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Date : 20150721


Dossier : IMM-7565-14

Référence : 2015 CF 888

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 juillet 2015

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

RODRIGUEZ TORRES, DAYSI

(ALIAS RODRIGUEZ TORRES, DAYSY)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision du 10 octobre 2014 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés (SPR) suivant laquelle la demanderesse n’a pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 ou 97, respectivement, de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]               Ayant examiné les documents produits et entendu les observations des avocats des parties, la présente demande est rejetée.

[3]               La demanderesse, Daysi Rodriguez Torres, est une citoyenne de Cuba. Elle prétend qu’elle travaillait dans une école de La Havane et qu’elle a pris part à une pièce de théâtre qui dénonçait les piètres conditions de vie des élèves de l’école. Pour cette raison, elle a été jugée politiquement suspecte, elle a été congédiée, et elle a été recherchée et harcelée par les autorités.

[4]               Le 26 avril 2013, elle est entrée au Canada en compagnie de sa mère, munie d’un visa de résidence temporaire qu’elle avait obtenu grâce à une lettre d’emploi présentée à l’appui de sa demande; elle a séjourné chez sa tante qui l’avait parrainée. Sa mère a regagné Cuba en juillet 2013. La demanderesse est restée au Canada et a présenté une demande d’asile en octobre 2013, alléguant qu’elle craignait de retourner dans son pays parce que les autorités continueraient de la harceler, qu’elle serait placée sous surveillance et qu’elle n’aurait le droit ni de travailler ni d’étudier.

[5]               Dans une décision datée du 30 mai 2014, la SPR a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, avec des éléments de preuve crédibles et dignes de foi, qu’elle avait pris part à une pièce de théâtre contestataire puis qu’elle avait ensuite été prise pour cible par les autorités de l’État. La SPR a également estimé que son profil résiduel était insuffisant pour étayer sa demande d’asile.

[6]               La SPR a jugé que la demanderesse avait répondu évasivement aux questions concernant sa participation à la pièce contestataire et qu’elle avait contredit son exposé circonstancié. En outre, bien qu’elle ait déclaré qu’elle avait été congédiée en mars 2013 pour avoir pris part à la pièce de théâtre, la demanderesse a fourni une lettre d’emploi de son ancien employeur à l’ambassade canadienne pour appuyer sa demande de visa d’avril 2013. Elle a expliqué que la lettre d’emploi n’était pas authentique en ce sens qu’elle ne travaillait plus à l’école, et que son ami l’avait aidée à obtenir cette lettre, moyennant paiement. La SPR a estimé que ses explications quant à la question de savoir si elle avait été congédiée ou si elle travaillait n’étaient pas crédibles parce qu’elles étaient également contradictoires. Plus précisément, la demanderesse a allégué que son ami lui avait remis la lettre d’emploi en mars 2013, mais aussi qu’il avait quitté Cuba dans le mois qui a suivi la pièce contestataire – ce qui nous ramène en novembre 2012 – parce qu’il avait eu lui-même des problèmes avec les autorités cubaines. Devant ces déclarations, elle a indiqué qu’elle s’était trompée par nervosité, et que c’était la mère de son ami qui lui avait remis la lettre d’emploi en mains propres. Cependant, la SPR a noté qu’aucune de ces versions ne concordait avec son exposé circonstancié, qui laissait entendre que son ami s’était contenté de la mettre en contact avec quelqu’un qui lui avait procuré une fausse lettre d’emploi. La SPR a conclu, sur la foi de ces incohérences, qu’il était plus probable que le contraire que la demanderesse travaillait à l’école lorsqu’elle a présenté sa demande de visa et qu’elle n’avait ni pris part à une pièce de théâtre contestataire ni été congédiée pour cette raison.

[7]               La SPR a aussi relevé dans son exposé circonstancié modifié une omission importante par rapport à son témoignage, concernant deux étudiants qui ont contribué à la pièce et ont été forcés de quitter Cuba. Par ailleurs, la SPR n’a pas jugé digne de foi une lettre de soutien non datée émanant de son ami, qui est à présent au Chili, et corroborant son compte rendu concernant son emploi et son rôle dans la pièce, car l’allégation de la demanderesse selon laquelle cet ami lui a fourni une fausse lettre d’emploi aux fins de sa demande de visa sapait la fiabilité de la lettre de soutien. De plus, le témoignage de la demanderesse quant à la date à laquelle son ami avait quitté Cuba était incohérent, et la SPR a estimé que l’ignorance de cette information jetait un doute sur le fait qu’il ait connu des expériences comparables à la sienne l’ayant forcé à quitter le pays, ainsi qu’elle le prétend.

[8]               La SPR n’a accordé aucun poids à sa lettre de licenciement non datée, ayant jugé peu crédible son explication selon laquelle la lettre d’emploi contradictoire était fausse; par ailleurs, la lettre de licenciement n’était pas datée et ne précisait pas à la date à laquelle la demanderesse avait été congédiée.

[9]               La SPR a trouvé préoccupant le fait que la demanderesse n’ait présenté sa demande d’asile qu’en octobre 2013, alors qu’elle était arrivée au Canada en avril 2013. Elle n’a pas accepté l’explication avancée pour ce retard, à savoir que sa tante, qui avait parrainé sa demande de visa, craignait d’avoir des problèmes si sa nièce présentait une telle demande, et que ce n’est qu’après qu’un avocat eut assuré à la première que ce ne serait pas le cas que la seconde a pu présenter sa demande d’asile. La SPR n’a pas jugé cette explication crédible, car elle ne concordait pas avec l’allégation de la demanderesse selon laquelle sa vie serait en danger si elle retournait à Cuba, et a noté qu’elle n’avait pas appelé sa tante comme témoin pour justifier le retard. La SPR a également indiqué que la demanderesse avait déjà présenté deux demandes infructueuses en 2009 et 2010 afin d’obtenir un visa de résident temporaire et d’entrer au Canada.

[10]           Enfin, la SPR a fait observer que la demanderesse ne craignait que l’État cubain et qu’elle n’avait aucune autre raison d’avoir peur de retourner dans son pays, si bien que son profil résiduel était insuffisant pour étayer sa demande d’asile.

[11]           Dans le cadre de l’appel de la décision de la SPR qu’elle a interjeté devant la SAR, la demanderesse a fait valoir que la SPR avait commis une erreur en ce qui regarde l’appréciation de sa crédibilité. Elle a également demandé à la SAR d’accepter de nouveaux éléments de preuve à l’appui de son appel. Après avoir examiné le critère relatif à l’admission de nouveaux éléments de preuve énoncé au paragraphe 110(4) de la LIPR, la SAR a conclu que même si un document satisfaisait aux exigences de cette disposition, elle n’était pas tenue de l’admettre en preuve sans autre considération. La SAR a estimé que les facteurs de l’arrêt Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CAF 385, paragraphes 13 à 15 [Raza] devaient être pris en compte pour l’appréciation de l’admissibilité des quatre nouveaux éléments de preuve proposés (Iyamuremye c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 45).

[12]           Le premier nouvel élément de preuve était une autre lettre de la mère de la demanderesse datée du 12 juin 2014, qui reprenait les allégations contenues dans la demande d’asile, mais indiquait aussi qu’elle avait versé de l’argent à l’ancien superviseur de l’école où sa fille avait travaillé pour obtenir la lettre de congédiement. Eu égard à l’arrêt Raza, la SAR a noté qu’il ne fallait pas juger la « nouveauté » d’un document que par la date de sa création; ce sont plutôt les circonstances ou l’événement que l’élément de preuve entend attester qui sont importants. La SAR a estimé que même si la date indiquée sur la lettre de la mère de la demanderesse était postérieure à l’audience de la SPR, son contenu concernait des faits antérieurs au rejet. Comme la demanderesse avait fourni la lettre de congédiement à la SPR, les mesures prises par sa mère pour l’obtenir étaient nécessairement antérieures au rejet de la SPR. Par conséquent, la SAR a conclu qu’il était raisonnable d’escompter que la demanderesse fournisse l’explication de sa mère à la SPR. Au lieu de cela, elle a attendu de voir si la SPR accepterait son explication mensongère. La lettre a été jugée inadmissible à titre de nouvel élément de preuve.

[13]           Comme la demanderesse n’a pas contesté, dans le cadre du présent contrôle judiciaire, les conclusions de la SAR portant inadmissibilité des trois autres nouveaux documents, il n’est pas nécessaire d’examiner ici son raisonnement. Cependant, il est intéressant de noter que le quatrième document était une déclaration solennelle de la demanderesse datée du 10 juillet 2014 dans laquelle elle reconnaissait avoir fait de fausses déclarations à la SPR quant à la date de son congédiement. Elle a été licenciée en fait en 2011, et non en 2012, et a expliqué qu’elle avait menti au sujet des dates par crainte de se voir reprocher son retard à quitter Cuba. Elle a également reconnu avoir fait de fausses déclarations quant à la manière dont elle s’était procuré la lettre d’emploi aux fins de sa demande de visa. La SPR a noté que les fausses déclarations n’ont été soulevées que lorsque la demanderesse a découvert qu’elles n’avaient pas amené la SPR à accepter sa demande d’asile, et que ce n’est qu’alors qu’elle les a évoquées en appel.

[14]           La demanderesse a fait valoir devant la SAR que celle-ci devait suivre la décision Huruglica c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica] et apprécier de façon indépendante la preuve contenue dans le dossier de la SPR. La SAR a noté que dans la décision Huruglica, la Cour avait déterminé que la SAR devait instruire un appel hybride. Elle devait donc examiner tous les aspects de la décision de la SPR et apprécier de manière indépendante la demande d’asile de la demanderesse, et ne s’en remettre à la SPR que lorsque cette dernière bénéficiait d’un avantage particulier pour tirer une conclusion. En cas de disparité entre l’appréciation de la SAR et celle de la SPR, la première doit y suppléer sa propre décision.

[15]           Quant à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle la SPR a rejeté à tort sa demande d’asile pour des raisons de crédibilité, la SAR a examiné la manière dont la SPR a traité la lettre de congédiement et les affirmations de la demanderesse suivant lesquelles les autres préoccupations en matière de crédibilité n’autorisaient pas la SPR à n’accorder aucun poids à la lettre. La SAR a également pris note de son observation selon laquelle la SPR n’avait pas l’expertise nécessaire pour apprécier des documents étrangers, et donc qu’elle ne pouvait pas écarter la lettre parce qu’elle n’était pas datée. La SAR a relevé que les conclusions de la SPR étaient directement liées au témoignage de la demanderesse et donc que sa conclusion relative à la crédibilité devait être respectée. Quoi qu’il en soit, nonobstant cette déférence et compte tenu de son propre examen de la preuve, qu’elle a exposée en détail, la SAR a déterminé qu’elle serait parvenue à la même conclusion, et que la SPR n’avait pas commis d’erreur en n’accordant aucun poids à la lettre de congédiement.

[16]           Quant à l’observation de la demanderesse selon laquelle son profil de femme politiquement suspecte et sans perspectives d’emploi suffisait à établir sa demande d’asile, la SAR a noté que cet argument ne pouvait être retenu, la SPR ayant conclu, du fait de nombreuses préoccupations liées à la crédibilité, qu’elle n’avait pas démontré les allégations sous-jacentes à sa demande d’asile. Par conséquent, elle n’avait pas prouvé le profil allégué.

[17]           Quant au retard, la demanderesse a fait valoir en appel que la SPR avait indûment supposé que sa tante n’aurait pas eu à craindre de conséquences si la demanderesse avait présenté une demande d’asile plus tôt, et qu’il n’existait aucune obligation légale de demander l’asile dès l’entrée au Canada. La SAR a noté que cette conclusion de la SPR en matière de crédibilité commandait la retenue et que, de toute façon, elle serait parvenue à la même conclusion selon son propre examen de la preuve. À cet égard, la SAR a signalé les deux précédentes tentatives de la demanderesse en vue d’entrer au Canada, ainsi que le retard qu’elle a mis à présenter une demande d’asile lorsqu’elle a finalement réussi. Pris ensemble, ces éléments donnent à penser qu’elle n’était pas venue au Canada pour demander l’asile. La SAR a estimé en outre que si sa tante était la cause du retard, la demanderesse aurait pu lui demander de produire un affidavit ou l’appeler comme témoin pour qu’elle fournisse une explication, mais elle ne l’a pas fait. Quand bien même son explication serait acceptée, elle ne réglerait pas la question du retard. La demanderesse est arrivée en avril, alléguant qu’elle craignait d’être persécutée, mais elle n’a pas présenté de demande à ce moment-là. Sa mère a regagné Cuba en juillet 2013 et a appris que les autorités étaient à la recherche de sa fille, mais aucune demande n’a suivi non plus. En août 2013, un avocat a confirmé que la demande d’asile pouvait être soumise sans répercussions pour sa tante, et pourtant elle ne l’a déposée qu’en octobre 2013. La SAR a conclu que cette nonchalance à réclamer la protection du Canada n’était pas compatible avec sa prétendue crainte.

[18]           La SAR a conclu que la SPR n’avait commis aucune erreur en n’accordant pas de poids à la lettre de renvoi, dans son appréciation du profil de la demanderesse ou dans la manière dont elle avait traité le retard à présenter une demande. La SPR avait d’ailleurs tiré d’autres conclusions en matière de crédibilité que la demanderesse n’a pas contestées, et elle n’a pas commis d’erreur lorsqu’elle a conclu que cette dernière manquait généralement de crédibilité. La SAR a confirmé la décision de la SPR portant que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger, et elle a rejeté son appel.

[19]           En contrôle judiciaire, la demanderesse soutient que la SAR a eu tort de refuser d’admettre la lettre de sa mère à titre de nouvel élément de preuve et de n’accorder aucun poids à la lettre de congédiement, et que ses appréciations concernant sa crédibilité ou le retard étaient erronées.

[20]           À mon avis, la principale question est celle de savoir s’il était raisonnable que la SAR refuse d’admettre la lettre de la mère de la demanderesse comme nouvel élément de preuve, puisque les autres questions soulevées par la demanderesse en découlent.

[21]           D’après la demanderesse, le paragraphe 110(4) doit être interprété de telle sorte que la conclusion de la SPR quant au manque de crédibilité puisse être justement contredite sur la foi de nouveaux éléments de preuve (Raza, au paragraphe 26; Elezi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 240, aux paragraphes 43 à 46 [Elezi]). La demanderesse avance en outre que la décision Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1022, aux paragraphes 49 à 57 et 64 à 66, déconseillait l’interprétation technique des règles régissant l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve devant la SAR, et prescrivait l’indulgence lorsqu’il s’agit de déterminer si la preuve, à supposer qu’elle soit importante, était normalement accessible avant l’audience de la SPR ou s’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse la présente dans les circonstances.

[22]           La lettre de la mère de la demanderesse précisait que parce qu’elle avait été cataloguée comme une personne politiquement suspecte, la demanderesse ne pouvait pas travailler et qu’elle avait été harcelée et interrogée par les autorités en tant que dissidente soupçonnée. Elle expliquait également comment la mère avait obtenu la lettre de congédiement et aurait pu établir le profil de dissidente de la demanderesse et confirmer l’authenticité de la lettre de congédiement que la SPR avait jugée fausse. La demanderesse affirme que nonobstant le fait que la lettre de sa mère était techniquement inadmissible parce qu’elle était normalement accessible, compte tenu des exigences du paragraphe 110(4), la SAR devait quand même l’admettre parce qu’elle concernait le fond de sa demande et qu’elle était à même de contredire les conclusions de la SPR quant à la crédibilité et, de ce fait, d’entraîner peut-être une autre issue. Pour ces raisons, la  demanderesse fait valoir que des éléments de preuve nouveaux aussi essentiels auraient dû être admis.

[23]           La demanderesse soutient également que la SAR a eu tort de n’accorder aucun poids à la lettre de congédiement. Bien que la SAR ait noté que la lettre ne comportait ni coordonnées ni date, et que la demanderesse avait présenté une lettre d’emploi de la même école à l’appui de sa demande de visa, cette dernière soutient que son évaluation était entachée par les conclusions négatives de la SAR en matière de crédibilité. Si la lettre de sa mère avait été acceptée en preuve, les insuffisances de la lettre de congédiement auraient pu être expliquées.

[24]           La demanderesse fait valoir que même si certains aspects de sa demande d’asile, comme l’obtention de la fausse lettre d’emploi, ont été jugés peu crédibles à juste titre, elle aurait pu cependant obtenir la qualité de réfugiée au sens de la Convention eu égard aux éléments de preuve crédibles concernant son profil de dissidente (Kalsi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 407, aux paragraphes 9 à 12). Même si la SAR a conclu que le retard qu’elle avait mis à demander l’asile avait nui à sa crédibilité, la demanderesse soutient qu’il ne s’agit pas d’un facteur déterminant. Elle prétend que si elle avait été en mesure d’établir son profil de dissidente grâce à une appréciation adéquate de la lettre de congédiement et de celle de sa mère, l’issue aurait pu être différente (Huerta c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 157 NR 225 (CAF), à la page 227).

[25]           Je commencerai mon analyse des observations de la demanderesse en notant que le paragraphe 110(4) de la LIPR prévoit qu’en appel, les demandeurs ne peuvent présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de leur demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’ils n’auraient pas normalement pu être présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

[26]           Dans la récente décision Singh (actuellement en appel, voir : A-512-14), la juge Gagné a conclu que l’interprétation par la SAR du paragraphe 110(4) de la LIPR (en tant que question de droit qui ne revêt pas une importance capitale pour l’ensemble du système juridique et qui échappe à son expertise) et son application aux faits de la présente affaire (une question de fait et de droit) devaient être soumises à la norme de la décision raisonnable (au paragraphe 42). Je suis d’accord avec elle.

[27]           Comme je l’ai déjà noté, la demanderesse affirme que, sans égard au fait que la lettre de sa mère était techniquement inadmissible parce qu’elle était normalement accessible avant le rejet de sa demande d’asile par la SPR, la SAR aurait dû interpréter le paragraphe 110(4) de manière flexible et admettre cette lettre parce qu’elle intéressait le fond de sa demande d’asile, qu’elle était à même de contredire les conclusions de la SAR quant à la crédibilité, et qu’elle pouvait donc entraîner une autre issue.

[28]           À mon avis, le critère de l’arrêt Raza, que la demanderesse invoque à l’appui de cet argument, n’autorise pas un agent d’examen des risques avant renvoi (ERAR) à admettre des éléments de preuve qui ne remplissent pas les conditions légales énoncées à l’alinéa 113a) de la LIPR, qui sont presque identiques à celles du paragraphe 110(4). Il est clair que les facteurs implicites formulés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Raza ne doivent être pris en compte que lorsque l’agent a déterminé que la preuve remplit d’abord l’une des conditions légales explicites. Les facteurs de l’arrêt Raza ne font donc qu’étendre le pouvoir discrétionnaire de l’agent en accordant plus de flexibilité pour refuser de nouveaux éléments de preuve, plutôt que pour les admettre.

[29]           Comme le déclarait la Cour dans De Silva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 841 [De Silva], à propos de l’alinéa 113a) :

[17]      Bien que le processus d’ERAR soit conçu pour évaluer seulement les preuves de nouveaux risques, cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas prendre en considération des éléments de preuve nouveaux concernant d’anciens risques. En outre, il ne faut surtout pas confondre la question de savoir si des éléments de preuve sont de nouveaux éléments de preuve au sens de l’alinéa 133a) et celle de savoir si les éléments de preuve établissent l’existence d’un risque. L’agent d’ERAR doit d’abord vérifier si le document est visé par l’un des trois volets de l’alinéa 113a). Dans l’affirmative, il doit ensuite vérifier si le document en question prouve l’existence d’un risque nouveau.

[Caractères gras ajoutés; souligné dans l’original]

[30]           Il convient de noter que dans la décision Singh, la juge Gagné a finalement conclu que le nouvel élément de preuve dans cette affaire aurait pu s’avérer important pour démontrer que les conclusions de la SPR en matière de crédibilité étaient erronées (au paragraphe 59) et que les faits ne permettaient pas raisonnablement à la SAR de conclure que le demandeur aurait dû présenter cet élément de preuve à la SPR (au paragraphe 60). Elle a également estimé qu’il était déraisonnable que la SAR s’attende à ce que le demandeur dépose une plainte contre son ancienne avocate. Elle a conclu que le nouvel élément de preuve relevait du champ d’application du paragraphe 110(4) et qu’il en remplissait les critères explicites (au paragraphe 62).

[31]           Quant au renvoi fait par la demanderesse à l’affaire Elezi, cette décision de la Cour se rapporte à l’ERAR et précède l’arrêt Raza de la Cour d’appel fédérale. Le juge de Montigny y a déclaré que s’il voulait respecter ses obligations internationales et se conformer à la Charte, « [le Canada] ne saurait faire abstraction d’un élément de preuve crédible attestant qu’une personne serait exposée à un risque en cas de renvoi dans son pays d’origine, en affirmant simplement que cette preuve est techniquement irrecevable » (au paragraphe 45). Cependant, dans la décision Elezi, le juge de Montigny a conclu en fait que la décision de l’agent de ne pas admettre le nouvel élément de preuve du demandeur au titre de l’alinéa 113a) était déraisonnable, soit parce qu’il avait été créé après la décision de la SPR, soit qu’il n’était pas raisonnable dans les circonstances d’escompter que le demandeur le présente à la SPR (aux paragraphes 39 et 43). À cet égard, ses commentaires concernant l’admissibilité de la preuve « techniquement irrecevable » peuvent justement être considérés comme incidents. En outre, cet élargissement proposé du critère de l’alinéa 113a) de la LIPR ne semble pas avoir été suivi ultérieurement.

[32]           La demanderesse invoque également Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 101, au paragraphe 26 [Sanchez], une décision qui concerne en fait un sursis. Dans cette affaire, l’agent d’ERAR avait exclu un document concernant la situation du pays aux termes de l’alinéa 113a) de la LIPR, au motif qu’il avait été publié avant la date de l’audience et que le demandeur ou son avocate aurait pu le localiser et le soumettre à l’audience de la SPR. Le juge Shore a estimé que le simple fait que le rapport ait été publié avant l’audience ne signifiait pas qu’il était normalement accessible pour le demandeur ou qu’il était évident pour lui de se le procurer. Comme celui-ci ne figurait pas dans le Cartable national de documentation, le juge s’est demandé comment le demandeur et son avocate pouvaient raisonnablement être tenus de le trouver. Il a également estimé qu’il s’agissait d’un rapport extrêmement pertinent émanant d’une source crédible. Le juge a précisé que même s’il pouvait exclure un rapport au titre de l’alinéa 113a), l’agent avait le pouvoir discrétionnaire de l’examiner. D’après ma lecture de la décision, cette conclusion semble reposer sur le commentaire du juge Shore d’après lequel un agent d’ERAR ne doit pas seulement examiner la preuve soumise par le demandeur, mais qu’il est tenu d’effectuer des recherches indépendantes et suffisantes pour prendre une décision adéquate. Dans cette affaire, l’agent avait en fait consulté et invoqué d’autres sources. Le juge Shore a estimé que l’agent d’ERAR n’avait pas dûment exercé son pouvoir discrétionnaire d’examiner les éléments de preuve crédibles et importants étayant les allégations de risque avancées par le demandeur. Pour ce motif et d’autres, le demandeur dans cette affaire avait démontré qu’il y avait une question sérieuse à juger, et un sursis a été accordé.

[33]           À mon avis, dans la décision Sanchez, le juge Shore semble avoir conclu qu’il y avait une explication raisonnable au fait que le rapport n’ait pas été soumis plus tôt par le demandeur. Dès lors, même s’il était antérieur à l’audience de la SPR, l’agent d’ERAR avait le pouvoir discrétionnaire de l’examiner puisqu’il s’agissait d’un document pertinent et crédible. L’agent aurait également pu l’examiner dans le cadre de sa recherche indépendante. Par conséquent, je ne suis pas convaincue que cette affaire soit utile à la demanderesse.

[34]           En l’espèce, la demanderesse ne conteste pas la conclusion de la SAR selon laquelle le contenu de la lettre de sa mère concernait des faits antérieurs à la décision, bien que sa date soit postérieure au rejet de sa demande d’asile par la SPR. Elle ne conteste pas non plus que les mesures prises par sa mère pour obtenir la lettre de congédiement présentée à la SPR devaient être antérieures au rejet de la demande d’asile. Elle n’insinue pas davantage que la SAR a commis une erreur en appliquant l’analyse de la nouveauté suivant l’arrêt Raza. En fait, la demanderesse concède que la lettre de sa mère ne remplit pas [traduction« techniquement » le critère du paragraphe 110(4). Elle soutient plutôt qu’une interprétation indulgente ou flexible de ce critère devrait autoriser l’admission de la lettre de sa mère. Je ne suis pas d’accord.

[35]           En l’espèce, la nouvelle preuve ne remplit pas les exigences explicites du paragraphe 110(4). Je ne vois pas pourquoi, comme l’a conclu la Cour dans la décision De Silva relativement à l’alinéa 113a), cette nouvelle preuve devrait être admissible si le seuil requis n’est pas atteint. Je n’estime pas non plus que la décision Singh sous-entende que les exigences légales explicites prévues au paragraphe 110(4) n’ont pas à être remplies. En outre, même s’il est possible, comme il est suggéré dans Singh, que certaines circonstances requièrent que la décision de la SAR prenne en compte des facteurs de l’arrêt Raza divers ou modifiés pour évaluer l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve, je ne crois pas que ce soit le cas en l’espèce. Dans l’affaire qui nous occupe, la demanderesse a sciemment fait de fausses déclarations quant à des aspects importants de sa preuve. Elle veut maintenant s’appuyer sur une interprétation indulgente ou flexible du paragraphe 110(4) pour rétablir la crédibilité sapée par sa propre conduite, qu’elle a reconnue dans la déclaration solennelle qu’elle voulait d’ailleurs faire admettre comme nouvel élément de preuve. Je ne pense pas qu’une interprétation raisonnable du paragraphe 110(4) autorise l’admission de ce nouvel élément de preuve dans les circonstances, pas plus que son exclusion ne fasse obstacle à un « véritable appel fondé sur l’établissement des faits ».

[36]           Quant à la lettre de congédiement, la conclusion de la SPR était à mon avis directement liée au témoignage de la demanderesse, comme l’a noté la SAR. Par conséquent, des décisions jurisprudentielles confirment qu’il était loisible à la SAR de s’en remettre à cette conclusion en matière de crédibilité (Huruglica, au paragraphe 37; Yin c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 1209; Pataria c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 465). Cependant, quand bien même ce ne serait pas le cas, la SAR a déclaré qu’elle était parvenue à la même conclusion en se basant sur son propre examen de la preuve. Elle a noté que la demanderesse avait fourni à l’appui de sa demande de visa une lettre d’emploi indiquant qu’elle travaillait à l’époque où elle prétendait avoir été sans emploi. La preuve qu’elle a présentée concernant la manière dont cette lettre avait été obtenue était incohérente. Par ailleurs, la lettre de congédiement ne contenait ni numéro de téléphone, ni adresse de correspondance, ni adresse de courriel, ni site Web ou autre coordonnée. Elle était non datée et ne précisait pas la date du congédiement. Prise seule, la lettre de congédiement ne méritait que peu de poids. Considérée dans le contexte de la déposition de la demanderesse concernant la lettre d’emploi, sa valeur probante était encore inférieure. À mon avis, l’analyse de la SAR était raisonnable et la demanderesse conteste simplement le poids que celle-ci lui a accordé. Il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau la preuve (Win c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1154, au paragraphe 9).

[37]           En ce qui regarde la crédibilité, bien que la SPR ait tiré de nombreuses conclusions défavorables à ce chapitre, la demanderesse ne les a pas contestées devant la SAR. Elle lui a plutôt fait valoir, comme elle l’a fait ici en contrôle judiciaire, que son profil de femme politiquement suspecte et sans perspectives d’emploi suffisait à établir sa demande d’asile. Comme l’a noté la SAR, cet argument ne saurait être retenu puisque la SPR a conclu, en raison de ses préoccupations quant à la crédibilité, que la demanderesse n’avait pas démontré les allégations sous-jacentes à sa demande. Par conséquent, elle n’a pas prouvé son prétendu profil. À mon avis, la SAR n’a commis aucune erreur à cet égard. Aucun nouvel élément de preuve ne venait étayer sa demande et mettre en doute les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité – qu’elle n’a pas contestées par ailleurs devant la SAR –, ou établir un lien entre sa situation et celle de personnes dont il était question dans les documents relatifs aux conditions régnant dans le pays.

[38]           Enfin, la SAR a pleinement soupesé l’observation de la demanderesse concernant le retard qu’elle a mis à demander l’asile. La SAR a souscrit à la conclusion de la SPR quant à la crédibilité, mais s’est attelée malgré tout à évaluer la preuve elle-même, et elle est parvenue à la même conclusion. La demanderesse ne conteste pas cette conclusion, mais prétend qu’elle n’est pas déterminante. Cependant, cet argument ne lui est d’aucune aide puisque la SAR a traité la lettre de congédiement et celle de sa mère d’une manière raisonnable. Le retard qu’elle a mis à agir n’était qu’une des considérations qui ont conduit au rejet de son appel.

[39]           L’appréciation par la SAR de l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve (la lettre de congédiement, le profil de la demanderesse et la question du retard) est raisonnable parce qu’elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucuns dépens ne sont adjugés.

3.      Aucune question de portée générale à certifier n’a été proposée ni n’est soulevée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7565-14

 

INTITULÉ :

RODRIGUEZ TORRES, DAYSI (ALIAS RODRIGUEZ TORRES, DAYSY) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 juillet 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 21 JUILLET 2015

COMPARUTIONS :

Ronald Shacter

 

POUR LA demanderesse

 

A. Leena Jaakkimainen

 

POUR LE défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff, Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE défendeur

 

 

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