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Date : 20150626


Dossier : IMM-710-14

Référence : 2015 CF 804

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

SIVAKUMAR GNANASUNDARAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire et contexte

[1]               Le demandeur est un citoyen de l’Inde qui affirme avoir été victime de menaces et de violences motivées par des raisons politiques de la part de partisans du Dravida Munnetra Kazhagam [le DMK]. Il a quitté l’Inde le 3 janvier 2010 et a réussi à se rendre aux États‑Unis d’Amérique où il est entré illégalement le 21 avril 2010. Il a fini par être capturé et a été détenu pendant environ sept mois. Le 14 mai 2010, un agent préposé aux demandes d’asile des États‑Unis a estimé que le demandeur avait [traduction] « démontré que sa crainte d’être persécuté ou torturé était crédible ».

[2]               Après avoir recouvré sa liberté aux États‑Unis après avoir fourni un cautionnement de 5 000 $, le demandeur est entré clandestinement au Canada le 28 novembre 2010. Trois jours plus tard, il a demandé l’asile en vertu de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi]. Comme il ne se trouvait pas à un point d’entrée lorsqu’il a demandé l’asile, le demandeur a pu se soustraire à l’application habituelle de l’Entente sur les tiers pays sûrs et sa demande d’asile a été déférée à la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (alinéa 101(1)e) de la Loi; Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, alinéa 159.4(1)a)). L’audience de la SPR a eu lieu le 7 novembre 2013 après avoir été ajournée pour diverses raisons et notamment en raison des problèmes de santé du demandeur, de la communication tardive de la SPR et de l’absence d’un interprète en mesure de parler le bon dialecte.

II.                La décision faisant l’objet du présent contrôle

[3]               Dans sa décision du 24 décembre 2013, la SPR a refusé de reconnaître au demandeur la qualité de réfugié au sens de la Convention au sens de l’article 96 ou celle de personne à protéger au sens du paragraphe 97(1). Elle a rejeté la demande d’asile du demandeur pour essentiellement deux raisons. Tout d’abord, la SPR a estimé que le demandeur ne craignait pas d’être persécuté parce que, malgré le fait que sa crainte d’être persécuté avait été jugée crédible aux États‑Unis lors de son entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte, il avait choisi de se désister de sa demande d’asile en venant au Canada, renonçant également ainsi à « la protection qu’il aurait probablement obtenue ». Même si le demandeur affirmait qu’il s’était désisté de cette demande parce que les Tamouls pouvaient compter sur un meilleur réseau de soutien au Canada, la SPR n’a pas trouvé cette explication convaincante. Traçant un parallèle entre ce type de situation et celle dans laquelle un demandeur tarderait à demander l’asile, la SPR a estimé que le choix du demandeur de se désister de sa demande d’asile indiquait non seulement qu’il n’avait pas de crainte subjective, mais également que sa crédibilité s’en trouvait ébranlée. La SPR a formulé comme suit ses conclusions à cet égard :

[16]      En outre, le professeur James Hathaway, une autorité reconnue en ce qui concerne le droit national et international des réfugiés, a affirmé que, pour évaluer si le besoin de protection invoqué par le demandeur d’asile est sincère, il convient d’enquêter sur les circonstances de tout report prolongé ou de toute inaction relativement au dépôt d’une demande d’asile. Dans cette affaire, le fait que le demandeur d’asile se soit désisté d’une demande d’asile pourtant prometteuse suscite des réserves. À cet égard, le passage qui suit fournit une orientation concernant les réserves au sujet de la crainte subjective par rapport à la situation du demandeur d’asile.

a.         Dans l’affaire Leon, le demandeur d’asile a attendu cinq ans avant de présenter une demande d’asile. Le juge Muldoon de la Cour fédérale a formulé la remarque suivante :

Le fait qu’il croyait qu’il [le demandeur d’asile] ne pouvait présenter une revendication du statut de réfugié parce qu’il était dans l’illégalité […] n’était pas digne de foi. Le fait qu’il ait attendu cinq ans dans cette croyance, si cette croyance était vraie, est même plus invraisemblable.

b.         Dans l’affaire Juzbasevs, la demandeure d’asile a passé environ quatre mois aux États‑Unis sans présenter de demande d’asile, parce qu’un membre de sa famille lui avait soi‑disant assuré qu’elle ne pourrait pas obtenir l’asile. Le fait qu’elle n’ait entrepris aucune démarche pour demander conseil relativement à la présentation d’une demande d’asile a été jugé déraisonnable. Dans l’affaire Gonzalez, la demandeure d’asile et ses fils ont habité aux États‑Unis pendant quatre ans et trois mois sans présenter de demande d’asile. Le fait que la demandeure d’asile ait attendu quatre ans pour présenter une demande d’asile laisse croire qu’elle n’entretenait aucune crainte subjective. Le tribunal était donc libre de rejeter les explications de la demandeure d’asile. Il a été conclu que l’absence d’éléments de preuve quant à l’élément subjectif de la demande d’asile justifiait à elle seule le rejet de la demande d’asile.

[17]      Qu’il s’agisse de l’inaction du demandeur d’asile ou du simple fait qu’il s’est désisté de sa demande d’asile, d’autant plus que celle-ci avait été jugée crédible par les autorités américaines, le tribunal est d’avis qu’il est déraisonnable que le demandeur d’asile se soit simplement désisté de sa demande d’asile, de sorte qu’il tire une conclusion défavorable importante en ce qui concerne la crédibilité générale de la demande d’asile.

[18] Compte tenu de ce qui précède, le tribunal n’est pas convaincu que la crainte du demandeur d’asile est fondée ni qu’il serait exposé à un risque de préjudice ou à une menace à sa vie s’il devait retourner en Inde.

[19] Le tribunal conclut également que le demandeur d’asile ne craint pas, à ce moment‑ci, de retourner en Inde puisqu’il était disposé à compromettre la protection qu’il a obtenue aux États‑Unis au lieu d’attendre de voir ce qu’il adviendrait de sa demande d’asile.

[Notes de bas de pages omises; souligné dans l’original]

[4]               La seconde raison invoquée par la SPR pour rejeter la demande d’asile du demandeur était qu’à son avis, le demandeur disposait d’une possibilité de refuge intérieur sûr à New Delhi [la PRI]. Le demandeur avait allégué qu’il était membre du parti Anna Dhiravida Munnetta Kazhagam [l’ADMK] lorsque ce parti était dans l’opposition dans l’État du Tamil Nadu, mais la SPR a fait observer que l’ADMK avait depuis remporté une victoire écrasante dans cet État en mai 2011. La SPR a conclu que le demandeur avait exagéré les dangers auxquels il prétendait être exposé. La SPR a ainsi expliqué ses conclusions :

                     Le DMK exerçait encore un certain pouvoir au sein du gouvernement central, mais le président de ce parti avait sans tarder tendu la main pour féliciter celle qui était devenue la ministre en chef du Tamil Nadu. De l’avis de la SPR, si l’antipathie actuelle entre l’ADMK et le DMK était aussi intense que le laissait entendre le demandeur, ce geste n’aurait jamais eu lieu.

                     Bien que des actes de violence aient eu lieu au cours de la campagne électorale et que certains partisans du DMK soient violents, le meurtre de fonctionnaires de l’ADMK dont le demandeur avait fait état ne répondait pas à des mobiles politiques et la police et les tribunaux avaient appliqué régulièrement la loi.

[5]               La SPR a également conclu que le profil du demandeur correspondait simplement à celui d’un militant local d’une petite ville du Tamil Nadu. Même si le demandeur prétendait qu’on s’en prendrait à lui partout en Inde parce qu’il avait joué un rôle clé dans la victoire de son parti en 2011, il n’avait présenté aucun élément de preuve indépendant à l’appui de cette allégation; de plus, sa dernière activité politique remontait à 2009, rien ne permettait de penser que son parti avait même remporté la victoire dans sa circonscription électorale et, en tout état de cause, sa participation se limitait à un seul siège contesté sur 234. La SPR a par conséquent conclu que le demandeur avait exagéré l’importance du rôle qu’il avait joué.

[6]               La SPR a également estimé que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait exposé à un risque quelconque de la part de la police à New Delhi. Le demandeur avait allégué que la police du Tamil Nadu l’avait arrêté en guise de représailles parce qu’il avait porté plainte contre des membres du DMK. Or, ce parti n’était plus au pouvoir dans cet État et, en outre, on ne trouvait dans la documentation relative au pays aucun élément de preuve clair et convaincant tendant à démontrer que la police avait déjà eu un parti pris favorable au DMK. Qui plus est, le demandeur n’avait été détenu qu’une seule journée, aucun mandat d’arrestation n’avait jamais été décerné contre lui, ses empreintes digitales n’avaient jamais été prélevées, il n’avait jamais été recherché pour un crime, et la SPR avait déduit des éléments de preuve portant sur les sikhs punjabis que seuls les militants radicaux étaient recherchés au‑delà des frontières des États. Par conséquent, la SPR a décidé que le demandeur ne serait pas exposé à un risque à New Delhi et qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il s’y installe.

III.             Les questions en litige

[7]               Le demandeur soulève trois questions :

1.                  Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.                  La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’absence de crainte subjective du demandeur était déterminante quant à l’issue de sa demande?

3.                  La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que New Delhi constituait une PRI?

IV.             Les observations des parties

A.                Les arguments du demandeur

[8]               Le demandeur reconnaît que la norme de contrôle qui s’applique aux questions mixtes de fait et de droit est celle de la décision raisonnable, mais il soutient que les questions de justice naturelle sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (citant la décision Kastrati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1141, aux paragraphes 9 et 10).

[9]               Le demandeur reproche à la SPR d’avoir conclu qu’il n’avait pas de crainte subjective pour essentiellement trois raisons. En premier lieu, il fait observer que la conclusion de la SPR était fondée sur l’assertion que le fait de se désister d’une demande d’asile aux États‑Unis indiquait une absence de crainte subjective au même titre qu’un retard à formuler une demande d’asile, une comparaison que, selon le demandeur, la Cour a condamnée (citant Kannuthurai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1288, aux paragraphes 5 et 6 [Kannuthurai]). La SPR n’a en fait jamais tenu compte de la version des faits du demandeur, mais elle n’a pas non plus conclu que le demandeur manquait en général de crédibilité; au contraire, la SPR a semblé accepter la véracité de certains des éléments de son récit puisqu’elle a conclu qu’il disposait d’une PRI à New Delhi. Le demandeur soutient donc qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de faire dépendre le sort de toute sa demande d’asile de la conclusion selon laquelle il ne disposait pas d’une crainte subjective alors qu’il avait été à de nombreuses reprises attaqué et menacé (citant, par exemple, Shanmugarajah c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 583 (QL) (CAF) [Shanmugarajah]).

[10]           Deuxièmement, la SPR a déclaré que la demande d’asile que le demandeur avait présentée aux États‑Unis aurait « probablement » été accueillie parce qu’il avait réussi son entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte alors que, selon le demandeur, le dossier ne renfermait aucun élément de preuve appuyant cette conclusion. Le demandeur soutient que, si la SPR se fondait sur ses connaissances spécialisées, elle devait lui faire part de ses connaissances à l’audience.

[11]           Troisièmement, il n’est pas nécessaire de démontrer l’existence d’une crainte subjective pour se voir reconnaître la qualité de personne à protéger en vertu de l’article 97, de sorte que, selon le demandeur, la SPR a commis une erreur en refusant carrément d’évaluer cette demande (citant, par exemple, le jugement Odetoyinbo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 501, au paragraphe 7).

[12]           Le demandeur conteste également la conclusion de la SPR suivant laquelle New Delhi constituait une PRI sûre. La SPR se fondait sur une réponse à une demande d’information [RDI] se trouvant dans le Cartable national de documentation [CND] au sujet des sikhs punjabis pour conclure que la police ne recherchait que les militants extrémistes au‑delà des frontières des États. Le demandeur fait valoir qu’il n’y avait rien au sujet de la RDI qui lui aurait permis de savoir que la SPR allait consulter ce document. Il affirme que, dans ces conditions, la RDI devrait être considérée comme un élément de preuve extrinsèque, ajoutant qu’il était injuste de ne pas le prévenir que ce document serait utilisé contre lui (citant, par exemple, Buwu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 850, aux paragraphes 42 à 46). Le demandeur affirme qu’on ne pouvait s’attendre à ce qu’il aborde la totalité de la centaine d’articles se trouvant dans le CND sur un pays comptant plus d’un milliard d’habitants, indépendamment de leur manque de pertinence, pour le cas improbable où la SPR consulterait un document qui, à première vue, n’avait rien à voir avec sa demande d’asile. Même s’il était équitable de ne pas le prévenir que la RDI serait utilisée contre lui, le demandeur affirme que la SPR a complètement mal interprété la RDI et qu’au contraire, ce document appuie plutôt sa thèse; la RDI établit en effet que : [traduction] « Les gens ayant de l’argent et de l’influence sur le plan politique peuvent payer la police pour fabriquer des accusations contre une personne, y compris faire de fausses accusations contre des personnes qui sont perçues comme une menace sur le plan politique, qui dénoncent le parti au pouvoir » et que la police peut recourir à de fausses accusations de militantisme pour tenter de retrouver un individu dans un autre État.

[13]           Le demandeur affirme également qu’il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure que l’existence d’une antipathie entre le DMK et l’ADMK était peu vraisemblable car cette conclusion était fondée simplement sur le fait que le président du parti du Congrès avait félicité la ministre en chef à la suite de son élection à la tête de l’État du Tamil Nadu, d’autant plus que la SPR avait accepté les autres éléments de preuve qui démontraient qu’il y avait eu des affrontements violents entre les deux partis politiques. Le demandeur affirme qu’il s’agit d’une conclusion tirée au sujet de la vraisemblance qui devrait se voir accorder peu de déférence (citant Giron c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] ACF no 481 (QL), 143 NR 238 (CAF); Cao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 819; et Divsalar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et Immigration), 2002 CFPI 653). Comme le Tamil Nadu est une région importante, tout comme la ville où il avait été actif, le demandeur affirme que le risque que des membres du parti DMK le ciblent n’avait jamais été évalué.

B.                 Les arguments du défendeur

[14]           Le défendeur affirme que la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle qui s’applique à toutes les questions en litige et il se porte à la défense de la décision de la SPR. Le retard à présenter une demande d’asile a depuis longtemps été reconnu comme un indice de l’absence de crainte subjective et le défendeur soutient que le fait de se désister d’une demande d’asile ayant bénéficié d’un accueil favorable constitue un indice encore plus fort permettant de tirer une telle inférence. Le défendeur soutient également qu’il est malhonnête de la part du demandeur de reprocher à la SPR de dire que sa demande d’asile allait probablement être accueillie étant donné qu’il laisse ainsi entendre que sa demande n’était pas fondée et qu’elle aurait probablement été rejetée.

[15]           Le défendeur affirme également que la conclusion tirée par la SPR au sujet de l’existence d’une PRI est inattaquable. L’Inde est un immense pays et la possibilité de se réinstaller ailleurs sur son territoire constitue une option évidente pour toute personne cherchant un lieu sûr. Le défendeur affirme qu’il serait absurde de conclure qu’un document se trouvant dans le CND constitue une « preuve extrinsèque ». Ce document faisait partie de la liste communiquée au demandeur et celui‑ci avait le droit de l’aborder, ne serait‑ce que pour en contester la pertinence. De plus, la RDI n’a été abordée que pour remettre en question l’importance exagérée que le demandeur se donnait et il ne devrait pas lui être loisible maintenant de contester la pertinence de ce document. Enfin, le défendeur souligne qu’aucun mandat n’a été délivré pour l’arrestation du demandeur et qu’il était raisonnable de la part de la SPR de conclure qu’on ne tenterait pas de le retrouver à New Delhi.

V.                Analyse

A.                La norme de contrôle

[16]           Je ne suis pas d’accord avec le demandeur pour affirmer qu’il n’était pas équitable de ne pas le prévenir que la RDI serait utilisée contre lui et que, par conséquent, cet aspect de la décision de la SPR devrait faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que la norme de la décision raisonnable est celle qui s’applique à toutes les autres questions soulevées par le demandeur. Dans ces conditions, la Cour ne devrait pas modifier la décision de la SPR dès lors qu’elle est justifiée, transparente et intelligible et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). La cour de révision ne peut apprécier à nouveau les éléments de preuve dont disposait la SPR ni substituer l’issue qui serait à son avis préférable à celle qui a été retenue par la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61, [2009] 1 RCS 339). La Cour ne doit donc pas modifier la décision de la SPR si les motifs exposés par cette dernière lui « permettent […] de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708).

B.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que l’absence de crainte subjective du demandeur était déterminante quant à l’issue de sa demande?

[17]           La SPR a jugé qu’il était déraisonnable de la part du demandeur de se désister de sa demande d’asile aux États‑Unis étant donné qu’il y obtiendrait « probablement » la protection. Or, une des raisons pour lesquelles le demandeur conteste cette conclusion est que rien ne permet de penser que sa demande d’asile aurait probablement été accueillie. Le dossier renferme peu d’éléments de preuve quant à l’importance que revêt l’entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte dans le processus d’octroi du droit d’asile aux États‑Unis, mais la case que l’agent préposé aux demandes d’asile a cochée sur sa feuille de travail indique qu’[traduction] « il existe une forte possibilité que les affirmations à la base de la demande d’asile puissent être jugées crédibles dans le cadre d’une audience en bonne et due forme sur le droit d’asile ou la suspension de l’expulsion » (non souligné dans l’original).

[18]           Le juge John O’Keefe s’est penché sur un libellé semblable dans l’affaire Rajaratnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1071 [Rajaratnam]. Voici ce qu’il écrivait :

[55]      […] la Commission pourrait avoir exagéré l’importance d’une entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte réalisée aux États‑Unis. Rien au dossier ne permet de savoir quelle est l’importance d’une telle conclusion dans le régime de l’asile aux États‑Unis. Par ailleurs, l’agent préposé aux demandes d’asile qui a mené l’entrevue n’a rédigé que ce qui suit :

[traduction]

Le demandeur a établi qu’il existe une forte possibilité qu’il puisse être jugé crédible dans le cadre d’une audition complète devant un [juge de l’immigration]. Le demandeur a également établi qu’il existe une forte possibilité qu’il puisse être jugé admissible à l’asile dans le cadre d’une audition complète devant un [juge de l’immigration].

 [Non souligné dans l’original.]

[56]      Les mots employés permettent de penser que l’entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte constitue principalement un examen préalable qui ne lie pas le juge de l’immigration. Rien ne permet donc d’affirmer que les chances du demandeur auraient été meilleures aux États‑Unis qu’ici.

[19]           Ce n’était cependant pas la seule raison invoquée pour justifier l’annulation de la décision dans le jugement Rajaratnam; le raisonnement suivi par la SPR était également déficient à certains égards et sa conclusion que le demandeur manquait de crédibilité était également problématique.

[20]           On trouve dans la décision Nadesan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 104 [Nadesan], une appréciation assez différente de l’importance d’une entrevue favorable sur la crédibilité de la crainte du demandeur d’asile. Le juge Roger Hughes déclare ce qui suit :

[11]      Le motif ultime qui a motivé la conclusion de non‑crédibilité est « le fait que le demandeur d’asile a renoncé à ses chances, apparemment élevées, de se voir accorder l’asile aux États‑Unis », comme l’a indiqué le commissaire. Les éléments de preuve montrent que le récit du demandeur a été reçu comme étant crédible aux États‑Unis, et que le demandeur devait se présenter à une audience ultérieure à un moment qui restait à déterminer. Ceci ne garantit en aucune façon que le demandeur avait des « chances, apparemment élevées », d’obtenir l’asile aux États‑Unis, mais il s’agit d’une voie qu’aurait dû emprunter toute personne qui a des motifs raisonnables de craindre d’être persécutée si elle retourne dans son pays, ce que le demandeur n’a pas fait. Il ne l’a pas fait. Il a été raisonnable pour le commissaire de prendre ce point en considération.

[21]           Je conviens qu’il peut être raisonnable de la part de la SPR de considérer que quelqu’un qui ne donne pas suite à sa demande après avoir franchi avec succès l’étape de l’entrevue visant à déterminer la crédibilité de sa crainte s’est désisté de sa demande. Ce n’était cependant pas le seul motif sur lequel la SPR s’était fondée dans la décision Nadesan pour conclure au manque de crédibilité du demandeur; sa conclusion reposait sur le comportement du demandeur ainsi que sur plusieurs incohérences ou invraisemblances apparentes concernant ses détentions.

[22]           À la différence de l’affaire Nadesan, la seule raison pour laquelle la SPR a contesté la crédibilité du demandeur en l’espèce était qu’il s’était désisté de sa demande d’asile aux États‑Unis alors que cette demande aurait probablement été accueillie. La conclusion de la SPR suivant laquelle le demandeur obtiendrait « probablement » la protection aux États‑Unis constituait donc une conclusion de fait critique dans la mesure où elle permettait de comprendre le risque que le demandeur courait en se désistant de sa demande d’asile. Il s’agissait également d’une conclusion tirée par la SPR « sans tenir compte des éléments [elle] dispos[ait] » (Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, ch F‑7, alinéa 18.1(4)d)), étant donné que le seul élément de preuve au dossier dont elle disposait laissait entendre que l’entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte n’est qu’un mécanisme d’examen préalable qui est sans conséquence sur l’examen au fond de la demande d’asile. Qui plus est, la SPR n’a jamais mentionné qu’elle possédait des connaissances spécialisées en ce qui a trait au processus d’octroi du droit d’asile aux États‑Unis (Règles de la section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, article 22), et il n’était pas raisonnable d’attribuer une telle importance à cette conclusion tirée lors de l’entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte.

[23]           Le raisonnement suivi par la SPR ressemblait à celui qui avait été écarté par le juge Douglas Campbell dans le jugement Kannuthurai :

[5]        Au cours de son appréciation de la preuve relative à la crainte subjective du demandeur, la SPR a examiné les précédents relatifs aux effets qu’un retard peut avoir sur l’acceptation d’une demande d’asile. Le paragraphe 9 de la décision mène à cette conclusion :

Selon le professeur Hathaway, il y a lieu d’enquêter sur les circonstances de tout report prolongé ou de toute inaction relativement à la présentation d’une demande d’asile (et en l’espèce, de l’abandon de la demande d’asile) lors de l’évaluation de l’authenticité du besoin de protection prétendu par un demandeur d’asile. Dans l’affaire Juzbasevs, la demandeure d’asile a passé quatre mois aux États‑Unis sans présenter de demande d’asile parce qu’un membre de sa famille lui aurait dit qu’elle ne pourrait pas obtenir l’asile. Le fait qu’elle n’a entrepris aucune démarche pour obtenir des avis judicieux relativement à la présentation d’une demande d’asile a été jugé déraisonnable. Dans l’affaire Gonzalez, la demandeure d’asile et ses fils ont habité aux États‑Unis pendant quatre ans et trois mois sans présenter de demande d’asile. Il a été statué que le fait que la demandeure d’asile a attendu quatre ans pour présenter une demande d’asile indique qu’elle n’avait aucune crainte subjective, et le tribunal était donc libre de rejeter ses explications. Il a été conclu que l’absence d’éléments de preuve quant à l’élément subjectif de la demande d’asile justifiait à elle seule le rejet de la demande d’asile.

[6]        Je suis d’avis que les précédents cités n’ont aucune valeur jurisprudentielle à l’égard de la preuve présentée par le demandeur. Dans la présente affaire, il n’y a aucune preuve de « report » ou d’« inaction ». Le demandeur a présenté une demande d’asile après avoir été mis en détention aux fins de l’immigration, et pendant qu’il était détenu par les autorités américaines. Immédiatement après sa mise en liberté aux États-Unis, le demandeur est arrivé au Canada et a présenté sa demande d’asile actuelle, qui est fondée sur la même preuve relative à la crainte subjective que celle qui était contenue dans la demande présentée aux États‑Unis. L’omission de la SPR d’établir une distinction évidente entre les précédents cités et la preuve produite par le demandeur aurait, semble‑t‑il, contribué au caractère erroné de l’analyse de la SPR concernant la preuve du demandeur relative à la crainte subjective.

[24]           De plus, ainsi que la Cour d’appel fédérale l’a fait observer dans l’arrêt Shanmugarajah, au paragraphe 3 : «  il est presque toujours téméraire pour une Commission, dans une affaire de réfugié où aucune question générale de crédibilité ne se pose, d’affirmer qu’il n’existe aucun élément subjectif de crainte de la part du demandeur […] ».

[25]           Toutefois, l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales ne donne ouverture à une réparation que si la décision était « fondée » sur une conclusion de fait erronée (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 33; Rohm and Haas Canada Ltd c Canada (Tribunal Antidumping) (1978), 22 NR 175, au paragraphe 5, 91 DLR (3d) 212 (CAF)). Dans le cas qui nous occupe, les conclusions tirées au sujet de la crainte subjective et des conséquences d’une entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte ne pouvaient être décisives que s’il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure que New Delhi constituait une PRI.

C.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que New Delhi constituait une PRI?

[26]           Le demandeur reproche à la SPR d’avoir cité la RDI au sujet des sikhs punjabis sans le prévenir qu’elle se fonderait sur ce document (RIR IND104369.EF). Pour une raison quelconque, ce document a été versé au dossier de la demande (aux pages 252 à 258), mais non dans le dossier certifié du tribunal, dans lequel on retrouve le document antérieur qu’il remplaçait (RIR IND100771.EF). Quoi qu’il en soit, l’argument du demandeur suivant lequel la RDI devrait être considérée comme « une preuve extrinsèque » est sans fondement. La SPR a agi de façon équitable en citant la RDI pour tirer ses conclusions en ce qui concerne l’existence d’une PRI à New Delhi.

[27]           Il était toutefois illogique et, par conséquent, déraisonnable de la part de la SPR de se servir de la RDI au sujet des sikhs punjabis pour conclure que la police ne tenterait pas de retrouver le demandeur au‑delà des frontières du Tamil Nadu. Cette conclusion jouait un rôle crucial dans la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur disposait d’une PRI à New Delhi, mais elle ne pouvait se justifier parce qu’en premier lieu, la RDI n’a absolument aucune pertinence en ce qui concerne le profil politique du demandeur en tant que tamoul hindou politiquement actif provenant de l’État du Tamil Nadu. En second lieu, même si l’on suppose que quelqu’un comme le demandeur serait considéré ou traité par la police comme un sikh punjabi, la RDI renferme elle‑même certains éléments de preuve qui contredisent la conclusion de la SPR suivant laquelle police ne chercherait pas à le retrouver au‑delà des frontières du Tamil Nadu. La RDI affirme notamment que [traduction] « les gens ayant de l’argent et de l’influence sur le plan politique peuvent payer la police pour fabriquer des accusations contre une personne, y compris faire de fausses accusations contre des personnes qui sont perçues comme une menace sur le plan politique, qui dénoncent le parti au pouvoir » et la police utilise de fausses accusations pour retrouver les [traduction] « personnes qui dénoncent la police ou le gouvernement […] même si elles s’installent dans un autre État ».

[28]           Vu les motifs que j’ai exposés, j’estime qu’il est inutile d’aborder l’argument du demandeur selon lequel il était déraisonnable de la part de la SPR de conclure que l’existence d’une antipathie entre le parti du Congrès et l’ADMK était [traduction] « extrêmement peu probable ».

VI.             Conclusion

[29]           La demande de contrôle judiciaire du demandeur est par conséquent accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour qu’il rende une nouvelle décision.

[30]           Aucune des parties n’a soulevé de question grave de portée générale en vue de sa certification, de sorte qu’aucune n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre commissaire de la Section de la protection des réfugiés pour qu’il rende une nouvelle décision.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-710-14

 

INTITULÉ :

SIVAKUMAR GNANASUNDARAM c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 MARS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 26 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McCleneghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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