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Date : 20150729


Dossier : IMM-5149-14

Référence : 2015 CF 930

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

MUSTAFA SISMAN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction et contexte

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR).

[2]               Le demandeur est un citoyen de la Turquie, âgé de 36 ans, qui allègue craindre d’être persécuté dans ce pays parce qu’il est un Arménien de foi chrétienne orthodoxe. Il travaillait comme marin quand il est parti de la Turquie en juillet 2013, mais il a ensuite abandonné son emploi quand son navire est arrivé aux États-Unis d’Amérique en septembre 2013. Après avoir passé quelque temps à New York, il est entré illégalement au Canada et a présenté une demande d’asile dans un bureau intérieur en octobre 2013.

[3]               Le 7 février 2014, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la CISR a décidé que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SPR a conclu qu’une grande partie du récit du demandeur n’était pas crédible. Elle avait des réserves quant au fait que le demandeur était un chrétien pratiquant pendant qu’il vivait en Turquie, puisque sa carte d’identité turque indiquait que sa religion était l’islam. Bien que le demandeur ait affirmé que ses parents avaient déclaré que c’était sa religion afin de le protéger contre la discrimination, et qu’il était un [traduction] « Arménien clandestin », la SPR a conclu que cela était insensé, puisque le demandeur avait également affirmé qu’il était évident qu’il était Arménien d’après son nom de famille, et que les Arméniens étaient habituellement présumés être des chrétiens. De plus, le demandeur a présenté une lettre rédigée par un évangéliste d’une église de Toronto, qui a déclaré que le demandeur [traduction] « a[vait] exprimé le désir d’étudier le christianisme dans le but de devenir chrétien » et qu’il avait seulement été baptisé le 6 novembre 2013 au Canada. D’autres lettres présentées à l’appui des allégations du demandeur n’étaient pas convaincantes. La SPR a donc conclu que le demandeur [traduction] « ne pratiquait pas pleinement le christianisme avant de venir au Canada et [qu’]il a[vait] décidé de devenir officiellement chrétien au Canada seulement pour étayer sa demande d’asile ».

[4]               Voici les motifs de la SPR visant à expliquer ses réserves relativement à d’autres aspects de la demande d’asile du demandeur :

                     Le demandeur a affirmé qu’il n’avait jamais personnellement présenté de demande de visa aux États-Unis et qu’il se trouvait aux États-Unis le 6 septembre 2013, alors qu’un rapport biométrique révèle qu’il avait présenté une demande de visa aux États-Unis depuis Istanbul le 19 septembre 2013, et que sa demande avait été rejetée.

                     Le demandeur a affirmé qu’il avait fui sa ville natale en 1998 parce qu’il avait reçu des menaces, mais il a ensuite dit que lui et sa famille au grand complet retournaient séjourner dans leur ville natale pendant six mois tous les ans.

                     Selon certaines des allégations principales du demandeur, il avait parlé à des missionnaires chrétiens, invités par son capitaine à bord du navire où il travaillait, qu’il avait été battu par des membres de l’équipage après que ceux-ci avaient découvert une bible dans sa cabine, et qu’il avait fait l’objet de mauvais traitements par la police et avait été accusé [traduction] « d’avoir parlé en mal de la Turquie ». Toutefois, certains détails de ces incidents ne figuraient pas dans son exposé circonstancié et il n’a jamais invoqué de loi particulière qu’il était accusé d’avoir enfreinte. La SPR a conclu qu’il était invraisemblable que la police ait arrêté le demandeur pour des [traduction] « activités missionnaires », alors que le capitaine du navire avait expressément invité à bord des missionnaires et qu’il ne pouvait influencer qu’un maximum de 24 personnes.

                     Le demandeur n’a pas fourni les documents justificatifs que la SPR s’attendait à voir, tels que des copies de documents judiciaires concernant son arrestation alléguée, ou des documents provenant du navire décrivant l’incident qui se serait produit à bord. D’autres éléments de preuve documentaire présentés n’étaient pas convaincants.

                     Le demandeur n’a jamais présenté de demande d’asile aux États-Unis, ce qui a miné son allégation de crainte subjective.

[5]               La SPR a ensuite évalué le risque de persécution future, et elle a conclu que le demandeur exagérait quand il prétendait que, à titre de chrétien arménien, il ne pourrait plus jamais travailler. Il avait déjà travaillé sur la ferme familiale, dans un centre commercial à vendre des t‑shirts, et sur un navire dont le capitaine invitait régulièrement à bord des missionnaires chrétiens. La SPR a affirmé qu’il n’y avait aucune raison pour laquelle il ne pourrait pas trouver un emploi similaire, même s’il vivait ouvertement en tant que chrétien, en Turquie. La SPR a ensuite fait référence à une partie de la preuve documentaire pour conclure que [traduction] « il existe une certaine discrimination sociétale envers les chrétiens, mais ils sont généralement capables de pratiquer librement leur religion comme le demandeur d’asile allègue l’avoir fait avant de quitter la Turquie – il a affirmé qu’il allait à l’église tous les dimanches ». La SPR a donc rejeté la demande d’asile du demandeur puisqu’il n’avait pas démontré que [traduction] « il serait exposé à un préjudice équivalant à de la persécution, s’il devait retourner en Turquie, du fait de son origine ethnique ou de sa religion ».

[6]               Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR, mais la SAR de la CISR a rejeté l’appel le 10 juin 2014, et a confirmé que le demandeur n’avait pas droit à la protection au titre de l’article 96 ou du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi). Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi; il demande à la Cour d’annuler la décision de la SAR et d’ordonner à un tribunal différemment constitué de la SAR de statuer à nouveau sur son appel.

II.                Les questions en litige

[7]               La présente demande soulève les questions suivantes :

1.                  Quelle norme de contrôle la Cour doit-elle appliquer à la décision de la SAR?

2.                  La SAR a-t-elle appliqué une norme de contrôle appropriée à la décision de la SPR?

3.                  La SAR a-t-elle commis une erreur en confirmant la décision de la SPR selon laquelle le demandeur n’était pas un chrétien pratiquant en Turquie?

4.                  Ayant conclu que la SPR avait commis une erreur en s’attendant à recevoir des éléments de preuve documentaire qui n’étaient pas raisonnablement accessibles, la SAR a-t-elle fait erreur en rejetant l’appel malgré tout?

III.             La décision de la SAR

[8]               Dans ses motifs, la SAR a d’abord rejeté la nouvelle preuve présentée par le demandeur, à savoir une demande d’accès à l’information qu’il avait présentée aux États-Unis, à la recherche de renseignements concernant ses demandes de visa alléguées, ainsi qu’une autre lettre rédigée par un évangéliste membre de son église. Bien que la demande d’accès à l’information ait été faite après que la SPR a rendu sa décision, la SAR a souligné que le paragraphe 110(4) était très similaire à l’alinéa 113a), la disposition qui régit la présentation de nouveaux éléments de preuve aux fins des examens des risques avant renvoi. Elle a donc appliqué les facteurs énoncés au paragraphe 13 de l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, 289 DLR (4th) 675, et elle a conclu que la demande d’accès à l’information n’était pas pertinente; seuls les résultats de cette demande pouvaient être susceptibles de modifier l’appréciation de la preuve par la SPR, et ces résultats n’avaient pas été présentés. Quant à la lettre de son église, la SAR a conclu qu’il ne s’agissait pas réellement d’un nouvel élément de preuve; elle était identique à celle qui avait été présentée à la SPR et seule la date avait été changée.

[9]               La SAR a ensuite examiné l’approche qu’elle devrait utiliser lors de l’examen de décisions rendues par la SPR, en fondant son analyse sur l’arrêt Newton c Criminal Trial Lawyers’ Association, 2010 ABCA 399, 14 Admin LR (5th) 181 (Newton). Elle a conclu que la norme de la décision correcte devait s’appliquer aux questions de droit, mais que la norme de la décision raisonnable était la norme de contrôle appropriée applicable aux questions de fait et aux questions mixtes de fait et de droit.

[10]           En ce qui concerne le fond de l’appel, le demandeur a allégué que la SPR avait commis des erreurs relativement à cinq aspects : (1) en appliquant un critère trop exigeant relativement au risque de persécution; (2) en omettant d’analyser l’allégation fondée sur l’article 97; (3) en ne justifiant pas ses conclusions au sujet de l’identité religieuse du demandeur; (4) en s’attendant à ce que le demandeur fournisse des documents qui n’étaient pas raisonnablement accessibles; (5) en concluant qu’il ne serait pas perçu comme un activiste en raison de sa religion.

[11]           La première objection était fondée sur la déclaration de la SPR selon laquelle le demandeur n’avait pas prouvé que [traduction] « il serait exposé à un préjudice équivalant à de la persécution, s’il devait retourner en Turquie, du fait de son origine ethnique ou de sa religion ». La SAR a souscrit à l’avis du demandeur selon lequel cet énoncé, pris isolément, pouvait constituer une erreur, puisqu’il n’énonçait pas de critère relatif au risque de persécution. Cependant, la SAR a décidé que la SPR avait énoncé plus tôt le bon critère en soulignant que le demandeur devait démontrer une possibilité sérieuse de persécution, et il ressortait clairement du reste de la décision de la SPR que le bon critère avait été appliqué.

[12]           Pour ce qui est de l’absence d’une analyse intégrale relativement à l’article 97, la SAR a conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve crédible pour étayer une allégation fondée sur l’article 97 une fois le récit du demandeur rejeté par la SPR, et que, par conséquent, une analyse distincte n’était pas nécessaire (citant la décision Fang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 856, aux paragraphes 9 à 13).

[13]           La SAR a ensuite approuvé les motifs de la SPR pour ce qui est d’avoir conclu que le demandeur, bien que chrétien orthodoxe arménien, n’avait pas [traduction] « pratiqu[é] activement sa foi en Turquie ou […] souffert de discrimination ou de persécution en raison de sa religion ». La SAR a décidé, en outre, qu’il était raisonnable que la SPR tire une incidence défavorable du fait que les renseignements biométriques provenant des autorités aux États-Unis ne cadraient pas avec le récit du demandeur.

[14]           La SAR a cependant bel et bien jugé que certaines conclusions de la SPR étaient déraisonnables. En particulier, elle a déclaré qu’il était déraisonnable de s’attendre à voir des documents judiciaires, puisque le demandeur aurait fait l’objet d’un traitement extrajudiciaire, et qu’il était également déraisonnable de s’attendre à des documents de son ancien employeur, puisque le demandeur aurait quitté le navire sans préavis, alors qu’il devait de l’argent à la société. La SAR a toutefois conclu que ces erreurs n’étaient pas fatales, parce que les autres motifs donnés par la SPR pour ne pas croire le récit du demandeur étaient raisonnables et suffisants pour justifier la décision défavorable. La SAR a donc rejeté l’appel interjeté par le demandeur.

IV.             Analyse

A.                Quelle norme de contrôle la Cour doit-elle appliquer à la décision de la SAR?

[15]           La norme de contrôle que la Cour doit appliquer à la question de la portée de l’examen fait par la SAR des décisions de la SPR n’est pas établie. Comme l’a souligné M. le juge Simon Noël dans la décision Yin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1209 (Yin), au paragraphe 32, la jurisprudence est partagée sur cette question. Certains précédents énoncent que la norme de la décision correcte s’applique, soit parce qu’il s’agit d’une question d’une importance capitale pour le système juridique et étrangère au domaine d’expertise de la SAR, ou parce qu’elle touche les compétences respectives de la SPR et de la SAR (p. ex., Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, [2014] 4 RCF 811 (Huruglica), aux paragraphes 25 à 34; Spasoja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 913 (Spasoja), aux paragraphes 7 et 8; Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 (Dunsmuir), aux paragraphes 60 et 61). D’autres précédents soutiennent le contraire et énoncent qu’il s’agit simplement d’une question d’interprétation de la loi constitutive de la SAR, qui est présumée appeler l’application de la norme de la décision raisonnable (Akuffo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1063 (Akuffo), aux paragraphes 16 à 26; Djossou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1080 (Djossou), aux paragraphes 13 à 37; Brodrick c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 491 (Brodrick), aux paragraphes 20 à 29; Dunsmuir, au paragraphe 54; McLean c Colombie-Britannique (Securities Commission), 2013 CSC 67, [2013] 3 RCS 895, aux paragraphes 26 à 33). Des questions sur cet aspect ont été certifiées dans plusieurs de ces précédents. Cette division présente dans la jurisprudence sera donc bientôt examinée par la Cour d’appel fédérale.

[16]           Entre-temps, je souscris à l’approche pragmatique adoptée par M. le juge Luc Martineau à l’égard de la question dans la décision Alyafi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 952 (Alyafi), aux paragraphes 46 à 52. Comme il le fait remarquer et comme je le résume ci‑dessous, la jurisprudence est également divisée en ce qui a trait à ce que devrait être la portée de l’examen fait par la SAR. Cela engendre un problème similaire à celui auquel la Cour s’est retrouvée confrontée en ce qui concerne le critère de résidence appliqué en matière d’attribution de la citoyenneté (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, [2014] 4 RCF 436, aux paragraphes 1, 24 et 25). Si tous les juges de la Cour appliquaient la norme de la décision correcte, la SAR pourrait suivre avec diligence un courant jurisprudentiel et voir ses décisions annulées uniquement lorsqu’elles font l’objet d’un examen par un juge qui privilégie le courant jurisprudentiel contraire. Le droit requiert un plus haut degré de certitude. Comme la Cour d’appel fédérale l’a fait observer au paragraphe 52 de l’arrêt Wilson c Énergie atomique du Canada limitée, 2015 CAF 17, 467 NR 201 (Wilson), « le sens d’une loi ne devrait pas varier selon l’identité du décideur ». La Cour fédérale ne peut résoudre le problème au niveau de la SAR tant que les juges de la Cour demeurent en désaccord au sujet de la solution, et le fait d’appliquer la norme de la décision correcte dans la présente situation porterait encore plus atteinte au principe de la primauté du droit que si le différend existait uniquement au niveau de la SAR (Wilson, au paragraphe 52). Pour des motifs similaires, dans la décision Alyafi, le juge Martineau a conclu qu’il y avait lieu de confirmer les décisions de la SAR tant que cette dernière appliquait l’une des deux approches actuellement acceptées par la Cour.

[17]           Adoptant une telle approche en l’espèce, je conclus que la décision de la SAR devrait être examinée selon la norme de la décision raisonnable. Cette norme s’applique en outre aux conclusions de fait de la SAR, et il faut faire preuve de retenue à l’égard de son appréciation de la preuve (voir : Dunsmuir, au paragraphe 53; Siliya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 120 (Siliya), au paragraphe 20; Yin, au paragraphe 34; Akuffo, au paragraphe 27; Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1052, aux paragraphes 13 et 14). La décision de la SAR ne devrait donc pas être modifiée dans la mesure où elle respecte les principes de justification, d’intelligibilité, de transparence et qu’elle peut se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés si « les motifs [...] permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses' Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16).

B.                 La SAR a-t-elle appliqué une norme de contrôle appropriée à la décision de la SPR?

[18]           Le demandeur prétend que la SAR a erronément appliqué la norme de la décision raisonnable au moment d’examiner les conclusions de fait de la SPR et que la SAR était tenue, à tout le moins, d’effectuer une nouvelle appréciation indépendante de la preuve (citant Iyamuremye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 494, au paragraphe 3; Huruglica, aux paragraphes 43, 54 et 55). À son avis, les normes de contrôle judiciaire sont inadéquates parce qu’elles ont été élaborées en vue de convenir d’une relation entre les tribunaux et le pouvoir exécutif et qu’aucune considération de ce genre n’est en cause en l’espèce. Le demandeur affirme plutôt que la SAR [traduction] « devrait seulement faire ce que la loi lui dicte » (citant Halifax (Regional Municipality) c Anglican Diocesan Centre Corporation, 2010 NSCA 38, 290 NSR (2d) 361, au paragraphe 23).

[19]           Le demandeur prétend en outre que, selon le vaste pouvoir de redressement conféré à la SAR par le paragraphe 111(1) de la Loi, elle ne doit pas s’en remettre aux conclusion de la SPR et que cette interprétation est soutenue par les objectifs visant à sauver des vies, à assurer un caractère définitif au système d’octroi de l’asile et à décourager la présentation de demandes à la Cour.

[20]           Le défendeur défend la décision de la SAR d’avoir adopté la norme de contrôle de la décision raisonnable, puisque la tâche consistant à tirer des conclusions de fait en est une dont la SPR peut bien mieux s’acquitter que la SAR. Contrairement à la SAR, la SPR doit tenir des audiences et elle joue un rôle clé dans l’interrogatoire des témoins et la constitution du dossier de preuve (citant les paragraphes 110(3), 110(4) et 110(6), ainsi que l’article 170 de la Loi; l’article 33 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256). L’expertise de la SPR à cet égard ne fait nul doute, puisque bon nombre des demandes ne se rendront même pas en appel à la SAR (paragraphe 110(2) de la Loi). Le défendeur soutient par ailleurs que le fait pour la SAR d’apprécier à nouveau l’ensemble de la preuve constituerait du gaspillage et serait inefficace, et que son rôle consiste plutôt à assurer un [traduction] « appel véritable » (citant, p. ex., Canada (Procureur général) c Bedford, 2013 CSC 72, [2013] 3 RCS 1101, aux paragraphes 49, 51, 55 et 56; Budhai c Canada (Procureur général), 2002 CAF 298, [2003] 2 RCF 57, au paragraphe 47).

[21]           Comme il a déjà été mentionné, les juges de la Cour ne s’entendent pas au sujet de la façon dont la SAR devrait examiner les conclusions de fait et les conclusions mixtes de fait et de droit de la SPR. D’un côté, nous avons un courant jurisprudentiel voulant que la SAR examine les conclusions de fait de la SPR seulement en cas d’erreur manifeste et dominante (voir, p. ex., Eng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799, aux paragraphes 26 à 34; Spasoja, aux paragraphes 14 à 46; Triastcin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 975 (Triastcin), aux paragraphes 27 et 28). De l’autre côté, nous avons un courant jurisprudentiel voulant que la SAR soit tenue de rendre une décision indépendante et qu’elle ne soit pas obligée d’intervenir selon la norme de l’erreur manifeste et dominante, bien qu’elle puisse « reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR jouit d’un avantage particulier pour tirer une conclusion » (Huruglica, au paragraphe 55; Yetna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 858 (Yetna), aux paragraphes 16 à 20; Akuffo, au paragraphe 39; Ozdemir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 621, au paragraphe 3).

[22]           En l’espèce, la SAR a appliqué l’arrêt Newton pour établir que la norme de contrôle de la décision raisonnable s’appliquait aux conclusions de fait de la SPR, et elle a ainsi conclu :

[33]      Pour déterminer la norme de contrôle qui s’applique au présent appel, les facteurs établis dans Newton font davantage autorité que les facteurs énoncés dans Dunsmuir, parce que la situation à laquelle ils se rapportent ressemble davantage au contexte de la SAR et de la SPR. Il subsiste la question de l’interprétation de la loi dans son ensemble, et la conclusion selon laquelle le caractère définitif visé pourrait amener la SAR à examiner la demande d’asile selon son bien‑fondé, en faisant preuve de peu de déférence, voire aucune, à l’égard des conclusions de la SPR. Cependant, d’autres facteurs qui exigent une approche davantage empreinte de déférence en ce qui concerne les questions de fait l’emportent sur ces considérations. La SAR est assujettie à des restrictions auxquelles la SPR n’est pas soumise, particulièrement en ce qui concerne l’admission d’éléments de preuve et la tenue d’audiences. Certaines questions à trancher en l’espèce sont des questions de fait, et les tribunaux ont toujours soutenu que les juges des faits sont mieux placés pour tirer des conclusions de fait en première instance. La SPR a la possibilité de voir et de questionner le demandeur d’asile, ce qui n’est pas toujours le cas de la SAR. Le défaut de s’en remettre à la SPR pour les questions de fait et de crédibilité serait particulièrement inefficace, minerait l’intégrité du processus de la SPR et ne limiterait en rien la durée et le coût des appels interjetés à la SAR, car les audiences à la SPR ne seraient guère plus que des enquêtes préliminaires.

[34]      Pour ces motifs, la SAR conclut que, pour statuer sur le présent appel, elle doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de la SPR relatives aux faits et à la crédibilité. La notion de déférence à l’égard du processus décisionnel d’un tribunal administratif exige que soit portée une attention respectueuse aux motifs donnés ou qui pourraient être donnés à l’appui de la décision rendue. Même si les motifs qui ont été donnés ne semblent pas tout à fait convenables pour étayer la décision, la SAR doit d’abord chercher à les compléter avant de substituer sa propre décision à celle qui a été rendue.

[35]      La norme de contrôle applicable pour les questions de fait soulevées en l’espèce est celle de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable d’une décision tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel de la SPR, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. [Notes de bas de page omises.]

[23]           Les deux courants jurisprudentiels susmentionnés ont condamné cette approche adoptée par la SAR (voir, p. ex., Alyafi, aux paragraphes 17, 18, 39 et 46; Huruglica, aux paragraphes 45 et 54; Spasoja, aux paragraphes 12, 13, 19 à 25 ainsi que 32 à 38; Djossou, au paragraphe 37; Brodrick, aux paragraphes 32 à 34; Ching c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 725, aux paragraphes 48 et 50; Bahta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1245, aux paragraphes 11 à 16). La SAR exerce une fonction d’appel et elle ne peut pas limiter son analyse à la question de savoir si la SPR a agi de façon raisonnable et est parvenue à une décision appartenant aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Appliquer la norme de la décision raisonnable aux décisions de la SPR, comme la SAR l’a fait en l’espèce, constitue habituellement une erreur de droit déraisonnable (Siliya, au paragraphe 23).

[24]           Toutefois, cela ne signifie pas toujours que l’affaire s’arrête là (voir, p. ex., Pataraia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 465 (Pataraia), aux paragraphes 13 et 14; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 500 (Ali), aux paragraphes 8 et 9). Un contrôle judiciaire est discrétionnaire, et une mesure de réparation peut être refusée même en présence d’une erreur de ce genre (voir : Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, 372 DLR (4th) 567, au paragraphe 38). La question se résume donc à ceci : la SAR serait-elle parvenue à un autre résultat si elle avait choisi la norme de contrôle appropriée?

[25]           En l’espèce, le demandeur reproche surtout à la SAR de s’en être remise aux conclusions de la SPR quant à la crédibilité. Dans la décision Huruglica, M. le juge Michael Phelan était toutefois d’avis (au paragraphe 55) que la SAR « [pouvait] reconnaître et respecter la conclusion de la SPR sur des questions comme la crédibilité et/ou lorsque la SPR joui[ssait] d’un avantage particulier pour tirer une conclusion ». Conformément à cette approche, la Cour s’est parfois abstenue d’annuler des décisions de la SAR qui commandent la retenue quand la question centrale était celle de la crédibilité du demandeur (voir, p. ex., Yin, au paragraphe 36; Ali, aux paragraphes 8 et 9).

[26]           Toutefois, la SAR est toujours tenue d’effectuer sa propre analyse du dossier, et le degré de déférence dont elle doit faire preuve à l’égard de la SPR peut ne pas être aussi élevé que celui exigé par la norme de la décision raisonnable (voir Pataraia, au paragraphe 13; Khachatourian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 182 (Khachatourian), aux paragraphes 31 à 33). Les juges ne sont pas tous entièrement d’accord avec cette approche (Denbel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 629, aux paragraphes 37 et 38). Mais il reste que la SAR est tenue d’assumer son rôle en qualité d’organisme d’appel. Si la SAR effectue plutôt le contrôle judiciaire de la décision de la SPR et, qu’elle s’en remet indûment aux conclusions de la SPR, en raison de la norme de la décision raisonnable, elle n’assume pas sa responsabilité à titre d’organisme d’appel.

[27]           En l’espèce, il n’était ni justifiable ni raisonnable pour la SAR de ne pas effectuer sa propre analyse du dossier en termes clairs. Elle a énoncé et adopté la norme de la décision raisonnable et s’est indûment concentrée sur les motifs de la SPR dans le cadre de son analyse présentée aux paragraphes 50 à 62 de sa décision. Tout comme dans l’affaire Khachatourian, la SAR n’a pas effectué en l’espèce sa propre analyse de la demande d’asile du demandeur; elle s’est limitée à examiner les conclusions tirées par la SPR et les a jugées raisonnables. Partout dans sa décision, la SAR a employé des termes classiques utilisés lors d’un contrôle judiciaire et a déclaré : « la SPR a conclu »; « elle [la SPR] a accordé peu de poids »; « le tribunal a conclu »; « la SPR a écrit »; « la SPR a raisonnablement souligné »; « la SPR a conclu »; « la SPR a examiné »; « il était raisonnable de la part de la SPR de tirer ». Comme il est souligné au paragraphe 8 de la décision Awet c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 759, « [c]ompte tenu des affirmations sans équivoque de déférence de la SAR, il serait imprudent de présumer qu’elle a procédé, dans son intégralité, au type d’examen indépendant nécessaire des éléments de preuve ».

[28]           Par conséquent, la décision de la SAR ne saurait se justifier en tant qu’issue possible acceptable au regard des faits et du droit. L’affaire doit être renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision. Le demandeur a droit à un appel devant la SAR, et non seulement à un exposé des faits constatés par la SPR.

[29]           À la lumière de cette conclusion, il n’est pas nécessaire d’aborder les deux autres questions susmentionnées.

V.                La question en vue de la certification

[30]           Le demandeur propose que la question suivante soit certifiée en l’espèce :

[traduction]

Quelle est la portée de l’examen effectué par la Section d’appel de l’immigration lorsqu’elle se penche sur un appel d’une décision de la Section de la protection des réfugiés?

[31]           Le défendeur soutient qu’il n’y a aucune question de portée générale à certifier. La question est déjà en voie d’être examinée à la Cour d’appel fédérale, et le fait de certifier sans cesse la même question ne permet pas des interventions en temps opportun (citant p. ex. Alyafi, au paragraphe 57).

[32]           Conformément à l’alinéa 74d) de la Loi, « le jugement consécutif au contrôle judiciaire n’est susceptible d’appel en Cour d’appel fédérale que si le juge certifie que l’affaire soulève une question grave de portée générale et énonce celle-ci ». La question « doit i) être déterminante quant à l’issue de l’appel, ii) transcender les intérêts des parties au litige et porter sur des questions ayant des conséquences importantes ou qui sont de portée générale » (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 168, [2014] 4 RCF 290 (Zhang), au paragraphe 9).

[33]           La question proposée était déterminante quant à l’issue de l’affaire. Le second critère énoncé dans l’arrêt Zhang est également satisfait en l’espèce, et la question proposée par le demandeur ou des questions similaires ont déjà été certifiées dans bon nombre de décisions (voir, p. ex., Huruglica, au paragraphe 62; Spasoja, au paragraphe 48; Akuffo, au paragraphe 53; Triastcin; Yetna; Kurtzmalaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1072, au paragraphe 43; Nnah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 77, aux paragraphes 12 et 13).

[34]           Toutefois, les critères dans l’arrêt Zhang ne font qu’énoncer le seuil exigé aux fins de la certification d’une question. Rien dans la loi n’oblige la Cour à certifier une question quand les critères sont respectés. Dans la décision Alyafi, le juge Martineau a décidé de ne pas certifier (aux paragraphes 56 et 57) la même question parce qu’il y avait déjà un appel en cours et que cela ne permettrait pas des interventions en temps opportun. Le même raisonnement a été suivi dans la décision Pataraia (au paragraphe 24).

[35]           Par contre, dans la décision Akuffo, madame la juge Jocelyne Gagné (au paragraphe 51) a certifié une question parce qu’elle ne voulait pas que le demandeur perde son « droit de proposer une question aux fins de certification ». Dans un même ordre d’idées, au paragraphe 27 de la décision Zumaya Sanchez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 921, 56 Imm LR (3d) 74, des questions répétitives ont été certifiées au motif qu’il serait injuste que le demandeur perde les avantages pouvant résulter de l’arrêt que la Cour d’appel fédérale prononcerait à cet égard, simplement parce que la Cour n’aurait pas préservé les droits d’appel du demandeur.

[36]           Je préfère le point de vue énoncé dans Alyafi. Il peut être utile dans certaines circonstances de certifier des questions répétitives, puisqu’il n’existe nulle garantie qu’il y aura poursuite de l’instance en appel ou que la Cour d’appel répondra à la question certifiée. Cependant, l’appel interjeté dans l’affaire Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration c Huruglica, A-470-14, sera vraisemblablement entendu. L’audience a été fixée à une date ultérieure cette année, et la Cour d’appel fédérale se penchera sur la question.

[37]           En ces circonstances, le fait de certifier une question va à l’encontre de l’objet de l’alinéa 74d). La plupart des demandeurs se voient refuser un appel parce que le législateur a décidé que le besoin d’une intervention en temps opportun surpassait le besoin de disposer d’un autre mécanisme pour corriger les erreurs (Varela c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 145, [2010] 1 RCF 129, au paragraphe 27); et la barre est relevée uniquement en raison du fait que la « portée générale de la question, c’est-à-dire son applicabilité à un grand nombre de cas dans le futur, justifie son examen par une cour de justice » (Pushpanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 RCS 982, 160 DLR (4th) 193, au paragraphe 43). Une fois que cet objectif est satisfait, en accueillant une demande dans laquelle est soulevée la question d’un examen ultérieur à la Cour d’appel fédérale, je ne vois aucune raison dans l’intervalle de submerger la Cour d’appel avec chaque cas où la même question est soulevée. Bien qu’il puisse sembler injuste de refuser à une personne la possibilité de corriger une erreur alléguée, uniquement parce que son cas n’est pas le premier à soulever une question de portée générale, cela n’est pas plus injuste que de refuser à une personne la possibilité de corriger une erreur alléguée, uniquement en raison du fait qu’il ne s’agit pas d’une question de portée générale. Autrement dit, c’est aussi juste ou injuste que ce que le législateur avait envisagé à l’alinéa 74d).

VI.             Conclusion

[38]           Compte tenu des motifs exposés ci-dessus, la demande de contrôle judiciaire du demandeur sera accueillie, la décision de la SAR sera annulée et l’affaire sera renvoyée à la SAR pour qu’elle rende une nouvelle décision.

[39]           Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que : la demande de contrôle judiciaire est accueillie; l’affaire est renvoyée à la Section d’appel des réfugiés pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision; aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Laroche


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5149-14

 

INTITULÉ :

MUSTAFA SISMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 mai 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

Le 29 juillet 2015

COMPARUTIONS :

Micheal Crane

 

pour le demandeur

 

Marie-Louise Wcislo

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Micheal Crane

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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