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Date : 20150709


Dossier : IMM‑4092‑14

Référence : 2015 CF 842

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 9 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

E.F. ET G.H.,

REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE E.F.

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], de la décision du 25 avril 2014 par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada portant que les demandeurs n’avaient ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger, suivant les articles 96 et 97 de la Loi.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour que celui‑ci statue à nouveau.

I.  Question préliminaire

[3]  Lors de l’audience relative à la présente demande, l’avocate des demandeurs a demandé à ce que leurs noms ainsi que celui de l’époux de la demanderesse principale n’apparaissent pas dans la décision de la Cour. Comme cette demande n’a pas été faite antérieurement, j’ai prié les demandeurs de fournir des observations écrites afin de permettre au défendeur d’examiner ladite demande, de prendre position et de présenter des observations en réponse.

[4]  Dans ses observations écrites subséquentes, l’avocate des demandeurs a expliqué qu’elle ne demandait pas à ce que le dossier de la Cour soit mis sous scellés, mais seulement que les noms des demandeurs soient remplacés par leurs initiales dans la décision de la Cour. Les demandeurs le souhaitent pour des raisons de sécurité et de tranquillité d’esprit, car ils craignent que la publication de leur identité dans la décision de la Cour puisse être portée à l’attention de l’époux de la demanderesse principale, laquelle allègue avoir été victime des sévices sexuels qu’il lui a infligés et des mauvais traitements qu’il a infligés à son fils et à elle.

[5]  Le défendeur s’oppose à cette demande au motif qu’une ordonnance de confidentialité ne peut pas être accordée parce que les renseignements en question sont censés entraîner une menace sérieuse pour la sécurité personnelle des personnes visées, si les éléments de preuve produits pour l’étayer sont faibles et conjecturaux. Le défendeur soutient que le fait que les renseignements soient déjà dans le domaine public milite contre l’octroi d’une telle ordonnance.

[6]  Le défendeur invoque l’arrêt Sierra Club of Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [Sierra Club], de la Cour suprême du Canada, pour affirmer que la transparence des tribunaux canadiens constitue la règle, et que les documents de la Cour ne peuvent être considérés comme confidentiels que lorsqu’une partie établit qu’un risque réel et substantiel pèse sur un intérêt important (bien étayé par la preuve) et que les effets bénéfiques d’une ordonnance de mise sous scellés l’emportent sur ses effets préjudiciables, notamment en ce qui touche l’intérêt du public à la publicité des débats judiciaires.

[7]  Enfin, le défendeur fait observer que les demandeurs ont tardé à présenter cette demande, que les documents qui figurent actuellement au dossier sont déjà publics et que les demandeurs fondent leur demande sur un risque dont la SPR et la SAR ont nié l’existence.

[8]  Malgré les arguments soulevés par le défendeur, je suis disposé à faire droit à la demande des demandeurs. J’estime que l’application du critère prescrit par l’arrêt Sierra Club doit aboutir à la même issue que celle de l’affaire A.B. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 325, bien que je reconnaisse que dans cette affaire, le défendeur n’a pas pris position relativement à la requête du demandeur. J’estime que l’atténuation du risque de violence pour l’un ou l’autre des demandeurs constitue un effet bénéfique qui l’emporte sur une transparence moindre dans la présente instance, d’autant plus que les demandeurs adoptent une démarche modérée qui ne consiste qu’à obtenir l’autorisation de publier la décision sans y dévoiler leur identité, et qui ne vise pas l’application d’autres mesures de confidentialité à la présente instance ou aux documents déjà produits. Voir également le jugement AC c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1452, dans lequel le juge Russell a rejeté la demande d’ordonnance de mise sous scellés du dossier, mais a remplacé dans l’intitulé le nom des demandeurs par leurs initiales, un résultat qui lui a semblé permettre un juste équilibre entre le principe de la publicité des débats judiciaires et la nécessité d’éviter que l’affaire ne s’ébruite trop dans le pays d’origine des demandeurs.

[9]  Je prends cette décision en n’ignorant pas l’argument du défendeur selon lequel la preuve concernant le risque auquel les demandeurs sont exposés a été rejetée par la SPR et la SAR. Cependant, comme j’ai décidé que l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire (pour les motifs expliqués ci‑après) est de renvoyer l’affaire à la SAR pour qu’elle évalue les conclusions relatives à la crédibilité liées à ce risque, la Cour juge que la preuve des demandeurs concernant les violences qu’ils ont subies est suffisante pour fonder leur demande. Ce faisant, je n’entends limiter en rien le rôle de la SAR lorsqu’il s’agira d’évaluer cette preuve au moment du réexamen de la présente affaire. 

II.  Contexte

[10]  La demanderesse principale et son fils, le demandeur mineur, sont des citoyens kényans.

[11]  Le 17 avril 2009, la demanderesse principale a épousé son mari. Elle allègue qu’elle a commencé à remarquer un comportement violent de sa part en décembre 2010, et que celui‑ci s’est aggravé après qu’elle a demandé de l’aide aux membres de sa belle‑famille. Elle soutient qu’elle et son fils ont été maltraités physiquement, émotionnellement et psychologiquement.

[12]  En septembre 2012, la demanderesse principale a cherché à obtenir l’aide de la police au Kenya. Elle prétend que celle‑ci a reçu des pots‑de‑vin pour abandonner l’enquête.

[13]  En septembre 2013, les demandeurs sont arrivés au Canada et ont présenté une demande d’asile.

[14]  Dans une décision écrite datée du 15 novembre 2013, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs, estimant que le témoignage livré de vive voix par la demanderesse principale ne concordait pas avec son témoignage écrit et qu’elle était incapable d’expliquer les nombreuses omissions, incohérences et contradictions contenues dans ses déclarations. La SPR a conclu que la demanderesse principale n’avait pas établi les principaux éléments de sa demande d’asile au moyen d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi, et puisque la demande d’asile du demandeur mineur est fondée sur le témoignage de sa mère, elle a également été rejetée.

[15]  En appel devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que la SPR s’était fondée sur des conclusions de fait erronées pour rendre sa décision quant à la crédibilité. Ils ont également soutenu que la SPR s’était arrêtée de manière déraisonnable sur des considérations non pertinentes, qu’elle n’avait pas examiné les documents qu’ils lui avaient présentés et qu’elle n’avait pas tenu compte de la preuve documentaire qui étayait leurs demandes d’asile. Ils ont affirmé en particulier que la SPR n’avait ni considéré ni appliqué la Directive no 4 du président de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié : Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe [Directives concernant la persécution fondée sur le sexe]. Enfin, les demandeurs ont fait valoir que la SPR n’avait pas examiné leurs demandes d’asile au titre de l’article 97 de la Loi. La SAR a fait remarquer que les demandeurs n’avaient présenté aucun nouvel élément de preuve en appel.

[16]  Dans une décision motivée par écrit et datée du 25 avril 2014, la SAR a rejeté l’appel des demandeurs et confirmé la décision de la SPR. Après avoir analysé la démarche à suivre pour arrêter la norme de contrôle se rapportant à son rôle de juridiction d’appel, la SAR a conclu qu’elle devait faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de fait de la SPR et de celles relatives à la crédibilité. La SAR s’est appuyée sur l’arrêt Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, pour justifier l’application de la norme de la raisonnabilité aux questions de fait. Elle a également conclu que les questions de droit soulevées en appel devaient être assujetties à la norme de la décision correcte.

[17]  La SAR a estimé que la décision de la SPR appartenait aux issues possibles et acceptables pouvant se justifier au regard des faits, et qu’elle n’était donc pas déraisonnable.

[18]  Les demandeurs font valoir, dans la présente demande de contrôle judiciaire, que la SAR a commis une erreur en ce qui concerne la détermination des principes pertinents et leur application raisonnable ou correcte. Ils soutiennent également que la SAR a pris en compte des considérations erronées et sans pertinence, et qu’elle n’a pas respecté les principes de justice naturelle, l’équité fondamentale et d’autres procédures exigées en droit. Ils contestent les conclusions de la SAR relatives à la crédibilité et soutiennent, comme ils l’avaient fait devant elle, que les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe n’ont été ni examinées ni appliquées.

[19]  La demanderesse principale a produit un affidavit dans le cadre de la présente demande afin d’expliquer sa confusion à l’audience devant la SPR. Elle indique dans ce document qu’elle était sur le point d’accoucher lorsque l’audience de la SPR a eu lieu et qu’elle avait du mal à se concentrer en raison des douleurs et de l’anxiété inhérentes à son état. Elle affirme qu’elle a effectivement accouché deux jours plus tard. Elle indique également dans son affidavit qu’elle est en possession d’une lettre de la police de Nairobi confirmant l’authenticité d’une convocation de la police dont la SPR avait conclu qu’elle était frauduleuse. 

[20]  Le défendeur soutient que ces parties de l’affidavit devraient être radiées puisqu’elles n’ont pas été soulevées devant la SAR.

III.  Questions en litige

[21]  Je formulerais ainsi les questions en litige en l’espèce :

A.  Certaines parties de l’affidavit de la demanderesse principale devraient‑elles être radiées?

B.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

C.  La SAR a‑t‑elle adopté la bonne norme de contrôle pour examiner la décision de la SPR?

D.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a examiné la décision de la SPR?

IV.  Analyse

A.  Certaines parties de l’affidavit de la demanderesse principale devraient‑elles être radiées?

[22]  Il est bien établi en droit que la preuve dont ne disposait pas le décideur ne peut être introduite dans le cadre du contrôle judiciaire de sa décision (voir Zolotareva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 1274, au paragraphe 36). Cela ne veut pas dire que de tels éléments de preuve ne peuvent être admis, lorsque les circonstances le justifient, pour révéler un vice de procédure et appuyer l’argument voulant qu’un demandeur ait été privé d’équité procédurale (voir Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20). La Cour reconnaît que c’est pour ce type de raisons que la demanderesse principale souhaite introduire un élément de preuve concernant son état au moment de son témoignage devant la SPR. Le problème pour les demandeurs vient de ce que, compte tenu du dossier dont je dispose, rien n’indique qu’ils aient introduit, ou tenté d’introduire, cet élément de preuve durant l’appel devant la SAR.

[23]  Comme l’argument de procédure soulevé par les demandeurs se rapporte au témoignage de la demanderesse principale devant la SPR, c’est dans le cadre de l’appel devant la SAR qu’ils auraient dû tenter d’introduire cet élément de preuve. Le paragraphe 110(4) de la Loi prévoit les circonstances dans lesquelles l’appelant peut introduire de nouveaux éléments de preuve lors d’un appel devant la SAR. Je ne me prononcerai pas sur la décision que la SAR aurait pu prendre à l’égard d’un tel élément de preuve. Cependant, comme je fais droit à la présente demande pour d’autres motifs que je préciserai ci‑après, les demandeurs auront la possibilité de demander à ce que cet élément de preuve soit admis lorsque l’affaire sera réexaminée par la SAR.

[24]  Pour les fins qui nous occupent, ma décision en l’espèce n’est aucunement fondée sur la partie de l’affidavit de la demanderesse principale qui concerne l’état dans lequel elle était au moment de son témoignage devant la SPR. Il en va de même pour ce qui est de la partie de son affidavit qui concerne la lettre émanant de la police de Nairobi. 

B.  Quelle est la norme de contrôle applicable?

[25]  Les demandeurs s’appuient sur trois jugements ‑ Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494 [Iyamuremye], Alvarez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 702 [Alvarez], et Eng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 711 ‑ rendus par le juge Shore pour affirmer que la SAR est tenue d’évaluer la preuve de manière indépendante lorsqu’elle exerce son rôle de juridiction d’appel.

[26]  Le défendeur n’est pas d’accord, et soutient que le choix de la norme de contrôle retenue par la SAR devrait lui‑même être examiné par la Cour suivant la norme de la raisonnabilité, et qu’en l’espèce, la décision de la SAR d’appliquer cette norme à son examen de la décision de la SPR était en soi raisonnable. Le défendeur soutient en outre que, sans égard à la norme de contrôle qu’elle a appliquée, la SAR a analysé de manière exhaustive l’ensemble de la preuve sans rien trouver à redire aux conclusions de la SPR.

[27]  Ainsi que l’a souligné le juge Fothergill dans le jugement Ngandu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 423 [Ngandu], le droit n’est pas encore fixé en ce qui concerne la norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux décisions de la SAR relatives à la norme de contrôle qu’elle a choisi d’appliquer. Dans certains cas, la Cour a appliqué la norme de la décision correcte (voir, par exemple, le jugement Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, aux paragraphes 25 à 34 [Huruglica], rendu par le juge Phelan). La Cour a conclu, dans d’autres cas, qu’elle devait appliquer la norme de la raisonnabilité lorsqu’elle examine la décision de la SAR relative à la norme de contrôle qu’elle a choisi d’appliquer (voir, par exemple, le jugement Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063, aux paragraphes 17 à 26, rendu par le juge Gagné).

[28]  Cependant, le juge Martineau a fait observer dans le jugement Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080, au paragraphe 37 [Djossou], que la Cour peut parfois aborder cette question de façon pragmatique, lorsque sa décision d’appliquer la norme de la raisonnabilité ou de la décision correcte à la décision de la SAR relative à la norme de contrôle qu’elle a choisi d’appliquer ne sera pas déterminante quant à l’issue de la demande de contrôle judiciaire. La présente affaire se prête à cette approche pragmatique. Comme dans le jugement Djossou, la décision de la SAR d’appliquer la norme de la raisonnabilité en l’espèce est erronée, quelle que soit la norme appliquée pour examiner le choix de la SAR.

[29]  La Cour s’est penchée dans de nombreux jugements sur la norme de contrôle que la SAR devrait appliquer dans les appels visant les décisions de la SPR. Dans le jugement Alvarez, au paragraphe 33, le juge Shore conclut comme suit :

La Cour est d’accord que la SPR, étant le tribunal de première instance, doit se voir accorder une certaine déférence à l’égard de ses conclusions de fait, et de fait et droit. La SPR est la mieux placée pour tirer ces conclusions parce qu’elle est le tribunal de première instance, le tribunal des faits, possédant l’avantage d’avoir entendu les témoignages de vive voix (Housen, ci‑dessus). Cependant, la SAR doit néanmoins effectuer sa propre évaluation de l’ensemble de la preuve afin de déterminer si la SPR s’est fondée sur un mauvais principe de droit ou a mal apprécié les faits au point de commettre une erreur manifeste et dominante. L’idée selon laquelle la SAR pourrait substituer une décision attaquée pour celle qui aurait dû être rendue sans premièrement évaluer la preuve est complètement incompatible avec l’objet de la LIPR et la jurisprudence traitant du libellé presque identique du paragraphe 67(2). La Cour estime que la SAR a mal interprété son rôle en tant qu’instance d’appel en statuant que son rôle n’était que d’évaluer si la décision de la SPR appartenait aux issues possibles acceptables selon la norme de la décision raisonnable.

[30]  Le juge Phelan s’est exprimé ainsi au sujet de la norme de contrôle que devait appliquer la SAR, aux paragraphes 54 à 55 du jugement Huruglica :

Après avoir conclu que la SAR avait commis une erreur en examinant la décision de la SPR selon la norme de la raisonnabilité, j’ai conclu en outre que, pour les motifs qui précèdent, la SAR doit instruire l’affaire comme une procédure d’appel hybride. Elle doit examiner tous les aspects de la décision de la SPR et en arriver à sa propre conclusion quant à savoir si le demandeur d’asile a qualité de réfugié au sens de la Convention ou qualité de personne à protéger. Lorsque ses conclusions diffèrent de celles de la SPR, la SAR doit y substituer sa propre décision.

Lorsque la SAR effectue son examen, elle peut reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion, mais elle ne doit pas se borner, comme doit le faire une cour d’appel, à intervenir sur les faits uniquement lorsqu’il y a une « erreur manifeste et dominante ».

[31]  Or, comme l’a fait observer le juge Martineau dans le jugement Djossou, au paragraphe 37, la Cour a conclu de manière uniforme (quelle que soit la norme de contrôle qu’elle a arrêtée) que la SAR ne devrait pas opter pour la norme applicable à un contrôle judiciaire lorsqu’elle exerce son rôle de juridiction d’appel. 

[32]  Dans les jugements Alvarez et Huruglica, la norme de contrôle est arrêtée en fonction d’un certain degré de retenue dont la SAR doit faire preuve envers les conclusions de fait de la SPR, du moins au chapitre de la crédibilité, et aussi du fait qu’il est important pour la SAR de faire sa propre évaluation indépendante.

[33]  Je constate que dans le jugement Denbel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 629, qu’il a rendu récemment, le juge Mosely a dit dans des remarques incidentes qu’il ne croyait pas que la SAR devrait systématiquement réévaluer la crédibilité dans le cadre des appels dont elle est saisie; quoi qu’il en soit, il a conclu que la SAR avait effectué sa propre évaluation de la crédibilité de la demanderesse.

C.  La SAR a‑t‑elle adopté la bonne norme de contrôle pour examiner la décision de la SPR?

[34]  Bien qu’elle se soit livrée à une analyse de la norme de contrôle en s’appuyant abondamment sur l’arrêt Newton c Criminal Trial Lawyers’ Association, 2010 ABCA 399, de la Cour d’appel de l’Alberta, la SAR est parvenue à ses conclusions quant à la norme applicable sans tirer profit de la vaste jurisprudence subséquente de notre Cour (examinée en partie ci‑dessus).

[35]  Comme nous l’avons fait remarquer, la SAR a conclu que la norme de la raisonnabilité s’appliquait aux questions de fait et qu’elle devait faire preuve de retenue envers les conclusions de la SPR relatives aux faits et à la crédibilité. La SAR a estimé que la décision de la SPR appartenait aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits, et qu’elle n’était donc pas déraisonnable.

[36]  La Cour a maintes fois jugé que la SAR appliquait à tort la norme de la raisonnabilité à son examen des conclusions de la SPR (voir Djossou, précité, aux paragraphes 6 et 7). Bien que certains jugements permettent d’affirmer qu’elle ne commet pas d’erreur susceptible de contrôle lorsqu’elle applique la norme de la raisonnabilité aux conclusions qui intéresse la crédibilité exclusivement, la SAR est tout de même tenue dans de telles circonstances d’effectuer sa propre évaluation de la preuve (voir Ngandu, précité, aux paragraphes 33 et 34).

[37]  J’estime que la norme de contrôle arrêtée par la SAR est erronée en ce qu’elle n’a pas satisfait à l’obligation importante d’effectuer sa propre évaluation de la preuve.

D.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a examiné la décision de la SPR?

[38]  Je souscris à l’observation du défendeur selon laquelle le fait pour la SAR de ne pas avoir effectué une évaluation de la preuve lorsqu’elle a arrêté la norme de contrôle n’empêche pas en soi de conclure que la SAR a bien effectué l’évaluation voulue lorsqu’elle s’en est remis aux conclusions de la SPR en matière de crédibilité (voir Njeukam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 859). Cependant, en toute déférence, je ne crois pas comme le défendeur que la SAR ait effectué une telle analyse.

[39]  L’analyse de la SAR concernant les conclusions de la SPR en matière de crédibilité se limite aux deux phrases suivantes :

[...] Même si, dans ses motifs, la SPR n’a pas mentionné la façon dont elle a examiné les Directives, elle a tiré une conclusion générale selon laquelle les allégations des appelants n’étaient pas crédibles à la lumière d’une analyse de l’ensemble de la preuve dont elle était saisie. La SPR a clairement énuméré les préoccupations en matière de crédibilité concernant ces allégations, elle a demandé des explications à ce sujet, elle a soupesé les allégations et a tiré des conclusions quant à la crédibilité qui étaient claires, justifiées et transparentes et appartenaient aux issues possibles acceptables.

[40]  Plus loin, afin de déterminer si la SPR a commis une erreur en n’examinant pas les demandes d’asile au titre de l’article 97 de la Loi, la SAR affirme avoir tenu compte de toute la preuve dont elle disposait. Cependant, ses motifs n’attestent pas, à mon sens, l’évaluation indépendante requise de la preuve. Conformément à la norme de contrôle qu’elle a arrêtée, elle s’en tient aux conclusions de la SAR en matière de crédibilité et les adopte sans analyser elle‑même la preuve sur laquelle les conclusions étaient fondées.

[41]  S’agissant des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, la SAR indique avoir entendu un enregistrement de l’audience qui s’est déroulée devant la SPR et, bien que cette dernière ne mentionne nulle part lesdites directives dans sa décision, la SAR conclut sur la foi de cet enregistrement que la SPR connaissait les Directives et qu’elle s’y est conformée.

[42]  Les demandeurs soutiennent que le défaut de la SPR d’appliquer les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe et de les mentionner dans sa décision (afin d’en démontrer possiblement l’application) constitue une erreur qui aurait dû être relevée par la SAR.

[43]  La Cour est consciente de l’importance des Directives concernant la persécution fondée sur le sexe, ainsi que l’a souligné le juge Campbell dans le jugement Griffith c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 171 FTR 240, au paragraphe 25 [Griffith] :

Des motifs doivent être donnés au revendicateur qui n’est pas cru. Dans le cas des conclusions relativement à la crédibilité des femmes victimes de violences conjugales, à mon avis, l’exigence de motifs devient spécifique : les motifs doivent être sensibles à ce qui est connu des femmes qui se trouvent dans cette situation. Les Directives portant sur le sexe sont, en fait, un effort en vue de mettre en place la formation professionnelle nécessaire pour atteindre cet objectif.

[Renvois omis]

[44]  Les conclusions de la SAR quant à l’attention portée par la SPR aux Directives concernant la persécution fondée sur le sexe sont liées à celles qui ont trait à la crédibilité de la demanderesse principale. La Cour reconnaît la logique de cette approche. Comme l’a déclaré la SAR en s’appuyant sur le jugement Griffith, la SPR doit, si elle a bien tenu compte desdites Directives, faire preuve d’un certain degré de connaissance, de compréhension et de sensibilité dans son appréciation des déclarations et de la conduite d’un demandeur d’asile. Cependant, le lien qui en résulte entre l’application des Directives et l’évaluation de la crédibilité de la demanderesse principale nous ramène à ma conclusion antérieure : la décision de la SAR ne démontre pas qu’elle s’est livrée à l’évaluation indépendante voulue lorsqu’elle a estimé que les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité (qui doivent être dûment éclairées par les Directives concernant la persécution fondée sur le sexe) étaient raisonnables.

[45]  Enfin, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en n’examinant pas les demandes d’asile des demandeurs au titre de l’article 97 de la Loi. Cette conclusion découle logiquement des conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par la SPR (puis la SAR), suivant lesquelles les demandeurs n’avaient pas démontré qu’ils étaient personnellement exposés à un risque, comme l’exige l’article 97 (voir Lopez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 102).

[46]  Cependant, l’affaire est renvoyée à la SAR en vue d’un réexamen, et vu que la SAR a commis une erreur dans sa manière d’examiner les conclusions de la SPR en matière de crédibilité, la réponse à la question de savoir si les demandes d’asile des demandeurs peuvent satisfaire aux exigences de l’article 97, dépendra du moins en partie, de l’issue de ce réexamen.

[47]  Les parties ont été priées d’indiquer si elles souhaitaient que la Cour envisage la certification d’une question en vue d’un appel. Aucune d’elles n’en a soulevé.


JUGEMENT

LA COUR :

  1. ACCUEILLE la demande de contrôle judiciaire et RENVOIE l’affaire à un tribunal de la SAR différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire;
  2. NE CERTIFIE aucune question aux fins d’un appel;
  3. MODIFIE l’intitulé de la présente procédure de la manière dont il apparaît au début du présent jugement et des motifs qui l’accompagnent.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4092‑14

INTITULÉ :

E.F. ET G.H., REPRÉSENTÉ PAR SA TUTRICE À L’INSTANCE E.F. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 JUIN 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE Southcott

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 9 JUILLET 2015

COMPARUTIONS :

Joy‑Ann Cohen

POUR LES DEMANDEURS

Prathima Prashad

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Joy‑Ann Cohen

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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