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Date : 20150501


Dossier : T-1785-13

Référence : 2015 CF 571

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

DHEERAJ KUMAR MITAL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SANTÉ

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.                   Introduction

[1]               Depuis de nombreuses années déjà, Santé Canada, par l’intermédiaire de sa Division générale de la santé des Premières nations et des Inuits (DGSPNI), exploite le Programme des services de santé non assurés (le Programme), qui met à la disposition des membres admissibles des Premières Nations et des communautés inuites partout au Canada une gamme limitée de biens et de services nécessaires en matière de santé qui ne seraient pas fournis par les régimes privés d’assurance, les régimes de santé et services sociaux des provinces et des territoires ou les autres programmes subventionnés par l’État. Les soins dentaires font partie de ces services.

[2]               Le volet du Programme qui porte sur les soins dentaires permet aux bénéficiaires admissibles de recevoir certains services dentaires sans frais, dans la mesure où les services sont dispensés par des dentistes inscrits comme « fournisseurs de soins dentaires » en vertu des modalités et conditions du Programme. Lorsqu’il s’inscrit, chaque fournisseur de soins dentaires reçoit un numéro de fournisseur de services qui lui permet de facturer directement au Programme les services qui satisfont aux exigences du Programme et d’en obtenir directement le paiement de celui-ci. On remet également aux nouveaux fournisseurs de soins dentaires la Trousse de soumission des demandes de paiement pour soins dentaires et le Guide concernant les prestations dentaires, dans lesquels sont énoncées les modalités et les conditions du Programme et qui contiennent des renseignements sur les rôles et les responsabilités des fournisseurs de soins dentaires, sur la présentation et le traitement des demandes de paiement, sur la résiliation de l’inscription, sur les vérifications et sur les politiques en matière de soins dentaires.

[3]               Le processus de facturation et de paiement est géré par une entreprise privée pour le compte de Santé Canada. Jusqu’au 30 novembre 2009, ces fonctions étaient exercées par la First Canadian Health Management Corporation. Express Scripts Canada a pris le relais de la First Canadian Health Management Corporation le 1er décembre 2009 (les responsables de la facturation et des paiements dans le cadre du Programme). En plus de la responsabilité du traitement de la facturation et des demandes de paiement, les attributions d’Express Scripts Canada regroupent également la vérification, les recouvrements et les contrôles administratifs ainsi que le traitement des demandes d’inscription des fournisseurs, après leur approbation par les autorités compétentes de la Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits (DGSPNI) de Santé Canada.

[4]               Le demandeur est un dentiste qui exerce dans les environs de la ville de Winnipeg. Jusqu’en décembre 2008, il était inscrit comme fournisseur de soins dentaires. À un moment donné en 2006, la Direction générale de la santé des Premières nations et des Inuits de Santé Canada pour la région du Manitoba (la section du Manitoba de la DGSPNI) a commencé à soupçonner que le demandeur procédait à des restaurations dentaires superflues et qu’il facturait au Programme du travail qui n’avait pas été effectué. Conformément aux modalités et conditions du Programme, First Canadian Health Management Corporation a réalisé une vérification sur place des demandes de paiement que le demandeur avait soumises au Programme pour la période allant du 13 novembre 2004 au 12 novembre 2006. Le rapport final de vérification, qui est daté du 30 juillet 2007, avait relevé des demandes infondées, dont la valeur totale se chiffrait à 30 768,15 $.

[5]               Le 27 mars 2008, dans le sillage du contrôle sur place, la section du Manitoba de la DGSPNI a porté plainte à l’Association dentaire du Manitoba (ADM) et lui a demandé de faire enquête au sujet des pratiques de facturation du demandeur.

[6]               Le 2 décembre 2008, l’inscription du demandeur à titre de fournisseur de soins dentaires a été résiliée, avec prise d’effet le 19 décembre 2008, sur la foi d’inquiétudes persistantes découlant de l’examen des pratiques de facturation du demandeur depuis la vérification sur place. Le demandeur a fait part de ses préoccupations à l’égard de cette décision, mais il n’a pas cherché à en obtenir le contrôle judiciaire.

[7]               La résiliation de son inscription à titre de fournisseur de soins dentaires a fait en sorte que le nom du demandeur a été placé sur une liste des [traduction] « noms à ne pas inscrire ».

[8]               Le ou vers le 12 mars 2011, le demandeur a plaidé coupable, devant un comité d’enquête composé de trois membres et établi en application de la Loi sur l’Association dentaire du Manitoba, de deux des trois chefs d’accusation auxquels il faisait face à la suite de la plainte déposée à l’ADM par la section du Manitoba de la DGSPNI. Ces deux chefs portaient sur la période allant du 1er avril 2005 au 31 décembre 2007. Le comité d’enquête était convaincu que la faute professionnelle du demandeur [traduction« était grave et qu’elle constituait une entorse importante aux normes de pratique de la profession, autant en ce qui concerne ses méthodes de facturation des restaurations de surfaces qu’en ce qui a trait à l’ouverture et à la tenue de dossiers de patients adéquats et détaillés afin de justifier comme il se doit ses factures à la DGSPNI pour des services dentaires dispensés à une population de patients en particulier ».

[9]               Par conséquent, le comité d’enquête a ordonné que le demandeur :

  1. Soit suspendu de l’exercice de la dentisterie pendant une période de deux semaines;
  2. Verse sur-le-champ la somme de 4 287 $ à Santé Canada;
  3. Fasse l’objet d’au moins deux vérifications par année au cours des deux années suivantes;
  4. Paie à l’ADM la somme de 34 000,00 $ à titre de contribution aux frais qu’elle avait engagés dans le cadre de l’enquête, de la poursuite et de l’audition de l’affaire.

[10]           Quelques jours plus tard, le demandeur, par l’entremise de son avocat de l’époque, a demandé à être inscrit de nouveau à titre de fournisseur de soins dentaires dans le cadre du Programme. Le 30 mars 2011, la section du Manitoba de la DGSPNI a rejeté sa demande, et elle a communiqué ses motifs au demandeur le 18 mai 2011. Selon ces motifs, les antécédents du demandeur en matière de facturation avaient créé un risque financier pour le Programme et, de toute façon, aucun autre fournisseur de soins dentaires n’était requis à ce moment-là dans la région où le demandeur exerçait la dentisterie.

[11]           La preuve indique que le demandeur a fait deux autres tentatives infructueuses de se réinscrire au Programme à titre de fournisseur de soins dentaires au début de 2012 et de 2013.

[12]           Le 23 avril 2013, par l’entremise de son avocat actuel, le demandeur a présenté une autre demande en vue d’être inscrit de nouveau. Cette demande a elle aussi été rejetée. Le 10 octobre 2013, le demandeur a été avisé par écrit que Santé Canada avait réévalué sa dernière demande de réinscription et que le rejet de sa demande avait été confirmé. Cette décision est libellée ainsi :

[traduction]
Veuillez prendre note que, le 9 septembre 2013, Santé Canada a réévalué votre demande d’inscription à titre de fournisseur en tenant compte des exigences administratives et opérationnelles du Programme. Dans le cas de votre nouvelle demande, les dossiers indiquent que vous avez des antécédents en matière de facturation qui ont créé un risque financier pour le programme des SSNA. En l’état actuel des choses, nous pouvons vous confirmer que votre récente demande d’inscription à titre de fournisseur de soins dentaires dans le cadre du programme des SSNA a été rejetée.

[13]           C’est cette dernière décision, celle du 10 octobre 2013, que le demandeur conteste au moyen de la présente demande de contrôle judiciaire (la décision contestée).

II.                Les questions en litige

[14]           Le demandeur soulève deux questions.

[15]           La première – et principale – question est celle de savoir si le défendeur a violé les règles de l’équité procédurale. Le demandeur allègue à ce sujet que la décision contestée a été prise [traduction« en violation flagrante des principes les plus élémentaires d’équité procédurale ». Il prétend que la première décision de retirer son nom de la liste des fournisseurs de soins dentaires inscrits au Programme et de le placer sur une prétendue [traduction] « liste des noms à ne pas inscrire » a entaché ses demandes subséquentes de réinscription au Programme et a eu comme résultat de [traduction] « le mettre à l’index en permanence », et ce, sans même qu’il ait été mis au courant de la défense qu’il devait présenter et sans avoir eu la possibilité de présenter des observations valables en réponse.

[16]           Le demandeur fait également valoir à cet égard qu’il existait une crainte raisonnable de partialité de l’agent régional des soins dentaires de la section du Manitoba de la DGSPNI, M. Terry Hupman. Il plaide que M. Hupman, qui a pris part à toutes les décisions concernant son inscription au Programme, à compter de la décision de procéder à une vérification sur place en 2006 jusqu’à la décision contestée, a fait preuve de [traduction] « fermeture d’esprit » pendant tout le processus.

[17]           Le demandeur soutient, à titre de question subsidiaire, que la décision contestée est déraisonnable, car elle passe sous silence la question soulevée dans la lettre qui accompagnait sa demande de réinscription d’avril 2013 et elle ne contient aucune analyse des raisons pour lesquelles, cinq ans après avoir été privé de son statut de fournisseur sur la foi de renseignements datant de 2005, il représentait encore un risque financier pour le Programme sans preuve d’incidents subséquents. Le demandeur affirme que ces omissions ont influé sur la transparence et l’intelligibilité de la décision et sur son caractère défendable en faits et en droit.

[18]           Les parties ne contestent pas que les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190; Greenpeace Canada c Canada (Procureur général), 2014 CF 463, au paragraphe 21; Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404, [2006] 3 RCF 392, au paragraphe 53). Elles ne contestent pas non plus que la décision elle-même doit être contrôlée selon la norme de la raisonnabilité, laquelle s’attache principalement « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, précitée, au paragraphe 47).

[19]           Le défendeur allègue, à titre d’objection préjudicielle, que le véritable ministre défendeur en l’espèce devrait être le procureur général du Canada, et non le ministre de la Santé, comme le prévoit l’article 303 des Règles des Cours fédérales, parce que ce dernier n’est pas directement touché par l’ordonnance recherchée en l’espèce et qu’il ne doit pas être désigné à titre de partie aux termes de la loi fédérale en vertu de laquelle la demande a été présentée.

[20]           Même s’il est juste de dire que le ministre de la Santé ne doit pas être désigné à titre de partie à l’instance aux termes d’une loi fédérale, y compris la Loi sur le ministère de la Santé, LC 1996, c 8, qui confère au ministre la plupart de ses pouvoirs, je ne suis pas convaincu que le ministre n’est pas une personne directement touchée par l’ordonnance que recherche le demandeur. À ce sujet, je suis d’accord avec la méthode qu’a employée madame la juge Johanne Gauthier (tel était alors son titre) dans l’affaire 1018025 Alberta Ltd. c Canada (Ministre de la Santé), 2004 CF 1107, 262 FTR 314 (Alberta Ltd), un dossier qui mettait aussi en cause le Programme, qui consiste à dire que, dans la mesure où le demandeur recherche une ordonnance visant à faire réviser au fond sa demande de réinscription, la modification de l’intitulé réclamée par le défendeur n’est pas justifiée. Comme l’ont signalé à juste titre les auteurs Saunders, Rennie et Garton dans Federal Courts Practice, Carswell, 2015, à la page 732, il est courant de désigner le ministre responsable dans les demandes de contrôle judiciaire visant des décisions du ministre lorsque l’affaire met en cause une seule partie. C’est le cas en l’espèce.

III.             Analyse

A.                La question relative à l’équité procédurale

[21]           Les deux parties font valoir que la question en litige n’est pas simplement de savoir s’il existait une obligation d’équité envers le demandeur, mais plutôt de déterminer la teneur de cette obligation. Comme le défendeur le fait remarquer à bon escient, le devoir d’équité procédurale est une notion souple et variable, dont la configuration précise dépend des circonstances de chaque affaire (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 21 (Baker)).

[22]           Dans l’arrêt Baker précité, on trouve une liste non exhaustive des facteurs qui sont pertinents pour déterminer le contenu de l’obligation d’équité procédurale dans une situation donnée. Voici ces facteurs :

  1. La nature de la décision recherchée et le processus suivi pour y parvenir;
  2. La nature du régime législatif;
  3. L’importance de la décision pour les personnes visées;
  4. Les attentes légitimes des parties;
  5. Les choix de procédure que le décideur fait lui-même.

[23]           À la lumière des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker, le défendeur allègue que la présente affaire se classe vers le bas de l’échelle de l’équité procédurale, c’est-à-dire que le demandeur avait droit tout au plus à un degré minimal d’équité procédurale. Le défendeur affirme que le demandeur a à tout le moins été informé de la défense qu’il devait présenter, qu’il n’y avait pas de partialité de sa part et qu’il s’était donc acquitté de son obligation d’agir avec équité. Le demandeur allègue qu’on avait envers lui une obligation un peu plus élevée (de moyenne à faible) en matière d’équité procédurale, c’est-à-dire qu’il devait au moins avoir été informé de la défense qu’il devait présenter, avoir eu la possibilité de présenter des observations utiles et avoir pu faire juger sa cause par un tribunal impartial. Ce qui sépare les parties sur cette question est assez subtil.

[24]           Dans l’affaire Alberta Ltd, précitée, la Cour a statué que le devoir d’équité du décideur concerné, le directeur des Services non assurés de Santé Canada pour la région de l’Alberta, était « très limité », mais elle n’a pas défini ce que cela sous‑entendait. Le demandeur fait remarquer qu’on peut faire une distinction entre les faits de la décision Alberta Ltd et ceux de la présente affaire et que le devoir d’équité en l’espèce est différent de celui de l’affaire Alberta Ltd. Certes, dans l’affaire Alberta Ltd., la Cour s’est surtout préoccupée de la validité d’une décision de principe sous‑jacente qui a servi à justifier la décision de rejeter la demande d’inscription. Cette décision de principe avait été de décréter un moratoire sur la délivrance de nouveaux numéros de fournisseurs de services en Alberta pour l’équipement médical et les fournitures médicales.

[25]           Toutefois, même si les mots « très limité » n’ont pas été définis dans l’affaire Alberta Ltd et en dépit du fait qu’on peut faire une distinction entre celle-ci et la présente cause, je suis convaincu que l’obligation en matière d’équité procédurale était minimale, compte tenu des circonstances en l’espèce, dans le sens que le demandeur avait le droit de connaître la défense qu’il devait présenter avant que la décision contestée soit prise et qu’il avait le droit d’avoir la certitude que la décision serait prise par un décideur impartial. Cette conclusion découle de l’application des facteurs de l’arrêt Baker, comme nous le verrons ci-dessous.

(1)               L’analyse selon l’arrêt Baker

[26]           Comme l’admet le demandeur, le facteur de la « nature de la décision » ne justifie pas un degré élevé d’équité procédurale. Rien dans le processus décisionnel qui mène à l’approbation ou au rejet d’une demande d’inscription à titre de fournisseur de soins dentaires ne ressemble au processus judiciaire. Cette démarche relève plutôt des responsabilités de gestion d’un service spécialisé d’un ministère du gouvernement qui dirige un programme établi en accord avec la politique du Cabinet et conformément aux pouvoirs généraux conférés au Ministère (Alberta Ltd. précitée, au paragraphe ii). Il s’agit d’une démarche purement administrative et, à ce titre, elle se situe tout au bas de l’échelle des processus décisionnels administratifs.

[27]           Le demandeur admet également que le Programme n’est assujetti à aucun régime législatif en particulier. Ce fait sous‑entend normalement que le degré d’équité procédurale nécessaire est très bas. Il soutient toutefois qu’un degré plus élevé de protections procédurales s’impose, étant donné qu’il ne bénéficie pas d’un appel en vertu de la loi. Cet argument est voué à l’échec. Il n’y a pas d’appel prévu par la loi, parce qu’il n’existe fondamentalement pas de régime législatif. Quoi qu’il en soit, en droit, si la loi ne prévoit aucune restriction, les décisions de nature non juridictionnelle peuvent être réexaminées et modifiées (voir Brown et Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada, 1998, feuilles détachées, Canvasback Publishing, Toronto, au paragraphe 12:6100). En l’espèce, selon la preuve au dossier, les demandes d’inscription à titre de fournisseur de soins dentaires peuvent être présentées à plus d’une reprise et peuvent même être réévaluées. Cette situation tend, elle aussi, à l’application d’un degré d’équité procédurale très bas (Baker, précitée, au paragraphe 24).

[28]           Le demandeur fait valoir que les conséquences sur ses revenus et sur sa capacité d’exercer sa profession qui découlent de la décision du défendeur de résilier son inscription à titre de fournisseur de soins dentaires et de rejeter ses demandes de réinscription justifient un degré élevé d’équité procédurale. Toutefois, il est important de replacer dans son contexte la relation entre les parties. D’entrée de jeu, il n’existe pas de droit de devenir un fournisseur de services dans le cadre du Programme. L’inscription comme fournisseur de soins dentaires s’apparente davantage à un privilège. Elle est souvent désignée dans le dossier comme le [traduction] « privilège de facturation », expression qui représente exactement ce qu’est l’inscription. En fait, comme je l’ai déjà mentionné, l’inscription à titre de fournisseur de soins dentaires confère à son titulaire le droit de facturer directement à Santé Canada (et d’être payé par le Ministère) les services fournis à une clientèle qui est majoritairement vulnérable au plan financier. Pour les fournisseurs de soins dentaires, le Programme ressemble davantage à une occasion d’affaires. Le droit du demandeur d’exercer la dentisterie dans la province du Manitoba et sa faculté de gagner sa vie ne sont pas touchés par la décision contestée ni par les décisions qui l’ont précédée.

[29]           Le demandeur invoque le jugement de la Cour dans l’affaire Koulatchenko c Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, 2014 CF 206, lequel ne lui est d’aucune utilité en l’espèce. Dans cette affaire, une employée du Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada, qui est un organisme créé par une loi, contestait une décision du directeur de l’organisme de ne pas lui avoir accordé une habilitation de sécurité de niveau très secret et d’avoir révoqué sa nomination en conséquence. La Cour a statué que cette décision avait une « importance primordiale pour la demanderesse », car non seulement mettait‑elle fin à son emploi au sein de l’organisme, mais elle la rendait probablement non employable dans toute la fonction publique fédérale (Koulatchenko, au paragraphe 84). Pourtant, la Cour a jugé que le degré d’équité procédurale auquel avait droit Mme Koulatchenko était « minimal » (Koulatchenko, au paragraphe 84). Je crois qu’il est juste de dire que les répercussions de cette décision pour Mme Koulatchenko ont été plus grandes que celles de la décision contestée l’ont été pour le demandeur; que rien de plus qu’un degré « minimal » d’équité procédurale était alors nécessaire en l’espèce.

[30]           Pour ce qui est du facteur des attentes légitimes, il n’influe pas non plus, à mon avis, sur la teneur du devoir d’équité. Il est bien établi que la théorie des attentes légitimes est fondée sur le principe selon lequel « les “circonstances” touchant l’équité procédurale comprennent les promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs, et qu’il serait généralement injuste de leur part d’agir en contravention d’assurances données en matière de procédures, ou de revenir sur des promesses matérielles sans accorder de droits procéduraux importants » (Baker, précité, au paragraphe 26). En l’espèce, le demandeur admet que la Cour n’est saisie d’aucun élément de preuve portant qu’il avait des attentes légitimes à l’égard du processus décisionnel du défendeur.

[31]           Cependant, il prétend qu’il pouvait raisonnablement s’attendre à ce que les décisions rendues à la suite de ses demandes de réinscription ne seraient pas fondées sur la prétendue [traduction] « liste des noms à ne pas inscrire », compte tenu du fait que l’existence de cette liste lui avait été cachée et que ses demandes devaient être étudiées en fonction de leur valeur intrinsèque. Le demandeur insiste beaucoup sur le fait que son nom figure dans cette liste. Selon ce que je comprends, il prétend que cela a entraîné le rejet systématique de ses demandes de réinscription, sans que les facteurs pouvant être favorables à sa réintégration au Programme ne soient pris en considération.

[32]           À la lumière de la preuve, cette liste est un [traduction] « outil de gestion interne » tenu et utilisé par les responsables de la facturation et des paiements dans le cadre du Programme pour faciliter le processus de l’inscription. Je conviens avec le défendeur que la résiliation de l’inscription à titre de fournisseur de soins dentaires entraîne automatiquement la présence sur cette liste, surtout si la résiliation découle de pratiques de facturation qui font courir un risque financier au Programme. J’imagine qu’il s’agit d’un moyen de repérer les noms des personnes qui ont déjà été inscrites au Programme et qui en ont été expulsées pour avoir dérogé à ses modalités et conditions. Après tout, le Programme est géré à même les deniers publics et ceux qui le gèrent ont l’obligation de protéger l’intérêt public en faisant en sorte que ces fonds soient bien dépensés (Alberta Ltd., précitée, au paragraphe xxiv).

[33]           Dans un tel contexte, le demandeur pouvait seulement s’attendre à ce que sa réintégration au Programme soit une tâche ardue, à cause de ses antécédents en matière de facturation qui, selon le jugement de ses pairs du comité d’enquête qui a été rendu public à peine quelques jours avant le dépôt de sa première demande de réinscription, constituaient une faute professionnelle grave. Rien dans la preuve au dossier n’indique qu’on aurait promis au demandeur que ses antécédents de facturation ne feraient pas partie des facteurs pris en considération dans les décisions qui allaient être rendues au sujet de ses demandes de réinscription. La preuve ne révèle pas non plus que ce facteur n’a pas été le principal motif du refus de réinscrire le demandeur au Programme. Dans ces circonstances, je ne puis considérer l’argument de la [traduction] « liste des noms à ne pas inscrire » que comme un faux-fuyant.

[34]           En dernier lieu, le facteur concernant le choix de procédure du décideur n’est lui non plus d’aucune utilité au demandeur. Ce facteur appelle la cour siégeant en révision à faire preuve de retenue face aux choix du décideur en matière procédurale. En l’espèce, le Programme prévoit une procédure claire et bien établie en ce qui concerne l’étude des demandes d’inscription des fournisseurs. Cette procédure est décrite dans la Trousse de soumission des demandes de paiement pour soins dentaires. Le demandeur fait valoir que le choix de procédure du Programme a été embrouillé par le fait que son nom figurait dans la [traduction] « liste des noms à ne pas inscrire ». Là encore, pour les motifs que je viens d’énoncer, cet argument n’a aucun poids.

[35]           Par conséquent, la question en l’espèce est celle de savoir si le demandeur, quand il a demandé à être réinscrit en avril 2013, connaissait la défense qu’il devait présenter et savait que la décision subséquente – soit la décision contestée – serait prise par un décideur impartial.

(2)               Le droit de connaître la défense à présenter

[36]           La difficulté fondamentale que présente la position du demandeur est le fait que celui-ci invite la Cour à se pencher sur le processus qui a mené à la décision de résilier son inscription à titre de fournisseur de soins dentaires en décembre 2008. Comme je l’ai indiqué ci-dessus, il prétend que cette décision a été rendue en faisant totalement fi des principes les plus élémentaires d’équité procédurale, ce qui a entaché toutes ses demandes subséquentes de réinscription.

[37]           Le problème, c’est que cette décision n’a jamais été contestée devant les tribunaux. Le délai de 30 jours pour présenter une telle contestation est expiré depuis longtemps et aucune requête en prorogation du délai imparti pour déposer un avis de demande n’a été déposée à quelque moment que ce soit. La décision remise en question en l’espèce est la décision contestée. Je ne vois pas en vertu de quoi la Cour pourrait aussi statuer sur la validité d’une décision qui a été rendue il y a de cela plus de six ans et dont le demandeur avait parfaitement connaissance, comme le démontre la lettre que son avocat de l’époque avait écrite aux responsables du Programme pour leur faire part de ses préoccupations au sujet de la décision.

[38]           À mon avis, cela porterait atteinte au principe du caractère définitif des décisions. Comme l’a statué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Larkman, 2012 CAF 204, au paragraphe 87 :

La date limite de trente jours se justifie par le principe du caractère définitif des décisions. Lorsque le délai de trente jours expire et qu’aucune demande de contrôle judiciaire n’a été introduite pour contester la décision ou l’ordonnance en question, les parties devraient pouvoir agir en partant du principe que la décision ou l’ordonnance qui a été rendue s’appliquera. Il faut tenir compte du principe du caractère définitif des décisions lorsqu’on cherche à déterminer en quoi consiste l’intérêt de la justice dans un cas déterminé.

[39]           La décision de décembre 2008 doit être considérée comme un fait appartenant au contexte de la présente cause. Elle établit que l’inscription du demandeur à titre de fournisseur de soins dentaires a été résiliée pour les motifs qui y sont énoncés. Il est trop tard pour trancher la question de savoir si cette décision devrait être ignorée sous prétexte qu’elle serait déraisonnable ou qu’elle aurait été rendue au mépris du devoir d’équité procédurale.

[40]           Quoi qu’il en soit, quand on examine cette décision dans le contexte d’un continuum qui a abouti à la décision contestée – ce que le demandeur presse la Cour de faire –, on doit alors se demander ce qu’on accomplirait pour déterminer la validité de la décision contestée en statuant que la décision de résilier l’inscription était viciée au plan procédural ou était déraisonnable, quand on sait qu’un peu plus de deux ans après qu’elle eut été rendue, le demandeur a plaidé coupable à deux chefs d’accusation de faute professionnelle au cours de la période allant d’avril 2005 à décembre 2007 relativement à ses pratiques en matière de facturation à titre de fournisseur de soins dentaires du Programme et que le comité d’enquête de l’ADM qui a reçu ce plaidoyer a qualifié cette faute de « grave » et l’a considérée comme [traduction] « un écart important par rapport aux normes de pratique de la profession ».

[41]           Je suis donc convaincu que, lorsqu’il a demandé sa réinscription en avril 2013, le demandeur connaissait tout à fait les arguments auxquels il devait répondre pour être réinscrit au Programme : son inscription à titre de fournisseur de soins dentaires avait été résiliée en raison de préoccupations persistantes au sujet de ses pratiques de facturation; il a subséquemment plaidé coupable à des chefs d’accusation de faute professionnelle relativement à ces pratiques et sa réinscription lui avait déjà été refusée à cause de ses antécédents de facturation au Programme.

[42]           En fait, il devait connaître les arguments auxquels il devait répondre, étant donné que le principal argument de sa demande de réinscription d’avril 2013, comme le révèle la lettre de son avocat, était le fait qu’il avouait avoir commis des erreurs dans ses pratiques de facturation, mais que ces erreurs n’étaient pas intentionnelles, qu’elles remontaient à 2005 et qu’il avait désormais [traduction« plus que purgé sa peine » pour ces erreurs.

(3)               Le droit à un décideur impartial

[43]           Le demandeur prétend que M. Hupman, l’agent régional des services dentaires de la section du Manitoba de la DGSPNI, a fait preuve de fermeture d’esprit en ce qui concerne son inscription au Programme en commençant par le juger comme une personne [traduction« méprisante et arrogante », puis en présentant une preuve pour faire résilier son inscription à titre de fournisseur de soins dentaires, en refusant de tenir une rencontre à la suite de cette décision sous prétexte qu’il n’y avait plus rien à gagner à ce stade-là, en disant dans son témoignage qu’il avait baissé les bras dans son cas et en prenant part à toutes les décisions subséquentes de rejeter ses demandes de réinscription.

[44]           Le demandeur a fait valoir, en s’appuyant sur ce qui précède, « qu’un observateur relativement bien renseigné pourrait raisonnablement percevoir de la partialité » chez M. Hupman (Newfoundland Telephone Co. c Terre-Neuve (Board of Commissioners of Public Utilities), [1992] 1 RCS 623, au paragraphe 22).

[45]           Je conviens avec le défendeur que cela ne parvient pas à établir que la décision contestée a été rendue par un décideur partial. En premier lieu, la décision d’inscrire ou de ne pas inscrire un dentiste au Programme n’est par une décision de nature judiciaire ou décisionnelle qui ferait appel à une norme moins exigeante en matière d’impartialité [Anderson c Canada (Agence des douanes et du revenu), 2003 CFPI 667, 234 FTR 227, au paragraphe 48]. En deuxième lieu, même s’il a participé au processus décisionnel qui a abouti à la décision contestée, M. Hupman n’était pas le décideur ultime, car la demande de réinscription du demandeur a été réévaluée par les fonctionnaires du Programme à Ottawa, lesquels ont confirmé la recommandation de M. Hupman de rejeter la demande.

[46]           La preuve démontre clairement que le demandeur et M. Hupman ne partageaient pas la même opinion sur le fonctionnement du Programme et sur la facturation qu’il devait recevoir des fournisseurs de soins dentaires. En rétrospective, M. Hupman avait peut-être raison. On pourrait fort bien dire qu’il faisait simplement son travail de protéger l’intérêt public en faisant en sorte que les deniers publics soient dépensés à bon escient.

[47]           Pour tous ces motifs, je ne vois aucun fondement à l’argument du demandeur selon lequel la décision contestée a été prise en violation du principe de l’équité procédurale.

B.                 Le caractère raisonnable de la décision

[48]           Le demandeur allègue, à titre subsidiaire, que la décision contestée ne comporte pas le degré requis de justification, de transparence et d’intelligibilité et qu’elle ne saurait se justifier au regard des faits et du droit, car elle n’aborde aucune des préoccupations soulevées ou des observations formulées dans la lettre jointe à la demande de réinscription d’avril 2013.

[49]           Comme je l’ai mentionné auparavant, le demandeur a avoué dans cette lettre avoir commis des erreurs dans ses pratiques de facturation en 2005 et il a indiqué qu’il s’était conformé en tous points à la décision du comité d’enquête de l’ADM. Il a également allégué qu’il n’y avait eu aucun autre incident et qu’aucune autre plainte n’avait été portée à l’ADM au sujet de sa pratique depuis la plainte des responsables du Programme et il a affirmé qu’il était ciblé à tort par ceux-ci.

[50]           Autrement dit, le demandeur plaide qu’il a payé sa dette pour des incidents qui se sont produits il y a un certain nombre d’années et que le moment est venu de le réinscrire au Programme. Le défendeur ne l’a pas permis, en raison d’antécédents en matière de facturation qui avaient créé un risque financier pour le Programme.

[51]           Il n’existe pas de droit d’être inscrit à titre de fournisseur de soins dentaires dans le cadre du Programme ni aucun droit d’y être réinscrit une fois que l’inscription a été résiliée. Le Programme, qui est financé par les deniers publics, a été mis sur pied dans l’exercice de pouvoirs ministériels généraux et il est dirigé par un service spécialisé d’un ministère du gouvernement. Comme dans tout autre programme du gouvernement, l’un des éléments primordiaux de l’administration du Programme est, comme il se doit, la protection de l’intérêt public, en s’assurant que les fonds publics soient dépensés à bon escient. Tous ces éléments sont des facteurs qui montrent que les décisions prises dans le cadre du Programme sont de nature discrétionnaire et qu’il convient de faire preuve d’une retenue considérable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190). Dans la mesure où elles ne sont pas justifiées par des éléments d’appréciation non pertinents ou par des conclusions factuelles abusives ou arbitraires, elles doivent demeurer intactes.

[52]           En l’espèce, je conclus que la décision contestée peut se justifier au regard des faits et du droit et qu’elle est transparente et intelligible. On a refusé de réinscrire le demandeur au Programme en raison de ses antécédents en matière de facturation et du risque financier que ceux-ci ont créés pour le Programme. Cette conclusion est justifiée par la preuve au dossier. Le demandeur admet maintenant avoir commis des erreurs à cet égard. Ceux qui dirigent le Programme ont choisi d’adopter une attitude de « risque zéro » face au demandeur. Quand on parle de la gestion des fonds publics, je ne puis dire, à la lumière des faits en l’espèce, que cette attitude était justifiée par des éléments d’appréciation non pertinents ou par des conclusions factuelles abusives ou arbitraires.

[53]           Il est vrai que la décision contestée aurait pu être plus explicite en ce qui concerne le contenu de la lettre jointe à la demande de réinscription d’avril 2013. Toutefois, comme l’a statué la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, les motifs des décisions n’ont pas à être parfaits ou exhaustifs; dans la mesure où ils permettent la cour siégeant en révision de comprendre pourquoi le décideur a pris sa décision, celle-ci peut être confirmée :

Il se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit‑il, qui a mené à sa conclusion finale (Union internationale des employés des services, local no 333 c. Nipawin District Staff Nurses Assn., [1975] 1 R.C.S. 382, p. 391). En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[54]           Cela signifie que, même si la Cour  n’est pas autorisée à substituer ses propres motifs, elle peut, si elle le juge nécessaire, « examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (Newfoundland Nurses, précitée, au paragraphe 15).

[55]           Je suis convaincu que la décision contestée répond à ce critère. À la lumière du dossier, je n’ai eu aucune difficulté à comprendre pourquoi la décision contestée a été prise.

[56]           La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée. Les dépens sont adjugés à la partie qui a obtenu gain de cause.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1785-13

INTITULÉ :

DHEERAJ KUMAR MITAL c
LE MINISTRE DE LA SANTÉ

LIEU DE L’AUDIENCE :

Winnipeg (Manitoba)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 octobre 2014

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 1ER mai 2015

COMPARUTIONS :

M. J.A. Kagan

pour Le demandeur

Mme Dhara Drew

POUr Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Thompson Dorfman Sweatman LLP

 

POUr Le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Manitoba)

POUr Le défendeur

 

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