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Date : 20150720


Dossier : IMM-5387-13

Référence : 2015 CF 885

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 20 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SELVARAJAH SRIKUMAR KANAGARATNAM

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   APERÇU

[1]               La Cour est saisie d’une requête en arrêt des procédures relatives à la décision rendue eu égard à la demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) par le délégué du ministre (le délégué) au titre du sous‑alinéa 113d)(ii) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, (LC 2001, ch 27) (la LIPR, la Loi). La demande d’asile antérieure du demandeur a été rejetée en application de la section F de l’article premier de la Convention en raison des liens de celui-ci avec un groupe terroriste, aux termes de l’article 172 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002‑227) (le Règlement).

[2]               Le demandeur, un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule, est interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, à cause de son appartenance aux Tigres de libération de l’Éelam tamoul (les TLET). Il a par conséquent été réputé inadmissible à la présentation d’une demande de résidence permanente, et une mesure de renvoi a été prise contre lui.

A.                Les antécédents du demandeur avec les TLET

[3]               En dépit du fait que les parties s’entendent sur le fait que le demandeur a appartenu aux TLET, leurs opinions diffèrent quant au rôle que celui-ci a joué au sein de l’organisation.

[4]               Le demandeur soutient qu’il n’a jamais exercé de fonctions militaires ou de commandement. Plutôt, il prétend qu’il a assumé les rôles limités qui suivent : (i) porte‑parole des TLET; (ii) adjoint de Kittu, l’un des chefs militaires des TLET; (iii) représentant de l’hôpital de Jaffna. Autrement dit, même s’il était un membre très en vue des TLET, il n’exerçait aucune influence; il était connu, mais n’occupait pas un grade élevé.

[5]               Le demandeur soutient aussi que, pendant qu’il exerçait ses fonctions, les TLET étaient le gouvernement de facto de la péninsule de Jaffna au nord du Sri Lanka, gouvernement qui n’était interdit dans aucun pays et qui avait l’appui manifeste du gouvernement indien.

[6]               Le demandeur a été expulsé des TLET en 1990, et c’est alors qu’il a fui au Canada parce qu’il craignait d’être persécuté par les autorités du Sri Lanka. En dépit du fait que le demandeur souligne qu’il n’était qu’un membre des TLET et que divers décideurs en matière d’immigration ont accepté qu’il n’avait jamais été associé expressément à des activités contrevenant au droit international, les défendeurs ne partagent pas cette vision des faits.

[7]               Les défendeurs soutiennent que le demandeur était un responsable de haut niveau des TLET étant donné que plusieurs sources le décrivent comme un [traduction] « dirigeant » ou un [traduction] « commandant » au sein de l’organisation. Des sources parlent également du demandeur comme étant l’adjoint ou le commandant adjoint du commandant Kittu, chef militaire des TLET, qui a été tenu responsable du massacre d’Anuradhapura en 1985 ainsi que de diverses autres atrocités commises au Sri Lanka.

[8]               De plus, les défendeurs affirment que les activités de demandeur vont bien au‑delà du simple rôle de représentant administratif. Le demandeur a plutôt été porte‑parole des TLET, a souvent été décrit comme étant armé et aurait été impliqué dans le massacre d’Anuradhapura. Bref, un certain nombre de documents présentent le demandeur comme l’une des têtes dirigeantes des TLET.

[9]               Les défendeurs prétendent que le demandeur a continué d’exercer un rôle de direction au sein des TLET au moins jusqu’en 1987, à l’avant-scène en ce qui concerne les négociations et la guerre de propagande et d’information menées par les TLET. Ils affirment que pendant la période au cours de laquelle le demandeur figurait parmi les dirigeants de l’organisation, les TLET ont commis de multiples actes de terrorisme, et le demandeur n’a déployé aucun effort pour se dissocier de l’organisation.

B.                 Les antécédents du demandeur au Canada

[10]           Après son arrivée au Canada, en 1990, le demandeur a demandé l’asile. La Commission a conclu qu’il était un membre actif des TLET et a jugé qu’il existait des motifs raisonnables de croire que les TLET s’étaient livrés à des actes de terrorisme pendant qu’il faisait partie de l’organisation. Le demandeur a par conséquent a été déclaré interdit de territoire au Canada, et sa demande d’asile a été rejetée au titre de la section F de l’article premier de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés (la Convention) en raison de ses liens avec un groupe terroriste.

[11]           En 2002, le demandeur a demandé un ERAR, qui, si le résultat lui était favorable, sursoirait à son renvoi du Canada au titre de l’alinéa 114(1)b) de la Loi. Le paragraphe 112(3) de la LIPR interdit d’accorder l’asile à certaines catégories de personnes, comme le demandeur, qui ont été déboutées de leur demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention, en raison de liens avec un groupe terroriste. Pour ces personnes, un autre processus d’ERAR est effectué, aux termes du sous‑alinéa 113d)(ii) de la Loi. Pour faciliter les choses, je décrirai brièvement cette demande d’ERAR « restreint », qui diffère grandement, en termes de procédure et de complexité, de la demande d’ERAR « normal ».

[12]           L’ERAR restreint compte trois volets distincts. En premier lieu, on procède à une évaluation des risques afin d’établir si le demandeur s’exposerait à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il rentrait dans son pays – en l’occurrence, au Sri Lanka. C’est la première étape de l’analyse.

[13]           En deuxième lieu, on procède à une analyse de la nature et de la gravité des actes commis par l’intéressé et du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada ou des Canadiens. Ce  deuxième volet s’appelle l’évaluation des restrictions, ou l’étape 2.

[14]           Les étapes 1 et 2 découlent de l’alinéa 113d) de la Loi et du paragraphe 172(2) du Règlement. Le délégué du ministre rend une décision finale à l’étape 3 en mettant en équilibre les évaluations effectuées aux étapes 1 et 2, conformément au paragraphe 172(1) du Règlement.

[15]           Avant que le délégué n’accueille ou ne rejette la demande d’ERAR, le demandeur a la possibilité de lui présenter des observations sur le contenu des évaluations de l’étape 1 (risques) et de l’étape 2 (restrictions).

[16]           Le 3 décembre 2002, un agent d’ERAR a effectué l’évaluation des risques (étape 1), concluant que le demandeur avait qualité de personne à protéger, conformément à l’alinéa 97(1)b) de la Loi, parce qu’il était exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités s’il était renvoyé au Sri Lanka (dossier du demandeur (DD), à la page 242).

[17]           Un analyste principal de Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) (analyste principal de CIC) a mis à jour l’évaluation des risques quelque onze ans plus tard, le 12 février 2013. Cette seconde évaluation des risques (réévaluation) a infirmé les conclusions de l’évaluation effectuée en 2002 en concluant que [traduction« la situation au Sri Lanka a changé de façon radicale » et [traduction« le fait que le profil de M. Kanagaratnam n’entre dans aucune catégorie montre que les personnes qui prétendent courir un risque aux mains des TLET ne constituent pas un groupe qui s’expose à des risques au Sri Lanka ». L’analyste de CIC qui a procédé à la réévaluation n’était pas un agent d’ERAR.

[18]           Le 10 mai 2013, un analyste de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a effectué une évaluation des restrictions (étape 2) et a conclu que le demandeur ne devrait pas être autorisé à rester au Canada. Le paragraphe qui suit de l’évaluation des risques révèle un bon nombre des préoccupations de l’analyste (DD, à la page 222) :

[traduction]

À l’instant où il est arrivé au Canada, M. Kanagaratnam n’a pas été franc en ce qui concerne le rôle qu’il a joué au sein des TLET. Il a aussi attiré l’attention des autorités canadiennes peu après son arrivée, et il était clairement dans son intérêt d’être sans reproches et de ne pas prendre part aux activités de l’organisation pendant qu’il était au Canada, particulièrement étant donné qu’il était visé par une mesure de renvoi. Malgré le fait qu’il ne semble pas s’être associé aux TLET depuis son arrivée au Canada, M. Kanagaratnam ne peut pas effacer son action passée auprès des TLET, laquelle atteint un niveau élevé quant à la nature et la gravité.

[19]           Il s’est écoulé plus de 13 ans depuis que le demandeur a présenté une demande d’ERAR restreint, et malgré le fait que les évaluations (étape 1) et (étape 2) ont été menées à bien, le délégué n’a toujours pas rendu sa décision (étape 3). La question de savoir si le délégué devrait procéder à l’étape 3 entre en ligne de compte dans le présent contrôle judiciaire, parce que le juge Manson a suspendu l’étape 3 de l’ERAR en attendant que soit tranché le présent contrôle judiciaire.

[20]           Après une réflexion considérable, dont la prise en compte d’un dossier et d’arguments volumineux, y compris deux rondes de diverses observations postérieures à l’audience de la part des deux parties, j’ai décidé d’ordonner au délégué de rendre sa décision (étape 3).

II.                LES QUESTIONS EN LITIGE ET ANALYSE

[21]           Le demandeur soulève les trois questions en litige qui suivent :

A.    Ces instances ont‑elles donné lieu à un abus de procédure?

B.     L’analyste de CIC était‑il autorisé à procéder à une réévaluation? La réévaluation a‑t‑elle entraîné un manquement à l’équité procédurale?

C.     Le délégué est‑il suffisamment neutre et indépendant pour trancher l’ERAR restreint?

[22]           Les trois questions en litige, soit l’abus de procédure, l’équité de la réévaluation et l’indépendance et la neutralité du délégué, ont toutes trait à l’équité procédurale et sont par conséquent susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte. La Cour ne doit pas faire preuve de déférence à l’égard du décideur et doit effectuer sa propre analyse des questions en litige (Mission Institute c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Dunsmuir c Nouveau­Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50; Pavicevic c Canada (Procureur général), 2013 CF 997, au paragraphe 29).

[23]           La position des parties sur chacune des trois questions en litige figure ci‑après, avec une analyse juridique. À titre préliminaire, je souligne que l’approche que j’ai adoptée à l’égard de cette décision reposait sur deux réalités.

[24]           En premier lieu, les allégations sous‑jacentes sont graves, y compris celles selon lesquelles le demandeur :

                    i.            a reçu une formation militaire auprès des TLET en 1983 et 1984;

                  ii.            a travaillé aux services de renseignements des TLET;

                iii.            était le porte‑parole des TLET et a régulièrement été cité, exprimant la volonté des TLET de poursuivre la lutte armée;

                iv.            est présenté dans des reportages comme un dirigeant des TLET;

                  v.            a participé à des négociations de haut niveau au nom des TLET;

                vi.            est présenté comme un [traduction] « dirigeant » ou un [traduction] « commandant » au sein des TLET, adjoint de Kittu, responsable de nombreux crimes de guerre commis dans les années 1980;

              vii.            aurait pris part au massacre d’Anuradhapura selon un ouvrage qui a été publié avant son arrivée au Canada.

[25]           Même en droit criminel, il ne semble pas y avoir de prescription relativement aux crimes de guerre (Hessbruegge, Jan Arno. « Justice Delayed, Not Denied: Statutory Limitations and Human Rights Crimes » (2011-2012) 43 Geo J. Int'l L 335; R. Finta, [1994] 1 CS 701, au paragraphe 113). Voilà qui illustre la gravité de ces allégations et, sauf circonstances exceptionnelles, il convient d’accorder une grande marge de manœuvre aux procédures d’immigration dans lesquelles entrent en jeu des crimes de guerre.

[26]           J’estime que doit cesser de s’appliquer maintenant l’approche légaliste et équitable – qui consiste à mettre en équilibre les droits du demandeur avec les intérêts et la sécurité des Canadiens. Le délégué prendra en considération tous les éléments de preuve pour rendre une conclusion, y compris la réévaluation des risques. Le demandeur aura le droit de contester la décision finale du délégué si celle‑ci ne lui est pas favorable (et, bien entendu, il nie toutes les allégations de crimes de guerre, y compris toute participation à des atrocités ou à l’exercice d’un poste de commandement au sein des TLET).

[27]           En second lieu, les arguments des deux parties concernant le retard sont fondés – le demandeur, quand il soutient que l’instruction a été beaucoup trop longue, et les défendeurs, quand ils invoquent diverses raisons pour la durée de l’instruction, notamment des retards administratifs (comme les réorganisations de ministères et le manque de ressources), mais aussi les étapes procédurales qui interviennent, nommément plusieurs instances en immigration déposées par le demandeur. Les défendeurs ont attendu l’issue de ces demandes avant de reprendre le présent processus d’ERAR restreint. Plus particulièrement, M. Kanagaratnam a présenté des demandes de résidence permanente, des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire et une demande de dispense ministérielle, qui étaient toutes en voie de traitement pendant la conduite de l’ERAR restreint et pour lesquelles les défendeurs affirment attendre avoir attendu les résultats avant de trancher la demande d’ERAR.

[28]           Étant donné que les positions des deux parties sont fondées, j’estime que la justice serait mieux servie si le processus, lancé par le demandeur, était mené à bien de sorte que celui‑ci puisse obtenir le droit de rester au Canada.

A.                Ces instances ont‑elles donné lieu à un abus de procédure?

[29]           Le demandeur soutient que les onze ans qui se sont écoulés entre l’évaluation des risques (étape 1), en 2002, et l’évaluation des restrictions (étape 2), en 2013, représentent un abus de procédure. Il soutient que le retard considérable a limité sa capacité à se défendre à l’égard de la plainte dont il fait l’objet au point d’être « oppressif et [de vicier] les procédures en cause » (Blencoe c Colombie­Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, au paragraphe 121 [Blencoe]).

[30]           De plus, le demandeur affirme qu’un arrêt des procédures ne serait pas prématuré parce que la Cour doit en accorder un en présence d’un abus persistant de procédure qui se perpétuerait par la poursuite de l’affaire (John Doe c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 327 [John Doe]; Tursunbayev c Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2013 CF 1198, aux paragraphes 5 et 6 [Tursunbayev]).

[31]           En outre, le demandeur soutient que certaines des allégations que les défendeurs ont faites contre lui et qui sont mentionnées dans l’évaluation des restrictions sont totalement nouvelles : elles n’ont pas été soulevées dans les procédures d’enquête, les contestations constitutionnelles ou sa demande d’asile. Ces nouvelles allégations reposent sur des événements qui ont eu lieu il y a une trentaine d’années, et le nombre d’années intervenues depuis est démesuré par rapport au temps qu’il aurait fallu pour faire enquête à l’égard de l’affaire ou la trancher (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, au paragraphe 56) [Parekh]. Le retard a compromis la capacité du demandeur de se défendre en raison du fait que de nombreux témoins potentiels ne sont plus disponibles (Beltran c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 516, aux paragraphes 51 à 53) [Beltran]. De plus, ce retard est attribuable à l’inaction du ministre et contrevient aux droits du demandeur aux termes de l’article 7 de la Charte (Singh c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] 1 RCS 177, au paragraphe 57).

[32]           Les défendeurs ne souscrivent pas aux arguments énoncés plus haut, soutenant que les faits en l’espèce n’atteignent pas le seuil élevé pour établir l’abus de procédure. L’instruction n’était pas excessivement longue (Blencoe, précité, au paragraphe 122; R c Babos, 2014 CSC 16, au paragraphe 32 [Babos]).

[33]           Plus particulièrement, les défendeurs soutiennent que le demandeur n’a pas subi de préjudice à cause du temps écoulé, étant donné qu’il s’agit de la première instance dans laquelle la nature et la sévérité des actes commis par le demandeur à titre de membre des TLET sont examinées : il aurait dû savoir qu’il devrait se défendre contre de telles allégations dès le départ, ayant été un négociateur de haut niveau et chef de cabinet de Kittu, qui, comme il l’a concédé, a pris part à des crimes de guerre pendant la période au cours de laquelle il était son bras droit. De plus, les défendeurs prétendent que le demandeur a déjà été interrogé au sujet du massacre d’Anuradhapura et que le fait d’interdire la prise en compte de ces allégations ne serait pas injuste pour le demandeur, ni contraire aux intérêts de la justice. Quoiqu’il en soit, il est peu probable que le demandeur puisse obtenir d’autres éléments de preuve, étant donné que les gens susceptibles de fournir les éléments en question, d’anciens membres des TLET, sont affiliés à l’organisation que le demandeur prétend craindre.

[34]           En outre, les défendeurs allèguent que l’évaluation des risques qui a été effectuée en 2002 concluait que le demandeur s’exposait à des risques aux mains des TLET. Étant donné que le demandeur ne craint plus les TLET, puisque l’organisation a été dissoute, et ne craint maintenant que l’Armée du Sri Lanka, le fondement de la première évaluation des risques n’a plus raison d’être.

[35]           Pour tous les motifs énoncés plus haut, les défendeurs soutiennent qu’il ne s’agit pas d’un « des cas les plus manifestes » permettant de conclure à un abus de procédure (Canada c Tobiass, [1997] 3 RCS 391, au paragraphe 90; R c Regan, 2002 CSC 12, au paragraphe 53 [Regan]). Ce cas n’atteint tout simplement pas le seuil élevé dans le critère relatif à l’abus de procédure énoncé dans Babos, étant donné que les sursis ne devraient être accordés qu’à titre de dernier recours (United States c Talashkova, 2014 ONCA 74, au paragraphe 6 [Talashkova]).

[36]           De plus, les défendeurs soutiennent que la demande est prématurée étant donné que, dans l’éventualité où la décision du délégué (étape 3) était favorable au demandeur, la présente demande de sursis représenterait un gaspillage de ressources. Si, par ailleurs, la décision lui était défavorable, le demandeur peut demander le contrôle judiciaire de la décision.

[37]           Les défendeurs soulignent qu’il y a très peu d’exceptions au principe de non‑intervention dans les processus administratifs en cours (Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, aux paragraphes 30 à 33 [CB Powell]; Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61). Si la Cour accueille la présente demande sur la foi de l’évaluation des risques de 2002, la Cour aurait, en fait, converti un ERAR restreint fondé sur le paragraphe 112(3) en un ERAR « normal » fondé sur le paragraphe 112(1) (Rajan c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 1618, aux paragraphes 5 et 6).

[38]           Je souscris à la position des défendeurs sur la première question : le processus d’ERAR restreint, même s’il est effectivement interminable, ne correspond pas à un abus de procédure.

[39]           La réparation sollicitée par le demandeur dans ses observations initiales, soit un arrêt des procédures, équivaudrait à demander la conversion de l’ERAR restreint fondé sur le paragraphe 112(3) en un ERAR normal fondé sur le paragraphe 112(1) étant donné que l’évaluation des risques effectuée en 2002 par l’agent d’ERAR représenterait, concrètement, l’issue déterminante. Cela serait contraire à l’application de la LIPR, étant donné que le demandeur a été jugé interdit de territoire en raison de son appartenance aux TLET. Au titre du paragraphe 112(3) de la LIPR, lorsqu’un demandeur est réputé interdit de territoire, le délégué doit effectuer une analyse (étape 3) pour conclure l’ERAR restreint prévu par le Parlement. La Cour, sauf s’il s’agit du cas le plus manifeste et d’un recours de dernier ressort, ne peut pas faire fi de la loi qui s’applique en ordonnant un arrêt des procédures, puisqu’il en résulterait une ordonnance qui minerait le processus décrit par la loi. En dépit de tous les retards enregistrés jusqu’à maintenant, le processus semble être sur le point de prendre fin.

[40]           Je reconnais l’importance qu’une question soit tranchée comme il se doit tant pour le public que pour le demandeur – c’est­à­dire, de mettre en équilibre la participation alléguée du demandeur aux activités des TLET et les conséquences possibles pour la sécurité nationale canadienne avec le risque de préjudice auquel celui-ci s’exposerait s’il rentrait au Sri Lanka. Le paragraphe 112(3) ne fixe aucun échéancier pour le traitement des demandes d’ERAR. À ce stade, la Cour ne devrait pas chercher à court‑circuiter la procédure que le Parlement a élaborée pour la conduite appropriée de cette analyse.

[41]           Le demandeur renvoie à Jaballah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 640 (maintenu par la Cour d’appel fédérale dans 2004 CAF 257), dans laquelle le temps mis pour trancher la demande d’asile d’un demandeur avait été jugé déraisonnable (paragraphe 29 de la décision de la CF). La décision Jaballah est différente en ce sens que le demandeur était détenu pendant toute la durée des procédures, soit presque deux ans, ce qui a entraîné de graves conséquences pour son droit à la liberté et ses autres droits fondamentaux. En l’espèce, le demandeur a toujours été libre et a continué d’avoir une vie professionnelle et personnelle pendant la période qui s’applique. De l’avis général, dans les éléments de preuve produits devant la Cour, celui‑ci est un modèle pour ses amis et sa famille, un employé apprécié et un intervenant actif dans les services à la communauté. Nonobstant ces qualités rédemptrices, la démarche applicable à une décision au titre du paragraphe 112(3) et de l’article 113 de la LIPR est immuable.

[42]           La jurisprudence reconnaît d’une manière constante et uniforme qu’un [traduction« arrêt des procédures est l’ultime réparation qui ne sert qu’à remédier aux abus de procédure dans les cas les plus manifestes » (Talashkova, au paragraphe 6; Regan, au paragraphe 53; Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CSC 38, au paragraphe 76 [Charkaoui]; Re Mahjoub, 2013 CF 1095, aux paragraphes 36 à 45 [Mahjoub]). Le critère qui a été utilisé pour trancher la question de savoir si un arrêt des procédures est justifié dans les situations d’abus de procédure a été clarifié dans le récent arrêt Babos, au paragraphe 32 :

1) Il doit y avoir atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue (Regan, au paragraphe 54);

2) Aucune autre réparation ne peut raisonnablement remédier à cette atteinte;

3) Bien qu’il subsiste un degré d’incertitude quant à la question de savoir si une suspension est justifiée à l’issue des étapes 1) et 2), le tribunal doit mettre en équilibre l’intérêt que servirait la suspension des procédures, comme la dénonciation de méfaits et le maintien de l’intégrité du système de justice, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond » (ibid., au paragraphe 57).

[43]           L’intérêt que représente pour la société une décision du délégué (étape 3) l’emporte sur les préjudices subis par le demandeur à cause du retard (Mahjoub, aux paragraphes 508 à 510). Au sujet des procédures se rapportant au paragraphe 34(1) de la LIPR, disposition sur le terrorisme et des sujets connexes, la Cour a récemment affirmé que « [l]a gravité de ces questions incite selon moi à trancher de telles affaires au fond et non pas sur un point de procédure » (El Werfalli c MSPPC, 2013 CF 612, aux paragraphes 42 à 48; voir aussi Ratnasingam c MSPPC, 2007 CF 1096, au paragraphe 32).

[44]           J’estime que les faits en l’espèce sont différents de la jurisprudence invoquée par le demandeur dans ses arguments relatifs à l’abus de procédure. Le demandeur soutient que sa situation est similaire à celle examinée dans les décisions Parekh et Beltran, où les procédures avaient été suspendues à cause d’un abus de procédure.

[45]           La Cour a jugé que Parekh n’était pas un cas complexe (Parekh, aux paragraphes 32 à 35). L’affaire dont il est question ici, toutefois, s’étale sur de nombreuses années et concerne plusieurs demandes et décisions ainsi que des centaines de pages d’éléments de preuve. Elle est incontestablement complexe. Elle diffère aussi de Beltran, où le demandeur croyait que l’affaire était close, étant donné que les questions de sécurité nationale n’avaient pas invoquées dans les 20 années suivant son arrivée au Canada. Tous les retards intervenus dans l’étude de sa demande de résidence permanente étaient uniquement attribuables à la criminalité, soit une condamnation au Canada pour agression sexuelle, pour laquelle il avait obtenu un pardon. Dans Beltran, la Cour a conclu que le demandeur ne pouvait pas prévoir que le défendeur invoquerait des renseignements relatifs à la sécurité nationale remontant à 20 ans et auxquels il n’avait jamais donné suite. En l’espèce, le demandeur savait que le processus suivait son cours, même avec des retards considérables, et qu’il n’était pas terminé.

[46]           J’aimerais aussi mettre en lumière des distinctions factuelles qui concernent les allégations faites contre M. Beltran. Dans cette affaire, la Cour avait signalé que la participation de M. Beltran aux activités du groupe était réputée être très limitée, soit la distribution de dépliants et la participation à des manifestations au cours d’une période de six semaines (Beltran, aux paragraphes 51 et 52). La Cour a aussi contesté la caractérisation du groupe à titre d’organisation terroriste. L’affaire qui nous occupe n’a rien à voir avec de tels faits ou allégations.

[47]           Le demandeur renvoie aussi aux décisions John Doe et Tursunbayev, où la Cour avait accordé des arrêts provisoires des procédures reposant sur des allégations d’abus de procédure. Même si la Cour, dans ces affaires, avait conclu que les abus de procédure étaient suffisamment sérieux pour justifier un arrêt temporaire des procédures, elle avait aussi souligné que le bien‑fondé des arguments serait examiné à l’audience sur la requête (John Doe, précitée, aux paragraphes 10 et 17; Tursunbayev, précitée, aux paragraphes 3, 7 et  9). En l’espèce, l’arrêt mettrait fin au processus d’ERAR restreint.

[48]           De plus, rien en l’espèce ne laisse croire que le retard est intentionnel ou entaché de mauvaise foi, considération importante quand un tribunal doit établir s’il y a eu abus de procédure (Mahjoub, au paragraphe 54). Les éléments de preuve dont je dispose montrent que le traitement du dossier n’a pas été interrompu, mais qu’il a plutôt été intermittent au cours de la période de onze ans (dossier des défendeurs, affidavit d’Anne‑Marie Charbonneau, aux paragraphes 12 à 43). Différents ministères fédéraux ont pris part au traitement, et il a aussi fallu demander des documents qui ont été égarés, ce qui est déplorable, mais attribuable à l’erreur humaine plutôt qu’à la mauvaise foi. Le demandeur avait aussi plusieurs autres demandes en instance pendant la période en question.

[49]           La complexité des faits (y compris la présence de renseignements protégés), l’intervention d’organisations et les réorganisations gouvernementales ont contribué au retard, lequel fut indubitablement des plus frustrants pour le demandeur. De plus, les défendeurs attendaient l’issue d’autres demandes en instance avant de poursuivre l’examen de la demande d’ERAR.

[50]           Un jugement récent de la Cour Suprême du Canada, Hinse c Canada (Procureur général), 2015 CSC 35 [Hinse], renforce le seuil élevé nécessaire pour établir l’abus de procédure. Dans les motifs rendus par les juges Wagner et Gascon, la Cour Suprême a maintenu une décision de la Cour d’appel du Québec selon laquelle la conduite du procureur général du Canada dans une procédure se rapportant à la conduite du ministre dans l’exercice de son pouvoir de clémence n’équivalait pas à un abus de procédure :

[180]    À l’instar de la Cour d’appel, nous ne décelons aucun abus de procédure dans le comportement du PGC. Il est vrai que la position de l’expert psychiatre Chamberland sur les effets soi-disant bénéfiques de l’incarcération de M. Hinse est malheureuse; le PGC aurait dû s’en dissocier. Cependant, cela n’est pas suffisant en soi pour constituer un abus de procédure. Le PGC n’a pas multiplié les actes de procédure de façon déraisonnable ou présenté des témoins inutilement. Il n’a pas utilisé les mécanismes procéduraux de manière excessive ou déraisonnable, ni agi de mauvaise foi ou fait preuve de témérité. L’état du droit sur la responsabilité de la Couronne fédérale en cas de faute du Ministre dans l’exercice de son pouvoir de clémence était loin d’être certain au moment du litige. Il était raisonnable et approprié pour le PGC de contester l’action de l’appelant et d’invoquer la défense qu’il a présentée. La juge a commis une erreur manifeste et déterminante en concluant à un abus de procédure dans le contexte de ce dossier. L’appelant n’avait pas droit aux honoraires extrajudiciaires accordés. [Non souligné dans l’original.]

[51]           Conscient que cette conclusion concernait la conduite pendant l’instruction et non pas dans une démarche administrative, je n’ai pas vu d’éléments analogues me permettant de conclure à un abus de procédure : je ne vois aucune multiplication déraisonnable des actes de procédure, ni mauvaise foi ni témérité en l’espèce. En fait, le retard, en soi, n’équivaut pas nécessairement à la mauvaise foi ou l’insouciance grave (Hinse, au paragraphe 114).

[52]           À la lumière de ma conclusion sur l’abus de procédure, j’estime que la présente demande de contrôle judiciaire est prématurée. La décision du délégué (étape 3) n’a pas encore été rendue, bien qu’elle devrait l’être le plus tôt possible.

[53]           Il existe de très rares exceptions au principe général de non‑intervention judiciaire dans un processus administratif en cours, comme on peut le voir dans CB Powell (voir aussi, Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle­Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, aux paragraphes 35, 36 et 51). Dans cette affaire, le juge Stratas a procédé à un examen exhaustif de la jurisprudence qui s’applique et a conclu :

30        En principe, une personne ne peut s’adresser aux tribunaux qu’après avoir épuisé toutes les voies de recours utiles qui lui sont ouvertes en vertu du processus administratif. L’importance de ce principe en droit administratif canadien est bien illustré par le grand nombre d’arrêts rendus par la Cour suprême du Canada sur ce point : Harelkin c. Université de Regina, [1979] 2 R.C.S. 561; Canadien Pacifique Ltée c. Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 R.C.S. 3; Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S. 929; R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, paragraphes 38 à 43; Regina Police Association Inc. c. Regina (Ville) Board of Police Commissioners, [2000] 1 R.C.S. 360, 2000 CSC 14, paragraphes 31 et 34; Danyluk c. Ainsworth Technologies Inc., [2001] 2 R.C.S. 460, 2001 CSC 44, paragraphes 14, 15, 58 et 74; Goudie c. Ottawa (Ville), [2003] 1 R.C.S. 141, 2003 CSC 14; Vaughan c. Canada, [2005] 1 R.C.S. 146, 2005 CSC 11, paragraphes 1 et 2; Okwuobi c. Commission scolaire Lester‑B.‑Pearson, [2005] 1 R.C.S. 257, 2005 CSC 16, paragraphes 38 et 55; Canada (Chambre des communes) c. Vaid, [2005] 1 R.C.S. 667, 2005 CSC 30, paragraphe 96.

31        La doctrine et la jurisprudence en droit administratif utilisent diverses appellations pour désigner ce principe : la doctrine de l’épuisement des recours, la doctrine des autres voies de recours adéquates, la doctrine interdisant le fractionnement ou la division des procédures administratives, le principe interdisant le contrôle judiciaire interlocutoire et l’objection contre le contrôle judiciaire prématuré. Toutes ces formules expriment la même idée : à défaut de circonstances exceptionnelles, les parties ne peuvent s’adresser aux tribunaux tant que le processus administratif suit son cours. Il s’ensuit qu’à défaut de circonstances exceptionnelles, ceux qui sont insatisfaits de quelque aspect du déroulement de la procédure administrative doivent exercer tous les recours efficaces qui leur sont ouverts dans le cadre de cette procédure. Ce n’est que lorsque le processus administratif a atteint son terme ou que le processus administratif n’ouvre aucun recours efficace qu’il est possible de soumettre l’affaire aux tribunaux. En d’autres termes, à défaut de circonstances exceptionnelles, les tribunaux ne peuvent intervenir dans un processus administratif tant que celui‑ci n’a pas été mené à terme ou tant que les recours efficaces qui sont ouverts ne sont pas épuisés.

32        On évite ainsi le fractionnement du processus administratif et le morcellement du processus judiciaire, on élimine les coûts élevés et les délais importants entraînés par une intervention prématurée des tribunaux et on évite le gaspillage que cause un contrôle judiciaire interlocutoire alors que l’auteur de la demande de contrôle judiciaire est de toute façon susceptible d’obtenir gain de cause au terme du processus administratif (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 38, Aéroport international du Grand Moncton. c. Alliance de la fonction publique du Canada, 2008 CAF 68, paragraphe 1; Ontario College of Art c. Ontario (Human Rights Commission) (1992), 99 D.L.R. (4th) 738 (Cour div. Ont.). De plus, ce n’est qu’à la fin du processus administratif que la cour de révision aura en mains toutes les conclusions du décideur administratif. Or, ces conclusions se caractérisent souvent par le recours à des connaissances spécialisées, par des décisions de principe légitimes et par une précieuse expérience en matière réglementaire (voir, par ex. Consolidated Maybrun, précité, paragraphe 43, Delmas c. Vancouver Stock Exchange (1994), 119 D.L.R. (4th) 136 (C.S. C.‑B.) conf. par (1995), 130 D.L.R. (4th) 461 (C.A.C.‑B.), et Jafine c. College of Veterinarians (Ontario) (1991), 5 O.R. (3d) 439 (Div. gén.)). Enfin, cette façon de voir s’accorde avec le concept du respect des tribunaux judiciaires envers les décideurs administratifs qui, au même titre que les juges, doivent s’acquitter de certaines responsabilités décisionnelles (Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 R.C.S. 190, paragraphe 48).

[54]           Toutes les options administratives n’ont pas été épuisées en l’espèce étant donné que la décision du délégué (étape 3) n’a pas encore été rendue. Rien n’est tranché : le délégué pourrait rendre une décision positive, étant donné le nombre d’années que le demandeur a passées au Canada sans incident et les nombreuses preuves de son intégration dans la communauté, comme il a été mentionné plus haut. Si telle est sa décision, d’autres contrôles judiciaires pourraient être superflus.

[55]           Dans l’arrêt Charkaoui, la Cour Suprême a affirmé qu’il serait prématuré d’accorder la réparation d’un arrêt des procédures avant qu’une décision finale soit rendue sur le caractère raisonnable du certificat, étant donné qu’un juge d’une cour fédérale serait mieux à même pour rendre cette décision. (Charkaoui, au paragraphe 77; voir aussi Khalife c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2002 CFPI 1145, au paragraphe 22).

[56]           Il est possible d’établir un parallèle avec l’affaire en l’espèce – le délégué devrait rendre une décision finale avant que la Cour n’intervienne. Ceci étant dit, étant donné que le temps peut être défavorable à l’intéressé à ces égards, le délégué devrait rendre sa décision dans les plus brefs délais.

[57]           Je conclus donc que le processus d’ERAR commencé en vertu du paragraphe 112(3) devrait se poursuivre. Si le demandeur n’est pas satisfait de la décision du délégué, il pourra demander un contrôle judiciaire à ce stade.

B.                 L’analyste de CIC était‑il autorisé à effectuer une réévaluation? La réévaluation a‑t‑elle entraîné un manquement au principe de l’équité procédurale?

[58]           Le demandeur soutient que seul un agent d’ERAR peut effectuer une évaluation des risques ou une réévaluation, et que l’analyste à la Direction générale du règlement des cas n’avait pas compétence pour effectuer la réévaluation. La Cour fédérale a à de nombreuses occasions confirmé l’expertise des agents d’ERAR quand il s’agit d’établir les risques (Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1385, au paragraphe 10; Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437, au paragraphe 16). Si le ministre croit que les circonstances ont changé, la décision doit être renvoyée à un nouvel agent d’ERAR aux termes du paragraphe 114(2).

[59]           Le demandeur reconnaît que dans la décision Placide c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2009 CF 1056 [Placide], le juge Shore a affirmé qu’un délégué n’est pas lié par l’évaluation des risques effectuée par un agent d’ERAR. Toutefois, il soutient que la décision Placide n’a pas bénéficié des arguments qui ont été présentés à la Cour concernant l’indépendance et l’impartialité. Par conséquent, cette décision ne s’applique pas. Le demandeur soutient aussi que, en vertu du paragraphe 114(2) de la LIPR et de l’article 173 du Règlement, toute nouvelle évaluation des risques devrait être renvoyée à un agent d’ERAR.

[60]           Les défendeurs répliquent qu’il incombe au délégué d’évaluer les risques. Rien n’empêche une réévaluation parce que la LIPR n’oblige pas le délégué à tenir compte de l’évaluation des risques effectuée par l’agent d’ERAR, pas plus que l’Instrument de désignation et de délégation de Citoyenneté et Immigration Canada (Guide opérationnel IL 3 de CIC) ou la jurisprudence qui s’applique (Placide, précitée, au paragraphe 65; Delgado c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2011 CF 1131, au paragraphe 7 [Delgado]; Muhammad c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 1483, au paragraphe 42 [Muhammad 2012]; Muhammad c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2014 CF 448, aux paragraphes 64, 65 et 71 [Muhammad 2014]).

[61]           En premier lieu, j’aimerais souligner que l’argument fondé sur l’article 114 a été examiné dans la décision Placide et que la Cour avait conclu que « le changement de circonstances dont il est question au paragraphe 114(2) vise les changements survenus postérieurement à toute décision finale rendue par le délégué du Ministre en vertu du paragraphe 112(3) de la LIPR » (Placide, au paragraphe 58). En l’espèce, le délégué n’a pas encore rendu une décision finale.

[62]           En deuxième lieu, et comme le soulignent les défendeurs, la jurisprudence, sauf la décision Placide, indique aussi que le délégué n’est pas lié par l’évaluation des risques effectuée par un agent d’ERAR (Delgado, au paragraphe 7; Muhammad 2012, au paragraphe 42; Liu c MCI, 2009 CF 877, au paragraphe 147; Allel c MCI, 2003 CFPI 533, au paragraphe 19). Dans Muhammad 2014, la juge Strickland a confirmé que le délégué n’est pas lié par l’évaluation des risques effectuée par l’agent d’ERAR :

[64]      Cette question a déjà été soumise à notre Cour. Me fondant à la fois sur la législation et sur la jurisprudence, je suis d’avis que la déléguée du ministre n’est pas liée par l’évaluation du risque de l’agent d’ERAR.

[65]      La demande d’ERAR soumise par le demandeur a été examinée conformément aux paragraphes 172(1) et 172(2) du Règlement et du régime législatif de la LIPR que nous avons déjà décrit. Le paragraphe 172(1) précise qu’avant de « prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande » visée au paragraphe 112(3) de la Loi, le délégué du ministre « tient compte » des évaluations du risque et de la sécurité ainsi que de toute réplique écrite du demandeur à l’égard de ces évaluations. Il ne limite pas son examen à une appréciation des évaluations et il ne déclare pas que le délégué du ministre est lié par ces évaluations.

[63]           La juge Strickland a aussi conclu dans Muhammad 2014 :

[68]      Dans son affidavit du 22 août 2013, la déléguée du ministre mentionne l’article 17.2 du Guide opérationnel ERAR. Cet article porte sur les circonstances dans lesquelles les personnes qui se sont vu octroyer un sursis en vertu du paragraphe 112(3) et de l’alinéa 172(2)b) de la LIPR sont interrogées de nouveau en raison de l’évolution de leur situation, conformément à l’alinéa 172(2)a) du Règlement. Voici un extrait de la procédure à suivre en pareil cas :

À la réception des observations du demandeur, l’agent de renvoi de l’ASFC les transmet au coordonnateur de l’unité Danger pour le public/Réhabilitation de la DGRC, pour examen par le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, qui prend la décision d’annuler ou de maintenir le sursis, après avoir soupesé les facteurs énoncés au L97(1) et au L113d)(i) ou (ii), selon le cas. Le sursis est maintenu si le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, après avoir soupesé les risques envers la personne et les risques pour la société, est d’avis que la personne frappée de renvoi devrait être autorisée à rester au Canada, en raison des risques auxquels elle pourrait être exposée si elle était renvoyée. Cependant, si le délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration juge que la personne n’est plus exposée à des risques ou que les risques qu’elle pose pour le Canada ou pour les Canadiens surpassent les risques auxquels elle est elle-même exposée, le sursis est annulé. [...]

[69]      Il s’ensuit que, non seulement le délégué du ministre peut mettre en balance les évaluations du risque de sécurité, mais qu’il peut également prendre une décision sur la question de savoir si le risque existe toujours. De toute évidence, si cette décision est prise, elle peut aller ou non dans le sens de l’évaluation des risques qu’a faite l’agent d’ERAR. (Non souligné dans l’original.)

[64]           Si le délégué n’est pas, en dernière analyse, lié par les conclusions d’une évaluation des risques, il s’ensuit que les risques peuvent être réévalués s’il s’est écoulé beaucoup de temps depuis la première évaluation, comme c’est le cas en espèce, où onze ans séparent les premières évaluations des risques et la réévaluation.

[65]           En fait, la jurisprudence affirme le contraire. Le juge Brown a récemment conclu dans la décision Thiruchelvam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 585, au paragraphe 27, que la décision d’un délégué rejetant une évaluation des risques désuète sans offrir la chance au demandeur de faire des observations sur les circonstances contrevenait au principe de l’équité dans la procédure, parce que « [l]a représentante du ministre a l’obligation de tenir compte du rapport d’ERAR restreint et du rapport de l’ASFC. Ces rapports doivent être remis au demandeur, qui a le droit absolu de faire des observations à leur sujet. Ce droit de faire des observations devient illusoire si l’ERAR n’est plus actuel au point de n’être d’aucune utilité pour le demandeur ou pour le ministre ».

[66]           Par conséquent, j’estime que la réévaluation a été effectuée et communiquée au demandeur comme il se devait en l’espèce.

[67]           Le demandeur a aussi soutenu que le fait que la réévaluation ait été effectuée par un analyste de la Direction générale du règlement des cas, et non pas par un agent d’ERAR, contrevenait aussi à l’équité procédurale. Étant donné la confiance que la Cour a toujours exprimée dans l’expertise des agents d’ERAR dans sa jurisprudence, les parties ont été invitées à soumettre des observations postérieures à l’audience sur la question.

[68]           Après avoir pris en compte les observations, étant donné que la formation, l’ancienneté, le salaire et l’inamovibilité de l’analyste de CIC se comparent à ceux des agents d’ERAR, il m’apparaît clair que la réévaluation n’a pas été effectuée par une partie mal outillée pour ce faire.

[69]           Par exemple :

1)      Les agents d’ERAR sont des agents principaux de l’Immigration, de niveau PM-4 dans la fonction publique, touchant une rémunération annuelle allant de 63 663 $ à 68 793 $, selon le nombre d’années de service. Ils travaillent à contrat ou sont en poste pour une durée indéterminée, selon les besoins en matière de dotation. Les analystes de la Direction générale du règlement des cas (analyste de CIC) sont aussi de niveau PM-4, avec la même échelle salariale; ils travaillent aussi à contrat ou sont en poste pour une période indéterminée.

2)      Les agents d’ERAR sont exclusivement en poste dans les bureaux régionaux, tandis que les analystes travaillent uniquement à l’administration centrale. Les agents d’ERAR relèvent d’un gestionnaire de niveau PM-5, qui relève d’un directeur adjoint de niveau PM-6, lequel relève lui-même d’un directeur au niveau EX-1. Les analystes relèvent d’un analyste principal à la Direction générale du règlement des cas de niveau PM-5, qui relève d’un directeur adjoint de niveau PM-6, lequel relève lui‑même d’un directeur au niveau EX-1.

3)      L’analyste qui a effectué la réévaluation en l’espèce a reçu la même formation qu’un agent d’ERAR. Malgré le fait qu’il est difficile d’établir d’après les observations de la Couronne si chaque analyste reçoit une formation comparable, et il y aurait certainement une préoccupation concernant l’équité procédurale si la réévaluation avait été effectuée par un agent n’ayant pas reçu la formation voulue pour ce faire, ce n’est pas le cas en l’espèce.

[70]           De plus, en l’espèce, la réévaluation a été examinée par un analyste de la Direction générale du règlement des cas et par un analyste principal de la Direction générale du règlement des cas, ce qui a procuré au demandeur davantage d’examens qu’avec une seule analyse des risques par un agent d’ERAR. Dans cette optique, avec la réévaluation, le demandeur a bénéficié de plus d’équité procédurale qu’avec une évaluation des risques, et non pas moins. Par conséquent, je conclus qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale en l’espèce.

C.                 Le délégué est‑il suffisamment neutre et indépendant pour trancher l’ERAR restreint?

[71]           Le demandeur soutient que le délégué n’a pas l’indépendance voulue pour rendre une décision en ce qui concerne les risques. Le délégué doit bénéficier d’un degré élevé d’indépendance parce que sa décision pourrait se solder par le renvoi du demandeur et l’exposer à un risque de torture ou d’autres formes de traitements ou peines cruels et inusités, ce qui entraîne l’application de l’article 7 de la Charte (Canadian Pacific Ltée c Bande indienne de Matsqui, [1995] 1 RCS 3, au paragraphe 80 [Matsqui]).

[72]           La Cour suprême, dans l’arrêt Valente c La Reine, [1985] 2 RCS 673 [Valente], énonce les trois conditions essentielles de l’indépendance judiciaire, qui s’appliquent aussi aux tribunaux administratifs : inamovibilité, sécurité financière et indépendance institutionnelle. Le demandeur prétend que le délégué ne répond pas à ces conditions. Le délégué peut être choisi et destitué selon le bon vouloir du ministre. De plus, l’indépendance du délégué est compromise, selon le demandeur, parce que les responsables gouvernementaux pourraient rencontrer le supérieur immédiat du délégué afin de discuter des conséquences politiques de telle ou telle décision. Les agents d’ERAR, par ailleurs, sont en poste pour une durée déterminée et ne sont pas aussi susceptibles d’être influencés par les considérations politiques du ministre, comme pourrait l’être le délégué.

[73]           Le demandeur soutient aussi que, même si la juge Strickland peut avoir examiné la question de l’indépendance institutionnelle du délégué dans Muhammad 2014, la Cour a confondu les notions d’indépendance institutionnelle et d’impartialité institutionnelle. Le bon critère pour l’indépendance institutionnelle du délégué n’a donc pas été pris en compte tel qu’il a été établi dans Valente, et aucune décision claire n’a été rendue à cet égard.

[74]           Les défendeurs soutiennent, au contraire, que le délégué est suffisamment indépendant : le processus de sélection des délégués est conforme aux dispositions de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, et les délégués jouissent du même niveau d’indépendance que les agents d’ERAR. Le fait de consulter des responsables gouvernementaux sur diverses questions n’entraîne pas de façon inhérente un manque d’indépendance (Tursunbayev c MSPPC, 2012 CF 532, au paragraphe 86). De plus, on ne peut pas conclure sur la seule foi de la nature politique des commentaires d’un ministre qu’il existe une crainte raisonnable de partialité (Dunova c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2010 CF 438, au paragraphe 61). Ces arguments ne font que renforcer les récentes conclusions de la Cour voulant que le délégué soit indépendant et neutre, après une analyse approfondie des deux notions (Muhammad 2014, précitée, aux paragraphes 124 à 144).

[75]           Les trois fondements de l’indépendance sont énoncés dans Valente et consistent dans (i) l’inamovibilité, (ii) la sécurité financière et (iii) l’indépendance institutionnelle. Dans Matsqui, la Cour a conclu que les tribunaux qui rendent des décisions susceptibles d’avoir une incidence sur la sécurité de la personne ou d’un particulier doivent bénéficier d’un degré élevé d’indépendance. Le critère concernant l’indépendance est celui de savoir s’il existe une crainte raisonnable de partialité (Matsqui, précité, aux paragraphes 77 et 88; Lippé c Charest, [1990] ACS no 128, au paragraphe 79). Dans Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369, au paragraphe 40, la Cour suprême explique le critère applicable à la crainte raisonnable de partialité en ces termes :

[40][...] la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. Selon les termes de la Cour d’appel, ce critère consiste à se demander «à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique [...] »

Le seuil pour rendre une telle décision est élevé (Say c Solliciteur général, 2005 CF 739, au paragraphe 22; R c S (R.D.), [1997] 3 RCS 484, aux paragraphes 111 à 113).

[76]           Dans Muhammad 2014, des arguments très similaires ont été avancés au sujet du manque d’indépendance du délégué, particulièrement le fait que la proximité du délégué avec le ministre, ainsi que les contacts avec d’autres fonctionnaires et organismes, entraînent une absence d’indépendance. Sur cet aspect, la juge Strickland n’a pas conclu à un manquement à l’équité procédurale :

[134]    Vu ce qui précède et compte tenu du fait qu’une allégation d’absence d’impartialité institutionnelle revêt une importance éventuelle aussi grande tant du point de vue opérationnel que de celui de l’équité procédurale, les raisons invoquées doivent être sérieuses. Les éléments de preuve présentés par le demandeur en l’espèce ne sont pas suffisamment sérieux pour satisfaire à cette exigence et pour lui permettre de s’acquitter de la charge qui lui incombait de démontrer l’absence d’impartialité dans un grand nombre de cas. Le simple fait que la déléguée du ministre travaille dans les bureaux de la DGGC ne permet pas au demandeur de s’acquitter de son fardeau, surtout au regard des éléments de preuve concernant ses relations et ses communications tant avec M. Dupuis qu’avec le cabinet du ministre.

[77]           Je trouve ce raisonnement convaincant, et il est clair que la juge Strickland a pris en compte les facteurs énoncés dans Valente avant d’en arriver à cette conclusion (Muhammad 2014, au paragraphe 86). Quoiqu’il en soit, j’estime qu’il est inutile de trancher de manière déterminante la question de savoir si le délégué est suffisamment indépendant ou impartial, étant donné que le décideur contesté n’a pas encore rendu de décision. Il pourrait ne pas être nécessaire de trancher une telle question en l’espèce, et dans l’éventualité où il le faudrait, ce devrait être au moyen du dossier de preuve complet, y compris la décision contestée. Il sera alors loisible au demandeur de soulever la question dans l’éventualité où il conteste la décision du délégué.

III.             QUESTION CERTIFIÉE

[78]           Le demandeur a proposé les questions certifiées qui suivent :

1.      Peut‑on empêcher le ministre de faire de nouvelles allégations contre un demandeur dans le cadre d’un ERAR fondé sur le paragraphe 112(3) lorsque le fait de soulever les allégations constitue un abus de procédure?

2.      Le délégué du ministre est‑il suffisamment indépendant et neutre pour rendre des décisions qui entraînent l’application de l’article 7 en ce qui concerne les risques de torture?

3.      Le délégué du ministre, quand il examine un ERAR fondé sur le paragraphe 112(3), peut‑il prendre à nouveau en compte et infirmer la décision de l’agent d’ERAR en ce qui concerne les risques ou son rôle se limite‑t‑il à mettre en équilibre les deux opinions qui lui sont présentées?

4.      Le délégué peut‑il prendre en compte une opinion sur les risques fournie par un analyste principal lorsqu’il rend sa décision et est‑ce que le fait de demander à un analyste principal de réexaminer l’évaluation des risques effectuée par un agent d’ERAR constitue un manquement aux droits relatifs à l’équité procédurale de l’intéressé, selon l’article 7 de la Charte?

5.      L’analyste principal est‑il suffisamment indépendant pour rendre des décisions qui entraînent l’application de l’article 7 en ce qui concerne les risques de torture?

[79]           Les défendeurs soutiennent que seules les questions 2 à 5 sont susceptibles de soulever des questions de portée générale, mais proposent la formulation suivante afin de mieux refléter les questions déterminantes d’application générale :

1.    Y a‑t‑il une crainte générale quant à l’indépendance ou l’impartialité du délégué du ministre pour rendre des décisions à l’égard d’un ERAR fondé sur le paragraphe 112(3)?

2.    Le délégué du ministre, quand il examine un ERAR fondé sur le paragraphe 112(3), est‑il lié par les évaluations des risques fournies par les agents d’ERAR et les analystes de cas?

3.    Dans un ERAR fondé sur le paragraphe 112(3), lorsqu’il s’est écoulé beaucoup de temps depuis la conduite de l’ERAR initial, est-ce manquer à l’équité procédurale que d’effectuer une mise à jour de l’évaluation des risques? Est‑ce contraire à l’équité procédurale de laisser un analyste, plutôt qu’un agent d’ERAR, effectuer la mise à jour?

[80]           Après sérieuse réflexion, je ne certifierai aucune des questions proposées, selon les directives fournies par la Cour d’appel fédérale dans Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, au paragraphe 9. Je ne crois pas que le fait de trancher les questions proposées transcende les intérêts des parties immédiates à l’affaire étant donné que la décision ultime n’a pas encore été rendue (voir mes observations aux paragraphes 53 à 57). Cela dit, il est trop tôt pour établir si ces questions auront un effet tangible sur le résultat final, encore moins si elles transcendent les intérêts des parties. Si ces questions sont certifiées, il serait avantageux pour les tribunaux supérieurs de disposer d’une décision qui révèle l’incidence qu’elles ont eue sur le résultat final, quel qu’il soit. Comme l’a écrit le juge Stratas dans l’arrêt Budlakoti c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 139, au paragraphe 30, [traduction« [...] sauf s’il existe une bonne raison de le faire, le tribunal de révision ne devrait pas se prononcer sur ces questions à l’avance ». La prématurité représente ici une telle raison (Budlakoti, au paragraphe 28).

IV.             CONCLUSION

[81]           Les éléments dont il faut tenir compte dans un ERAR fondé sur le paragraphe 112(3) sont l’évaluation des risques (étape 1), l’évaluation des restrictions (étape 2), et la décision du délégué mettant en équilibre les deux évaluations (étape 3). La réévaluation peut l’emporter sur l’évaluation des risques si, comme c’est le cas ici, elle n’entraîne pas un manquement à l’équité procédurale. La décision (étape 3) n’a pas encore été rendue, et la présente demande intervient par conséquent à un stade interlocutoire, lorsque les principes relatifs au droit administratif militent contre une intervention des tribunaux.

[82]           L’instance a été marquée par des retards, nul ne peut le nier, mais le gouvernement a fourni des éléments de preuve démontrant que le dossier a été actif pendant la plus grande partie des onze années en question, malgré divers ralentissements. Certains de ces ralentissements découlaient des autres demandes relatives à l’immigration présentées par le demandeur.

[83]           Il est temps que le délégué rende une décision (étape 3). Une fois que cette décision aura été rendue, le demandeur pourra décider s’il demande le contrôle judiciaire. Étant donné le caractère prématuré de la présente demande de contrôle judiciaire, celle‑ci est rejetée, et l’affaire est soumise au délégué pour qu’il rende une décision au sujet de l’évaluation des restrictions.

[84]           La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucuns dépens ne sont accordés. Le délégué rendra une décision concernant l’ERAR fondé sur le paragraphe 112(3) de la LIPR dans les 90 jours du présent jugement.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Aucuns dépens ne sont accordés.

3.      Aucune question n’est certifiée.

4.      Le délégué devra rendre la décision finale relative à l’ERAR fondé sur le paragraphe 112(3) de la LIPR dans les 90 jours du présent jugement.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Line Niquet, trad. a.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-5387-13

 

INTITULÉ :

SELVARAJAH SRIKUMAR KANAGARATNAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 DÉCEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Jacqueline Swaisland

 

pour le demandeur

 

Judy Michaely

 

POUR LES DÉFENDEURs

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour les défendeurs

 

 


Annexe A

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27

Immigration and Refugee Protection Act

 S.C. 2001, c 27

112. (3) L’asile ne peut être conféré au demandeur dans les cas suivants :

a) il est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux ou criminalité organisée;

b) il est interdit de territoire pour grande criminalité pour déclaration de culpabilité au Canada pour une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans ou pour toute déclaration de culpabilité à l’extérieur du Canada pour une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans;

c) il a été débouté de sa demande d’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés;

d) il est nommé au certificat visé au paragraphe 77(1).

113. Il est disposé de la demande comme il suit :

[...] d) s’agissant du demandeur visé au paragraphe 112(3) — sauf celui visé au sous-alinéa e)(i) ou (ii) —, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 et, d’autre part :

[...] (i) soit du fait que le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité constitue un danger pour le public au Canada,

(ii) soit, dans le cas de tout autre demandeur, du fait que la demande devrait être rejetée en raison de la nature et de la gravité de ses actes passés ou du danger qu’il constitue pour la sécurité du Canada;

114. (1) La décision accordant la demande de protection a pour effet de conférer l’asile au demandeur; toutefois, elle a pour effet, s’agissant de celui visé au paragraphe 112(3), de surseoir, pour le pays ou le lieu en cause, à la mesure de renvoi le visant.

 

112. (3) Refugee protection may not result from an application for protection if the person

(a) is determined to be inadmissible on grounds of security, violating human or international rights or organized criminality;

(b) is determined to be inadmissible on grounds of serious criminality with respect to a conviction in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years or with respect to a conviction outside Canada for an offence that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years;

(c) made a claim to refugee protection that was rejected on the basis of section F of Article 1 of the Refugee Convention; or

(d) is named in a certificate referred to in subsection 77(1).

113. Consideration of an application for protection shall be as follows:

...(d) in the case of an applicant described in subsection 112(3) — other than one described in subparagraph (e)(i) or (ii) — consideration shall be on the basis of the factors set out in section 97 and

...(i) in the case of an applicant for protection who is inadmissible on grounds of serious criminality, whether they are a danger to the public in Canada, or

(ii) in the case of any other applicant, whether the application should be refused because of the nature and severity of acts committed by the applicant or because of the danger that the applicant constitutes to the security of Canada; and

114. (1) A decision to allow the application for protection has

(a) in the case of an applicant not described in subsection 112(3), the effect of conferring refugee protection; and

(b) in the case of an applicant described in subsection 112(3), the effect of staying the removal order with respect to a country or place in respect of which the applicant was determined to be in need of protection.

114. (2) Le ministre peut révoquer le sursis s’il estime, après examen, sur la base de l’alinéa 113d) et conformément aux règlements, des motifs qui l’ont justifié, que les circonstances l’ayant amené ont changé.

114. (2) If the Minister is of the opinion that the circumstances surrounding a stay of the enforcement of a removal order have changed, the Minister may re-examine, in accordance with paragraph 113(d) and the regulations, the grounds on which the application was allowed and may cancel the stay.

Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (DORS/2002-227)

Immigration and Refugee Protection Regulations, (SOR/2002-227)

172. (1) Avant de prendre sa décision accueillant ou rejetant la demande de protection du demandeur visé au paragraphe 112(3) de la Loi, le ministre tient compte des évaluations visées au paragraphe (2) et de toute réplique écrite du demandeur à l’égard de ces évaluations, reçue dans les quinze jours suivant la réception de celles-ci.

Évaluations

(2) Les évaluations suivantes sont fournies au demandeur :

a) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés à l’article 97 de la Loi;

b) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi, selon le cas.

Certificat

(2.1) Malgré le paragraphe (2), aucune évaluation n’est fournie au demandeur qui fait l’objet d’un certificat tant que le juge n’a pas décidé du caractère raisonnable de celui-ci en vertu de l’article 78 de la Loi.

Moment de la réception

(3) Les évaluations sont fournies soit par remise en personne, soit par courrier, auquel cas elles sont réputées avoir été fournies à l’expiration d’un délai de sept jours suivant leur envoi à la dernière adresse communiquée au ministère par le demandeur.

Demandeur non visé à l’article 97 de la Loi

(4) Malgré les paragraphes (1) à (3), si le ministre conclut, sur la base des éléments mentionnés à l’article 97 de la Loi, que le demandeur n’est pas visé par cet article :

a) il n’est pas nécessaire de faire d’évaluation au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi;

b) la demande de protection est rejetée.

173. (1) Les documents ci-après sont fournis à la personne dont le sursis à la mesure de renvoi, pour le pays ou le lieu en cause, fait l’objet d’un examen aux termes du paragraphe 114(2) de la Loi :

a) un avis d’examen;

b) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés à l’article 97 de la Loi;

c) une évaluation écrite au regard des éléments mentionnés aux sous-alinéas 113d)(i) ou (ii) de la Loi, selon le cas.

Évaluations et réplique

(2) Avant de prendre sa décision révoquant ou maintenant le sursis, le ministre examine les évaluations et toute réplique écrite de la personne dont le sursis à la mesure de renvoi fait l’objet d’un examen, reçue dans les quinze jours suivant la réception des évaluations.

Délivrance

(3) Les évaluations sont fournies soit par remise en personne, soit par courrier, auquel cas elles sont réputées avoir été fournies à l’expiration d’un délai de sept jours suivant leur envoi à la dernière adresse communiquée au ministère par le demandeur.

172. (1) Before making a decision to allow or reject the application of an applicant described in subsection 112(3) of the Act, the Minister shall consider the assessments referred to in subsection (2) and any written response of the applicant to the assessments that is received within 15 days after the applicant is given the assessments.

Assessments

(2) The following assessments shall be given to the applicant:

(a) a written assessment on the basis of the factors set out in section 97 of the Act; and

(b) a written assessment on the basis of the factors set out in subparagraph 113(d)(i) or (ii) of the Act, as the case may be.

Certificate

(2.1) Despite subsection (2), no assessments shall be given to an applicant who is named in a certificate until a judge under section 78 of the Act determines whether the certificate is reasonable.

When assessments given

(3) The assessments are given to an applicant when they are given by hand to the applicant or, if sent by mail, are deemed to be given to an applicant seven days after the day on which they are sent to the last address that the applicant provided to the Department.

Applicant not described in s. 97 of the Act

(4) Despite subsections (1) to (3), if the Minister decides on the basis of the factors set out in section 97 of the Act that the applicant is not described in that section,

(a) no written assessment on the basis of the factors set out in subparagraph 113(d)(i) or (ii) of the Act need be made; and

(b) the application is rejected.

173. (1) A person in respect of whom a stay of a removal order, with respect to a country or place, is being re-examined under subsection 114(2) of the Act shall be given

(a) a notice of re-examination;

(b) a written assessment on the basis of the factors set out in section 97 of the Act; and

(c) a written assessment on the basis of the factors set out in subparagraph 113(d)(i) or (ii) of the Act, as the case may be.

Assessments and response

(2) Before making a decision to cancel or maintain the stay of the removal order, the Minister shall consider the assessments and any written response of the person in respect of whom the stay is being re-examined that is received within 15 days after the assessments are given to that person.

When assessments given

(3) The assessments are given to an applicant when they are given by hand to the applicant or, if sent by mail, are deemed to be given to an applicant seven days after the day on which they are sent to the last address that the applicant provided to the Department.

 

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