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Date : 20150724


Dossier : T‑401‑14

Référence : 2015 CF 907

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 24 juillet 2015

En présence de madame la juge Heneghan

ENTRE :

KIEN BENG TAN

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   INTRODUCTION

[1]               Kien Beng Tan (le demandeur) sollicite, conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7, le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) a refusé de statuer sur la plainte de discrimination fondée sur la religion qu’il a déposée contre le Service correctionnel du Canada (le SCC).

[2]               Dans sa décision datée du 21 août 2013, la Commission a conclu qu’elle ne pouvait être saisie de cette plainte parce que le demandeur n’était pas « légalement présen[t] » au Canada au sens de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC (1985), c H‑6 (la Loi).

[3]               Conformément au paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, le procureur général du Canada est désigné à titre de défendeur dans la présente demande de contrôle judiciaire.

II.                CONTEXTE

[4]               Le demandeur est citoyen de la Malaisie. Il purge en ce moment à l’Établissement de Kent, un pénitencier fédéral de Colombie‑Britannique, une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre au deuxième degré.

[5]               Le demandeur est venu au Canada grâce à un visa temporaire. En 2004, il a été impliqué dans un incident qui a causé la mort d’une autre personne. À la suite de cet incident, le demandeur a fui le Canada et a été arrêté en Belgique en 2008. Le 28 mars 2008, il a été extradé de la Belgique vers le Canada en vertu d’un traité d’extradition bilatéral, pour qu’il subisse un procès en matière pénale.

[6]               Le 11 février 2011, le demandeur a été reconnu coupable de meurtre au deuxième degré et condamné à l’emprisonnement à perpétuité avec possibilité de libération conditionnelle lorsqu’il aura purgé dix (10) ans.

[7]               En conséquence de sa déclaration de culpabilité, un rapport d’interdiction de territoire a été établi conformément au paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Une mesure d’expulsion a été prise, mais il a été sursis à son exécution, conformément à l’alinéa 50b) de la LIPR, jusqu’à ce que le demandeur ait purgé sa peine.

[8]               Le demandeur est bouddhiste et continue de pratiquer sa religion en prison. Le 12 décembre 2012, il a présenté à la Commission une plainte écrite dans laquelle il allègue que le SCC fait preuve de discrimination religieuse envers lui parce qu’il ne renouvelle pas les contrats des aumôniers représentant les croyances minoritaires, tout en conservant les aumôniers chrétiens.

III.             DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[9]               La Commission a rendu le 27 décembre 2013 une décision par laquelle elle a refusé de statuer sur la plainte pour discrimination déposée par le demandeur au motif qu’elle n’avait pas compétence parce que le demandeur n’était pas « légalement présent » au Canada au sens de la Loi.

[10]           Conformément au paragraphe 40(6) de la Loi, la Commission a renvoyé la question du statut juridique du demandeur au Canada au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. Dans une lettre datée du 1er août 2013, le ministre a dit être d’avis que le demandeur n’est pas légalement présent au Canada parce qu’il n’est ni un citoyen, ni un visiteur, ni un résident permanent, ni une personne en possession d’un permis du ministre délivré en vertu du paragraphe 24(1) de la LIPR.

[11]           La Commission a également examiné le rapport d’enquête relatif aux articles 40 et 41 (le rapport) daté du 21 août 2013; elle a fait sienne l’opinion de l’auteur du rapport selon laquelle, parce que la question de la situation du demandeur n’a pas été tranchée en sa faveur, la Commission ne pouvait procéder à l’instruction de la plainte, conformément au paragraphe 40(6) de la Loi. La Commission a conclu qu’elle n’avait pas compétence, et n’a pas statué sur la plainte en conformité avec l’alinéa 41(1)c).

IV.             QUESTIONS EN LITIGE

[12]           La première question à examiner est celle de la norme de contrôle applicable à la décision de la Commission portant que celle‑ci ne peut connaître de la plainte.

[13]           La question centrale soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la Commission a commis une erreur lorsqu’elle a considéré que, pour que quelqu’un soit « légalement présen[t] » au Canada, il doit soit être citoyen soit avoir un statut d’immigrant.

[14]           Le demandeur conteste aussi la constitutionnalité de l’alinéa 40(5)a) de la Loi, et allègue plus précisément que celui‑ci viole le paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 (la Charte).

V.                ARGUMENTS DES PARTIES

A.                Arguments du demandeur

[15]           S’agissant de la norme de contrôle applicable, le demandeur fait valoir qu’il s’agit d’une question de compétence et que la norme qui s’applique est celle de la décision correcte, conformément à l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 59.

[16]           En ce qui concerne la principale question en litige, à savoir si l’interprétation que donne la Commission de l’alinéa 40(5)a) de la Loi est erronée, le demandeur allègue que la Commission a eu tort de ne pas tenir compte de la différence entre l’utilisation de l’énoncé « légalement présente » à l’alinéa 40(5)a) et du mot « situation » au paragraphe 40(6) de la Loi. Il fait valoir que, lorsque le législateur se sert de mots différents à propos du même sujet, ce choix est considéré comme délibéré et indique un changement de sens; voir Ruth Sullivan, Construction of Statutes, 5e éd. (Markham, LexisNexis Canada Inc., 2008), aux pages 214 à 216.

[17]           Le demandeur allègue que le mot « situation » subsume les cas où une personne est « légalement présente », « [a] le droit de revenir [au Canada] », est « un citoyen canadien » ou est « légalement admise au Canada à titre de résident permanent ». Le fait pour une personne d’être légalement présente n’est donc pas limité aux situations où celle‑ci est résidente permanente ou temporaire au sens de la LIPR.

[18]           Le demandeur soutient que la Cour ne devrait pas suivre le précédent établi par l’arrêt Forrest c Canada (Procureur général) (2004), 357 NR 168 (C.A.F.), parce que la demande sous‑jacente satisfait aux critères relatifs au réexamen d’une affaire déjà tranchée qui ont été énoncés dans Canada (Procureur général) c Bedford, [2013] 3 RCS 1102.

[19]           S’agissant de la question de la constitutionnalité, se fondant sur le paragraphe 85 de l’arrêt Québec (Procureur général) c A. [2013] 1 RCS 61, le demandeur affirme que l’alinéa 40(5)a) viole le paragraphe 15(1) de la Charte parce qu’il fait une distinction fondée sur le statut d’immigrant, les prisonniers sans statut d’immigrant ne pouvant déposer de plaintes relatives aux droits de la personne, à la différence des prisonniers qui ont un statut.

[20]           Le demandeur reconnaît qu’il existe des jugements dans lesquels la Cour a refusé que le statut d’immigrant constitue un motif analogue; voir le jugement Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés et autres c Canada (Procureur général) et autres, 2014 CF 651, aux paragraphes 856 à 870. Il allègue toutefois que sa situation est différente parce qu’il ne peut changer son statut d’immigration vu qu’il est frappé par une interdiction de territoire du fait qu’il a été reconnu coupable d’une infraction criminelle.

[21]           Le demandeur allègue en outre que la Cour suprême du Canada a conclu que les non‑citoyens forment un groupe vulnérable, qu’ils sont marginalisés sur le plan politique, font l’objet de stéréotypes et ont de tout temps été défavorisés; voir l’arrêt Lavoie c Canada, [2002] 1 RCS 769, au paragraphe 45.

[22]           Le demandeur soutient également que l’alinéa 40(5)a) ne peut être justifié au regard de l’article premier de la Charte parce qu’il ne répond pas à un objectif urgent et réel. Le demandeur fait valoir qu’entre refuser les protections de la Loi à des personnes présentes au Canada et l’objectif de la Loi – une loi quasi constitutionnelle visant à compléter la législation canadienne en donnant effet aux principes d’égalité et de non‑discrimination –, il n’existe pas de lien rationnel.

B.                 Arguments du défendeur

[23]           Le défendeur affirme que la norme du caractère raisonnable de la décision s’applique lorsqu’un tribunal interprète sa loi constitutive. Il s’appuie sur ce point sur les paragraphes 33 et 34 de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, [2011] 3 RCS 654, de la Cour suprême du Canada.

[24]           Le défendeur fait valoir que le pouvoir de la Commission de statuer sur les plaintes est limité par les dispositions de la Loi.

[25]           Le défendeur fait remarquer que, selon l’article 3 des Directives en matière d’immigration, TR/80‑125 (les Directives), une personne est légalement présente au Canada aux fins de l’article 40 si elle est citoyenne, admise à titre de résident permanent ou de visiteur, ou titulaire d’un permis valide délivré par le ministre. Le défendeur se fonde sur le paragraphe 9 de l’arrêt Forrest, précité, pour étayer l’argument selon lequel la Commission n’a pas compétence pour statuer sur une plainte de discrimination présentée par un plaignant emprisonné sans statut d’immigrant.

[26]           S’appuyant sur le paragraphe 62 de l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), [2011] 3 RCS 471, le défendeur soutient qu’une interprétation libérale et téléologique de la Loi ne peut remplacer son analyse textuelle. Il soutient qu’en l’espèce, la législation restreint clairement le pouvoir de la Commission de statuer sur les plaintes de personnes qui n’ont pas un statut d’immigrant au Canada.

[27]           Le défendeur souligne que l’histoire législative peut aider à interpréter la législation et que les débats de la Chambre des communes montrent que, lors de la rédaction du paragraphe 40(5), le législateur a choisi de ne pas suivre la recommandation d’enlever le mot « légalement ». Selon le défendeur, ce fait démontre que le législateur ne souhaitait pas que la Loi s’applique aux étrangers qui se trouvent au Canada sans statut d’immigrant.

[28]           S’agissant de la constitutionnalité de l’alinéa 40(5)a) de la Loi, le défendeur fait valoir que ni le statut d’immigrant ni celui de personne incarcérée ne constituent des motifs de discrimination analogues pour l’application du paragraphe 15(1) de la Charte.

[29]           Le défendeur s’appuie à cet égard sur les arrêts Toussaint c Canada (Procureur général) (2011), 420 NR 364, au paragraphe 99 (C.A.F.), et Alcorn c Canada (Commissaire du service correctionnel), 2002 CAF 154. De plus, dans l’arrêt Chiarelli c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 711, à la page 736, la Cour suprême du Canada a rejeté l’argument selon lequel le statut d’un résident permanent reconnu coupable d’une infraction criminelle constitue un motif analogue.

[30]           Le défendeur nie le bien‑fondé de l’argument du demandeur selon lequel son statut d’immigrant ne saurait être changé, parce que ce statut n’est pas une caractéristique personnelle. C’est plutôt la déclaration de culpabilité du demandeur et l’interdiction de territoire qui en résulte qui rendent immuable son statut d’immigrant. Le défendeur affirme que l’absence de statut du demandeur et le désavantage qui en découle sont le résultat de ses activités criminelles, et non une condition sociale enracinée dans les stéréotypes.

[31]           Le défendeur soutient en outre qu’il existe une correspondance raisonnable entre les limites de l’alinéa 40(5)a) de la Loi et la situation du demandeur, compte tenu de l’objet du paragraphe 40(5), qui consiste à définir les limites de la compétence de la Commission. Il affirme que le refus d’appliquer la Loi au demandeur est conforme à l’objectif consistant à protéger contre les actes discriminatoires les personnes ayant un lien suffisant avec le Canada.

[32]           Enfin, le défendeur fait valoir que, si l’alinéa 40(5)a) viole le paragraphe 15(1) de la Charte, la violation est justifiée au regard de l’article premier de la Charte et du test énoncé dans l’arrêt R. c Oakes, [1986] 1 RCS 103, aux paragraphes 69 à 71.

[33]           Le défendeur fait valoir que l’objectif de la Loi est urgent et réel, parce que le législateur a un intérêt légitime à ce que son application soit limitée et à ce que les personnes légalement présentes au Canada bénéficient des droits visés à l’article 2.

[34]           Le défendeur fait également valoir qu’il existe un lien rationnel entre le fait de limiter la compétence de la Commission aux plaintes des personnes légalement présentes au Canada et l’objectif consistant à veiller à ce que seuls les actes discriminatoires commis envers les personnes ayant un lien suffisant avec le Canada relèvent de la compétence de la Commission.

[35]           Selon le défendeur, la limite prévue par la Loi constitue une atteinte minimale parce que le demandeur peut recourir à la Charte pour dénoncer les atteintes à ses droits.

VI.             ANALYSE ET DÉCISION

[36]           La première question en litige porte sur la norme de contrôle applicable. Dans la présente demande, la principale question consiste à se demander si la Commission n’avait pas compétence pour examiner la plainte du demandeur.

[37]           Le demandeur soutient qu’il s’agit d’une « véritable » question de compétence susceptible de contrôle selon la norme de la décision correcte.

[38]           Je ne souscris pas à cet argument compte tenu de l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner), précité, rendu en 2011 par la Cour suprême du Canada. Voici ce que dit la Cour aux paragraphes 33 et 34 :

[33] Enfin, la question de l’observation du délai n’appartient pas à la catégorie des « questions touchant véritablement à la compétence ». Rappelons la mise en garde maintes fois citée du juge Dickson dans Syndicat canadien de la Fonction publique, section locale 963 c. Société des alcools du Nouveau‑Brunswick, [1979] 2 R.C.S. 227, à savoir que les cours de justice doivent « éviter de qualifier trop rapidement un point de question de compétence, et ainsi de l’assujettir à un examen judiciaire plus étendu, lorsqu’il existe un doute à cet égard » (p. 233, cité dans l’arrêt Dunsmuir, par. 35). Voir également Syndicat des professeurs du collège de Lévis‑Lauzon c. CEGEP de Lévis‑Lauzon, [1985] 1 R.C.S. 596, p. 606, le juge Beetz, reprenant les motifs du juge Owen dans Union des employés de commerce, local 503 c. Roy, [1980] C.A. 394. Comme l’explique notre Cour dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne), dans Dunsmuir, « la Cour se distancie expressément des définitions larges de la compétence » (par. 18, citant Dunsmuir, par. 59). L’expérience enseigne que peu de questions appartiennent à la catégorie des véritables questions de compétence. Depuis Dunsmuir, la Cour n’en a relevé aucune […].

[34] […] Cependant, faute de plaidoirie sur ce point en l’espèce, je me contente d’affirmer que, sauf situation exceptionnelle — et aucune ne s’est présentée depuis Dunsmuir —, il convient de présumer que l’interprétation par un tribunal administratif de « sa propre loi constitutive ou [d’]une loi étroitement liée à son mandat et dont il a une connaissance approfondie » est une question d’interprétation législative commandant la déférence en cas de contrôle judiciaire.

[39]           Selon l’opinion dominante, l’interprétation par un tribunal de sa loi constitutive est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. D’après l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47, le caractère raisonnable de la décision tient à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[40]           Afin de déterminer si elle avait compétence pour examiner la plainte du demandeur, la Commission devait d’abord interpréter les paragraphes 40(5) et 40(6) de la Loi. Par souci de commodité, je reproduis ci‑après ces dispositions :

Recevabilité

No complaints to be considered in certain cases

40.(5) Pour l’application de la présente partie, la Commission n’est validement saisie d’une plainte que si l’acte discriminatoire :

40.(5) No complaint in relation to a discriminatory practice may be dealt with by the Commission under this Part unless the act or omission that constitutes the practice:

a) a eu lieu au Canada alors que la victime y était légalement présente ou qu’elle avait le droit d’y revenir;

(a) occurred in Canada and the victim of the practice was at the time of the act or omission either lawfully present in Canada or, if temporarily absent from Canada, entitled to return to Canada;

b) a eu lieu au Canada sans qu’il soit possible d’en identifier la victime, mais tombe sous le coup des articles 5, 8, 10 ou 12;

(b) occurred in Canada and was a discriminatory practice within the meaning of section 5, 8, 10 or 12 in respect of which no particular individual is identifiable as the victim;

c) a eu lieu à l’étranger alors que la victime était un citoyen canadien ou qu’elle avait été légalement admise au Canada à titre de résident permanent.

(c) occurred outside Canada and the victim of the practice was at the time of the act or omission a Canadian citizen or an individual lawfully admitted to Canada for permanent residence

Renvoi au ministre compétent

Determination of status

40.(6) En cas de doute sur la situation d’un individu par rapport à une plainte dans les cas prévus au paragraphe (5), la Commission renvoie la question au ministre compétent et elle ne peut procéder à l’instruction de la plainte que si la question est tranchée en faveur du plaignant.

40.(6) Where a question arises under subsection (5) as to the status of an individual in relation to a complaint, the Commission shall refer the question of status to the appropriate Minister and shall not proceed with the complaint unless the question of status is resolved thereby in favour of the complainant.

[41]           La Loi exigeait que la Commission demande l’opinion du ministre. Le ministre a donné son opinion au sujet du statut du demandeur. L’enquêteur qui a procédé à une enquête conformément à l’alinéa 41(1)c) de la Loi et qui a établi un rapport a tenu compte de cette opinion.

[42]           Le rapport de l’enquêteur présente en détail les mesures prises pour déterminer le statut d’immigrant du demandeur. Les parties n’ont pas été invitées à faire connaître leur position sur cette question, mais elles ont été avisées que le ministre était prié de faire part de la sienne. L’avocat du demandeur a écrit pour mentionner que le « ministre » compétent dans cette affaire était soit le procureur général du Canada ou le ministre de la Justice.

[43]           La Commission, par l’entremise de l’enquêteur, a communiqué avec le ministre de la Citoyenneté, de l’Immigration et du Multiculturalisme. La réponse est contenue dans une lettre du sous‑ministre de Citoyenneté et Immigration Canada datée du 1er août 2013. Le sous‑ministre y donne des précisions sur le statut du demandeur au Canada et conclut que celui‑ci [traduction] « n’avait pas le statut de résident temporaire ou de résident permanent du Canada, ni celui de citoyen canadien » à la date pertinente, et n’était pas légalement présent au Canada.

[44]           En ce qui concerne l’interprétation du paragraphe 40(6) de la Loi faite par la Commission, je ne vois pas en quoi la décision de l’enquêteur de communiquer avec le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, plutôt qu’avec le procureur général ou le ministre de la Justice, peut constituer une erreur. Il incombe au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de réglementer l’admission des étrangers au Canada et d’établir les critères à respecter pour obtenir la citoyenneté canadienne.

[45]           S’agissant de l’interprétation du paragraphe 40(5) de la Loi, la Cour d’appel fédérale a examiné dans l’arrêt Forrest c Canada (Procureur général) (2006), 357 NR 168 (C.A.F.), une plainte relative aux droits de la personne découlant de faits semblables à ceux de la présente instance. Dans cet arrêt, la Cour d’appel fédérale a clairement rejeté l’argument selon lequel un non‑citoyen légalement emprisonné au Canada à la suite de procédures criminelles intentées au Canada est légalement présent au Canada au sens de la Loi. Aux paragraphes 8 et 9 de cet arrêt la Cour affirme ce qui suit :

[8] En appel, l’appelant fait essentiellement valoir, comme premier argument, qu’il est légalement présent au Canada selon l’alinéa 40(5)a) de la Loi parce qu’il y est légalement détenu.

[9] À mon avis, l’appelant examine la question sous le mauvais angle. Il est détenu légalement parce qu’il est illégalement présent au Canada. Sa détention est aussi légale parce qu’il a été déclaré coupable de graves infractions […]. Du point de vue de l’immigration, la légalité de la détention repose sur le fait que l’appelant est illégalement présent au Canada ainsi que sur les déclarations de culpabilité qui ont été prononcées contre lui au criminel, et non le contraire comme le soutient l’appelant. L’appelant est légalement détenu, mais cela ne lui confère pas un statut en matière d’immigration.

[46]           Dans la mesure où la Cour d’appel fédérale a interprété le paragraphe 40(5) de la Loi, je suis lié par cette décision conformément à la doctrine du stare decisis. Celle‑ci exige en effet que les tribunaux d’instance inférieure rendent des décisions qui suivent la jurisprudence des tribunaux d’instance supérieure; voir Pfizer Canada c Apotex Inc. (2014), [2015] 465 NR 306, au paragraphe 114.

[47]           Comme je l’ai souligné ci‑dessus, le bien‑fondé de la décision de la Commission est susceptible de contrôle suivant la norme du caractère raisonnable.

[48]           Les recommandations de l’enquêteur, une fois adoptées par la Commission, doivent être considérées comme les motifs de la décision de la Commission. Je renvoie à ce sujet à l’arrêt Sketchley c Canada (Procureur général), [2006] 2 RCF 392, au paragraphe 37.

[49]           J’estime que l’enquête qui s’imposait a été effectuée avec objectivité et de manière approfondie par l’enquêteur, eu égard à la nature de la question en litige. Le rapport fait référence à l’interprétation du paragraphe 40(5) de la Loi donnée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Forrest, précité.

[50]           L’interprétation des paragraphes 40(5) et 40(6) par la Commission, qui a consisté à demander au ministre de déterminer le statut du demandeur, est conforme au droit. Sa décision était raisonnable.

[51]           J’examinerai maintenant les arguments concernant la violation alléguée des droits que le demandeur tire du paragraphe 15(1) de la Charte, dont voici le texte :

Égalité devant la loi, égalité de bénéfice et protection égale de la loi

Equality before and under law and equal protection and benefit of law

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s’applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l’âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

[52]           L’approche acceptée lorsqu’un argument est fondé sur l’article 15 de la Charte est énoncée dans l’arrêt Québec (Procureur général) c A., [2013] 1 RCS 61.

[53]           Pour procéder à cette analyse, il faut premièrement se demander si la loi contestée crée une distinction fondée sur un motif énuméré ou analogue et, deuxièmement, si cette distinction crée un désavantage par la perpétuation d’un préjugé ou l’application de stéréotypes; voir l’arrêt Québec (Procureur général), précité, au paragraphe 86.

[54]           À mon avis, il n’y a aucune distinction de ce genre dans la présente instance.

[55]           Dans l’arrêt Toussaint c Canada (Procureur général) (2011), 420 NR 364, au paragraphe 99, la Cour d’appel fédérale a conclu que le statut en matière d’immigration n’est pas un motif analogue à ceux qui sont prévus au paragraphe 15(1) parce que ce n’est pas une caractéristique personnelle immuable, c’est‑à‑dire une caractéristique personnelle qui ne peut être modifiée, ou qui ne peut l’être qu’à un prix inacceptable du point de vue de l’identité personnelle; voir aussi l’arrêt Ishrad (Litigation Guardian of) v Ontario (Minister of Health) (2001), 55 O.R. (3d) 43 (C.A.), aux paragraphes 133 à 136, rendu par la Cour d’appel de l’Ontario.

[56]           Le statut de personne incarcérée a également été rejeté comme motif analogue; voir l’arrêt Alcorn c Canada (Commissaire du service correctionnel), 2002 CAF 154. De plus, dans l’arrêt Chiarelli c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 RCS 711, à la page 736, la Cour suprême du Canada a conclu que le statut de résident permanent reconnu coupable d’une infraction criminelle ne constitue pas un motif analogue.

[57]           Puisqu’en l’espèce la contestation fondée sur le paragraphe 15(1) de la Charte n’a aucune assise juridique, il n’est pas nécessaire d’examiner les arguments soulevés à propos de l’article premier.

[58]           La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée. Le défendeur ne sollicite aucuns dépens. En vertu du pouvoir discrétionnaire que me confèrent les Règles de la Cour fédérale, DORS/98‑106, aucuns ne sont adjugés.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens.

« E. Heneghan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑401‑14

 

INTITULÉ :

KIEN BENG TAN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER COLOMBIE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 DÉCEMBRE 2014

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LA JUGE HENEGHAN

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 JUILLET 2015

 

COMPARUTIONS :

Fadi Yachoua

 

pour Le demandeur

 

Thomas Bean

 

pour Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Group

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour Le demandeur

 

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

pour Le défendeur

 

 

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