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Date : 20150807


Dossier : IMM-7439-14

Référence : 2015 CF 954

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 7 août 2015

En présence de monsieur le juge de Montigny

ENTRE :

BAHRAM OMIDSORKHABI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire, présentée en application de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, visant une décision datée du 30 octobre 2014 d’un agent d’exécution de la loi [l’agent] de l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] qui a refusé de reporter le renvoi du demandeur en Afghanistan.

[2]               Pour les motifs ci-dessous, je suis venu à la conclusion que la présente demande de contrôle judiciaire doit être rejetée. J’arrive à cette conclusion avec une certaine réticence, étant donné les épreuves que le demandeur a surmontées et vu la situation difficile à laquelle il sera indubitablement exposé à son retour en Afghanistan. Cela étant dit, la Cour a l’obligation d’appliquer les lois comme elles ont été adoptées par le Parlement et il ne lui est pas loisible de faire abstraction des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR ou la Loi] ni de celles du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le Règlement], aussi sévère que le résultat puisse être.

I.                   Les faits

[3]               Le demandeur est un citoyen de l’Afghanistan âgé de 38 ans. Il est arrivé au Canada en qualité de résident permanent en 1995. Peu de temps après, il a subi un accident de voiture et il a subi un grave traumatisme crânien, de sorte qu’il est désormais complètement sourd, qu’il éprouve de sérieuses difficultés de santé mentale et que sa personnalité a changé.

[4]               Depuis l’accident, le demandeur est devenu dépendant à la cocaïne épurée et il s’est bâti un casier judiciaire d’environ 25 déclarations de culpabilité pour des infractions criminelles. Celles-ci comprennent des déclarations de culpabilité pour : vol de moins de 5 000 $, voies de fait, introduction par effraction, possession d’une substance inscrite à l’annexe II de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances, LC 1996, ch 19, possession de biens criminellement obtenus et possession d’arme dans un dessein dangereux. Sa mère est sa tutrice de fait et elle a communiqué pour son compte avec l’ASFC.

[5]               À la suite de deux déclarations de culpabilité prononcées le 27 octobre 2008 en raison d’un chef d’introduction par effraction dans une maison d’habitation pour y commettre un acte criminel et un chef de port d’arme dans un dessein dangereux, qui lui ont valu une peine de dix mois d’emprisonnement, il a été déclaré interdit de territoire au Canada pour grande criminalité. En conséquence de la première déclaration de culpabilité, un agent a établi un rapport, en application du paragraphe 44(1) de la LIPR, dans lequel il se disait d’avis que le demandeur devait être interdit de territoire pour grande criminalité, conformément à l’alinéa 36(1)a) de la Loi. Le 2 juin 2009, un représentant du ministre a remis une lettre d’avertissement au demandeur.

[6]               Le 24 juillet 2013, après douze autres déclarations de culpabilité entre mai 2010 et juin 2013, le demandeur a de nouveau fait l’objet d’un rapport circonstancié au titre de l’article 44 de la LIPR, lequel était fondé sur la deuxième déclaration de culpabilité du mois d’octobre 2008. Le 1er avril 2014, la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a pris une mesure d’expulsion contre lui.

[7]               Le 8 mai 2014, un agent d’exécution de la loi a interviewé le demandeur avec l’aide d’un interprète du langage des signes et il lui a remis des documents portant sur l’examen des risques avant renvoi [ERAR].

[8]               Le 3 juillet 2014, la demande d’ERAR de M. Omidsorkhabi a été rejetée. L’agent chargé de l’ERAR a tenu compte de la déficience auditive du demandeur causé par son accident de voiture de 1995, ainsi que de son allégation selon laquelle il serait exposé à la persécution et il risquerait la mort s’il retournait en Afghanistan en raison de ses déficiences, de sa dépendance à la cocaïne épurée et du climat général en Afghanistan. L’agent chargé de l’ERAR a estimé qu’il disposait de peu de renseignements sur la déficience auditive du demandeur et il a constaté que M. Omidsorkhabi avait des compétences de base en rédaction, en lecture et en expression orale en farsi. L’agent d’ERAR a examiné les difficultés auxquelles sont exposées les personnes sourdes et handicapées en Afghanistan, mais il a également constaté que des mécanismes de protection et des services leur étaient offerts. En dernier lieu, l’agent d’ERAR a examiné la preuve sur la situation dans le pays et la situation des consommateurs de drogue en Afghanistan, mais il a conclu que le demandeur n’avait pas établi de lien entre la situation générale en Afghanistan et sa situation personnelle.

[9]               Le 22 août 2014, l’agent d’exécution de la loi a interviewé le demandeur avec l’aide d’un interprète du langage des signes et il lui a remis un exemplaire de la décision défavorable quant à l’ERAR. L’agent a expliqué au demandeur qu’il devait être renvoyé le plus tôt possible et a informé le demandeur et son neveu que lui-même ou des membres de sa famille devaient prendre les mesures nécessaires à cet effet. Ces renseignements ont été répétés au demandeur et à sa famille les 2 et 30 septembre 2014.

[10]           Le renvoi du demandeur devait à l’origine avoir lieu le 29 octobre 2014, puis il a été reporté au 2 novembre 2014. Le 29 octobre 2014, l’avocat du demandeur a demandé que le renvoi soit reporté afin que son client puisse présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Le 30 octobre 2014, l’agent d’exécution de la loi a envoyé une lettre à l’avocat, dans laquelle il expliquait les raisons pour lesquelles il avait décidé de ne pas reporter le renvoi du demandeur en Afghanistan. Le 31 octobre 2014, la requête du demandeur en sursis au renvoi a été instruite et accueillie par la Cour. À l’audience, l’avocat a également indiqué qu’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire avait récemment été déposée.

II.                La décision contestée

[11]           Dans sa décision datée du 30 octobre 2014, l’agent a pris bonne note du fait que le demandeur et sa famille savaient depuis un certain temps que son renvoi était imminent. Il a tenu compte des arguments du demandeur, qui prétendait qu’il serait incapable de s’en sortir en Afghanistan en raison de ses troubles mentaux et de sa toxicomanie, mais l’agent a fait remarquer que ces problèmes n’étaient pas nouveaux et que de nombreuses démarches avaient été faites pour atténuer les effets de son renvoi. De plus, l’agent a relevé que le demandeur avait eu amplement l’occasion de présenter une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire après que l’ERAR a été introduit en mai 2014. L’agent a ajouté que le délai de traitement d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était actuellement de deux ans, et que la possibilité de repousser ce délai serait incompatible avec les obligations imposées par la loi à l’agent et avec le caractère limité de son pouvoir discrétionnaire. L’agent a aussi conclu qu’il ne lui appartenait pas d’effectuer une évaluation rapide des motifs d’ordre humanitaire et a déterminé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de démontrer que le demandeur serait exposé au risque de mort, à une sanction extrême ou à des traitements inhumains en Afghanistan.

III.             Les questions en litige

[12]           Le demandeur a soulevé les deux questions suivantes :

                     L’agent d’exécution de la loi a-t-il manqué aux principes d’équité procédurale en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité de la mère du demandeur sans avoir préalablement mené une enquête pour évaluer sa crédibilité?

                     Le refus de l’agent d’exécution de la loi de reporter le renvoi est‑il raisonnable?

IV.             Analyse

[13]           Les décisions des agents d’exécution de la loi de l’ASFC de refuser de reporter un renvoi sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81, [2010] 2 RCF 311 [Baron], au paragraphe 67. Dans la mesure où des questions d’équité procédurale sont soulevées en l’espèce, il est bien établi que celles‑ci sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision correcte : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au paragraphe 43; Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, [2014] 1 RCS 502, au paragraphe 79.

[14]           Le demandeur allègue que l’agent a violé son droit à l’équité procédurale. Son avocat fait ressortir plus particulièrement l’affirmation suivante de l’agent : [traduction« Je trouve difficile d’admettre le fait que ni le sujet ni sa mère n’avaient vraiment compris que le renvoi était imminent et, dans ces circonstances, qu’ils aient attendu jusqu’à environ cinq jours avant la date prévue du renvoi pour obtenir des conseils juridiques afin de les aider à comprendre ». Son avocat fait valoir que cela était injuste, parce que l’agent n’avait aucun motif de remettre en question la crédibilité de la mère du demandeur concernant les tentatives qu’elle avait faites de bonne foi dans le but de prendre des dispositions pour son fils et parce qu’il ne lui avait pas donné l’occasion de répondre à ses préoccupations.

[15]           Je suis du même avis que l’avocate du défendeur lorsqu’elle fait valoir que l’obligation d’équité, dans le contexte d’une demande de report d’un renvoi, se situe au bas de l’échelle. Avant de présenter une demande de report, un demandeur a déjà eu accès à de nombreuses autres procédures prévues par la Loi, chacune étant assortie de garanties procédurales qui lui sont propres. La situation de M. Omidsorkhabi a été étudiée par un agent chargé de l’ERAR et par la Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. De plus, les agents chargés d’exécuter les renvois ont un pouvoir discrétionnaire très limité en matière de report, étant donné que le paragraphe 48(2) de la LIPR exige que les mesures de renvoi soient exécutées « dès que possible ». Dans de telles circonstances, il est évident qu’un agent d’exécution de la loi n’a pas l’obligation de mener une entrevue avec le demandeur ou des membres de sa famille. Il incombe au demandeur de produire les éléments de preuve nécessaires et des justificatifs de sa demande.

[16]           En outre, M. Omidsorkhabi n’a présenté sa demande de report que le 29 octobre 2014. Dans sa lettre, son avocat a demandé une décision au plus tard à midi le même jour et il a informé l’agent d’exécution de la loi qu’il serait absent de son bureau entre 8 h et 10 h 30. Dans un laps de temps si court, il aurait été pratiquement impossible de réaliser une entrevue avec la mère du demandeur.

[17]           Quoi qu’il en soit, l’agent d’exécution de la loi n’a pas conclu que la mère de M. Omidsorkhabi n’était pas honnête, mais plutôt que sa déclaration ne pouvait pas justifier un report dans les circonstances. Comme l’a expliqué l’avocat du demandeur, il se peut que la mère ait été occupée à prendre des mesures pour faire en sorte que son fils puisse survivre à son retour en Afghanistan, jusqu’à ce qu’on l’avise, le 21 octobre 2014, que le demandeur serait renvoyé. Néanmoins, l’agent pouvait conclure que le demandeur et sa mère auraient pu se rendre compte que le renvoi était imminent et qu’ils auraient dû obtenir des conseils juridiques plus tôt, car ils avaient été avisés, à maintes reprises à partir de la fin août 2014 que le renvoi approchait à grands pas. Il ne s’agissait pas d’une conclusion concernant la crédibilité, mais d’une simple explication de la raison pour laquelle le report n’était pas justifié dans les circonstances.

[18]           L’avocat du demandeur a également allégué que la décision de l’agent est incohérente et déraisonnable. Après avoir donné le temps et des directives à la mère du demandeur afin qu’elle prenne des mesures pour l’arrivée et la sécurité du demandeur en Afghanistan, il a refusé de prendre acte de l’incapacité de la mère du demandeur de prendre des mesures pour son fils, même si elle avait fait de son mieux et qu’elle était animée des meilleures intentions. Si l’agent n’avait pas pris en compte les déficiences du demandeur comme étant un obstacle à son renvoi, il aurait été dans l’obligation d’exécuter la mesure de renvoi dès que la décision défavorable quant à l’ERAR a été rendue. S’il était impossible de renvoyer le demandeur sans prendre au préalable les mesures nécessaires, l’incapacité de la mère du demandeur de prendre quelque mesure que ce soit justifiait de reporter son renvoi.

[19]           Malheureusement pour le demandeur, je ne puis accepter un tel argument. Encore une fois, l’agent d’exécution de la loi a un pouvoir discrétionnaire très limité. Quand une demande de report du renvoi a été faite à la suite d’une décision défavorable quant à l’ERAR, les agents d’exécution de la loi ne sont pas censés se prononcer sur les demandes d’ERAR ou des demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire ou rendre de nouvelles décisions à ce sujet, et ils peuvent uniquement tenir compte d’un risque qui se présenterait après l’ERAR : Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, [2012] 2 RCF 133, aux paragraphes 44 et 45. Dans certaines circonstances, l’agent peut reporter un renvoi si une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire a été présentée en temps opportun. Toutefois, l’argument du demandeur selon lequel l’agent aurait dû reporter le renvoi en raison d’une demande non déposée et non existante n’a aucun fondement.

[20]           De plus, lorsque de nouvelles allégations de risque sont avancées, les agents d’exécution de la loi peuvent uniquement en tenir compte si le risque allégué est manifeste et si l’omission de surseoir au renvoi exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanction extrême ou de traitements inhumains : Jamal c Canada (MCI), 2001 CFPI 494, au paragraphe 7; Vargas c Canada (Public Safety and Emergency Preparedness), 2010 FC 938, au paragraphe 17; Haghighi c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 372, aux paragraphes 31 et 34; Baron, précité, au paragraphe 51. À mon avis, l’agent a conclu à juste titre qu’il ne relevait pas de son pouvoir discrétionnaire de mener une évaluation rapide des motifs d’ordre humanitaire : voir par exemple Chetaru c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CF 436, aux paragraphes 18 et 19; Charles c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2012 CF 1096, au paragraphe 29.

[21]           En l’espèce, il n’y a aucun motif d’annuler la décision de l’agent. Contrairement à ce qu’il prétend, le demandeur n’a en fait formulé aucune nouvelle allégation de risque, hormis celles qui avaient fait l’objet de l’ERAR, et il n’a pas fait la preuve d’un changement important dans sa situation. Le risque auquel est exposé le demandeur en tant que personne handicapée souffrant de maladie mentale et de toxicomanie avait déjà été apprécié dans l’ERAR, et la nécessité pour la mère du demandeur de prendre des mesures à son intention en Afghanistan était manifeste depuis que la mesure de renvoi avait été prise et encore davantage depuis la réception de la décision défavorable quant à l’ERAR.

[22]           Contrairement aux arguments du demandeur, l’agent d’exécution de la loi ne doit pas s’abstenir de le renvoyer, parce que l’agent lui avait précédemment accordé, à lui et à sa famille, du temps pour prendre les mesures nécessaires. L’agent d’exécution de la loi n’a pas admis qu’il serait « impossible » de renvoyer M. Omidsorkhabi si des mesures n’étaient pas prises au préalable pour qu’il puisse vivre en Afghanistan, mais il a plutôt prié instamment celui‑ci et sa famille de prendre de telles mesures dans son intérêt.

[23]           Pour tous les motifs susmentionnés, je n’ai d’autre choix que de rejeter la présente demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

« Yves de Montigny »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Endale


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7439-14

 

INTITULÉ :

BAHRAM OMIDSORKHABI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (ColOmbiE‑BRITANNIQUE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 mai 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DE MONTIGNY

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 aOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Shepherd Moss

POUr Le demandeur

Alison Brown

POUr Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Chand and Company Law Corporation

 

POUr Le demandeur

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

POUr Le défendeur

 

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