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Date : 20150727


Dossier : T-2210-76

Référence : 2015 CF 918

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 juillet 2015

En présence de monsieur le juge Phelan

ENTRE :

LE GRAND CHEF MICHAEL MITCHELL, pour lui-même et ès qualités de représentant des Mohawks d’Akwesasne et des membres du Conseil mohawk d’Akwesasne

et

LE CONSEIL MOHAWK ET LES MOHAWKS D’AKWESASNE

et

L’ANCIEN CHEF WILLIAM SUNDAY, ancien chef de bande de la Réserve de Saint‑Régis (Québec), BENJAMIN ROUNDPOINT, travailleur du bâtiment de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), JAMES CALDWELL, facteur, de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), LAWRENCE FRANCIS, cadre de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), CATHERINE DAY, femme au foyer, de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), CECILIA BUCKSHOT, travailleuse autonome, de la Réserve de Saint-Régis (Québec), FRANCIS SAM, administrateur, de la Réserve de Saint-Régis (Québec), GERALD SHARROW, travailleur du bâtiment de la Réserve de Saint-Régis (Québec), MICHAEL FRANCIS, travailleur du bâtiment de la Réserve de Saint-Régis (Québec), REGINALD MITCHELL, préposé à l’entretien de la Réserve de Saint-Régis (Québec), JAMES LAZORE, électricien, de la Réserve de Saint-Régis (Québec), et MICHAEL DAVID, travailleur du bâtiment, de la Réserve de Saint‑Régis (Québec), qui tous ont été à un moment donné conseillers des Iroquois de la bande indienne de Saint-Régis

et

LES MOHAWKS D’AKWESASNE, auparavant appelés LES IROQUOIS DE SAINT-RÉGIS, une entité juridique reconnue aux termes de la Loi sur les Indiens, agissant dans la présente procédure par l’entremise du conseil de bande et de ses conseillers

demandeurs

et

L’ADMINISTRATION DE LA VOIE MARITIME DU SAINT-LAURENT, une personne morale constituée par une Loi du Parlement du Canada et ayant son siège social dans la ville d’Ottawa, ainsi que des succursales au Québec, situées aux Écluses de St-Lambert, à St‑Lambert (Québec), ainsi qu’à Cornwall (Ontario), au 202, rue Pitt

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU

CHEF DU CANADA

et

LA SOCIÉTÉ DES PONTS FÉDÉRAUX LIMITÉE, une personne morale constituée en vertu des lois du Canada, et ayant son siège social à Ottawa (Ontario), au 55, rue Metcalfe, bureau 1210,

et

LA CORPORATION DU PONT INTERNATIONAL DE LA VOIE MARITIME LTÉE, une personne morale constituée en vertu des lois du Canada, ayant son siège social à Cornwall (Ontario), ainsi que des bureaux à Kawehnoke (île de Cornwall), et dont l’adresse postale est C.P. 836,

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Les défenderesses ont déposé une requête en jugement sommaire sur une partie d’une déclaration modifiée [la déclaration] beaucoup plus détaillée, ladite déclaration concernant un territoire de l’île de Cornwall, dans le fleuve Saint-Laurent, appelé par les parties le « Territoire M ».

[2]               Les défenderesses voudraient que soit rendue une ordonnance :

a)                  faisant droit à leur requête en jugement sommaire partiel rejetant la partie de la déclaration où est avancée une prétention se rapportant au déversement de remblais sur des terres situées dans le Territoire M de l’île de Cornwall;

b)                  déclarant que tous les intérêts, y compris ceux des Mohawks d’Akwesasne [la Bande], résultant de l’ajout de remblais à des parcelles du Territoire M de l’île de Cornwall, devaient être réglés, et ont été pleinement et définitivement réglés, par entente conclue avec chacun des occupants dont les terres avaient été compromises; et

c)                  subsidiairement, accordant un jugement déclaratoire du genre indiqué à l’alinéa b) ci-dessus, mais sous réserve, le cas échéant, des effets juridiques qui pourraient ultérieurement être constatés pour le cas où un traité serait déclaré applicable à cette transaction dans le contexte de la phase 1 de la présente instance.

[3]               Pour les motifs exposés ci-après, la requête sera rejetée. En résumé, je suis arrivé aux conclusions suivantes :

a)                  des faits importants sont en litige pour ce qui concerne le Territoire M et aussi pour ce qui concerne l’ensemble de la déclaration;

b)                  le droit régissant le titre foncier autochtone et la mise en possession de biens‑fonds autochtones, de façon générale, et en particulier au vu des faits en question, n’est pas établi;

c)                  les points se rapportant au Territoire M recoupent des points soulevés dans le reste de la déclaration; il n’est pas opportun à ce stade de chercher à savoir lesquels;

d)                 des solutions autres qu’un jugement sommaire, par exemple un procès sommaire, ne seraient pour l’heure pas suffisamment pratiques ou avantageuses; et

e)                  le présent litige requiert une gestion active de l’instance, notamment un examen de l’ordonnance de division en étapes compte tenu de l’évolution du droit depuis qu’elle a été rendue, et compte tenu du caractère encore évolutif de la position des demandeurs.

II.                Le contexte

A.                Les dispositions applicables

[4]               L’un des aspects essentiels de cette partie de la déclaration concerne les droits d’une bande par opposition à ceux d’un membre de la bande détenteur d’un certificat de possession; plus précisément, la question de savoir si la bande détient un intérêt collectif distinct de l’intérêt de l’un de ses membres. J’ai donc reproduit ci-après les dispositions les plus pertinentes de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5 [la Loi sur les Indiens] :

18. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, Sa Majesté détient des réserves à l’usage et au profit des bandes respectives pour lesquelles elles furent mises de côté; sous réserve des autres dispositions de la présente loi et des stipulations de tout traité ou cession, le gouverneur en conseil peut décider si tout objet, pour lequel des terres dans une réserve sont ou doivent être utilisées, se trouve à l’usage et au profit de la bande.

18. (1) Subject to this Act, reserves are held by Her Majesty for the use and benefit of the respective bands for which they were set apart, and subject to this Act and to the terms of any treaty or surrender, the Governor in Council may determine whether any purpose for which lands in a reserve are used or are to be used is for the use and benefit of the band.

[…]

20. (1) Un Indien n’est légalement en possession d’une terre dans une réserve que si, avec l’approbation du ministre, possession de la terre lui a été accordée par le conseil de la bande.

20. (1) No Indian is lawfully in possession of land in a reserve unless, with the approval of the Minister, possession of the land has been allotted to him by the council of the band.

(2) Le ministre peut délivrer à un Indien légalement en possession d’une terre dans une réserve un certificat, appelé certificat de possession, attestant son droit de posséder la terre y décrite.

(2) The Minister may issue to an Indian who is lawfully in possession of land in a reserve a certificate, to be called a Certificate of Possession, as evidence of his right to possession of the land described therein.

(3) Pour l’application de la présente loi, toute personne qui, le 4 septembre 1951, détenait un billet de location valide délivré sous le régime de l’Acte relatif aux Sauvages, 1880, ou de toute loi sur le même sujet, est réputée légalement en possession de la terre visée par le billet de location et est censée détenir un certificat de possession à cet égard.

(3) For the purposes of this Act, any person who, on September 4, 1951, held a valid and subsisting Location Ticket issued under The Indian Act, 1880, or any statute relating to the same subject-matter, shall be deemed to be lawfully in possession of the land to which the location ticket relates and to hold a Certificate of Possession with respect thereto.

(4) Lorsque le conseil de la bande a attribué à un Indien la possession d’une terre dans une réserve, le ministre peut, à sa discrétion, différer son approbation et autoriser l’Indien à occuper la terre temporairement, de même que prescrire les conditions, concernant l’usage et l’établissement, que doit remplir l’Indien avant que le ministre approuve l’attribution.

(4) Where possession of land in a reserve has been allotted to an Indian by the council of the band, the Minister may, in his discretion, withhold his approval and may authorize the Indian to occupy the land temporarily and may prescribe the conditions as to use and settlement that are to be fulfilled by the Indian before the Minister approves of the allotment.

(5) Lorsque le ministre diffère son approbation conformément au paragraphe (4), il délivre un certificat d’occupation à l’Indien, et le certificat autorise l’Indien, ou ceux qui réclament possession par legs ou par transmission sous forme d’héritage, à occuper la terre concernant laquelle il est délivré, pendant une période de deux ans, à compter de sa date.

(5) Where the Minister withholds approval pursuant to subsection (4), he shall issue a Certificate of Occupation to the Indian, and the Certificate entitles the Indian, or those claiming possession by devise or descent, to occupy the land in respect of which it is issued for a period of two years from the date thereof.

(6) Le ministre peut proroger la durée d’un certificat d’occupation pour une nouvelle période n’excédant pas deux ans et peut, à l’expiration de toute période durant laquelle un certificat d’occupation est en vigueur :

(6) The Minister may extend the term of a Certificate of Occupation for a further period not exceeding two years, and may, at the expiration of any period during which a Certificate of Occupation is in force

a) soit approuver l’attribution faite par le conseil de la bande et délivrer un certificat de possession si, d’après lui, on a satisfait aux conditions concernant l’usage et l’établissement;

(a) approve the allotment by the council of the band and issue a Certificate of Possession if in his opinion the conditions as to use and settlement have been fulfilled; or

b) soit refuser d’approuver l’attribution faite par le conseil de la bande et déclarer que la terre, à l’égard de laquelle le certificat d’occupation a été délivré, peut être attribuée de nouveau par le conseil de la bande.

(b) refuse approval of the allotment by the council of the band and declare the land in respect of which the Certificate of Occupation was issued to be available for re-allotment by the council of the band.

21. Il doit être tenu au ministère un registre, connu sous le nom de Registre des terres de réserve, où sont inscrits les détails concernant les certificats de possession et certificats d’occupation et les autres opérations relatives aux terres situées dans une réserve.

21. There shall be kept in the Department a register, to be known as the Reserve Land Register, in which shall be entered particulars relating to Certificates of Possession and Certificates of Occupation and other transactions respecting lands in a reserve.

22. Un Indien qui a fait des améliorations à des terres en sa possession avant leur inclusion dans une réserve, est considéré comme étant en possession légale de ces terres au moment de leur inclusion.

22. Where an Indian who is in possession of lands at the time they are included in a reserve made permanent improvements thereon before that time, he shall be deemed to be in lawful possession of those lands at the time they are included.

23. Un Indien qui est légalement retiré de terres situées dans une réserve et sur lesquelles il a fait des améliorations permanentes peut, si le ministre l’ordonne, recevoir à cet égard une indemnité d’un montant que le ministre détermine, soit de la personne qui entre en possession, soit sur les fonds de la bande, à la discrétion du ministre.

23. An Indian who is lawfully removed from lands in a reserve on which he has made permanent improvements may, if the Minister so directs, be paid compensation in respect thereof in an amount to be determined by the Minister, either from the person who goes into possession or from the funds of the band, at the discretion of the Minister.

24. Un Indien qui est légalement en possession d’une terre dans une réserve peut transférer à la bande, ou à un autre membre de celle-ci, le droit à la possession de la terre, mais aucun transfert ou accord en vue du transfert du droit à la possession de terres dans une réserve n’est valable tant qu’il n’est pas approuvé par le ministre.

24. An Indian who is lawfully in possession of lands in a reserve may transfer to the band or another member of the band the right to possession of the land, but no transfer or agreement for the transfer of the right to possession of lands in a reserve is effective until it is approved by the Minister.

25. (1) Un Indien qui cesse d’avoir droit de résider sur une réserve peut, dans un délai de six mois ou dans tel délai prorogé que prescrit le ministre, transférer à la bande, ou à un autre membre de celle-ci, le droit à la possession de toute terre dans la réserve, dont il était légalement en possession.

25. (1) An Indian who ceases to be entitled to reside on a reserve may, within six months or such further period as the Minister may direct, transfer to the band or another member of the band the right to possession of any lands in the reserve of which he was lawfully in possession.

(2) Lorsqu’un Indien ne dispose pas de son droit de possession conformément au paragraphe (1), le droit à la possession de la terre retourne à la bande, sous réserve du paiement, à l’Indien qui était légalement en possession de la terre, sur les fonds de la bande, de telle indemnité pour améliorations permanentes que fixe le ministre.

(2) Where an Indian does not dispose of his right of possession in accordance with subsection (1), the right to possession of the land reverts to the band, subject to the payment to the Indian who was lawfully in possession of the land, from the funds of the band, of such compensation for permanent improvements as the Minister may determine.

26. Lorsqu’un certificat de possession ou d’occupation ou un billet de location délivré sous le régime de l’Acte relatif aux Sauvages, 1880 ou de toute loi traitant du même sujet, a été, de l’avis du ministre, délivré par erreur à une personne à qui il n’était pas destiné ou au nom d’une telle personne, ou contient une erreur d’écriture ou une fausse appellation, ou une description erronée de quelque fait important, le ministre peut annuler le certificat ou billet de location et délivrer un certificat corrigé pour le remplacer.

26. Whenever a Certificate of Possession or Occupation or a Location Ticket issued under The Indian Act, 1880, or any statute relating to the same subject-matter was, in the opinion of the Minister, issued to or in the name of the wrong person, through mistake, or contains any clerical error or misnomer or wrong description of any material fact therein, the Minister may cancel the Certificate or Location Ticket and issue a corrected Certificate in lieu thereof.

27. Le ministre peut, avec le consentement de celui qui en est titulaire, annuler tout certificat de possession ou occupation ou billet de location mentionné à l’article 26, et peut annuler tout certificat de possession ou d’occupation ou billet de location qui, selon lui, a été délivré par fraude ou erreur.

27. The Minister may, with the consent of the holder thereof, cancel any Certificate of Possession or Occupation or Location Ticket referred to in section 26, and may cancel any Certificate of Possession or Occupation or Location Ticket that in his opinion was issued through fraud or in error.

B.                 Les faits

[5]               L’île de Cornwall [l’île], l’une de plusieurs îles du fleuve Saint-Laurent entre Prescott (Ontario) et Montréal (Québec), fait partie de la réserve de la Bande demanderesse, laquelle chevauche la frontière entre l’Ontario et le Québec. La Réserve de l’Ontario, auparavant Réserve no 59 de l’île de Cornwall, est aujourd’hui appelée Réserve no 59 d’Akwesasne; la Réserve du Québec, auparavant Réserve indienne no 15 de Saint-Régis, est aujourd’hui la Réserve no 15 d’Akwesasne. Ces réserves sont divisées en districts : Tsi-Snailhe (Chenail, au Québec), Kanatakon (village de Saint-Régis, au Québec) et Kawehnoke (île de Cornwall, en Ontario).

[6]               Les membres de la Bande ont occupé et cultivé l’île sans interruption depuis 1760. Ils y ont construit des logements sur le promontoire, cultivé des fruits, des légumes et du foin et élevé du bétail, et ils y ont pratiqué la chasse et le piégeage.

[7]               Les demandeurs ont affirmé que la Réserve d’Akwesasne a une histoire longue, singulière et complexe et qu’elle doit donc être comprise selon ses caractéristiques propres. Il est évident que la nature de la relation avec la Couronne défenderesse est un aspect critique de la déclaration considérée globalement.

[8]               Les demandeurs affirment explicitement, et il existe un désaccord sur telles assertions, ou du moins sur leur pertinence, que :

                     la Bande occupait Kawehnoke lors de la conquête de la Nouvelle-France par les Britanniques;

                     le 30 août 1780, à Oswegatchy, les Sept Nations ont conclu un traité de neutralité avec les Britanniques, traité dans lequel la Couronne britannique promettait que les terres des Sept Nations seraient protégées; et

                     une relation fiduciaire entre la Bande et la Couronne a été établie par le Traité de Swegatchy de 1760, par l’assujettissement du territoire de la Nouvelle-France à la Couronne comme l’indiquent les Articles de la Capitulation, et par la Proclamation royale de 1763.

[9]               L’Administration de la Voie maritime du Saint-Laurent [AVMSL], créée en vertu d’une loi fédérale, faisait partie intégrante de la construction, conjointement par le Canada et par les États-Unis, du nouveau chenal et autres ouvrages entrepris dans le fleuve Saint-Laurent. De 1956 à 1963, elle a planifié et supervisé la construction d’ouvrages de navigation et de ponts. Dans le cadre de ses activités, elle a dû faire d’importants travaux de creusement au nord et au sud de l’île. Il lui a donc fallu exproprier des terres et déverser des remblais à divers endroits, sur l’île et autour de l’île.

[10]           Le Territoire M a servi à évacuer de la zone les remblais résultant des travaux de creusement. Les parties ne s’accordent pas sur la raison pour laquelle le Territoire M a été utilisé à cette fin – les demandeurs prétendent que c’est l’AVMSL qui en avait pris l’initiative; les défenderesses disent que la Bande avait demandé à l’AVMSL de déverser les remblais dans les terres basses pour rendre les terrains marécageux plus utiles.

[11]           Une résolution du conseil de bande [RCB] de 1957 consentait au projet de remblayage de l’AVMSL, ce qui allait avoir pour effet de combler les terres détenues individuellement par les membres de la Bande à la faveur de certificats de possession. Le certificat est appelé certificat de possession, et les membres de la Bande sont appelés occupants.

[12]           Il existe un désaccord important sur l’origine de ce projet de remblayage du Territoire M, ainsi que sur le rôle de l’AVMSL, celui de ses ingénieurs et celui des avocats du ministère de la Justice. Une autre question porte sur ce que la Bande savait et comprenait du projet du Territoire M puisqu’elle n’avait ni conseiller en ingénierie ni conseiller juridique.

Toutefois, les demandeurs reconnaissent que le conseil de bande était favorable au projet du Territoire M à cause de la possibilité qu’il offrait d’amender les sols.

[13]           Le Territoire M comprenait plusieurs lotissements, dont chacun était détenu par un occupant.

[14]           Une autre RCB de 1957 confirmait que le conseil de bande avait accédé à la volonté de l’AVMSL [traduction] « d’indemniser les propriétaires de la perte d’occupation du sol et de la perte de récoltes dans la zone de remblayage ».

[15]           À partir de 1957, divers occupants se sont plaints de la qualité des terres remblayées. On prétend que l’AVMSL a reconnu ce problème et accepté d’indemniser les occupants de la perte de leurs récoltes en 1959.

[16]           En 1960, sans le consentement du conseil de bande, l’AVMSL a donné congé aux entrepreneurs chargés des travaux dans le Territoire M, en dépit du fait que les terres étaient inaptes à une occupation.

[17]           Par la suite, jusqu’en 1967, le conseil de bande a continué de se plaindre auprès de l’AVMSL, et diverses études et mesures de remédiation ont été entreprises. Il semble que les mesures en question se sont raréfiées au fil du temps. L’AVMSL a versé des indemnités pour les pertes de récoltes jusqu’en 1964 inclusivement, après quoi elle s’y est refusée jusqu’à ce que le conseil de bande consente à un règlement.

[18]           Le conseil de bande, l’AVMSL et Affaires indiennes ont été en interaction constante. Au milieu de l’année 1967, on s’appliquait à définir la base générale d’un règlement. Les défenderesses affirment que seuls les occupants avaient le droit de prétendre à réparation. Toutefois, la RCB du 29 mai 1967 approuvant un processus de règlement avec les occupants comprenait aussi une part de 10 % versée au conseil de bande sur les paiements faits aux occupants. Les mots précis étaient les suivants :

1)                  L’Administration de la Voie maritime négociera directement avec chaque réclamant et obtiendra des quittances valables et suffisantes pour toutes les réclamations payées.

2)                  L’Administration de la Voie maritime traitera avec le conseil de bande pour toutes les réclamations intéressant la bande tout entière, y compris une part de 10 % sur les paiements faits aux divers réclamants qui ont des droits d’occupation à raison d’un billet de location ou d’un certificat de possession. [Non souligné dans l’original.]

3)                  L’Administration de la Voie maritime présentera périodiquement un rapport au conseil sur les paiements effectués et sur la raison de tels paiements.

4)                  Les indemnités au titre de paiements faits au nom de la Bande seront versées au Receveur général du Canada, pour être portées au crédit de la Bande de Saint‑Régis.

5)                  L’Administration de la Voie maritime exécutera, à la satisfaction du réclamant, les travaux qui pourraient être requis et convenus par écrit, comportant ce qui suit : dédommagement pour pertes de récoltes; installation de clôtures; ensemencement; drainage; réfection de routes et autres travaux du genre, ou elle versera au réclamant, pour en tenir lieu, la somme qui pourra être convenue par écrit.

6)                  Les réclamations visant le Territoire M seront traitées en priorité.

[19]           Le présent litige soulève un important point de fait et de droit, plus précisément la question de savoir si seuls les occupants avaient le droit à réparation ou bien si la Bande avait elle aussi un droit indemnisable, ainsi que la question de savoir ce que peuvent bien être le sens et la portée de la part de 10 %.

[20]           Une lettre envoyée le lendemain par le chef Angus Mitchell renfermait ce qui suit :

[traduction]

Avis a été envoyé aux divers réclamants de l’île de Cornwall les informant que l’Administration négociera directement avec eux à propos des réclamations pour lesquelles ils ont droit à dédommagement… L’Administration paiera au receveur général du Canada, pour être porté au crédit de la Bande de Saint-Régis, le montant intégral de toutes les réclamations payables au nom de la Bande tout entière, plus une part de 10 % à la Bande sur le montant de toute réclamation versé à un membre de la Bande.

[21]           Entre 1967 et 1969, les 11 occupants ont réglé leurs réclamations avec l’AVMSL et signé des quittances. Il n’est pas contesté que ces occupants n’ont pas été indemnisés et qu’aucune réclamation n’est avancée en leur nom.

[22]           Les défenderesses s’opposent à la preuve de Brian David, un membre de la Bande qui témoigne d’événements dont il n’a pas une connaissance directe, mais elles se fondent aussi sur son témoignage selon lequel le président de l’AVMSL pouvait raisonnablement considérer que tous les dossiers étaient réglés.

[23]           Les demandeurs font observer que les RCB et la correspondance s’y rapportant parlent de deux groupes distincts de réclamants – les occupants d’une part, et la Bande de l’autre, celle-ci devant recevoir un dédommagement outre une part de 10 % des sommes versées aux occupants.

[24]           En 1972, le processus judiciaire a commencé par une mise en demeure générale suivie d’une réclamation officielle adressée à l’AVMSL.

C.                 Historique de la procédure – Parties pertinentes

[25]           La déclaration initiale a été déposée le 8 juin 1976, puis modifiée le 22 juin 1988, et une défense a été déposée le 15 novembre 1990.

[26]           Le 28 janvier 2000, la déclaration modifiée no 2 a été déposée, désignant comme défenderesses l’Administration de la Voie maritime du Saint-Laurent, Sa Majesté la Reine du chef du Canada, la Corporation du pont international de la voie maritime Ltée et la Société des ponts fédéraux Limitée.

[27]           La déclaration contient ce qui suit :

1.                  Les défenderesses étaient parties prenantes dans la construction et l’entretien de la voie navigable en eau profonde, dans la Voie maritime du Saint-Laurent et dans toutes les infrastructures connexes ainsi que dans les modifications apportées aux niveaux d’eau et au débit d’eau, ce que l’on appelle le Projet de la voie maritime.

2.                  Le Projet tout entier de la voie maritime était inconstitutionnel et illégal, ou inopérant sur le plan constitutionnel pour les demandeurs, et le projet constituait une violation de leur titre ancestral, de leurs droits ancestraux, de leurs droits issus des traités et de leurs autres droits.

3.                  La construction et la démolition de ponts déterminés, et l’expropriation des terres, y compris l’intrusion sur les terres, étaient illégales (ce point est décrit de manière très détaillée).

4.                  Les demandeurs n’ont reçu ni indemnités ni avantages au titre des recettes tirées du Projet énergétique comprenant la mise en valeur de l’énergie électrique dans le fleuve Saint-Laurent, Section des rapides internationaux, près de Kawehnoke, ou de son homologue aux États-Unis. La défenderesse, Sa Majesté du chef du Canada, n’a pris aucune mesure, ou des mesures insuffisantes, pour protéger les droits et intérêts des demandeurs sur les installations du projet énergétique et la restructuration supposée d’Hydro Ontario, ce qui constitue un autre manquement à ses obligations fiduciaires et en equity envers les demandeurs.

5.                  Les demandeurs et leurs prédécesseurs ont toujours occupé et utilisé le fleuve Saint-Laurent entre approximativement Prescott et Valleyfield, les terres et eaux contiguës et autres terres et eaux, les îles du fleuve Saint-Laurent et certaines parties du Québec, de l’Ontario et des États-Unis, ainsi que toutes les ressources naturelles et les biens-fonds culturels sis sur les terres en question [les terres traditionnelles].

6.                  Les demandeurs affirment qu’ils détiennent un titre ancestral ainsi que des droits issus de traités sur les terres traditionnelles et qu’il a été porté atteinte à ces droits.

7.                  Les préjudices résultant des projets sont notamment les suivants : transformation dommageable de l’environnement naturel et de l’écosystème, modification du cours du fleuve, pollution, stagnation, perte de l’habitat et du savoir traditionnel, préjudice pour la santé, les moyens d’existence, la subsistance et le mode de vie. Les pertes décrites se chiffrent à 105 millions de dollars.

8.                  Les demandeurs voudraient obtenir 110 millions de dollars en réparation pour les expropriations illégales, l’emparement, l’occupation, la violation du droit de propriété et les recettes illégales. Ils veulent aussi recouvrer une somme totalisant 70 257 250 $, pour dédommagement, troubles de jouissance et autres pertes en conséquence directe et immédiate des prétendues expropriations faites sur l’île de Cornwall. Le dédommagement total demandé est de 315 257 250 $.

9.                  Le redressement complémentaire demandé consiste en de nombreux jugements déclaratoires se rapportant aux terres, à certains actes et au titre.

[28]           La défense modifiée et la réponse ont été déposées. Dans leur défense, les défenderesses, outre une série de détails concernant les allégations, soulèvent la question de l’indemnité versée aux occupants de l’île de Cornwall.

[29]           Une pièce essentielle de ce processus de gestion de l’instance est ce que l’on appelle l’ordonnance de division en étapes, rendue par la juge Tremblay-Lamer le 13 février 2007. Cette ordonnance énumérait les questions découlant de la déclaration qui se prêtent à une décision anticipée parce qu’elles [traduction] « sont relativement simples si l’on considère la complexité des autres instances considérées globalement ».

La Cour était persuadée que la désignation de questions de la phase 1 qui se prêtaient à une décision anticipée [traduction] « permettrait d’apporter une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible, et qui soit donc conforme à l’intérêt de la justice ». Cette ordonnance a été rendue il y a plus de huit ans.

[30]           La question du titre ancestral ne devait pas être tranchée dans la phase 1. Les questions à trancher étaient les suivantes :

                     la prétendue expropriation liée à la construction du projet hydroélectrique [le projet énergétique] dans le fleuve Saint-Laurent, ce qui comprenait la rive nord de l’île de Cornwall expropriée pour le canal de fuite du projet énergétique;

                     la prétendue expropriation liée à la construction du chenal navigable, ce qui englobait plusieurs îles, y compris l’île de Cornwall qui était expropriée pour le projet de voie maritime;

                     les prétendues expropriations liées à la construction du pont international, qui concernait principalement l’île de Cornwall;

                     en fonction du fondement de la responsabilité, l’établissement des principes applicables d’indemnisation;

                     la question de savoir si la Bande en tant que collectivité, et au regard de tous ses droits et intérêts collectifs dans les terres concernées, a reçu une juste indemnité pour la prétendue expropriation au titre [traduction] « de la remise en état et de l’aménagement des terres »; et

                     la question de savoir si l’AVMSL avait été dûment autorisée à déverser des matériaux de déblai, y compris des déblais de dragage, sur les terres de l’île de Cornwall, dont le Territoire M, et, dans l’affirmative, la question de savoir si cette autorisation a constitué, de la part de la Couronne, un abus de confiance ou une violation de son obligation fiduciaire.

[31]           S’agissant du Territoire M, l’ordonnance de division en étapes recensait diverses questions, dont les suivantes : obligations assumées par l’AVMSL et/ou par la Couronne aux termes de la RCB; violation possible de la RCB parce que les terres ont été rendues impropres à l’agriculture; la question de savoir s’il y a eu, pour les Mohawks d’Akwesasne, perte d’utilisation des terres; diminution de la valeur de ces terres ou coûts de réhabilitation des terres; enfin remise en état du Territoire M sous une forme utilisable, et quantum de l’indemnité.

[32]           Il est évident que l’île de Cornwall, et ce qui s’y est déroulé sous ses nombreuses facettes, font partie de la déclaration, et le Territoire M constitue une part importante de l’île de Cornwall.

[33]           Par leur requête en jugement sommaire, les défenderesses voudraient exclure de l’ordonnance de division en étapes certaines questions liées au Territoire M.

III.             Analyse

[34]           La question principale est de savoir si un jugement sommaire est la procédure adéquate pour trancher les points soulevés par les défenderesses à propos du Territoire M. Accessoire à cette question est celle de savoir s’il est judicieux de s’en remettre au rapport d’expert de Jean‑Pierre Sawaya sur le Traité de Swegatchy (ou Oswegatchie) et à l’affidavit de Brian David.

[35]           La Cour et la Cour d’appel se sont exprimées, dans le contexte des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], sur les principes énoncés par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Hryniak c Mauldin, 2014 CSC 7, [2014] 1 RCS 87, et sur l’état pour l’essentiel inchangé des éléments de fond des Règles. Dans son arrêt, la Cour suprême du Canada confirmait les principes énoncés dans les Règles, en particulier l’article 3.

Le litige en l’espèce a été traité dans le cadre de la gestion des instances conformément aux Règles, et le recours proposé de gestion active de l’instance perpétue l’application de ces principes.

[36]           Dans l’arrêt Manitoba c Canada, 2015 CAF 57, 250 ACWS (3d) 240 [Manitoba], le juge Stratas résumait ainsi les principes régissant les procédures en jugement sommaire introduites devant la Cour fédérale :

[11]      Je reconnais que l’arrêt Hryniak est pertinent en ce qui a trait aux questions qui se posent à nous en matière de jugements sommaires, mais à mon sens, il l’est uniquement dans la mesure où il nous rappelle certains des principes présents dans nos propres règles. L’arrêt n’a pas d’incidence réelle sur la procédure à suivre et les normes à appliquer par la Cour fédérale lorsqu’elle est saisie d’une requête en jugement sommaire au titre du paragraphe 215(1) des Règles.

[12]      Dans l’arrêt Hryniak, les principes examinés étaient tirés des dispositions des Règles de procédure civile de l’Ontario qui régissent les jugements sommaires. Or, les dispositions des Règles des Cours fédérales en la matière sont formulées différemment.

[13]      Les Règles des Cours fédérales sont un texte réglementaire fédéral; elles ont le statut d’un texte de loi que les Cours fédérales ne sont pas habilitées à modifier. Il faut donc se garder d’importer aveuglément les opinions exprimées dans l’arrêt Hryniak, car cela reviendrait à procéder à une modification irrégulière des Règles des Cours fédérales.

[14]      Les règles énoncées dans les Règles des Cours fédérales en matière de jugements sommaires ont été modifiées il y a à peine six ans afin de prendre en compte des considérations du genre de celles abordées dans l’arrêt Hryniak ainsi que les difficultés que posent les litiges dans le contexte moderne : voir DORS/2009-331, article 3. La principale modification a consisté à introduire, à l’article 216 des Règles, une procédure élaborée et audacieuse pour le déroulement des procès sommaires qui s’accorde avec la terminologie employée dans les Règles des Cours fédérales. J’examinerai maintenant le libellé précis des articles 215 et 216 des Règles.

[15]      Suivant le paragraphe 215(1) des Règles des Cours fédérales, s’il « n’existe pas de véritable question litigieuse », la Cour « rend » un jugement sommaire. Sur la question de l’« [a]bsence d’une véritable question litigieuse », la jurisprudence des Cours fédérales, qui doit tenir compte des objectifs d’équité, de célérité et de rentabilité énoncés à l’article 3 des Règles, est conforme aux valeurs et aux principes formulés dans l’arrêt Hryniak. Pour reprendre ce qui est dit dans l’arrêt Burns Bog Conservation Society c. Canada, 2014 CAF 170 (CanLII), il n’y a « pas de véritable question » s’il n’y a pas de « fondement juridique » à la demande compte tenu du droit ou de la preuve invoquée (aux paragraphes 35 et 36). Selon les termes employés dans l’arrêt Hryniak, il n’y aura pas de « question de ce genre » si la demande est dénuée de fondement juridique ou si le juge dispose de « la preuve nécessaire pour trancher justement et équitablement le litige » (au paragraphe 66). L’arrêt Hryniak fait également allusion à de « nouveaux pouvoirs » qui peuvent aider le juge à trancher ces questions (au paragraphe 44). Mais selon le libellé des Règles des Cours fédérales, ces pouvoirs n’interviennent qu’à une étape ultérieure de l’analyse prévue à l’article 216 des Règles.

[16]      S’il existe une véritable question litigieuse de fait ou de droit, comme l’a conclu la Cour fédérale en l’espèce, cette dernière « peut » alors (c’est‑à‑dire, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire), entre autres choses, tenir un procès sommaire sous le régime de l’article 216 des Règles : paragraphe 215(3) des Règles. Comme on le constate aisément à la lecture de l’article 216 des Règles, le procès sommaire fournit un cadre procédural serré pour la prise de décisions préliminaires, lequel peut être assimilé à ces « nouveaux pouvoirs » dont sont investis les tribunaux ontariens, pour reprendre l’expression employée par la Cour suprême dans l’arrêt Hryniak (au paragraphe 44).

[17]      Pour l’ensemble des motifs qui précèdent, je conclus, à l’instar de la Cour d’appel de l’Alberta dans l’arrêt Can c. Calgary (Police Service), 2014 ABCA 322, 560 A.R. 202, que l’arrêt Hryniak ne modifie pas la teneur de nos règles procédurales. En revanche, il rappelle à notre mémoire les impératifs et les principes que contiennent nos règles en matière de jugement et de procès sommaires et qui, conformément à l’article 3 des Règles, doivent guider l’interprétation et l’application de ces règles.

A.                Le rapport de Jean-Pierre Sawaya et l’affidavit de Brian David

[37]           L’objection des défenderesses à l’inclusion du rapport Sawaya dans la preuve repose sur le fait qu’il va à l’encontre de l’ordonnance de division en étapes, selon laquelle les points relatifs au titre ancestral ne devaient pas être décidés durant la phase 1. Elles soutiennent qu’il s’agit d’une preuve qui n’est ni nécessaire ni déterminante pour la question centrale posée dans la requête – le conseil de bande entendait-il conclure un règlement sur tous les différends se rapportant au Territoire M lorsqu’il a décidé de confier à l’AVMSL la résolution des questions avec chacun des occupants?

[38]           Les défenderesses rejettent aussi l’argument et l’hypothèse à l’origine des documents annexés à l’affidavit de Brian David – les documents eux-mêmes ne sont pas désavoués. Brian David prétend déceler dans les documents un aperçu des intentions, de l’action historique et de l’argumentaire général bien qu’il n’ait aucune connaissance contemporaine des faits en question.

[39]           Certains arguments étaient avancés dans la requête, mais ils n’étaient pas approfondis; cependant, par souci d’exhaustivité, l’objection sera examinée.

[40]           S’agissant du rapport Sawaya, en premier lieu il est possible de se prononcer sur cette requête sans se référer à des droits issus de traités. Deuxièmement, l’existence du Traité est une question litigieuse ici. Les principes juridiques qui régissent les droits des Indiens sur les terres de réserve sont les mêmes que ceux qui régissent le titre ancestral (arrêt Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335, page 379). Des questions d’obligation fiduciaire peuvent être soulevées ou faussées par des considérations liées aux traités, et le Traité intéresse les intentions des parties, en particulier celles du Conseil de bande.

[41]           Les faiblesses de l’affidavit de Brian David, à savoir la question du ouï-dire et l’opposition entre opinion d’expert et opinion de profane, pourront être examinées par la Cour lorsqu’elle appréciera la crédibilité des dépositions. La conclusion de la Cour sur cette requête n’est pas tributaire de l’exposé des faits de Brian David. Les documents annexés à l’affidavit sont pertinents même pour les défenderesses, qui les ont invoqués.

[42]           Ni le rapport ni l’affidavit ne seront donc radiés.

B.                 Jugement sommaire

[43]           Comme la Cour l’a confirmé dans la décision Wenzel Downhole Tools Ltd c National-Oilwell Canada Ltd, 2010 CF 966, 373 FTR 306, et comme elle l’a jugé dans la décision Society of Composers, Authors and Music Publishers of Canada c Maple Leaf Sports & Entertainments, 2010 CF 731, 191 ACWS (3d) 92, une requête en jugement sommaire requiert de se demander s’il existe une « véritable question litigieuse » et non de statuer sur le fond du litige.

[44]           Les moyens principaux invoqués par les défenderesses à l’appui de leur requête sont le fait que l’AVMSL a réglé en 1969 avec chacun des occupants les réclamations découlant du projet de remblayage dans le Territoire M, et le fait qu’elle a obtenu des quittances confirmant le règlement définitif de ces réclamations. Les défenderesses font aussi valoir qu’il n’existe, de la part de la Bande, aucune réclamation autonome découlant du projet de remblayage.

L’essentiel de la position des défenderesses, c’est que les occupants, de par leurs certificats de possession, détenaient tous les droits à une indemnité, tandis que la bande n’en détenait aucun.

[45]           Malheureusement, je ne crois pas que la situation soit d’une clarté telle que l’on puisse dire que la Bande n’est pas recevable ici à invoquer à tout le moins une « véritable question litigieuse ». La présente affaire se décompose en deux éléments : d’une part la proposition juridique générale portant sur les droits des titulaires de certificats de possession par opposition aux droits de la Bande, et d’autre part les particularité de la présente espèce et ce qu’elle comporte en fait de dédommagement.

[46]           Selon les défenderesses, les titulaires de certificats de possession supplantent tout droit qu’une bande pourrait avoir sur les terres, sous réserve uniquement du droit de retour en faveur de la bande. Elles invoquent en particulier un arrêt de la Cour d’appel de l’Ontario, Tyendinaga Mohawk Council v Brant, 2014 ONCA 565, 121 OR (3d) 561 [Tyendinaga].

[47]           L’espèce Tyendinaga posait la question de savoir si le certificat de possession d’un membre d’une bande pouvait être saisi par la bande pour le remboursement de dettes. La Cour d’appel de l’Ontario s’exprime ainsi sur un argument avancé concernant les droits du titulaire d’un certificat de possession par rapport à ceux de la bande :

[traduction]

[49]      Le chef Donald Maracle invoque ensuite les propos tenus par le juge des requêtes dans la décision Seguin c Pelletier (2001), 25 C.B.R. (4th) 90, et explique que, bien que la possession individuelle d’une terre de réserve ne soit pas l’équivalent de la propriété en fief simple d’une terre hors réserve, c’est la meilleure comparaison possible. Dans la décision Seguin, au paragraphe 22, le juge des requêtes cite l’ouvrage Native Law de Jack Woodward, qui se trouve encore dans la version actuelle de ses feuilles mobiles : Native Law, feuilles mobiles (Toronto : Carswell, 2014), à la page 278 :

[traduction] La possession individuelle d’une terre de réserve est une forme particulière de régime foncier qui n’est assimilable à aucun autre type de propriété foncière en droit canadien. Elle n’est pas tout à fait la même chose que la propriété en fief simple d’une terre hors réserve, et elle est entièrement différente du droit de la bande sur les terres non affectées d’une réserve... Un Indien n’a aucun droit de possession sur les terres non affectées de la réserve, mais lorsqu’il a la possession de terres de la réserve aux termes de l’article 20 de la Loi sur les Indiens, les autres membres de la bande perdent leur droit collectif d’occuper cette partie de la réserve. L’Indien en question peut alors occuper et développer les terres en sa possession, à l’abri d’une ingérence du conseil de bande ou des autres membres de la bande. [Non souligné dans l’original.]

[48]           Les défenderesses invoquent aussi l’arrêt Joe v Findlay, [1981] BCJ No 366, 122 DLR (3d) 377 (C.A. C.-B.), concernant le droit possessoire du titulaire d’un certificat de possession :

[traduction]

[8]        Ce droit de la bande tout entière en commun peut être exercé à l’usage et au profit d’un membre de la bande si, avec l’approbation du ministre, le conseil de la bande lui a accordé le droit à la possession d’un lotissement sur les terres de la réserve : voir la Loi sur les Indiens, article 20.

[9]        Les dispositions subséquentes du texte de loi se rapportant aux améliorations faites sur les terres de la réserve et au transfert de possession de terres de la réserve ne sont compatibles qu’avec ce droit à l’usage et au profit, exercé par le membre de la bande lorsqu’une terre de la réserve lui a été accordée par le conseil de la bande avec l’approbation du ministre. Je souligne que nous ne considérons que le droit à la possession ou à l’occupation d’un lotissement des terres de la réserve, droit qui est conféré par la loi à la bande tout entière en commun, mais qui peut, avec le consentement de la Couronne, être accordé en partie, comme susdit, à des membres en particulier, investissant ainsi le membre concerné de tous les incidents de la propriété dans la partie accordée des terres de la réserve, à l’exception du titre juridique sur la terre elle-même, qui reste dévolu à la Couronne : Brick Cartage Ltd. c. R., [1965] 1 C. de l’É. 102. Si la possession de la terre n’a pas été accordée par le conseil de la bande, alors aucune disposition légale n’habilite le membre concerné à exercer seul, par la possession, le droit à l’usage et au profit que détiennent en commun tous les membres de la bande.

[49]           Dans l’arrêt Tyendinaga, la Cour d’appel de l’Ontario ne s’est pas prononcée sur les droits individuels d’un membre et sur ceux de la bande. Elle reconnaissait que le titre autochtone est communautaire et sui generis, c’est-à-dire différent des droits de propriété au sens habituel.

[50]           Dans l’arrêt Joe v Findlay, précité, il s’agissait du droit d’un particulier d’engager une action pour intrusion illicite. À l’instar des procédures de common law portant sur le droit des biens, où un tenant en possession peut engager une procédure pour intrusion illicite, un membre d’une bande le peut aussi. Toutefois, la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a admis qu’une bande avait un intérêt juridique suffisant pour demander réparation en cas d’intrusion illicite sur une terre dont la possession a été accordée (voir paragraphe 38).

[51]           Ni l’un ni l’autre de ces précédents ne disent explicitement qu’une bande n’a aucun intérêt juridique qui soit indemnisable lorsque la terre est détenue par un membre de la bande aux termes d’un certificat de possession.

Pour l’essentiel, les demandeurs font valoir que la Bande avait un droit indemnisable en sus du droit indemnisable des divers titulaires de certificats de possession. Ils revendiquent des droits collectifs qui n’ont pas été indemnisés.

[52]           Les autres précédents invoqués par les défenderesses concernent tous des conflits fonciers de nature privée mettant en cause un titulaire de certificat de possession. . Ces précédents ne considèrent pas l’interaction entre les dispositions de la Loi sur les Indiens et les autres sources juridiques d’intérêts collectifs dans des terres de réserve, notamment des sources telles que les traités.

[53]           Alors que les autres précédents portaient sur la manière de composer avec des ingérences dans la possession de terres par des particuliers, la présente affaire concerne les droits collectifs d’une bande et la relation de la bande avec la Couronne.

[54]           Hormis les distinctions déjà faites entre les précédents invoqués par les défenderesses et la nature de cette déclaration, ni la Cour suprême du Canada ni la Cour d’appel fédérale ne se sont prononcées d’une manière définitive sur la validité de la position selon laquelle la Bande jouit de droits collectifs indemnisables en plus des droits des titulaires de certificats de possession.

[55]           Un arrêt de la Cour suprême, Behn c Moulton Contracting Ltd, 2013 CSC 26, aux paragraphes 33 à 35, [2013] 2 RCS 227, montre que cette question des droits collectifs et individuels ancestraux reste une question litigieuse.

[33]      La Couronne soutient que les demandes fondées sur des droits issus de traités doivent être présentées par la collectivité autochtone ou en son nom. Cette proposition générale est trop restrictive. Il est vrai que les droits ancestraux et issus de traités sont, de par leur nature, des droits collectifs : voir R. c. Sparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075, p. 1112; Delgamuukw, par. 115; R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, par. 36; R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 533, par. 17 et 37; R. c. Sappier, 2006 CSC 54, [2006] 2 R.C.S. 686, par. 31; Beckman, par. 35. Toutefois, certains droits, bien que la collectivité autochtone en soit titulaire, sont néanmoins exercés par des membres à titre individuel ou attribués à ceux-ci. De tels droits peuvent par conséquent posséder des attributs à la fois collectifs et individuels. Il est possible que des membres de la collectivité possèdent à titre individuel un intérêt acquis dans la protection de ces droits. Comme certains intervenants l’ont fait valoir, il se peut fort bien que, lorsque les circonstances s’y prêtent, des membres d’une collectivité puissent être en mesure d’invoquer à titre individuel certains droits ancestraux ou issus de traités.

[34]      Des suggestions intéressantes ont été faites à propos de la catégorisation des droits ancestraux et issus de traités. Par exemple, les intervenants le Grand Conseil des Cris et l’Administration régionale crie en font état dans leur mémoire, au par. 14. Ils y proposent de distinguer trois types de droits ancestraux et issus de traités : a) les droits exclusivement collectifs, b) les droits mixtes et c) les droits essentiellement individuels. Ces intervenants ont également cherché à classer divers droits dans ces trois catégories.

[35]      Ces suggestions témoignent de la diversité des droits ancestraux et issus de traités, mais j’éviterai, dans ce pourvoi, à ce stade de l’évolution du droit, de procéder à une catégorisation générale de ces droits et de tenter de tous les faire entrer dans la catégorie appropriée. Il suffit de reconnaître qu’en dépit de l’importance cruciale que revêt l’aspect collectif des droits ancestraux et issus de traités, des droits peuvent parfois être attribués à des membres des collectivités autochtones ou exercés par eux sur une base individuelle, ou encore être créés en leur faveur. On pourrait affirmer, de façon générale, que ces droits leur appartiendraient peut‑être ou qu’ils comporteraient un aspect individuel malgré leur nature collective. Il ne convient pas d’en dire davantage pour l’instant.

[Non souligné dans l’original.]

[56]           Avant de chercher à résoudre la question des droits collectifs par opposition aux droits individuels, une cour de justice doit déterminer la réalité des faits et ce qu’étaient les intentions de part et d’autre lorsque les réclamations des occupants ont été réglées. Cela requiert un examen de tous les faits ainsi que de leur contexte.

[57]           La question de savoir s’il y a eu règlement définitif avec la Bande est une question importante à trancher. On pourrait soutenir que la RCB du 29 mai 1967 et la lettre envoyée le lendemain par le chef Mitchell reconnaissaient les deux groupes de bénéficiaires – les membres individuels de la Bande, puis la Bande elle-même.

[58]           La question de savoir s’il existe des droits collectifs et des droits individuels sur les terres de la réserve intéresse aussi d’autres membres de la Bande en plus des réclamants du Territoire M, et elle peut influer sur divers aspects des réclamations à multiples facettes. Une décision portant sur les droits collectifs ou individuels dans le Territoire M pourrait répondre aux questions cruciales soulevées dans la déclaration et se rapporter aux autres membres de la Bande d’une manière fragmentaire.

[59]           Dans la décision Carew v Goose, 2005 BCSC 949, au paragraphe 84, 141 ACWS (3d) 399, la Cour suprême de la Colombie-Britannique craignait l’embarras qui risquait d’être causé si des décisions devaient être modifiées une fois toute la preuve reçue. Une cour de justice pourra se trouver dans une position délicate si elle statue ou s’exprime sur des aspects intéressant d’un seul volet d’une réclamation, la solution apportée risquant de ne pas être aussi pertinente ou juste quand les points soulevés seront considérés après un examen approfondi des faits.

[60]           La preuve est solide, d’un côté comme de l’autre. Il existe entre les parties une question litigieuse, en fait comme en droit. Selon moi, les demandeurs ont montré qu’il y a de véritables questions à trancher, notamment le champ des droits collectifs, l’intention des ententes et des RCB, enfin le règlement portant sur la rupture initiale entre le conseil de bande, l’AVMSL et la Couronne à propos du Territoire M.

[61]           Comme le juge Stratas le faisait observer dans l’arrêt Manitoba, où la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il existait une véritable question litigieuse, la Cour a le pouvoir discrétionnaire de tenir un procès sommaire.

[62]           Selon moi, à ce stade du litige, un procès sommaire ne se justifie pas. En application du paragraphe 216(3) des Règles, je ne puis déceler dans le dossier les faits nécessaires pour être en mesure de rendre jugement. Même si je le pouvais, la Cour doit se garder de trancher un différend de grande portée en rendant des décisions morcelées ou à la pièce.

[63]           La meilleure solution ici est d’inviter les parties à entreprendre une gestion active de l’instance, en fixant des échéances et en les respectant, et d’accélérer l’issue du litige. Un procès, contrairement à un vin, ne se bonifie pas avec l’âge, et il est plus que temps de vider ce différend.

La question de la disjonction de certains événements et de certaines questions pourra être examinée ultérieurement.

IV.             Dispositif

[64]           Pour tous ces motifs, la requête en jugement sommaire sera rejetée. Il ne s’agit cependant pas d’un cas où il y aurait lieu de se demander si le temps consacré à des requêtes aurait été mieux employé à faire progresser l’instance. Cette requête a eu pour effet de clarifier ou de commencer à clarifier les points essentiels de cette réclamation à multiples facettes. Les dépens de cette requête suivront donc le sort du principal.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la requête en jugement sommaire soit rejetée. Les dépens de cette requête suivront le sort du principal.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2210-76

 

INTITULÉ :

LE GRAND CHEF MICHAEL MITCHELL, pour lui‑même et ès qualités de représentant des Mohawks d’Akwesasne et des membres du Conseil mohawk d’Akwesasne et LE CONSEIL MOHAWK ET LES MOHAWKS D’AKWESASNE et L’ANCIEN CHEF WILLIAM SUNDAY, ancien chef de bande de la Réserve de Saint-Régis (Québec), BENJAMIN ROUNDPOINT, travailleur du bâtiment de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), JAMES CALDWELL, facteur, de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), LAWRENCE FRANCIS, cadre de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), CATHERINE DAY, femme au foyer, de la Réserve de l’île de Cornwall (Ontario), CECILIA BUCKSHOT, travailleuse autonome, de la Réserve de Saint-Régis (Québec), FRANCIS SAM, administrateur, de la Réserve de Saint-Régis (Québec), GERALD SHARROW, travailleur du bâtiment de la Réserve de Saint-Régis (Québec), MICHAEL FRANCIS, travailleur du bâtiment de la Réserve de Saint-Régis (Québec), REGINALD MITCHELL, préposé à l’entretien de la Réserve de Saint-Régis (Québec), JAMES LAZORE, électricien, de la Réserve de Saint-Régis (Québec), et MICHAEL DAVID, travailleur du bâtiment, de la Réserve de Saint-Régis (Québec), qui tous ont été à un moment donné conseillers des Iroquois de la bande indienne de Saint-Régis et LES MOHAWKS D’AKWESASNE, auparavant appelés LES IROQUOIS DE SAINT-RÉGIS, une entité juridique reconnue aux termes de la Loi sur les Indiens, agissant dans la présente procédure par l’entremise du conseil de bande et de ses conseillers et L’ADMINISTRATION DE LA VOIE MARITIME DU SAINT-LAURENT, une personne morale constituée par une Loi du Parlement du Canada et ayant son siège social dans la ville d’Ottawa, ainsi que des succursales au Québec, aux Écluses de St-Lambert, à St-Lambert (Québec), ainsi qu’à Cornwall (Ontario), au 202, rue Pitt et SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA et LA SOCIÉTÉ DES PONTS FÉDÉRAUX LIMITÉE, une personne morale constituée en vertu des lois du Canada, et ayant son siège social à Ottawa (Ontario), au 55, rue Metcalfe, bureau 1210, et LA CORPORATION DU PONT INTERNATIONAL DE LA VOIE MARITIME LTÉE, une personne morale constituée en vertu des lois du Canada, ayant son siège social à Cornwall (Ontario), ainsi que des bureaux à Kawehnoke (île de Cornwall), et dont l’adresse postale est C.P. 836,

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATES DE L’AUDIENCE :

les 22 et 23 juin 2015

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

le juge PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :

le 27 juillet 2015

 

COMPARUTIONS :

Nathan Richards

Gary Carot

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jeff Anderson

Jennifer Francis

 

pour les défenderesses

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dionne Schulze

Avocats

Montréal (Québec)

O’Reilly et Associés

Avocats

Montréal (Québec)

pour les demandeurs

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

pour les défenderesses

 

 

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