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Date : 20150219


Dossier : T‑2602‑14

Référence : 2015 CF 214

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 février 2015

En présence de monsieur le juge de Montigny

ACTION RÉELLE EN MATIÈRE D’AMIRAUTÉ

ENTRE :

LF CENTENNIAL PTE. LTD.

demanderesse

et

LA CARGAISON DE VÊTEMENTS ARRIMÉE OU ANTÉRIEUREMENT STOCKÉE DANS LES CONTENEURS TRLU7228664, OOLU9737594, CBHU6004670, MAGU4866981, TCNU4143181, HLBU1197840, KKFU9115230, HJCU1978380, GESU6244729, CBHU9118887, BMOU5252814, HJCU1327813, OOLU9655325, TCNU6627499, OOLU9686250, OOLU7748630, OOLU7535716, HLXU6327409, YMLU8505728, OOLU9742899, DRYU9110790, SEGU4579179, HLXU8254929, HLXU6085666, CLHU8811990, HLXU6575529, APZU4504729, BEAU2096763, HJCU1451779 ET TCNU9721739

ET

SES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LA CARGAISON DE VÊTEMENTS ARRIMÉE DANS LES CONTENEURS TRLU7228664, OOLU9737594, CBHU6004670, MAGU4866981, TCNU4143181, HLBU1197840, KKFU9115230, HJCU1978380, GESU6244729, CBHU9118887, BMOU5252814, HJCU1327813, OOLU9655325, TCNU6627499, OOLU9686250, OOLU7748630, OOLU7535716, HLXU6327409, YMLU8505728, OOLU9742899, DRYU9110790, SEGU4579179, HLXU8254929, HLXU6085666, CLHU8811990, HLXU6575529, APZU4504729, BEAU2096763, HJCU1451779 ET TCNU9721739

défendeurs

et

MEXX CANADA COMPANY ET

RICHTER GROUPE CONSEIL INC.

intervenantes

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie de l’appel de l’ordonnance par laquelle le protonotaire Morneau a accueilli en partie, le 3 février 2015, la requête présentée par les intervenantes en vue d’obtenir la suspension de la procédure que la demanderesse a engagée devant la Cour le 23 décembre 2014. L’appel soulève des enjeux complexes en ce qui concerne l’interaction entre le droit de la faillite et le droit maritime de même que la relation entre la compétence de la Cour en matière d’amirauté et celle des cours supérieures des provinces en matière de faillite et d’insolvabilité.

[2]               Après un examen attentif des arguments écrits et des plaidoiries des avocats de la demanderesse et des intervenantes, je conclus que la décision du protonotaire doit être confirmée.

I.                   Les faits

[3]               LF Centennial PTE Ltd. (LF Centennial) est une société de Singapour agissant comme commissionnaire d’achat pour le compte de détaillants de vêtements. Mexx Canada Company (Mexx), un détaillant de vêtements, achetait une part importante de ses marchandises par l’entremise de LF Centennial. Richter Groupe Conseil Inc. (Richter) a été nommé syndic dans le dossier d’insolvabilité de Mexx.

[4]               Le 3 décembre 2014, Mexx a déposé un avis d’intention de faire une proposition (l’avis d’intention) auprès du séquestre officiel conformément au paragraphe 50.4(6) de la Loi sur la faillite et l’insolvabilité, LRC 1985, c B‑3 (la Loi), puis, pour donner suite à cet avis elle a engagé une procédure de réorganisation devant la Cour supérieure du Québec (Chambre commerciale) (la Cour supérieure). Elle a pu, de cette façon, se prévaloir des dispositions de l’article 69 de la Loi, qui prévoit la suspension des procédures en cas de dépôt d’un avis d’intention.

[5]               Le 16 décembre 2014, Mexx a déposé une requête en prorogation du délai prévu pour le dépôt d’une proposition. En outre, elle a déposé à la Cour supérieure une requête en vue d’être autorisée à conclure un accord de liquidation de ses stocks, ses accessoires fixes, son mobilier et son matériel. Mexx et Richter s’entendaient pour dire que c’était là le meilleur moyen de faire en sorte que le produit de la liquidation serve à financer une proposition prévoyant la remise de certaines sommes aux créanciers non garantis de Mexx. Le 18 décembre 2014, le juge Louis Gouin, de la Cour supérieure, a fait droit aux deux requêtes.

[6]               Le 23 décembre 2014, la demanderesse a obtenu de la Cour la délivrance d’un mandat de saisie d’une cargaison de plus de 155 000 pièces de vêtements que Mexx avait achetés à des fournisseurs situés en Europe, en Chine, au Bangladesh et en Inde. Pour fonder sa demande, la demanderesse avait invoqué sa qualité de titulaire d’un privilège de vendeur impayé sur la cargaison, et elle prétendait exercer son droit de procéder à l’arrêt des marchandises en cours de route. Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir si les vêtements avaient été livrés à Mexx ou s’ils étaient toujours en la possession du transporteur ou du mandataire de ce dernier au moment de la délivrance du mandat. En revanche, ce qui n’est pas contesté, c’est que la demanderesse n’a pas obtenu l’autorisation de la Cour supérieure avant d’intenter la présente action devant la Cour.

[7]               Le 5 janvier 2015, Mexx et LF Centennial ont convenu d’une garantie en vue de la mainlevée de la cargaison saisie (la convention d’entiercement). En vertu de l’entente, Mexx était autorisée à expédier les vêtements dans ses magasins et à les vendre, en échange de quoi elle acceptait de déposer entre les mains d’un tiers le produit de la vente des vêtements – moins certains montants déterminés – jusqu’à concurrence de 1 100 000 $. Les parties ont également convenu que le produit net servirait de cautionnement dans le cadre de l’instance devant la Cour fédérale, le tout sous réserve des droits respectifs des parties. Mexx a consenti à cet arrangement en précisant qu’elle ne reconnaissait pas pour autant la compétence de la Cour fédérale sur l’affaire ni le droit de LF Centennial de saisir les vêtements.

[8]               Le 6 janvier 2015, Mexx et LF Centennial ont comparu devant la Cour supérieure du Québec et l’ont informée des saisies et de l’accord visant la mainlevée de la saisie des conteneurs. La Cour supérieure a donc rendu, sur consentement des parties, une ordonnance de sauvegarde et, ce même 6 janvier, LF Centennial a accordé la mainlevée de la saisie sur la totalité des marchandises.

[9]               Mexx et Richter ont alors tenté d’obtenir l’annulation des saisies et la radiation de la demande en raison de la procédure d’insolvabilité dont la Cour supérieure du Québec est saisie. En outre, les intervenantes soutenaient que la Cour fédérale n’avait pas compétence, et demandait le rejet de l’action de la demanderesse au motif qu’elle constituait un abus de procédure au sens de l’alinéa 221(1)f) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles). Dans une ordonnance datée du 3 février 2015, le protonotaire Morneau a accordé, en partie, aux intervenantes la réparation demandée.

II.                La décision contestée

[10]           Le protonotaire a conclu que Mexx avait raison de dire que la demanderesse savait, à l’époque où elle a engagé la procédure devant la Cour fédérale, que Mexx était la propriétaire des vêtements et que, compte tenu des dispositions de l’article 69.4 de la Loi, la demanderesse ne pouvait engager cette procédure sans d’abord demander l’autorisation de la Cour supérieure, ce qu’elle n’a pas fait. Dans son analyse, le protonotaire a jugé qu’il était crucial de tenir compte du moment où l’instance en matière d’insolvabilité a été introduite et du moment où les saisies ont été demandées, et c’est sur cette base qu’il a établi une distinction entre l’espèce et l’arrêt de la Cour suprême Holt Cargo Systems Inc c ABC Containerline NV (Syndics de), [2001] 3 RCS 907 [Holt]. Dans cette affaire, le navire visé par l’action in rem intentée par les créanciers garantis avait déjà été saisi et vendu lorsque le tribunal de faillite canadien est intervenu. De plus, selon le protonotaire, les droits de LF Centennial à titre de créancier garanti n’étaient pas encore clairement définis au moment des saisies, ce qui constituait une autre différence d’avec Holt.

[11]           Le protonotaire a également conclu que la demanderesse et ses avocats connaissaient ou auraient dû connaître l’existence de l’avis d’intention et qu’ils avaient omis de révéler qu’une procédure de réorganisation suivait son cours devant la Cour supérieure du Québec lorsqu’ils ont demandé la saisie des vêtements.

[12]           En conséquence, le protonotaire a accordé à la Cour supérieure l’aide demandée par les intervenantes en ces termes :

[traduction]
(i) ORDONNE à la demanderesse de respecter la suspension de l’instance et les ordonnances de prorogation et de mise en liquidation;

(ii) ORDONNE la suspension de la présente action;

(iii) ORDONNE la mainlevée de la saisie;

(iv) LIBÈRE Mexx de ses obligations au titre de la convention d’entiercement et DÉCLARE ladite convention résiliée et sans effet à compter de la date de la présente ordonnance;

(v) DÉCLARE que Mexx peut retirer le produit net des ventes entiercé conformément à la convention d’entiercement.

[13]           Dans des remarques incidentes, le protonotaire a ajouté que s’il n’avait pas accordé les mesures de réparation susmentionnées, il aurait sérieusement envisagé de radier la déclaration déposée par LF Centennial devant la Cour et de casser en conséquence le mandat de saisie. De l’avis du protonotaire, « un poids certain » devait être donné aux observations de Mexx selon lesquelles la réclamation de la demanderesse ne découle pas d’une convention relative au transport de marchandises ou à l’usage ou au louage d’un navire, puisque tous les contrats intervenus entre Mexx et les fournisseurs de vêtements visaient uniquement la vente de ces marchandises et n’avaient rien à voir avec le transport des vêtements. Par ailleurs, Mexx n’était ni la propriétaire, ni l’affréteuse, ni l’exploitante d’un navire ou autre moyen de transport servant à transporter des vêtements. Par conséquent, le différend opposant la demanderesse à Mexx était d’une nature strictement commerciale et n’avait aucun lien avec le transport et le droit maritimes. Il s’ensuit que la Cour n’aurait pas compétence pour statuer sur le droit d’arrêt en cours de route invoqué par la demanderesse, car ce droit, en l’espèce, n’a aucun lien avec le droit maritime tel qu’on l’entend à l’article 22 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7.

III.             Les questions en litige

[14]           Dans le présent appel, la Cour doit trancher les questions suivantes :

A.                Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du protonotaire?

B.                 Le protonotaire a‑t‑il commis une erreur en ordonnant la suspension de la procédure engagée par la demanderesse et la résiliation de sa garantie au motif qu’elle a omis de demander l’autorisation requise par l’article 69.4 de la Loi avant d’exercer un droit d’arrêt en cours de route?

C.                 La Cour fédérale a‑t‑elle compétence sur l’affaire?

IV.             Analyse

A.                 Quelle est la norme de contrôle applicable à la décision du protonotaire?

[15]           Il est bien établi en droit que le juge siégeant en appel ne peut modifier l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire, sauf dans les cas suivants :

a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal;

b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

Merck & Co c Apotex Inc, 2003 CAF 488 au paragraphe 19; ZI Pompey Industrie c ECU‑Line NV, 2003 CSC 27 au paragraphe 18.

[16]           Aucune des parties ne conteste que l’ordonnance discrétionnaire rendue par le protonotaire a une influence déterminante sur l’issue du principal, en ce sens que si la mainlevée des saisies et la résiliation de la convention d’entiercement avaient lieu, l’action réelle sous‑jacente deviendrait théorique ou du moins, la possibilité d’obtenir l’exécution du jugement rendu dans le cadre de cette action serait considérablement réduite.

[17]           Pour ce seul motif, et indépendamment toute erreur de fait ou de droit que le protonotaire pourrait avoir commise quant au critère à appliquer à la requête en radiation ou en suspension de l’instance, la Cour doit procéder à un examen de novo.

B.                 Le protonotaire a‑t‑il commis une erreur en ordonnant la suspension de la procédure engagée par la demanderesse et la résiliation de sa garantie au motif qu’elle a omis de demander l’autorisation requise par l’article 69.4 de la Loi avant d’exercer un droit d’arrêt en cours de route?

[18]           L’avocat de la demanderesse soutient que le protonotaire a commis une erreur en ordonnant la mainlevée de la saisie et la résiliation de la convention d’entiercement sans appliquer le critère qui entre en jeu lors de l’examen d’une requête visant la radiation d’une déclaration. Comme Mexx fait actuellement l’objet d’une procédure d’insolvabilité, l’ordonnance du protonotaire aura pour effet de rendre théorique l’action réelle de la demanderesse car, selon l’avocat de cette dernière, le jugement qui pourrait être rendu quant au droit de procéder à l’arrêt des marchandises en cours de route sera sans effet. L’avocat ajoute que, peu importe le contexte, un défendeur doit toujours demander la radiation de la déclaration pour pouvoir obtenir l’annulation d’un mandat de saisie, car celui‑ci est accessoire à celle‑là. Par conséquent, la déclaration de la demanderesse ne pouvait être radiée que si, tenant les faits pour avérer, il était évident et manifeste que sa procédure ne révélait aucune cause d’action valable, comme le prévoit l’alinéa 221(1)a) des Règles des Cours fédérales.

[19]           Avec égards, je suis d’avis que cet argument est sans fondement. Dans l’avis de requête qu’elles ont déposé, les intervenantes demandent la suspension des procédures devant la Cour fédérale en vertu de l’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales et du paragraphe 188(2) de la Loi. Il s’agit d’un recours distinct que les intervenantes exercent subsidiairement à la requête en radiation de l’action de la demanderesse pour défaut de compétence, requête qu’elles ont présentée sous le régime des articles 208 et 221 des Règles parce que l’action ne révèle aucune cause d’action valable au sens de l’alinéa 221(1)a) des Règles, ou parce qu’elle constitue un abus de procédure au sens de l’alinéa 221(1)f) des Règles. S’agissant de la requête en suspension des procédures devant la Cour fédérale présentée en vertu du paragraphe 188(2) de la Loi, le protonotaire n’était pas tenu d’appliquer le critère normalement employé pour statuer sur une requête en radiation; ces deux requêtes ne sont pas assujetties aux mêmes critères et règles.

[20]           Le paragraphe 188(2) de la Loi établit une norme impérative. Il enjoint à tous les tribunaux et à leurs officiers de prêter assistance à la Cour supérieure – ce qui, en l’occurrence, consiste à veiller au respect du processus qu’elle a mis en place dans le cadre de l’instance relative à l’insolvabilité de Mexx. Ce paragraphe est formulé comme suit :

Tous les tribunaux, ainsi que les fonctionnaires de ces tribunaux, doivent s’entraider et se faire les auxiliaires les uns des autres en toutes matières de faillite; une ordonnance d’un tribunal demandant de l’aide, accompagnée d’une requête à un autre tribunal, est censée suffisante pour permettre au dernier tribunal d’exercer, en ce qui concerne les affaires prescrites par l’ordonnance, la juridiction que le tribunal qui a présenté la requête ou le tribunal à qui la requête a été présentée, pourrait exercer relativement à des affaires semblables dans sa juridiction.

All courts and the officers of all courts shall severally act in aid of and be auxiliary to each other in all matters of bankruptcy, and an order of one court seeking aid, with a request to another court, shall be deemed sufficient to enable the latter court to exercise, in regard to the matters directed by the order, such jurisdiction as either the court that made the request or the court to which the request is made could exercise in regard to similar matters within its jurisdiction.

[21]           La marche à suivre n’était donc pas laissée à la discrétion du protonotaire; ce dernier était tenu d’apporter son concours à la Cour supérieure et de veiller au respect de la suspension de l’instance. Or, à l’instar des intervenantes, j’estime que la seule façon que le protonotaire avait d’aider la Cour supérieure consistait à suspendre la procédure devant la Cour fédérale et à annuler la garantie.

[22]           Vu les dispositions de l’article 69 de la Loi, la demanderesse n’avait pas le droit d’engager une procédure devant la Cour fédérale sans y avoir été autorisée au préalable par la Cour supérieure en vertu de l’article 69.4. En l’espèce, outre le fait qu’elle n’a pas obtenu l’autorisation de la Cour supérieure, la demanderesse n’a pas révélé qu’une instance en réorganisation était en cours devant cette cour. Si le créancier n’obtient pas l’autorisation prévue à l’article 69.4 de la Loi, la procédure engagée sera sans effet et ne lui conférera aucun droit : Textiles Tri‑Star Ltée c Dominion Novelty Inc (1993), 22 CBR (3d) 213 (QCCS).

[23]           L’avocat de la demanderesse fait valoir que la suspension des procédures prévue à l’article 69 ne s’applique pas aux actions réelles et ne dépouille pas la Cour de sa compétence en matière d’amirauté. Tout au plus la Cour devait‑elle [traduction] « tenir dûment compte » de ces procédures, et le protonotaire a commis une erreur en établissant une distinction entre la situation présente et celle visée par l’arrêt Holt de la Cour suprême au motif que dans cette dernière affaire, les procédures de faillite avaient été engagées alors que le navire avait déjà été saisi et que son évaluation et sa vente avaient été ordonnées par la Cour.

[24]           La première distinction qu’il y a entre les faits de l’affaire Holt et ceux de l’espèce, et aussi la plus évidente, est celle que signale le protonotaire, à savoir le moment où les procédures de faillite ont été engagées. Comme le fait remarquer le protonotaire, dans l’affaire Holt, l’action in rem intentée devant la Cour fédérale suivait déjà son cours; non seulement la saisie du navire remontait‑elle à six semaines lorsque les syndics de faillite ont demandé l’ajournement des procédures in rem, mais la Cour fédérale a ordonné l’évaluation et la vente du navire une semaine après l’obtention par les syndics d’une ordonnance de la Cour supérieure du Québec reconnaissant et déclarant exécutoire au Québec une ordonnance de faillite délivrée en Belgique. Dans cet arrêt, la Cour ne traite pas de l’article 69 ni du paragraphe 188(2) de la Loi et n’y fait même pas allusion, pour la simple et bonne raison qu’il était trop tard pour les mettre en application.

[25]           Il existe, cependant, une autre raison, plus fondamentale, de faire une distinction entre les faits de l’affaire Holt et ceux de la présente espèce. Dans l’affaire Holt, la Cour était saisie d’une procédure de faillite dont l’objet est de faciliter la distribution des avoirs du débiteur entre ses créanciers d’une manière qui soit juste envers les parties intéressées. Pour que le processus puisse se dérouler de manière ordonnée et équitable, le paragraphe 69.3(1) de la Loi impose la suspension des procédures contre le débiteur et ses biens. Toutefois, cette suspension ne s’applique pas aux créanciers garantis : le paragraphe 69.3(2) prévoit en effet que « la faillite d’un débiteur n’a pas pour effet d’empêcher un créancier garanti de réaliser sa garantie ou de faire toutes autres opérations à son égard tout comme il aurait pu le faire en l’absence du présent article ».

[26]           La procédure en matière d’insolvabilité s’inscrit dans un contexte fort différent, puisqu’elle vise à accorder un répit à la société débitrice afin qu’elle puisse se réorganiser et se refinancer. Dès qu’un avis d’intention est déposé conformément au paragraphe 50.4(1) de la Loi, les procédures sont suspendues par effet des alinéas 69(1)a) et b), et cette mesure lie tous les créanciers, y compris ceux dont la créance est garantie. En fait, suivant les alinéas 69(1)c) et d), la suspension est même opposable à Sa Majesté du chef du Canada et à Sa Majesté du chef d’une province. Ainsi, tout créancier, garanti ou non, qui souhaite intenter une action ou faire valoir un droit contre une personne insolvable ou ses biens doit, conformément à l’article 69.4, obtenir de la Cour une autorisation à cet effet, laquelle n’est accordée que dans des circonstances exceptionnelles. Étant donné la large portée de cette disposition et le caractère obligatoire du paragraphe 188(2) de la Loi, je ne vois pas ce qui aurait pu inciter le protonotaire à ne pas y donner effet. Si la demanderesse avait pu poursuivre son action réelle devant la Cour sans l’autorisation de la Cour supérieure, elle aurait été injustement avantagée par rapport aux autres créanciers et même par rapport à la Couronne, alors que le libellé de l’article 69, considéré dans son ensemble, ne permet pas une telle interprétation.

[27]           Même si on devait admettre que le protonotaire jouissait d’une certaine latitude quant à la façon de venir en aide à la Cour supérieure aux termes du paragraphe 188(2) de la Loi, je conviens avec l’avocat des intervenantes que, dans les circonstances, la mesure indiquée consistait à ordonner la suspension des procédures devant la Cour fédérale. Comme l’a expliqué le juge Hugessen dans la décision Always Travel Inc c Air Canada, 2003 CFPI 707, la « coopération respectueuse » que la Cour accorde en ce qui a trait aux jugements de la cour supérieure d’une province exigera « tout naturellement » de la Cour qu’elle prête son concours « dans pratiquement tous les cas » où une cour provinciale rendra une ordonnance et réclamera son aide. Dans cette affaire, le juge Hugessen devait tenir compte d’une ordonnance rendue par la Cour supérieure de l’Ontario aux termes de la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, LRC 1985, c C‑36, mais le principe vaut pour les ordonnances rendues par la Cour supérieure du Québec sous le régime de la Loi. En fait, les raisons données par le juge Hugessen sont plus impérieuses encore lorsque la procédure en matière d’insolvabilité est régie par la Loi, car suivant celle‑ci, contrairement à la Loi sur les arrangements avec les créanciers des compagnies, la suspension des procédures lie tous les créanciers de la personne insolvable, y compris les créanciers garantis.

[28]           Le juge Hugessen a bien laissé subsister la possibilité pour la Cour de refuser de prononcer la suspension des procédures censée venir appuyer l’ordonnance de la cour supérieure d’une province dans les cas où il est établi que, pour une raison quelconque, cette suspension ne devrait pas être accordée. Cela dit, le fardeau de faire cette démonstration incombera toujours à la personne qui cherche à éviter que notre Cour veille à ne pas entraver l’ordonnance de la cour supérieure. Dans l’affaire qui nous occupe, la demanderesse n’a présenté aucun élément de preuve utile à cet égard lors de l’audience devant le protonotaire Morneau; en fait, le seul élément de preuve pertinent, soit l’affidavit de M. Andrew Adessky, comptable agréé et syndic de faillite travaillant pour Richter, a été déposé par les intervenantes. Puisqu’aucune circonstance particulière établissant le caractère injustifié de la suspension de l’instance n’a été portée à l’attention du protonotaire, ce dernier avait toutes les raisons d’accorder la suspension et d’ordonner la mainlevée de la saisie de la cargaison et la résiliation de la garantie, de façon à assurer la bonne conduite du processus de réorganisation amorcé en Cour supérieure du Québec.

[29]           Ces motifs suffiraient, à eux seuls, à statuer sur l’affaire, mais il se trouve que le protonotaire a également formulé quelques remarques incidentes concernant la compétence de la Cour, et je me propose d’en traiter brièvement.

C.                 La Cour fédérale a‑t‑elle compétence sur l’affaire?

[30]           LF Centennial soutient que le fondement de son recours visant l’arrêt en cours de route des marchandises couvertes par des connaissements multimodaux est du ressort de la Cour fédérale, en vertu de l’alinéa 22(2)i) de la Loi sur les Cours fédérales. La demanderesse soutient que selon le libellé de l’alinéa 22(2)i), qu’elle dit être plus général que celui de l’alinéa 22(2)f), il n’est pas nécessaire que le demandeur soit partie à la convention relative au transport des marchandises, dans la mesure où sa demande concerne le transport de marchandises.

[31]           Je reconnais que l’alinéa 22(2)i) doit recevoir une interprétation téléologique, mais sa portée ne peut être élargie à l’infini. Les prétentions de la demanderesse ne sont pas fondées sur une convention relative au transport de marchandises à bord d’un navire ou à l’usage ou au louage d’un navire; elles découlent exclusivement de contrats de vente. Le seul contrat intervenu entre la demanderesse et Mexx était une entente de commission d’achat. Les seuls contrats intervenus entre Mexx et les fournisseurs de vêtements visaient exclusivement la vente des marchandises. Je ne vois pas quel lien, même ténu, peut être établi entre ces contrats et le transport de vêtements. Et de fait, selon l’article 5.2 de l’entente de commission d’achat, les frais [traduction] « d’assurance, d’expédition, de transit, de manutention et les autres frais accessoires engagés à l’égard des cargaisons » par Mexx ou ses sociétés affiliées sont exclus du champ d’application de l’entente.

[32]           Mexx n’était ni la propriétaire, ni l’affréteuse, ni l’exploitante d’un navire ou autre moyen de transport utilisé pour transporter des vêtements. Mexx confiait à un transitaire le soin d’organiser avec les transporteurs communs le transport des marchandises de leurs points FOB/FAS jusqu’à Montréal. À défaut de preuve contraire, l’alinéa 22(2)i) est nettement insuffisant pour que la déclaration de la demanderesse soit du ressort de la Cour. Accepter de se saisir de cette demande reviendrait, pour la Cour, à élargir de manière inacceptable, injustifiée et inconstitutionnelle sa compétence en matière maritime et d’amirauté.

[33]           Évidemment, je reconnais que l’énumération du paragraphe 22(2) n’est pas exhaustive et que le paragraphe 22(1) pourrait rendre possibles d’autres recours relevant de la compétence générale qu’il confère à la Cour en matière maritime. Je reconnais également que le droit d’amirauté anglais, dans l’état où il était en 1934, fait partie du droit canadien en tant que droit « dont l’application relevait de la Cour de l’Échiquier du Canada, en sa qualité de juridiction de l’Amirauté, aux termes de la Loi sur l’Amirauté […] ou de toute autre loi » (voir la définition de « droit maritime canadien », à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales) : ITO‑Int’l Terminal Operators Ltd c Miida Electronics Inc, [1986] 1 RCS 752 [ITO‑Int’l Terminal Operators]. Cela dit, cela ne permet aucunement d’établir que la réclamation de la demanderesse relève du droit maritime. Une fois de plus, le différend qui oppose LF Centennial à Mexx a pour origine de simples contrats commerciaux de vente dénués de toute dimension maritime. Le simple fait qu’une partie du transport des vêtements vers le Canada ait été effectué par navire ne suffit pas à établir un lien entre le différend et le transport par voie maritime. La notion de droit maritime ne doit pas être élargie au point d’empiéter sur les domaines qui relèvent de la compétence exclusive des provinces : ITO‑Int’l Terminal Operators aux pages 774 à 776; 9171‑7702 Québec Inc c Canada, 2013 CF 832 aux paragraphes 24 et ss.

[34]           L’avocat de la demanderesse a tenté de démontrer l’existence d’un lien intégral entre la réclamation et le droit maritime en invoquant divers facteurs, dont plusieurs ne trouvent pas appui dans la preuve. Notamment, la demanderesse invoque le fait que chacune des saisies visait une cargaison transportée par voie maritime. Comme je l’ai déjà indiqué, cela ne suffit pas à relier la réclamation au droit maritime, d’autant plus que la plupart des vêtements étaient déjà en entrepôt, loin de tout port et livrés à Mexx lors de la saisie. Il ressort clairement de la preuve que les vêtements, pour l’essentiel, n’étaient plus en possession de transporteurs maritimes (ni, du reste, d’autres transporteurs de la chaîne de transport multimodale) et qu’ils n’étaient pas non plus en transit au moment de leur saisie.

[35]           Enfin, l’avocat de la demanderesse soutient que l’arrêt de marchandises en cours de route est un recours reconnu en droit maritime. Cela ne fait aucun doute, mais cela importe peu en l’espèce. Tout d’abord, la demanderesse ne disposait d’aucun droit de cette nature, étant donné que le transport des vêtements avait apparemment pris fin. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, la preuve montre que lorsque le mandat de saisie a été délivré, la plupart des vêtements avaient été livrés à Mexx à Montréal, à son centre de distribution ou à d’autres entrepôts. De plus, si, comme elle le prétend, la demanderesse est la cessionnaire d’une entente pouvant faire naître un droit d’arrêt en cours de route, elle n’a pas porté cette cession à la connaissance de Mexx avant que celle‑ci apprenne, le 24 décembre 2014, que les vêtements avaient été saisis, comme elle aurait dû le faire en vertu de l’article 1641 du Code civil du Québec.

[36]           Mais surtout, pour que la Cour ait compétence, les prétentions sur lesquelles la demanderesse fonde sa demande de jugement en matière réelle doivent avoir un lien avec la marine marchande et la navigation. Autrement dit, la compétence d’une cour n’est pas établie par la simple existence d’un recours. Le recours est l’accessoire, et non le principal. En l’absence de toute preuve contraire, tous les droits que peut revendiquer la demanderesse en sa qualité de vendeur impayé relèvent de « la propriété et des droits civils » et elle aurait donc dû les faire valoir devant la Cour supérieure. Or, puisque la demanderesse n’a pas cru bon de présenter des éléments de preuve reliant sa réclamation à un contrat de transport de marchandises ou faisant état de quelque autre aspect significatif qui aurait donné à cette réclamation une dimension maritime, je ne puis conclure que sa réclamation est entièrement liée aux affaires maritimes.

[37]           Ainsi, je conclus que le protonotaire a vu juste en concluant que la Cour n’avait pas compétence sur l’affaire. Cependant, je n’ai pas à radier l’action, puisqu’elle a été suspendue par ordonnance du protonotaire.

V.                Conclusion

[38]           En conséquence, l’appel est rejeté et les dépens sont adjugés aux intervenantes. Comme la demanderesse n’a pas exposé de manière complète et sincère l’ensemble des faits pertinents lorsqu’elle a demandé la délivrance d’un mandat de saisie des vêtements, les dépens seront taxés selon la colonne IV du tarif B. L’affidavit fourni à l’appui de la demande de mandat, souscrit par l’administrateur de la demanderesse, respectait peut‑être les exigences de forme minimales prescrites par les Règles, mais cela ne libérait pas pour autant ce dernier de son obligation de révéler l’existence de l’avis d’intention, de la suspension des procédures, et des ordonnances de prorogation et de mise en liquidation. La demanderesse et ses avocats savaient ou auraient dû savoir qu’une instance en matière d’insolvabilité se déroulait en Cour supérieure du Québec et ils étaient tenus de faire preuve de transparence. Ils n’avaient aucun droit absolu à la délivrance d’un mandat et ils se devaient de divulguer tous les faits pour permettre à l’officier de justice désigné d’exercer son pouvoir discrétionnaire.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que le présent appel soit rejeté et que les dépens soient adjugés aux intervenantes et soient taxés conformément à la colonne IV du tarif B.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑2602‑14

 

INTITULÉ :

LF CENTENNIAL PTE. LTD. c LA CARGAISON DE VÊTEMENTS ARRIMÉE OU ANTÉRIEUREMENT STOCKÉE DANS LES CONTENEURS TRLU7228664 ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QuÉbec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 FÉVRIER 2015

 

ordonnance et motifs :

le juge DE MONTIGNY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 FÉVRIER 2015

 

COMPARUTIONS :

Peter Pamel

Daniel Grodinsky

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

George Pollack

 

pour les intervenantes

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Borden Ladner Gervais

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Davies Ward Phillips & Vineberg S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Avocats

Montréal (Québec)

 

pour les intervenantes

 

 

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