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Date : 20150724


Dossier : IMM‑798‑14

Référence : 2015 CF 909

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

RABIA TAQADEES

FIZA NADEEM

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction et contexte

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié.

[2]               Les demanderesses sont une femme de 41 ans [la demanderesse principale] et sa fille de 11 ans, toutes deux originaires du Pakistan. Elles allèguent craindre d’être persécutées dans ce pays parce qu’elles sont des musulmanes chiites. Dans son exposé circonstancié, la demanderesse principale a déclaré qu’elle avait toujours été victime de discrimination, mais que le harcèlement s’était intensifié après que son époux et elle ont commencé à organiser des activités religieuses à leur domicile, et a culminé le 19 mars 2012 lorsqu’elle a été attaquée en revenant du marché par plusieurs hommes masqués. La demanderesse principale a affirmé qu’elle est par la suite entrée dans la clandestinité en raison de l’inaction de la police, et est demeurée cachée jusqu’à être en mesure de quitter le pays avec sa fille pour se rendre au Canada, où elles sont arrivées le 28 décembre 2012. Elles ont présenté des demandes d’asile environ deux mois plus tard.

[3]               Le 11 octobre 2013, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a rejeté leurs demandes d’asile. La SPR a conclu que la demanderesse principale était un piètre témoin. Lors de son témoignage, la demanderesse principale a d’abord déclaré que les hommes qui l’ont attaquée n’ont pas mentionné appartenir à une quelconque organisation; or, plus tard, elle a témoigné de manière évasive qu’ils appartenaient à l’organisation Tehreek e Tahafuz e Islam, qui est la même organisation que Tehreek e Sipa e Muhammed. La demanderesse principale n’a pas fait mention de l’une ou l’autre de ces organisations dans son formulaire de demande d’asile, et la SPR a jugé douteux qu’elle omette de divulguer un renseignement essentiel à sa demande d’asile simplement parce qu’elle avait peur. La SPR a donc conclu que la demanderesse principale n’avait pas démontré que les agents de persécution faisaient partie d’une quelconque organisation.

[4]               Étant donné qu’aucune organisation n’était à sa recherche, la demanderesse principale n’a pas été en mesure de convaincre la SPR qu’elle n’avait pas de possibilité de refuge intérieur [PRI]. La SPR a souligné que Karachi était une grande ville populeuse, située loin de l’endroit où les demanderesses avaient habité, et que les hommes qui ont attaqué fortuitement la demanderesse principale n’auraient probablement pas la motivation ou les moyens de partir à sa recherche à Karachi. Malgré la présence de violence sectaire partout au Pakistan, la SPR a fait observer qu’il y a entre 9 et 38 millions de musulmans chiites dans ce pays. Selon la SPR, la preuve documentaire ne permettait pas de conclure que l’ampleur de la violence était telle que tous les musulmans chiites à Karachi étaient exposés à plus qu’une simple possibilité de subir un préjudice. En outre, la preuve n’était pas suffisante pour convaincre la SPR que les demanderesses seraient incapables de pratiquer ouvertement leur religion ou que la demanderesse principale ne pouvait trouver du travail. En conséquence, la SPR a rejeté les demandes d’asile des demanderesses.

[5]               La Section d’appel des réfugiés [la SAR] a rejeté l’appel interjeté par les demanderesses et confirmé qu’elles n’avaient pas qualité de personnes à protéger en vertu de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi]. Les demanderesses sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR conformément au paragraphe 72(1) de la Loi; elles demandent que la décision de la SAR soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR afin que celui‑ci rende une nouvelle décision.

II.                Les questions en litige

[6]               La présente demande soulève les questions suivantes :

1.                  Quelle norme de contrôle la Cour doit‑elle appliquer à la décision de la SAR?

2.                  La SAR a‑t‑elle appliqué une norme de contrôle appropriée à la décision de la SPR?

3.                  Les conclusions de la SAR relatives à la crédibilité et à la PRI étaient‑elles déraisonnables?

III.             La décision de la SAR

[7]               La SAR a rejeté l’appel des demanderesses le 20 janvier  2014. Après examen des dispositions pertinentes de la Loi et de l’arrêt Newton c Criminal Trial Lawyers’ Association, 2010 ABCA 399, 38 Alta LR (5th) 63 [Newton] rendu par la Cour d’appel de l’Alberta, la SAR a conclu qu’un appel interjeté par un réfugié n’était pas un appel de novo et que, par conséquent, elle devrait s’en remettre aux conclusions de fait et aux conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR. L’évaluation de la crédibilité par la SPR de même que sa conclusion selon laquelle Karachi constituait une PRI s’inscrivaient dans ces catégories de conclusions, et la SAR a donc appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable.

[8]               La SAR a conclu que les plaintes des demanderesses au sujet des conclusions rendues par la SPR relativement à la crédibilité dénaturaient la décision de la SPR. Celle‑ci n’a jamais conclu que la demanderesse principale n’était globalement pas crédible, ni conclu qu’il n’y avait pas de groupes extrémistes au Pakistan. Elle a plutôt remis en question uniquement le témoignage de la demanderesse principale selon lequel les hommes qui l’ont attaquée faisaient partie d’un groupe extrémiste. La SAR a souscrit à cette conclusion de la SPR et a déclaré ce qui suit :

[36]      […] Si les appelantes sont la cible d’un groupe extrémiste, le nom de ce groupe extrémiste a une grande importance dans le cadre de la demande d’asile. Or, aucun nom n’est indiqué dans les formulaires FDA, et l’appelante principale n’en a mentionné aucun non plus dans son témoignage initial devant la SPR. Priée de donner plus de précisions, elle a fourni le nom d’un groupe, lequel ne semble pas figurer dans la preuve objective, puis celui d’un autre groupe, lequel, de toute évidence, ne figure pas non plus dans les documents sur le pays. Les lettres qu’elle a déposées en preuve ne donnent aucun nom. Dans un tel contexte, il était raisonnable pour la SPR de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité et de conclure que les appelantes n’ont pas établi que les agents de persécution faisaient partie d’un groupe extrémiste.

[9]               La SAR n’a par ailleurs trouvé aucune faute dans l’analyse de la PRI effectuée par la SPR. Selon certains éléments de preuve, il n’y avait pas de PRI pour les personnes ciblées par des groupes extrémistes particuliers, mais la SAR a souligné que la SPR n’avait aucune raison de faire des commentaires à ce sujet étant donné ses conclusions relatives à la crédibilité.  La SAR a plutôt déclaré que seuls les risques généraux étaient pertinents, et que la SPR avait examiné la situation dans le pays et fait expressément mention de la violence sectaire à l’endroit des musulmans chiites. Selon l’avis exprimé par la SAR (au paragraphe 42 de sa décision), elle « aurait peut‑être pu examiner le même élément de preuve et arriver à une tout autre conclusion, mais la norme de contrôle qui s’applique à la décision de la SPR est celle de la décision raisonnable [...] ». La SAR a conclu que la décision de la SPR concernant la situation des musulmans chiites à Karachi et la capacité pour les demanderesses de pratiquer ouvertement leur religion respectait les critères qui sont énoncés au paragraphe 47 de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir].

[10]           Enfin, la SAR était convaincue que la SPR avait pris en compte tous les facteurs pertinents énoncés dans les Directives no 4 du président – Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (13 novembre 1996), même si la SPR n’y a pas expressément fait renvoi dans ses motifs. La SAR a donc confirmé que les demanderesses n’avaient pas qualité de réfugiées au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la Loi ni de personnes à protéger aux termes du paragraphe 97(1).

IV.             Analyse

A.                Quelle norme de contrôle la Cour doit‑elle appliquer à la décision de la SAR?

[11]           La norme de contrôle que la Cour doit appliquer aux décisions de la SAR quant à la portée de ses examens des décisions de la SPR suscite une certaine controverse. Comme l’a fait remarquer M. le juge Simon Noël au paragraphe 32 de la décision Yin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1209 [Yin], la jurisprudence est partagée sur cette question.

[12]           Selon certaines décisions, c’est la norme de la décision correcte qui s’applique, soit parce qu’il s’agit d’une question d’une importance capitale pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise de la SAR, soit parce qu’elle touche les compétences respectives de la SPR et de la SAR (p. ex. Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, [2014] 4 RCF 811, aux paragraphes 25 à 34 [Huruglica]; Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913, aux paragraphes 7 et 8 [Spasoja]; Dunsmuir, aux paragraphes 60 et 61). D’autres décisions abondent dans le sens contraire et énoncent qu’il s’agit simplement d’une question d’interprétation de la loi constitutive de la SAR, qui est présumée appeler l’application de la norme de la décision raisonnable (Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063, 31 Imm LR (4th) 301, aux paragraphes 16 à 26 [Akuffo]; Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080, aux paragraphes 13 à 37 [Djossou]; Brodrick c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 491, aux paragraphes 20 à 29 [Brodrick]; Dunsmuir, au paragraphe 54; McLean c Colombie‑Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 RCS 895, aux paragraphes 26 à 33). Des questions ont été certifiées à cet égard dans plusieurs de ces affaires, et une audience est prévue plus tard cette année pour l’instruction de l’appel de la décision Huruglica; ainsi, cette division qui existe au sein de la jurisprudence sera bientôt examinée par la Cour d’appel fédérale.

[13]           Entretemps, je souscris à l’approche pragmatique adoptée par M. le juge Luc Martineau à ce sujet dans la décision Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952, aux paragraphes 46 à 52 [Alyafi]. Comme il le fait remarquer et comme je le résume ci‑dessous, la jurisprudence est divisée sur ce que devrait être la portée de l’examen fait par la SAR. Cela engendre un problème similaire à celui auquel la Cour a déjà dû faire face en ce qui a trait au critère de résidence aux fins d’obtention de la citoyenneté (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, [2014] 4 RCF 436, aux paragraphes 1, 24 et 25). Si tous les juges de la Cour appliquaient la norme de la décision correcte, la SAR pourrait suivre avec diligence un courant jurisprudentiel et voir ses décisions annulées uniquement quand elles font l’objet d’un examen par un juge qui privilégie le courant jurisprudentiel contraire. Le droit exige plus de certitude que cela. Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait remarquer au paragraphe 52 de l’arrêt Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, 467 NR 201 [Wilson], « le sens d’une loi ne devrait pas varier selon l’identité du décideur ». La Cour fédérale ne peut résoudre le problème au niveau de la SAR tant que les juges de la Cour demeurent en désaccord au sujet de la solution, et le fait d’appliquer la norme de la décision correcte dans la présente situation porterait encore plus atteinte au principe de la primauté du droit que si la controverse existait uniquement au niveau de la SAR (Wilson, au paragraphe 52). Pour des motifs similaires, le juge Martineau a conclu dans la décision Alyafi qu’il y a lieu de confirmer les décisions de la SAR tant que cette dernière applique l’une des deux approches actuellement acceptées par la Cour, ou que toute autre approche raisonnable est utilisée par la SAR (Djossou, au paragraphe 91).

[14]           En adoptant une telle approche en l’espèce, j’estime que la décision de la SAR devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Cette norme s’applique en outre aux conclusions de fait de la SAR et il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de son appréciation de la preuve (voir Dunsmuir, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 53; Siliya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 120, au paragraphe 20 [Siliya]; Yin, au paragraphe 34; Akuffo, au paragraphe 27; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 758, au paragraphe 19). La décision de la SAR ne devrait donc pas être modifiée dans la mesure où elle respecte les principes de justification, d’intelligibilité, de transparence et qu’elle peut se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés si « les motifs [...] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16 [Newfoundland Nurses]).

B.                 La SAR a‑t‑elle appliqué une norme de contrôle appropriée à la décision de la SPR?

[15]           Les demanderesses soutiennent que la SAR a erronément appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable. Elles affirment que la SAR peut être comparée à la Section d’appel de l’immigration, et elles reprochent à la SAR de s’être appuyée sur le seul arrêt Newton, où était en cause un tribunal d’un tout autre genre. Plus précisément, l’arrêt Newton avait trait à une procédure disciplinaire de la police où les événements pertinents s’étaient produits par le passé, alors que la protection d’un réfugié concerne principalement le futur et que l’appréciation doit être faite au moment de l’enquête (citant p. ex. Fernandopulle c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 91, 253 DLR (4th) 425, au paragraphe 25).

[16]           Les demanderesses attaquent également le raisonnement de la SAR selon lequel son rôle était limité par les circonstances restreintes dans lesquelles elle pouvait tenir une audience ou accepter de nouveaux éléments de preuve. La procédure devant la SAR est façonnée par la décision de la SPR, en ce sens qu’il s’agit des conclusions qu’un appelant conteste, mais les demanderesses soutiennent qu’il ne s’ensuit pas pour autant que la SAR doit entièrement s’en remettre à ces conclusions. Les demanderesses affirment que la SAR pouvait toujours tenir une audience, conformément au paragraphe 110(6) de la Loi, s’il fallait évaluer la crédibilité. En l’espèce, la PRI était déterminante et cette conclusion reposait principalement sur un examen de la preuve documentaire; les demanderesses soutiennent donc que la SPR n’était pas dans une meilleure position que la SAR l’aurait été pour tirer cette conclusion.

[17]           Les demanderesses font en outre valoir que la réserve exprimée par la SAR selon laquelle la SPR est mieux placée pour tirer des conclusions sur la crédibilité ne justifie pas l’application par la SAR d’une norme de contrôle qui commande la retenue. Les demanderesses affirment qu’il n’est pas approprié et utile que la SAR adopte des normes de contrôle de droit administratif et reproduise simplement la fonction de la Cour fédérale. Les normes de la décision correcte et de la décision raisonnable ont été créées en vue de régir la relation entre les tribunaux et le pouvoir exécutif, et les demanderesses soutiennent que des considérations différentes s’appliquent quand les tribunaux d’instance inférieure et d’instance supérieure font tous deux partie du pouvoir exécutif (British Columbia Society for the Prevention of Cruelty to Animals c British Columbia (Farm Industry Review Board), 2013 BCSC 2331, 67 Admin LR (5th) 152 [BC SPCA]). Les demanderesses soulignent que dans plusieurs décisions qu’elle a rendues, la Cour a annulé des décisions de la SAR dans lesquelles cette dernière avait appliqué la norme de la décision raisonnable pour des motifs similaires (citant p. ex. Huruglica, aux paragraphes 43 à 45).

[18]           Le défendeur prétend que la SAR devrait examiner les décisions de la SPR pour voir s’il y a une erreur manifeste et dominante (citant Spasoja, au paragraphe 40). À son avis, cette conclusion est étayée par le régime législatif, les antécédents législatifs de la SAR et le rôle central que joue la SPR lorsqu’elle statue sur des demandes d’asile et tire des conclusions de fait. Le défendeur fait remarquer que la SPR est le seul tribunal où sont renvoyées toutes les demandes d’asile admissibles, et qu’elle rend des décisions au sujet de la perte de l’asile et de l’annulation de l’asile pour des demandes qui ne se retrouveront jamais devant la SAR.

[19]           Le défendeur soutient par ailleurs que la Loi oblige expressément la SPR à tenir une audience, et que celle‑ci participe activement à la création du dossier en interrogeant les témoins, en diffusant des documents relatifs aux conditions d’un pays, en demandant des renseignements à la Direction des recherches de la CISR et en procédant à « tous les actes qu’elle juge utiles » (Loi, alinéa 170a)). Ces différences font en sorte que la SPR est en bien meilleure position que la SAR pour tirer des conclusions de fait. Comme la SPR entend des témoignages et reçoit la preuve, le défendeur affirme que c’est elle qui connaît le mieux l’ensemble du dossier relatif à une demande d’asile, et que c’est l’une des raisons expliquant pourquoi les cours d’appel s’en remettent depuis toujours aux tribunaux de première instance en ce qui concerne les questions de fait (citant Housen c Nikolaisen, 2002 CSC 33, [2002] 2 RCS 235, au paragraphe 14 [Housen]). Selon le défendeur, la SAR devrait uniquement substituer sa propre opinion à celle de la SPR lorsqu’il s’agit de questions de droit.

[20]           Le défendeur déclare également que s’il est vrai que la SAR peut substituer sa propre décision à celle de la SPR dans certaines circonstances, la Cour d’appel fédérale peut faire la même chose en ce qui a trait aux décisions rendues par la Cour fédérale (Loi sur les cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, sous‑alinéa 52b)(i) [LCF]); or, ce pouvoir à lui seul n’entraîne pas nécessairement un appel de novo. L’analyse prospective du risque au cours du processus d’octroi de l’asile n’exige pas non plus une nouvelle appréciation complète de la preuve par la SAR quand elle n’a pas eu la chance d’entendre directement le récit des demandeurs d’asile. En conséquence, dans les situations où il n’y a aucune nouvelle preuve, le défendeur soutient que la SAR est censée jouer réellement le rôle d’une cour d’appel et de seulement chercher à découvrir une erreur manifeste et dominante quand elle examine les conclusions de fait. Comme cet exercice équivaut sur le plan fonctionnel à la norme de la décision raisonnable, le défendeur prétend que la SAR n’a pas commis d’erreur en renvoyant aux arrêts Newton ou Dunsmuir (citant Housen; et HL c Canada (Procureur général), 2005 CSC 25, [2005] 1 RCS 401, au paragraphe 110).

[21]           Comme nous l’avons vu, les juges de la Cour ne s’entendent pas sur la norme de contrôle que la SAR doit appliquer à l’égard des conclusions de fait et des conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR. Selon un courant jurisprudentiel, la SAR devrait examiner les conclusions de fait de la SPR pour voir s’il y a des erreurs manifestes et dominantes (voir p. ex. Eng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 711, aux paragraphes 26‑34; Spasoja, aux paragraphes 14 à 46; et Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975 (CanLII), aux paragraphes 27 et 28). Selon un autre courant jurisprudentiel, la SAR est tenue de rendre une décision indépendante et ses interventions ne sont pas limitées aux cas d’erreurs manifestes et dominantes, bien qu’elle puisse « reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion » (Huruglica, au paragraphe 55; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858, aux paragraphes 16 à 20; Akuffo, au paragraphe 39; et Ozdemir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 621, au paragraphe 3).

[22]           En l’espèce, il est clair que la SAR a adopté les facteurs énoncés dans l’arrêt Newton afin de déterminer la norme de contrôle qu’il convenait d’appliquer à l’appel. En fait, la SAR, invoquant les arrêts Newfoundland Nurses et Dunsmuir, a adopté une approche de retenue et a appliqué à la décision de la SPR la norme de la décision raisonnable; voici ce qu’elle a déclaré :

[29]      Pour ces motifs, la SAR conclut que, pour statuer sur les présents appels, elle doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR en ce qui concerne les faits et la crédibilité. La notion de déférence à l’égard du processus décisionnel d’un tribunal administratif exige que soit portée une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui de la décision rendue. Même si les motifs qui ont été donnés ne semblent pas tout à fait suffisants pour étayer la décision, la SAR doit d’abord chercher à les compléter avant de substituer sa propre décision à celle qui a été rendue.

[30]      La norme de contrôle appropriée en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à sa justification, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel de la SPR, ainsi qu’à l’appartenance de la décision de la SPR aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[23]           Les deux courants jurisprudentiels susmentionnés ont condamné cette approche adoptée par la SAR (voir p. ex. Alyafi, aux paragraphes 17, 18, 39 et 46; Huruglica, aux paragraphes 45 et 54; Spasoja, aux paragraphes 12, 13, 19 à 25 et 32 à 38; Djossou, au paragraphe 37; Brodrick, aux paragraphes 32 à 34; et Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, aux paragraphes 48 et 50). La SAR exerce une fonction d’appel et elle ne peut limiter son analyse à la simple question de savoir si la SPR a agi de façon raisonnable et est parvenue à une décision appartenant à la gamme d’issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. L’application de la norme de la décision raisonnable, comme l’a fait la SAR en l’espèce, constitue habituellement une erreur de droit déraisonnable puisque cela prive les appelants de leur droit d’appel (Alyafi, au paragraphe 46; Siliya, au paragraphe 23; Djossou, aux paragraphes 38 à 44). Par conséquent, les demanderesses ont démontré qu’elles ont droit à une réparation en vertu de l’alinéa 18.1(4)c) de la LCF.

[24]           Cette conclusion ne constitue toutefois pas toujours la fin de l’affaire (voir p. ex. Pataraia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 465, aux paragraphes 13 et 14; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 500, aux paragraphes 8 et 9). Il faut ensuite se demander si, en présence d’une telle erreur, une réparation devrait être accordée (voir Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, 372 DLR (4th) 567, au paragraphe 38), question qui à son tour peut être ramenée à la question suivante : la SAR serait‑elle parvenue à un autre résultat si elle avait choisi la norme de contrôle appropriée?

C.                 Les conclusions de la SAR relatives à la crédibilité et à la PRI étaient‑elles déraisonnables?

[25]           Les demanderesses critiquent la conclusion de la SPR relative à la crédibilité et affirment que la SAR aurait dû envisager la possibilité de leur accorder une audience. Selon les demanderesses, la conclusion de la SPR n’a pas été formulée en termes clairs et sans équivoque, et la SAR n’a pas à faire preuve de retenue à l’égard de cette conclusion.

[26]           Les demanderesses contestent également la décision de la SAR concernant la PRI. La preuve documentaire décrivait la violence généralisée dont sont victimes les musulmans chiites à Karachi et indiquait que des centaines sont tués tous les ans, mais la SPR a laissé entendre que les demanderesses devaient prouver que tous les musulmans chiites au Pakistan étaient victimes de persécution. La SAR n’a jamais expliqué pourquoi elle a maintenu cette conclusion de la SPR, si ce n’est en disant qu’elle ne serait peut‑être pas parvenue à la même conclusion et ne pouvait pas apprécier à nouveau la preuve. Les demanderesses soutiennent toutefois que c’est précisément ce que la SAR aurait dû faire.

[27]           Le défendeur affirme que les demanderesses n’ont aucune chance d’avoir gain de cause à moins qu’elles puissent démontrer qu’il était déraisonnable de la part de la SAR d’avoir jugé que ni la conclusion de la SPR sur la crédibilité ni celle sur la PRI ne constituaient des erreurs manifestes et dominantes. Le défendeur soutient que la SAR a dûment reconnu que la SPR n’avait fait abstraction d’aucun élément de preuve et qu’elle avait expliqué cette décision de façon suffisante pour satisfaire aux critères énoncés dans Newfoundland Nurses (aux paragraphes 14 et 16). Il ajoute que la SPR n’a jamais appliqué la mauvaise norme de preuve; la demanderesse principale n’a tout simplement pas réussi à démontrer à l’aide d’une preuve crédible l’existence d’un lien entre ses agresseurs et une quelconque organisation extrémiste. Le défendeur fait en outre valoir que la SAR n’était pas tenue de réévaluer la crédibilité des demanderesses. Il était suffisant que la SAR souligne, comme elle l’a fait, que la SPR avait fondé sa décision défavorable sur une série de facteurs détaillés et qu’elle avait donné des motifs à l’appui de son rejet de chacune des objections des demanderesses.

[28]           Bien que la conclusion de la SPR relative à la crédibilité puisse être maintenue quelle que soit la norme de contrôle que la SAR a appliquée en l’espèce, ce n’est pas le cas pour ce qui est de la conclusion concernant la PRI. En fait, lorsqu’elle s’est demandé si la violence touchant les musulmans chiites au Pakistan était suffisamment généralisée pour mettre en péril la sécurité des demanderesses à Karachi, la SAR a déclaré (au paragraphe 42 de sa décision) qu’elle « aurait peut‑être pu examiner le même élément de preuve et arriver à une tout autre conclusion ». La SAR a refusé d’effectuer sa propre analyse de la preuve à cet égard parce qu’elle appliquait la norme de la décision raisonnable.  Selon l’approche énoncée dans la décision Huruglica, il s’agit d’une erreur puisque cette conclusion en particulier reposait uniquement sur des éléments de preuve documentaire que la SAR pouvait évaluer aussi bien que la SPR (voir Kurtzmalaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1072, aux paragraphes 28, 29 et 34).

[29]           Le défendeur soutient que l’approche adoptée par la SAR pouvait malgré tout être appropriée si la norme de l’erreur manifeste et dominante est appliquée, à tout le moins dans la mesure où il existe des similitudes entre cette norme et celle de la décision raisonnable (voir Akuffo, au paragraphe 38). Cet argument donne toutefois à penser que le commissaire de la SAR aurait suivi l’approche énoncée dans Spasoja, et non celle énoncée dans Huruglica, s’il avait su  qu’il était erroné d’appliquer la norme de la décision raisonnable. Rien ne permet d’appuyer cette présomption.

[30]           Par ailleurs, je rejette également l’argument du défendeur selon lequel les demanderesses doivent prouver, pour obtenir réparation, que la conclusion sur la crédibilité et la conclusion sur la PRI étaient toutes deux erronées. La conclusion sur la crédibilité portait uniquement sur la conclusion tirée par la SPR selon laquelle les agresseurs ne faisaient pas partie d’une organisation extrémiste, et cette conclusion a influencé la décision rendue à l’égard de la PRI seulement dans la mesure où elle a permis à la SPR de laisser de côté la preuve au sujet de la portée et de l’influence exercée par de telles organisations. L’autre partie de la conclusion sur la PRI n’avait rien à voir et reposait uniquement sur les profils des demanderesses à titre de musulmanes chiites et sur le risque qu’elles soient la cible d’une violence sectaire aléatoire à Karachi. C’est à propos de cette partie de la conclusion que la SAR a reconnu qu’elle serait peut‑être parvenue à une tout autre conclusion si elle avait apprécié à nouveau la preuve.

[31]           La SAR aurait donc pu parvenir à un résultat différent si elle n’avait pas erronément appliqué la norme de contrôle de la décision raisonnable, et il serait inapproprié de refuser d’accorder réparation aux demanderesses.

V.                Conclusion

[32]           Compte tenu des motifs exposés ci‑dessus, la décision de la SAR ne saurait se justifier au regard des faits et du droit. Elle doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à la SAR afin qu’elle rende une nouvelle décision.

[33]           Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire des demanderesses est accueillie. Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la demande de contrôle judiciaire est accueillie; l’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision; aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑798‑14

 

INTITULÉ :

RABIA TAQADEES, FIZA NADEEM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 8 avril 2015

 

JUGEMENT et motifs :

le juge BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 24 juillet 2015

 

COMPARUTIONS :

Naseem Mithoowani

 

POUR LES Demanderesses

 

Mary Matthews

 

POUR LE Défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associés

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES Demanderesses

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE Défendeur

 

 

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