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Date : 20150605


Dossier : IMM-518-14

Référence : 2015 CF 713

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 juin 2015

En présence de madame la juge Mactavish

ENTRE :

GURMAIL SINGH

BALJINDER KAUR

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Gurmail Singh et son épouse, Baljinder Kaur, demandent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la demande de résidence permanente qu’ils avaient présentée depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée. Une agente d’immigration a déterminé que M. Singh était interdit de territoire au Canada pour avoir été membre d’une organisation terroriste, et que Mme Kaur était interdite de territoire à titre d’épouse de quelqu’un qui était lui‑même interdit de territoire. L’agente a en outre déterminé que les facteurs d’ordre humanitaire invoqués par le couple ne l’emportaient pas sur la gravité de l’interdiction de territoire de M. Singh.

[2]               Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la décision rendue par l’agente d’immigration était raisonnable, compte tenu plus particulièrement du fait que les demandeurs ont reconnu que M. Singh était bel et bien interdit de territoire au Canada. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

I.                   Contexte

[3]               M. Singh a reconnu qu’à l’époque où il travaillait à la ferme de son père au Pendjab, il s’était joint à l’All India Sikh Student Federation (fédération indienne des étudiants sikhs – AISSF). M. Singh a aussi reconnu qu’il avait distribué des brochures au nom de l’AISSF, recueilli des dons pour l’organisation et tenté de recruter des membres. M. Singh a participé au moins une fois à une manifestation antigouvernementale organisée par l’AISSF au cours de laquelle il a scandé des slogans contre le gouvernement et brandi des affiches revendiquant la paix et l’égalité pour les sikhs.

[4]               M. Singh affirme qu’il a été arrêté et battu par la police pendant cette manifestation, et que son père a finalement pu le faire libérer en versant un pot‑de‑vin. La police aurait arrêté et détenu M. Singh une deuxième fois, et l’aurait questionné sur sa relation avec un présumé terroriste. Une fois encore, le père de M. Singh a pu faire libérer son fils en versant un pot‑de‑vin.

[5]               La police a par la suite effectué une descente à la maison de M. Singh et arrêté l’épouse de celui‑ci, qui a été gardée en détention pendant deux jours. Après la remise en liberté de Mme Kaur, le père de M. Singh s’est organisé pour qu’elle quitte l’Inde le 24 juillet 1991. M. Singh s’est aussi enfui de l’Inde et est arrivé à Toronto le 7 octobre 1991. Les deux ont présenté des demandes d’asile dans lesquelles ils alléguaient être exposés à un risque en Inde en raison des activités de M. Singh au sein l’AISSF. Bien que la Commission ait retenu que M. Singh avait été à tout le moins impliqué de manière secondaire dans les activités de l’AISSF au Pendjab, elle a rejeté les demandes d’asile au motif que le couple avait une possibilité de refuge intérieur ailleurs en Inde.

[6]               Les demandeurs ont alors présenté une demande de résidence permanente depuis le Canada pour des considérations d’ordre humanitaire, invoquant leur établissement au Canada et l’intérêt supérieur de leur fils né au Canada à l’appui de leur demande. Fait important, dans une lettre de leurs avocats datée du 29 avril 2010, les demandeurs ont reconnu que M. Singh était interdit de territoire au Canada aux termes du paragraphe 34(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR). La lettre indiquait également qu’une demande de dispense ministérielle serait présentée sous le régime du paragraphe 34(2) de la LIPR.

[7]               La disposition pertinente du paragraphe 34(1) est l’alinéa 34(1)f), qui prévoit ce qui suit :

34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b) b1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b1) or (c).

[8]               Probablement parce qu’ils avaient concédé l’interdiction de territoire, les demandeurs n’ont pas présenté d’argument de fond sur ce point dans leurs observations concernant les considérations d’ordre humanitaire; ils ont plutôt insisté sur les facteurs favorables qui, selon eux, penchaient en faveur de la dispense demandée.

[9]               L’agente d’immigration a conclu que la famille avait produit des éléments de preuve restreints à propos de son établissement au Canada et fourni des renseignements insuffisants pour établir que la séparation du fils (qui était alors rendu à 20 ans) et de ses parents entraînerait des difficultés inhabituelles, injustifiées ou excessives. Les demandeurs n’ont pas contesté ces conclusions.

[10]           L’agente a aussi déterminé que M. Singh était interdit de territoire au Canada parce qu’il avait été membre de l’AISSF, et que cette interdiction de territoire était [traduction] « d’une nature grave, qui touchait l’engagement pris par le Canada envers la justice internationale ». L’agente a conclu que les facteurs d’ordre humanitaire ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire de M. Singh.

II.                Analyse

[11]           Les demandeurs ne contestent pas que l’AISSF est une organisation visée à l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, à savoir une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme.

[12]           Les demandeurs ne contestent pas non plus que M. Singh a été membre officiel de l’AISSF, ni qu’il a participé à des activités au nom de l’organisation. Les demandeurs soutiennent toutefois que la conclusion de l’agente d’immigration selon laquelle M. Singh était interdit de territoire au Canada parce qu’il avait été membre de l’AISSF est déraisonnable, l’agente ayant omis de prendre en considération des points pertinents, et plus précisément ceux que la Cour a définis dans la décision B074 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1146, 442 FTR 250.

[13]           Ainsi, les demandeurs affirment que l’agente a commis une erreur en omettant d’évaluer la nature des activités de M. Singh au sein de l’AISSF, la durée de sa participation à l’organisation et le degré de son engagement à l’égard des buts et objectifs de l’organisation. Je ne puis retenir cette observation. Comme je l’expliquerai ci‑dessous, l’agente a fourni des motifs clairs et logiques à l’appui de sa conclusion selon laquelle il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Singh était interdit de territoire au Canada par suite de sa participation à l’AISSF.

[14]           Établir l’interdiction de territoire aux fins de l’alinéa 34(1)f) appelle l’application d’une norme peu exigeante. Comme la Cour suprême du Canada l’a statué dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40, [2005] 2 RCS 100, la norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables [de penser] » exige « davantage qu’un simple soupçon, mais rest[e] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile ». La Cour suprême a ajouté, au paragraphe 114, que la croyance « doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi ».

[15]           Dans ses motifs, l’agente d’immigration a explicitement mentionné la durée de la participation de M. Singh à l’AISSF, notant qu’il s’était joint à l’organisation en 1988 et en était demeuré membre jusqu’à son départ pour le Canada, en 1991. L’agente a aussi examiné expressément la nature des activités de M. Singh au sein de l’organisation. Ce qui semble préoccuper plus particulièrement les demandeurs, c’est l’examen fait par l’agente du troisième facteur défini dans la décision B074, à savoir le degré d’engagement de M. Singh à l’égard des buts et objectifs de l’organisation.

[16]           D’après les demandeurs, l’agente d’immigration n’a pas tenu compte du contexte de la participation de M. Singh à l’AISSF, y compris les raisons qui l’avaient poussé à se joindre à l’organisation. Ils ajoutent que l’agente n’a pas dûment pris en considération le fait que M. Singh n’avait pas participé ni contribué à des activités violentes ou à des actions terroristes, ni n’avait encouragé de telles activités ou actions, mais qu’il s’était plutôt joint à l’organisation pour attirer l’attention de manière non violente sur les problèmes des fermiers locaux et sur l’égalité revendiquée par les sikhs.

[17]           L’agente a expressément noté dans ses motifs qu’aucun élément de preuve ne liait M. Singh à des actes violents ou terroristes commis par l’AISSF. L’agente a néanmoins conclu que la participation de M. Singh à l’organisation avait été [traduction] « active et substantielle », d’après la description que M. Singh avait lui‑même donnée de ses activités.

[18]           En parvenant à sa conclusion, l’agente a noté que M. Singh avait recruté de nouveaux membres pour l’AISSF. Il avait en outre recueilli des dons pour l’organisation, distribué des brochures de l’AISSF et participé à des manifestations de l’AISSF. L’agente a conclu que ces activités [traduction] « avaient servi à promouvoir et à défendre les buts de l’AISSF et les moyens violents qu’elle prenait pour atteindre ses objectifs et propager ses idéologies ». Cette conclusion est totalement raisonnable.

[19]           De plus, contrairement aux observations des avocats des demandeurs, il est évident que M. Singh n’était pas un simple fermier sans instruction, interpellé par des questions locales comme la disponibilité de l’eau pour l’irrigation des cultures. Tant dans son Formulaire de renseignements personnels que lors de l’entrevue avec l’agente d’immigration, M. Singh a maintes fois exprimé des opinions politiques bien ancrées sur des questions concernant l’oppression de la population sikhe du Pendjab par le gouvernement indien – questions au cœur des préoccupations de l’AISSF. Ces questions allaient bien au‑delà des soucis des fermiers sikhs.

[20]           M. Singh a également affirmé bien connaître les affaires du Pendjab et lire la Tribune du Pendjab chaque jour. De plus, il connaissait bien les événements litigieux concernant les sikhs, comme le raid effectué par l’armée indienne contre le Temple d’or d’Amritsar et l’assassinat subséquent d’Indira Ghandi. Lors de l’entrevue avec l’agente d’immigration, M. Singh a aussi dit qu’il savait que l’AISSF voulait créer une patrie sikhe, le Khalistan, même s’il clamait être contre ce but.

[21]           Les demandeurs soutiennent que rien n’établit que l’argent versé par M. Singh pour son adhésion à l’AISSF avait servi à faciliter ou à exécuter une activité terroriste. Ils soulignent que, dans la décision Toronto Coalition to Stop the War c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2010 CF 957, au paragraphe 110, [2012] 1 RCF 413, la Cour a statué qu’une contribution financière versée à des fins humanitaires à une entité terroriste ne signifie pas en soi que le donneur est partie à tout crime terroriste commis par l’organisation.

[22]           Bien que cette affirmation puisse être vraie, rien dans la preuve présentée à l’agente d’immigration ne donnait à penser que M. Singh croyait que ses frais d’adhésion seraient utilisés à des fins humanitaires. Aucun élément de preuve n’indiquait non plus que M. Singh croyait que les dons qu’il recueillait au nom de l’AISSF seraient utilisés à des fins humanitaires. En fait, durant son entrevue avec l’agente d’immigration, M. Singh a clamé qu’il ignorait à quoi servait l’argent qu’il recueillait pour l’AISSF.

[23]           Je ne retiens pas non plus la thèse de M. Singh selon laquelle l’agente d’immigration avait l’obligation de mentionner expressément les rapports antérieurs produits par Citoyenneté et Immigration Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC), selon lesquels les éléments de preuve disponible à l’époque n’étaient pas suffisants pour permettre de conclure que M. Singh était interdit de territoire au Canada aux termes du paragraphe 34(1) de la LIPR.

[24]           Dans son rapport, l’ASFC recommandait fortement d’approfondir l’enquête sur M. Singh à la lumière des activités documentées de l’AISSF. De surcroît, les activités de M. Singh au sein de l’AISSF avaient soulevé d’autres préoccupations au cours d’une entrevue subséquente. Chose plus importante encore, M. Singh a lui‑même reconnu par la suite qu’il était interdit de territoire au Canada parce qu’il avait été membre de l’AISSF. Par conséquent, les demandeurs n’ont pas démontré que l’agente d’immigration avait commis une quelconque erreur à cet égard.

III.             Conclusion

[25]           Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Je conviens avec les parties que la présente affaire repose sur des faits qui lui sont propres et ne soulève pas de question à certifier.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

« Anne L. Mactavish »

Juge

Traduction certifiée conforme

Johanne Brassard, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-518-14

 

INTITULÉ :

GURMAIL SINGH BALJINDER KAUR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 1ER JuIN 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MACTAVISH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 5 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Valerie Kleinman

Christina Guida

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Stephen Jarvis

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Green & Spiegel s.r.l.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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