait être retenu. La décision Shkabari aide peu les demandeurs. Dans cette affaire, la Cour a statué que les faits n’étaient pas fondés simplement sur la criminalité, la vengeance ou une vendetta personnelle. La persécution découlait plutôt du refus de se conformer au droit albanais coutumier, qui restreint le droit de se marier librement reconnu à l’échelle internationale. En conséquence, les demandeurs dans cette affaire appartenaient à un groupe social selon la définition que la Cour suprême du Canada en a donnée dans Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689.

[16]           Dans Bojaj, la juge Heneghan a rejeté la demande de contrôle judiciaire présentée par un homme de 19 ans originaire d’Albanie qui prétendait craindre avec raison d’être persécuté parce qu’il craignait d’être assassiné à cause d’une vendetta. Elle a estimé que la SPR avait conclu de manière raisonnable que la crainte d’être persécuté qu’éprouvait le demandeur était liée à un acte criminel et n’était pas fondée sur l’un des motifs prévus à l’article 96. L’affaire portait sur des prétentions de persécution connexes où le grand‑père du demandeur avait commis un meurtre et le demandeur était une victime innocente de la vendetta en ayant découlé. Elle n’étaie pas la prétention des demandeurs selon laquelle les victimes innocentes de vendettas appartiennent à un groupe social. Elle ne vise pas non plus le cas où la mort qui a provoqué la vendetta était accidentelle.

[17]           Dans Hamaisa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 997, la Cour a confirmé que les victimes de vendettas n’appartiennent pas à un groupe social :

[14]      La Cour fédérale a déclaré que les vendettas n’ont aucun lien avec les motifs énumérés dans la Convention et qu’en vertu du droit canadien les victimes d’une querelle du sang ne sont pas considérées comme appartenant à un groupe social particulier. Dans la décision Zefi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 636, [2003] A.C.F no 812, aux paragraphes 40 et 41, le juge Lemieux écrit ce qui suit :

[40]      Notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont statué que les actes criminels et les actes de représailles ou de vengeance personnelles ne peuvent fonder une crainte justifiée de persécution du fait d’un motif prévu par la Convention, pour la simple raison que ce type de persécution ne se rapporte pas à un motif énoncé à la Convention, laquelle exige que la persécution soit fondée sur la race, l’origine ethnique, etc.

[41]      Le meurtre perpétré dans le cadre d’une vendetta n’a rien à voir avec la défense des droits de la personne. Il constitue, au contraire, une violation des droits de la personne. Les familles mêlées à ces vendettas ne forment pas un groupe social au sens de la Convention. La reconnaissance de l’appartenance à un groupe social pour une raison pareille entraînerait la conséquence singulière d’accorder un statut à une activité criminelle ou d’accorder un statut en raison de ce que fait une personne plutôt que de ce qu’elle est (voir Ward, par. 69).

[15]      Si l’on se fie aux motifs du juge Lemieux dans la décision Zefi, précitée, la décision de la Commission selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention est raisonnable.

[18]           En résumé, le fait que le demandeur principal est une victime d’une vendetta qui a été déclenchée par une mort non pas intentionnelle, mais accidentelle, ne change pas, à mon avis, la conclusion selon laquelle les vendettas de ce genre n’ont aucun lien avec les motifs prévus par la Convention. Il ne change rien non plus à la conclusion selon laquelle le demandeur principal et sa famille ne seraient pas considérés comme des membres d’un groupe social. À cet égard, je souligne que la Cour a répété à maintes reprises, dans le contexte d’une analyse effectuée au regard de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, que les victimes de vendettas ou de crimes commis par des gangs n’ont pas qualité de personne à protéger si le risque est généralisé dans leur pays d’origine (Capa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 648, au paragraphe 36; Sanaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 744, aux paragraphes 7 à 10 [Sanaj]; Zefi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CFPI 36, aux paragraphes 39 à 41; Luna Rios c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 276, aux paragraphes 66 et 67). Ainsi, le fait qu’un demandeur d’asile est une victime de violence n’est pas suffisant pour faire entrer en jeu la protection offerte par l’article 97. De même, le simple fait que le demandeur est une victime plutôt que l’auteur d’un crime n’est pas suffisant pour faire une distinction avec la jurisprudence antérieure relative à l’article 96.

[19]           Je suis d’accord avec le défendeur lorsqu’il dit que, comme les demandeurs n’ont produit aucune preuve permettant de les distinguer d’autres présumées victimes de vendettas, il n’était pas nécessaire que la SPR procède à une analyse plus poussée au regard de l’article 96 (Sanaj, aux paragraphes 7 à 10).

Question 2 : L’évaluation de la protection de l’État effectuée par la SPR était‑elle raisonnable?

La thèse des demandeurs

[20]           Les demandeurs soutiennent que, étant donné qu’ils ont été jugés crédibles, les doutes de la SPR concernant les lettres d’attestation corroborantes ne sont pas justifiés. En outre, se fondant sur la RDI, la SPR a mis en doute l’intégrité professionnelle de M. Gjin Marku du CNR, mais elle n’a pas précisé que le même article indiquait que celui‑ci avait été disculpé des accusations portées contre lui. Les préoccupations de la SPR concernant le défaut de produire une lettre de la police confirmant l’implication des demandeurs dans une vendetta n’avaient plus de raison d’être étant donné ses conclusions relatives à la crédibilité. Quoi qu’il en soit, la preuve concernant la possibilité d’obtenir de telles lettres était contradictoire et ces lettres ne constitueraient pas une preuve de la protection de l’État. Même si la SPR a conclu, en s’appuyant sur deux articles contenus dans le CND, que le système de justice albanais était en mesure d’assurer la protection de l’État, il y avait une preuve contraire importante dans les propres documents de la SPR et dans ceux présentés par les demandeurs, mais ces documents n’ont pas été mentionnés ou analysés. Enfin, la SPR fait référence seulement aux efforts sérieux déployés dans le but d’assurer la protection de l’État, sans examiner si celle‑ci était adéquate. Toutes ces erreurs sont susceptibles de contrôle.

La thèse du défendeur

[21]           Le défendeur soutient qu’aucune preuve n’appuie la prétention des demandeurs selon laquelle la police avait été appelée à deux reprises et, compte tenu de la preuve documentaire indiquant que la police intervient pour protéger les personnes dans un tel cas, la SPR a conclu de manière raisonnable que les efforts minimaux que les demandeurs avaient déployés pour obtenir la protection de la police étaient insuffisants pour réfuter la présomption de protection de l’État (Razburgaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 151, au paragraphe 29 [Razburgaj]). De plus, la SPR pouvait raisonnablement considérer comme insuffisantes les explications données par les demandeurs selon lesquelles ils n’avaient pas fait de suivi auprès de la police parce que celle‑ci n’aidait en rien à contrer les vendettas (Krasniqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 350, au paragraphe 39 [Krasniqi]; Celaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 807, aux paragraphes 27 à 30 [Celaj]). En outre, la Cour a statué que la protection de l’État existait en Albanie (Ndoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 163, aux paragraphes 21 et 23). La SPR a bien tenu compte de l’utilisation du processus de médiation, mais elle a choisi d’accorder peu de poids aux lettres du CNR, comme il lui était loisible de le faire compte tenu du dossier, lequel démontrait qu’il existait de sérieux doutes quant à l’organisation et à M. Marku. Comme la SPR a mis en doute la crédibilité de la preuve des demandeurs démontrant qu’ils avaient demandé la protection de la police, il était raisonnable qu’elle estime ne disposer d’aucune preuve au soutien de cette prétention, étant donné, en particulier, que la preuve documentaire sur laquelle elle s’est appuyée indiquait que la police fournissait des lettres dans les affaires de vendetta. Le défendeur soutient que les demandeurs ne font que remettre en cause l’appréciation de la preuve.

Analyse

a)                  La crédibilité

[22]           En l’espèce, la SPR a traité de la crédibilité dans la première partie de sa décision. Elle a affirmé que, quand un demandeur jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu’elles le sont, à moins qu’il n’existe une raison d’en douter (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF)). Elle a ensuite estimé que le témoignage des demandeurs concernant les événements qu’ils avaient vécus en Albanie était crédible de manière générale, sauf lorsque cela était mentionné expressément plus loin dans ses motifs. Les doutes de la SPR concernant les lettres d’attestation corroborantes sont exposés ci‑dessous. 

[23]           En ce qui concerne la lettre du CNR, la SPR a affirmé qu’il y avait plusieurs commentaires tirés de différentes sources mentionnées dans la RDI qui jetaient de « sérieux doutes » quant à l’intégrité professionnelle de M. Marku et du CNR. La RDI faisait référence à une opération d’infiltration menée par Balkan Insight ayant permis de découvrir que certaines ONG vendaient couramment des documents aux demandeurs d’asile albanais en Europe, lesquels documents précisaient que les détenteurs étaient aux prises avec une vendetta même s’il n’y avait pas de vrai conflit. En décembre 2011, des médias ont signalé que M. Marku et un membre d’une autre ONG avaient été accusés d’avoir vendu des certificats falsifiés indiquant que des personnes étaient victimes de vendettas. La RDI indique également que le CNR affirme que l’accusation déposée contre M. Marku était un coup monté politique et que celui‑ci avait été disculpé en mai 2012. La vérification d’un certificat de police daté du 17 avril 2012 et attestant qu’aucune poursuite pénale n’avait été intentée contre lui a établi que le certificat était authentique.

[24]           La RDI mentionne aussi cependant qu’une mission d’enquête au sujet des vendettas en Albanie menée en avril 2013 par le conseil suédois des migrations a révélé que le CNR était l’organisation la plus fréquemment signalée par les sources consultées comme étant liée à des accusations de corruption et à la délivrance de fausses lettres d’attestation (DCT, à la page 279). La RDI mentionne aussi que, dans une décision rendue en 2012 par la chambre de l’immigration et du droit d’asile du tribunal supérieur du Royaume‑Uni, les juges ont affirmé ce qui suit : [traduction« Nous estimons que l’organisation [CNR] et M. Marku sont fort peu fiables et qu’aucune importance ne peut être accordée aux lettres d’attestation qu’ils produisent » (DCT, à la page 279).

[25]           En conséquence, je suis d’avis que la conclusion de la SPR selon laquelle il y avait plusieurs commentaires tirés de différentes sources qui jetaient de sérieux doutes quant à l’intégrité professionnelle de M. Marku et du CNR était fondée sur la preuve documentaire et était raisonnable. En outre, la prétention des demandeurs selon laquelle la SPR avait cité la RDI en partie sans reconnaître que M. Marku avait été disculpé est erronée. La SPR n’a cité aucune source. Par conséquent, elle n’a pas commis une erreur susceptible de contrôle en ne reconnaissant pas les renseignements contraires contenus dans l’ensemble de la citation.

[26]           Quant aux autres lettres d’attestation, la SPR a fait référence au rapport du R.‑U., dans lequel l’extrait suivant d’une RDI de février 2012 est cité :

Diverses sources ont signalé que certaines ONG ont délivré de faux documents concernant les vendettas (Albanie 2 déc. 2011; AFCR 16 déc. 2011; Belgique 29 nov. 2011, 4-8; Balkan Insight 5 déc. 2011; ibid. 27 oct. 2011; Kohajone.com s.d.). En réponse à une augmentation, en Belgique, des demandes d’asile fondées sur les vendettas en septembre et octobre 2011, le directeur général de l’Office des étrangers de Belgique aurait affirmé que derrière les demandeurs d’asile se trouvent [traduction] « une organisation complète, des réseaux qui fournissent des documents et des faux papiers en échange d’énormes montants d’argent » (cité dans AFP 18 oct. 2011). [...]

[27]           La SPR a ensuite fait remarquer que les demandeurs n’avaient produit aucune preuve documentaire pour démontrer que la police leur avait dit de rester cachés comme ils le prétendaient. Selon elle, cela était suspect parce que la RDI renvoyait à un document qui indiquait que [traduction« [n]ormalement, la police d’État peut produire une lettre indiquant si une famille est isolée en raison d’une vendetta » et que deux sources de la RDI faisaient référence à de telles lettres : le chef de secteur de la police d’État de l’Albanie et un professeur de l’Université américaine; ce professeur a dit également que la police ne remet habituellement pas de telles lettres. La SPR a déclaré qu’elle accordait plus de poids à la preuve concernant la délivrance des lettres provenant de la police d’État, étant donné le plus grand nombre de sources qui s’y référaient.

[28]           En fait, la RDI dit ce qui suit :

-          le directeur de la fondation albanaise pour la résolution des conflits et la réconciliation (l’AFCR) a déclaré ne pas connaître d’organisations ayant pour fonction de délivrer des lettres d’attestation officielles confirmant qu’une personne est aux prises avec une vendetta;

-          un journaliste du Balkan Insight a dit qu’il n’y avait aucune autorité gouvernementale qui délivrait des lettres d’attestation au sujet des vendettas;

-          la mission d’enquête de la Suède a révélé qu’il n’y avait aucun organisme de certification de vendettas autorisé en Albanie, que ce soit au sein des autorités de ce pays ou parmi les organisations non gouvernementales;

-          le chef de secteur de la direction des crimes graves de la police d’État de l’Albanie a dit que [traduction« [n]ormalement, la police d’État peut délivrer une lettre précisant si une famille est isolée en raison d’une vendetta », mais il n’a pas donné d’autres détails;

-          le professeur a dit que, sous le gouvernement précédent, le ministère de l’Intérieur délivrait des documents confirmant si une famille était impliquée dans une vendetta, mais qu’il n’était pas certain si cela avait continué après les élections de 2013 et le changement de gouvernement (3 févr. 2014). Il a dit que la délivrance des lettres devait [traduction« vraisemblablement concerner la police d’État », mais il a souligné que [traduction« peu de lettres » avaient été délivrées par les autorités de l’État.

[29]           Ayant examiné la preuve documentaire contenue dans le dossier qui m’a été présenté, il ne fait aucun doute que la falsification de lettres d’attestation est un problème connu. Toutefois, dans le contexte de son appréciation de la crédibilité des demandeurs, la SPR a accepté leur témoignage concernant les événements qu’ils avaient vécus en Albanie, sauf en ce qui concerne les aspects qui étaient mentionnés ensuite dans son analyse et qui concernaient principalement la légitimité des lettres d’attestation. Le seul aspect de la preuve des demandeurs qui a été abordé est le fait que la police leur avait dit de rester cachés. S’appuyant sur son interprétation de la RDI, la SPR semble avoir estimé que les demandeurs auraient pu produire une lettre de la police confirmant qu’ils étaient isolés en raison de la vendetta.

[30]           Cela pose deux problèmes. Premièrement, il n’est pas certain, en raison de son manque de clarté, que cette preuve étaie l’opinion que semble avoir eue la SPR selon laquelle une telle lettre aurait été fournie par la police. Il n’est pas clair non plus que le poids de la preuve documentaire appuie cette conclusion fondée sur la RDI et sur les autres éléments de preuve documentaire. Deuxièmement, la SPR n’a pas rejeté clairement pour des motifs de crédibilité le témoignage des demandeurs selon lequel ils avaient sollicité la protection de la police (Peter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 619, au paragraphe 7; Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 15 Imm LR (2d) 199, à la page 201) ou selon lequel cette protection n’était pas assurée. Il était loisible à la SPR d’accorder peu de poids aux lettres d’attestation, compte tenu de la preuve documentaire qui semblait indiquer que les documents attestant faussement l’existence de demandes d’asile fondées sur une vendetta étaient courants. Les lettres d’attestation constituaient cependant une preuve documentaire corroborante uniquement parce que la SPR n’a pas rejeté le témoignage des demandeurs selon lequel ils avaient sollicité la protection de la police et s’étaient fait dire de s’isoler. Tous ces éléments prennent de l’importance dans le contexte de l’analyse de la protection de l’État qui suit.

b)                  La protection de l’État

[31]           Le demandeur principal a déclaré dans son témoignage que, lorsqu’il a été approché la première fois au sujet de la vendetta en août 2011, les parents de sa femme ont dit aux demandeurs de ne pas sortir. Ils ont signalé la menace à la police, qui s’était rendue chez le demandeur principal, le lendemain. Les policiers, qui appartenaient au service de police de Sarandë chargé de l’ordre public, lui ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire étant donné que rien n’était arrivé et que la meilleure chose à faire était de rester à l’intérieur et d’aller voir les personnes s’occupant de réconciliation (DCT, aux pages 566 à 568). Le demandeur principal a déclaré dans son témoignage que le district de Sarandë est petit et qu’il ne compte qu’un service de police. À la question de savoir s’il avait entre les mains un document de la police, il a déclaré que celle‑ci ne prenait pas de notes et que, comme rien n’était arrivé, elle ne pouvait lui remettre aucun document. Lorsqu’il lui a été demandé s’il était retourné solliciter l’aide de la police après que les efforts déployés en matière de réconciliation avaient échoué, il a répondu que les parents de sa femme l’avaient fait et qu’ils s’étaient fait dire encore une fois que la police ne pouvait rien faire dans les cas de vendetta, car cela pouvait la mettre en danger. La police a répété que la meilleure chose à faire était de continuer à s’isoler ou de partir. Le demandeur principal n’a pas demandé un document à la police [traduction« parce qu’[il ne pensait] pas qu’il était raisonnable de le faire puisque la police ne pouvait pas [l’aider » (DCT, à la page 570). Dans l’exposé circonstancié du FRP, le demandeur principal a écrit que les policiers avaient à nouveau été appelés après la fusillade, mais qu’ils avaient encore dit qu’ils ne pouvaient rien faire (DCT, à la page 163).

[32]           La SPR a affirmé que plusieurs références figurant dans les documents sur le pays indiquaient l’existence d’« un niveau de » protection de l’État qui était offerte dans les cas de vendetta. Elle a mentionné deux articles. Le premier, qui se trouve dans le rapport du R.‑U., donne des informations directes sur la possibilité d’obtenir la protection de l’État, car il concerne le recours aux vendettas. Il mentionne plus précisément :

[traduction] Le phénomène des vendettas est réapparu à la fin de l’ère communiste et s’est étendu de façon importante à la suite de l’effondrement du maintien de l’ordre en 1997. L’absence de réponses officielles efficaces à la criminalité a encouragé la population à revenir à des mécanismes traditionnels pour obtenir justice. Laisser entendre que le système de justice pénale est toujours inefficace et corrompu au point où il est nécessaire de continuer à avoir recours aux vendettas pour que justice soit faite semble toutefois déplacé. Bien que le système judiciaire connaisse de graves faiblesses et qu’il soit considérablement corrompu, rien ne laisse croire que le vide perçu en matière de maintien de l’ordre explique un attachement constant à la pratique des vendettas.

[33]           La SPR fait aussi référence au document de travail de la CE, qui indique que la police d’État de l’Albanie a lancé une base de données des personnes directement impliquées dans les vendettas en juin 2012 et que [traduction« [c]ela pourrait contribuer à régler le problème du manque de fiabilité dans le domaine ». Encore une fois, le lien avec le caractère adéquat de la protection de l’État n’est pas clair, car il semble y avoir un manque de renseignements définissant les paramètres du problème.

[34]           De plus, la SPR fait référence à une source de la RDI qui faisait état d’une diminution du nombre de vendettas, mais qui, dans l’ensemble, soulève également la question de savoir si le problème a été réglé de manière adéquate :

[traduction] Le nombre de meurtres commis dans le cadre d’une vendetta a diminué, en particulier en raison de meilleurs services de maintien de l’ordre. La criminalisation particulière des vendettas et des meurtres commis dans le cadre d’une vendetta, la création de services de police spécialisés et l’établissement d’un comité de coordination de haut niveau ont constitué d’importantes étapes dans ce domaine. Cependant, l’existence de ces meurtres continue de faire en sorte que les familles qui en sont victimes s’isolent parce qu’elles craignent les représailles [...] Il faut recueillir des données fiables sur les meurtres commis dans le cadre d’une vendetta afin d’évaluer l’ampleur du problème et de prendre les mesures appropriées pour le régler [...]

(DCT, à la page 380; non souligné dans l’original)

[35]           La SPR semble avoir conclu implicitement de ce qui précède que la diminution du nombre de vendettas montre que la protection de l’État est adéquate. À mon avis, il s’agit d’une conclusion déraisonnable compte tenu des sources mentionnées par la SPR et de la preuve documentaire figurant au dossier. La question de savoir si la diminution du nombre de meurtres commis dans le cadre d’une vendetta peut signifier que la protection de l’État est adéquate n’est pas claire.

[36]           La preuve documentaire relative à la protection de l’État qui se trouve dans le dossier dont je dispose est limitée. Le rapport du R.‑U. fait état du rapport du rapporteur spécial des Nations Unies sur les efforts déployés par l’État. Il indique en particulier que, en dépit des efforts, le gouvernement a eu un effet limité sur la diminution du nombre de cas de vendetta et sur le changement des mentalités dans les collectivités locales. Certaines personnes ont signalé qu’elles s’étaient adressées au gouvernement pour obtenir de l’aide dans le but de mettre fin à leur isolement volontaire au moyen de la réconciliation, mais que l’État avait déployé peu d’efforts à cet égard. La possibilité que des juges ou la poursuite reçoivent des pots‑de‑vin afin qu’ils réduisent les accusations ou les peines dans les cas de meurtres commis dans le cadre d’une vendetta ou qu’ils considèrent ces meurtres comme des crimes ordinaires dans le but d’obtenir des peines plus clémentes a suscité aussi des préoccupations (DCT, à la page 379; DD, aux pages 113 et 14). La preuve documentaire porte principalement sur la question de savoir combien de morts attribuables aux vendettas surviennent chaque année, le nombre variant selon la source consultée. La RDI indiquait que, selon une source, il n’y avait aucune source fiable et vérifiable de données statistiques sur les vendettas (DCT, à la page 282).

[37]           Le seul document qui traite directement de la question de la protection de l’État est la RDI du 15 octobre 2010, dont il a été question précédemment et qui indique ce qui suit :

Des sources affirment que la police albanaise ne se mêle pas des affaires liées à des vendettas avant qu’un crime ne soit commis [...] L’agrégé supérieur de recherche a déclaré que les familles isolées en raison de vendettas [traduction] « affirment habituellement qu’elles ne reçoivent aucun soutien de la part des autorités albanaises » [...] De même, le président du CNR a affirmé que la police et l’État albanais n’offrent aucune protection aux familles qui sont aux prises avec une vendetta [...] L’agrégé supérieur de recherche a affirmé que les policiers sont souvent réticents à se mêler des affaires liées à des vendettas en raison du danger potentiel pour eux-mêmes et leur famille [...] Deux sources déclarent que les policiers risquent d’être entraînés dans les vendettas ou d’être tués [...]

(DD, à la page 114)

[38]           En conséquence, la SPR a conclu que, lorsque les coups de feu ont été tirés en direction du demandeur principal, l’affaire était « plus susceptible » de faire l’objet d’une enquête criminelle par la police. Cependant, selon la preuve des demandeurs, la police a été appelée après cet incident, mais elle a dit qu’elle ne pouvait rien faire. La SPR a dit que les demandeurs n’avaient pas présenté d’éléments de preuve probants ou convaincants pour expliquer leur défaut de poursuivre leurs efforts visant à solliciter la protection de l’État « auprès des autorités qui ont la responsabilité de l’assurer ». Le témoignage des demandeurs établissait cependant que la police avait été contactée et n’avait rien fait, et la SPR ne semble pas indiquer ce qu’ils auraient pu ou dû faire de plus. La SPR reconnaît qu’il n’a pas été demandé aux demandeurs s’ils avaient fait appel à l’ombudsman lorsqu’ils ont été insatisfaits de la réponse de la police, mais elle affirme que plusieurs questions quant à leurs efforts pour solliciter la protection de l’État leur ont été posées. Les demandeurs ont cependant répondu à ces questions et, comme il a été mentionné précédemment, la SPR n’a pas conclu clairement que la preuve des demandeurs selon laquelle la police n’était pas intervenue lors des trois occasions où elle avait été contactée, y compris après la fusillade, n’était pas crédible.

[39]           En fait, la SPR rejette les efforts faits par les demandeurs lorsqu’ils se sont tournés vers des organismes de réconciliation et des représentants de l’État, comme la police leur recommandait de le faire, affirmant que ces efforts ne permettent pas de réfuter la présomption de protection de l’État, car ces organisations « ne sont pas les organisations étatiques responsables de la protection des citoyens contre les crimes ou les autres préjudices commis en contravention à la loi ». Cette approche a toutefois été rejetée par la Cour dans Shkabari :

[57]      Le problème dans l’analyse de la Commission est que celle‑ci n’a pas considéré les tentatives répétées des demandeurs pour obtenir l’aide d’une commission sur la paix et la réconciliation qui avait été mise sur pied pour résoudre les vendettas en Albanie. Cela est particulièrement important à la lumière du droit établi selon lequel la disponibilité de la protection de l’État doit être évaluée au cas par cas (voir Mendoza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 119, [2010] ACF no 132, au paragraphe 33). Cette omission est d’autant plus grave que la preuve documentaire récente traite de l’insuffisance de la protection que l’État albanais et la police accordent aux familles impliquées dans des vendettas. Selon cette preuve documentaire, [traduction] « la police albanaise ne se mêle pas des querelles liées à des vendettas avant qu’un crime ne soit commis ». L’exemple souligné par la Commission étaye cette thèse, soit que la police n’est intervenue qu’après la perpétration du crime. Tout cela soulève des inquiétudes sérieuses quant à la protection de l’État dont peuvent se prévaloir les demandeurs en Albanie avant qu’un préjudice quelconque ne leur soit causé.

[58]      Par conséquent, quoique je reconnaisse que je dois faire déférence envers la Commission à cet égard, je conclus néanmoins que la Commission est parvenue à une conclusion qui n’est pas transparente, justifiable et intelligible compte tenu de la preuve dont elle disposait.

[40]           En fait, alors qu’elle a conclu que la version des événements des demandeurs était crédible de manière générale, la SPR considère déterminante, en ce qui concerne la question de savoir si les demandeurs ont réfuté la présomption de protection de l’État, l’absence de documentation corroborante émanant de la police, même si la preuve documentaire concernant la question de savoir si la police fournit réellement de telles lettres est loin d’être irréfutable. De plus, la lettre aurait servi uniquement à établir l’existence d’une vendetta – que la SPR semble avoir reconnue – et l’isolement consécutif à celle‑ci, et ne traiterait pas du caractère adéquat de la protection de l’État.

[41]           En ce qui concerne la lettre du maire, qui indique que celui‑ci a consulté le chef de police de Sarandë quant à la possibilité de protéger la famille et que la police avait refusé d’intervenir dans la vendetta, la SPR a dit que cette réponse ne changeait en rien sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, car la lettre n’équivalait pas à un élément de preuve clair et convaincant de l’incapacité de l’État à protéger les demandeurs :

La présumée hésitation d’un agent de la police à jouer un rôle pour ce motif, et ce, même s’il était un chef de police, est clairement en contradiction avec le mandat de la police et les renseignements selon lesquels des efforts constants, qui dénotent une progression, sont déployés par le corps policier pour composer avec les vendettas en Albanie.

[42]           La SPR a choisi d’accorder plus de poids à la preuve documentaire qu’à la lettre, ce qu’elle avait le droit de faire. Or, la preuve documentaire concernant le caractère adéquat de la protection de l’État à laquelle la SPR fait référence, qui est analysée ci‑dessus, est limitée et l’analyse de la SPR ne porte pas suffisamment sur le caractère adéquat, car une baisse du nombre de vendettas n’établit pas le caractère adéquat de la protection de l’État. En outre, la SPR ne mentionne pas la RDI, laquelle fait expressément état de l’hésitation de la police à intervenir dans des vendettas et est conforme au contenu de la lettre du maire et du témoignage des demandeurs.

[43]           Le défendeur renvoie à Razburgaj, où la Cour a statué que la décision de ne pas chercher à obtenir la protection de l’État ne constitue pas une preuve claire et convaincante démontrant que les demandeurs ne pouvaient pas se prévaloir de la protection de l’État. Dans cette affaire cependant, les demandeurs n’avaient même pas essayé de solliciter la protection, alors que, en l’espèce, la SPR semble reconnaître que la police a été contactée à trois reprises. De même, dans Krasniqi, une décision qui est aussi invoquée par le défendeur, la Cour a fait remarquer que le demandeur ne s’était jamais adressé à la police pour obtenir sa protection. Elle a statué qu’il était légitime pour la SPR de conclure, compte tenu du contexte, que le demandeur n’avait pas épuisé tous les recours offerts par l’État et d’estimer insuffisante l’explication donnée par le demandeur dans son témoignage, selon laquelle il ne s’était pas présenté à la police parce qu’elle n’aidait en rien à contrer les vendettas (au paragraphe 39). Et, contrairement à Celaj, il ne s’agit pas, en l’espèce, d’un cas où la SPR n’a pas ajouté foi à la preuve relative aux événements, y compris le fait que la protection de la police avait été sollicitée. Bien que la SPR ait affirmé qu’elle trouvait suspect le fait qu’il n’y avait aucune attestation de la police au sujet de l’existence de la vendetta, elle n’a tiré aucune conclusion claire relative à la crédibilité selon laquelle elle ne croyait pas les demandeurs lorsqu’ils disaient qu’ils avaient sollicité la protection de la police ou que la police avait refusé de les aider, même après la fusillade.

[44]           La possibilité d’obtenir la protection de l’État doit être évaluée au cas par cas (Perez Mendoza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 119, à l’alinéa 3) du paragraphe 33; Murati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1324, au paragraphe 39). En l’espèce, compte tenu des circonstances décrites ci‑dessus, la SPR a rendu une décision déraisonnable lorsqu’elle a conclu que la protection de l’État pouvait être obtenue et que les demandeurs n’avaient pas pris toutes les mesures raisonnables pour s’en prévaloir et, en conséquence, qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État.


JUGEMENT

LA COUR STATUE :

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la SPR est annulée et l’affaire est renvoyée pour qu’elle fasse l’objet d’une nouvelle décision.

2.      Aucune question de portée générale n’est certifiée.

3.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3838-14

 

INTITULÉ :

RESMI TAHO, DRITA TAHO, MARSELINA TAHO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 MAI 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 8 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Max Berger

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Catherine Vasilaros

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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