Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150619


Dossier : IMM-5506-14

Référence : 2015 CF 772

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 juin 2015

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

MURAT BUYUKSAHIN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Monsieur Murat Buyuksahin est un citoyen de la Turquie, d’origine ethnique kurde et de religion alevi. Il a été détenu et gravement maltraité à de nombreuses occasions par la police, en plus d’avoir été agressé par des civils en Turquie. Il a demandé l’asile au Canada en faisant valoir ses origines ethniques et religieuses.

[2]               En 2002, il faisait campagne pour un membre de sa famille, Veli Buyuksahin, et pour le Parti démocratique populaire (HADEP) dans sa ville natale d’Adiyaman. Il a été détenu et interrogé par la police. Comme il ne lui a pas fourni les renseignements qu’elle désirait, celle-ci l’a torturé et détenu pendant trois jours.

[3]               En mars 2006, il a été détenu par la police pour avoir distribué des prospectus. Il a été accusé d’avoir des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PTK), puis interrogé et maltraité pendant 48 heures.

[4]               En 2009, alors qu’il voyageait avec des compagnons pour commémorer le massacre de Siva, le minibus dans lequel prenait place le demandeur a été arrêté et fouillé. Lorsqu’il a demandé pourquoi les soldats les soumettaient à une fouille, il a reçu un coup; le groupe a été forcé d’attendre dix heures et a donc manqué la commémoration.

[5]               Durant les élections de 2011, le demandeur a de nouveau travaillé pour son parent, Veli, qui se présentait comme candidat indépendant du Parti pour la paix et la démocratie (BDP). Dans la période qui a précédé l’élection, la police s’est rendue dans les locaux du BDP, les a fouillés, et a arrêté cinq personnes, dont le demandeur, qui a été interrogé et détenu pendant un jour.

[6]               En février 2012, le demandeur a aperçu deux hommes vandalisant et dessinant un symbole sur un bâtiment habité par des Kurdes alevis; il a reconnu l’un d’eux comme un membre du Parti du mouvement national (MHP). Lorsqu’il les a interpelés au sujet de leurs actes, le demandeur a été passé à tabac, et les individus lui ont déclaré qu’ils ne voulaient pas des alevis en Turquie et qu’ils allaient tous les tuer. Le lendemain, il a appris que tous les bâtiments où vivaient ses parents alevis avaient été marqués de la même façon – ce qui n’était pas sans rappeler le massacre alevi de 1978 à Maras.

[7]               Le demandeur a signalé l’incident à la police et identifié l’un des hommes par son nom. La police a noté son numéro de téléphone et lui a indiqué qu’elle le contacterait à l’issue de son enquête.

[8]               Le même jour, le demandeur a vu cinq ou six personnes à l’extérieur de chez lui. Craignant une attaque, il a appelé la police, mais celle-ci n’est jamais arrivée. Le lendemain, trois individus (incluant les deux qui avaient dessiné les marques sur le bâtiment) l’ont provoqué. Il a été sorti de chez lui de force et passé à tabac; en s’en allant, les individus en question ont menacé de le tuer.

[9]               La mère du demandeur a contacté la police, qui est venue l’emmener au commissariat où on l’a laissé attendre cinq heures. Pendant ce temps, les individus qui l’avaient agressé sont arrivés et ont recommencé à le battre en présence de la police, qui n’est pas intervenue immédiatement. La police a reconduit le demandeur chez lui, lui a demandé d’être un informateur et lui a dit de ne parler à personne de ce qui s’était passé au commissariat.

[10]           Craignant pour sa vie, et convaincu que la police ne le protégerait pas, le demandeur a quitté sa ville natale et peu après, son pays de nationalité; il est arrivé au Canada trois jours plus tard, en passant par les États-Unis.

[11]           La Section de la protection des réfugiés (SPR) a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Les questions déterminantes étaient celles de savoir si sa crainte était fondée et s’il disposait d’une possibilité de refuge intérieur (PRI).

[12]           La SPR n’était pas convaincue que la crainte de persécution du demandeur était fondée. À cet égard, elle a tiré les conclusions suivantes :

  • À chaque fois qu’il a été détenu, le demandeur a été relâché, et aucune accusation n’a été portée contre lui;
  • Le demandeur a pu quitter le pays avec son passeport sans difficulté;
  • Rien n’indiquait que le demandeur était visé par une sommation ou un mandat;
  • Rien n’indiquait que les individus qui l’avaient passé à tabac étaient membres du MHP et non simplement des brutes et des racistes;
  • Si la police n’a pas interrompu le passage à tabac dont le demandeur a été victime au commissariat, c’était la faute d’un seul agent, et non de la complicité générale de la police avec les citoyens turcs;
  • La dernière fois que l’appelant a eu des problèmes à cause de ses opinions politiques remonte à 2011, et son parent Veli n’a jamais été inquiété;
  • Après 2011, le demandeur semble s’être détourné des activités politiques;
  • Le demandeur a également identifié les musulmans extrémistes comme un groupe qu’il craint, mais ils ne sont mentionnés nulle part dans l’exposé circonstancié de son FRP;
  • Le demandeur n’a pas demandé l’asile aux États-Unis.

[13]           La SPR a également estimé que le demandeur disposait d’une PRI viable à Ankara ou à Istanbul, et tiré les conclusions suivantes sur ce point :

  • Le demandeur vient d’une petite ville où il est très connu;
  • Les problèmes auxquels il a été confronté ne concernent presque exclusivement que sa région natale;
  • Le fait qu’il ait réussi à quitter le pays prouve que les autorités turques ne sont pas activement à sa recherche;
  • À la question de savoir s’il pouvait aller à Ankara où à Istanbul, le demandeur a répondu qu’il devait s’inscrire sur les registres des deux villes, que son adresse domiciliaire serait révélée et que les mêmes problèmes recommenceraient;
  • La SPR a conclu que la preuve établissant qu’il serait persécuté à Ankara ou à Istanbul était insuffisante.

[14]           La SPR a également tiré les conclusions suivantes concernant la preuve documentaire soumise par le demandeur :

  • Le demandeur a soumis un rapport psychiatrique concluant qu’il souffrait d’un trouble dépressif majeur, ainsi que la lettre d’un médecin indiquant que son nez de travers, la déviation de sa cloison nasale et les cicatrices sur son tympan gauche concordent avec des antécédents de traumatismes en Turquie;
  • La SPR a conclu que les documents médicaux ne démontraient pas de manière convaincante que le demandeur serait persécuté s’il retournait en Turquie;
  • Le demandeur a soumis des lettres du Centre culturel canadien alevi, du Centre d’information et communautaire kurde de Toronto ainsi que du parti BDP attestant son appartenance à chacun de ces groupes;
  • Le demandeur a également présenté une lettre de son oncle Dede, qui expliquait comment son neveu avait été pris pour cible par des fanatiques sunnites et les forces de sécurité. La SPR a noté que ces événements n’étaient pas relatés dans l’exposé circonstancié du FRP;
  • Enfin, la SPR a noté (à tort) qu’une lettre de Veli, le parent du demandeur, n’avait pas été soumise et elle en a tiré une inférence défavorable.

[15]           Pour les motifs qui suivent, j’estime que la décision est déraisonnable, et elle doit être annulée.

[16]           La SPR, qui n’a formulé aucune conclusion spécifique quant à la crédibilité en ce qui se rapporte aux interactions du demandeur avec les acteurs gouvernementaux, a toutefois tiré une inférence défavorable du fait qu’il n’avait pas soumis une lettre de son parent Veli. Comme l’a reconnu le défendeur, le demandeur avait bel et bien fourni cette lettre. Pour le défendeur, il s’agit d’une erreur [traduction] « sans importance », et sans effet sur la conclusion selon laquelle le demandeur n’avait pas de crainte subjective et jouissait d’une PRI. S’il s’était agi de la seule erreur de raisonnement de la SPR, la Cour aurait pu souscrire à ces observations et rejeter la demande; cependant, selon la Cour, ce n’est qu’une des nombreuses erreurs commises par la SPR.

[17]           La SPR conclut que Veli, le parent du demandeur, n’a rencontré aucun problème en Turquie, suggérant par là que le demandeur, qui était une personne moins en vue, n’en aurait pas eu non plus. Cependant, la SPR a tiré cette conclusion sans jamais questionner le demandeur sur le sujet et en l’absence de toute preuve en cette matière. De plus, cette conclusion contredit la preuve au dossier concernant les arrestations et l’emprisonnement dont sont victimes tous les membres exécutifs du BDP. Compte tenu de cette conclusion absurde, on ne peut que déduire que la SPR n’a pas examiné la preuve documentaire sur la situation des Kurdes et des Alevis en Turquie.

[18]           Comme je l’ai déjà noté, la SPR a reconnu que le demandeur avait été détenu de multiples fois par la police et qu’il a été persécuté par elle; cependant, la Section a conclu qu’il n’était pas spécifiquement recherché par la police. Le demandeur fait valoir, et je suis d’accord avec lui, que la question que le tribunal devait trancher n’était pas du tout celle de savoir s’il avait été accusé ou s’il était recherché – il ne l’a jamais prétendu. Je conviens avec le demandeur que la situation présente ressemble à celle qui était en jeu dans l’arrêt Basbaydar c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 158, où j’ai conclu au paragraphe 14 :

La SPR s’est concentrée sur le fait que M. Basbaydar n’avait pas montré qu’il présentait un intérêt particulier pour la police. Ce n’était pas ce qu’il était tenu de montrer. Il devait seulement montrer qu’il craignait avec raison d’être persécuté compte tenu de ses opinions politiques ou de sa nationalité et, selon moi, cette crainte fondée est confirmée par la preuve documentaire. La preuve montre que même les manifestants pacifiques et les militants ordinaires risquent de subir des peines démesurées et plus précisément que les manifestants kurdes sont de plus en plus persécutés. En tentant de mettre en doute la crédibilité du demandeur, la SPR a fait observer que de « nombreux militants jeunes et ordinaires » sont arrêtés en Turquie.

[19]           Comme l’a récemment affirmé la juge Mactavish dans l’arrêt Boyraz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), non publiée, 15 avril 2015, IMM-1049-14 : [traduction« Cependant, la question dont la Commission était saisie n’était pas de savoir si la preuve établissait que les autorités turques étaient à la recherche de M. Boyraz, mais plutôt s’il existait plus qu’une simple possibilité qu’il soit persécuté en Turquie. »

[20]           La SPR a conclu, nonobstant le témoignage du demandeur, que la preuve était insuffisante pour conclure que ses agresseurs faisaient partie du MHP. La SPR n’a pas compris que l’affiliation politique des agresseurs est dépourvue de pertinence. Seul importe le fait que le demandeur soit attaqué pour ses opinions politiques.

[21]           La SPR a estimé que si la police n’avait pas arrêté le passage à tabac du demandeur au commissariat, c’était la faute d’un seul policier, et non d’un manque de protection. Cette conclusion aurait pu être raisonnable en l’absence d’une preuve documentaire d’après laquelle la police en Turquie ne protège généralement pas les personnes comme le demandeur. L’analyse de la protection de l’État effectuée par la SPR n’a pas tenu compte de la preuve documentaire.

[22]           La SPR a rejeté le témoignage du demandeur selon lequel il reprendrait part à des activités et des manifestations en faveur du respect des droits des Kurdes et des Alevis en cas de retour en Turquie, et ce pour trois raisons : (i) parce qu’il s’est détourné des activités politiques après avoir été relâché par la police en 2011, (ii) parce qu’il « convient de se demander pourquoi le demandeur d’asile aurait choisi de partir [de la Turquie] s’il avait autant à cœur la cause kurde‑alévie » et (iii) parce qu’il n’avait fréquenté au Canada que des centres kurdes et alevis, ce que le tribunal a décrit comme « pas exactement ce qu’il convient de qualifier d’activisme politique ».

[23]           S’agissant de la première raison qu’elle a avancée, le désengagement par rapport aux activités politiques, la SPR n’a pas pris acte du témoignage du demandeur d’après lequel il en était ainsi parce qu’il s’était fait dire après avoir été détenu par la police que [traduction] « si je continuais de montrer un vif intérêt pour le parti, ils "m’achèveraient" ». Il a déclaré que [traduction] « leurs menaces ont porté, par l’intimidation, les détentions, les interrogatoires, la torture, les menaces, les insultes et, surtout, les menaces de sévices à l’égard de ma famille, de sorte que je ne pouvais plus rien faire pour le parti avant les élections ».

[24]           La deuxième raison invoquée par la SPR, à savoir qu’il n’aurait probablement pas quitté la Turquie s’il était un activiste politique, ne tient pas compte du fait qu’il avait été détenu, torturé et menacé de mort par les autorités s’il poursuivait ses actions. Le fait qu’il ait cherché refuge au Canada et qu’il ne soit pas resté en Turquie concorde d’ailleurs avec son témoignage selon lequel il craignait d’être tué s’il restait en Turquie. S’il s’agissait d’une crainte raisonnable (la Cour le croit, compte tenu du dossier), les mesures qu’a prises le demandeur ne sont pas du tout incompatibles avec son statut d’activiste politique. Si tous les activistes devaient rester dans leur pays et mourir pour prouver leurs convictions politiques, la protection suppléée par la Convention relative au statut des réfugiés politiques serait inutile.

[25]           Quant à la troisième raison avancée par la SPR, à savoir que ses activités canadiennes n’étaient « pas exactement ce qu’il convient de qualifier d’activisme politique », elle ne tient pas compte du fait qu’il se trouvait au Canada depuis peu, qu’il a adhéré à des organisations canadiennes poursuivant les mêmes buts que ceux qu’il soutenait en Turquie, et ne dit rien de ce qu’il pourrait être tenu de faire ici pour établir ses opinions politiques.

[26]           La SPR a déduit que le demandeur ne poursuivrait pas ses activités politiques s’il retournait en Turquie, nonobstant son témoignage à l’effet contraire. Cette conclusion de la SPR est déraisonnable parce qu’elle ne tient pas compte de l’activisme dont le demandeur a fait preuve pendant de nombreuses années. Il n’a interrompu ses activités que parce qu’il craignait pour sa vie et pour sa famille. Laisser entendre qu’un demandeur d’asile peut retourner dans son pays en toute sûreté parce qu’il aura renoncé à ses opinions politiques pour éviter la persécution revient à vider le système de protection des réfugiés de son sens.

[27]           Enfin, la SPR a conclu que le demandeur n’avait aucune crainte subjective parce qu’il n’avait pas demandé l’asile aux États-Unis. C’est omettre le fait qu’il était en transit vers le Canada, pays qui était sa destination dès le départ et où il souhaitait demander l’asile, et qu’il n’est resté que trois jours aux États-Unis. Il a déclaré qu’il était allé au Canada parce qu’il y avait des parents et que ses chances d’y être accepté étaient plus grandes. Le fait de ne pas réclamer la protection d’un pays tiers après quelques jours n’est pas préjudiciable : Jarma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 265.

[28]           Outre ces erreurs ayant fondé la conclusion portant que le demandeur n’avait pas de crainte subjective, la SPR a commis une erreur dans son analyse de la PRI.

[29]           Premièrement, je souscris à l’observation du demandeur selon laquelle une analyse concernant la PRI n’est indiquée que lorsque l’État n’est pas l’agent de persécution. En l’espèce, il était allégué que les agents de persécution incluaient des autorités étatiques. La preuve au dossier atteste d’ailleurs que des personnes ressemblant au demandeur sur le plan des origines ethnique et religieuse et des activités politiques visant à les défendre sont régulièrement détenues, menacées et agressées par les autorités étatiques dans toute la Turquie (y compris dans les deux villes spécifiquement considérées comme des PRI). Comme l’a indiqué l’avocat, cette situation ne concerne pas la police locale – elle concerne tout le pays, car la persécution s’exerce à l’échelle du territoire.

[30]           Si la SPR conclut que l’État est l’agent de persécution, j’estime que le fardeau d’établir qu’il existe une PRI dans ce pays où la protection de l’État est inexistante et dans lequel un demandeur d’asile devrait en bénéficier, revient certainement à la partie qui l’affirme et non au demandeur d’asile.

[31]           Pour ces motifs, la demande d’asile doit être réexaminée par un autre commissaire. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et les faits de la présente affaire n’en soulèvent pas.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande est accueillie, la décision de la Section de la protection des réfugiés est annulée, la demande d’asile est renvoyée à la Section de la protection des réfugiés pour réexamen par un tribunal différemment constitué, et aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5506-14

 

INTITULÉ :

MURAT BUYUKSAHIN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 juin 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 19 JUIN 2015

 

COMPARUTIONS :

Clarisa Waldman

 

POUR LE demandeur

 

Nicholas Dodokin

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE demandeur

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.