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Date : 20150811


Dossier : T-1692-14

Citation : 2015 CF 963

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 11 août 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

CHERYL ANNE SWARATH

JEROME MARIO SWARATH

CAROLE LOVERNE SHELDON

JODY BAXMEYER ET NORTHREGENTRX

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               La Loi sur la protection des fonctionnaires divulgateurs d’actes répréhensibles (LC 2005, c 46) [la LPFDAR, la Loi] constitue un régime de divulgation conçu pour s’assurer que les Canadiens sont protégés par une fonction publique légitime, transparente et sans corruption. Le préambule de la Loi en réitère l’objet, « qu’il est dans l’intérêt public de maintenir et d’accroître la confiance du public dans l’intégrité des fonctionnaires », et « que la confiance dans les institutions publiques ne peut que profiter de la création de mécanismes efficaces de divulgation des actes répréhensibles et de protection des fonctionnaires divulgateurs, et de l’adoption d’un code de conduite du secteur public ».

[2]               Le 2 juillet 2014, le commissaire à l’intégrité du secteur public [le commissaire] a refusé d’ouvrir une enquête au sujet d’allégations de mauvaise conduite de la part d’employés de Santé Canada [la décision]. La mauvaise conduite, caractérisée par les alinéas 8a), c) et e) de la LPFDAR, est liée à cinq allégations d’actes répréhensibles. Selon le commissaire, quatre de ces allégations échappaient à sa compétence, puisqu’elles étaient antérieures au 15 avril 2007, soit la date à laquelle la LPFDAR est entrée en vigueur. Quant à la dernière allégation, le commissaire l’a rejetée au motif qu’on n’avait pas suffisamment prouvé la commission d’un acte répréhensible. Il s’agit du contrôle judiciaire de cette décision.

II.                Les faits

[3]               NorthRegentRx est une société canadienne dirigée par les demandeurs, Cheryl Anne Swarath, Jerome Mario Swarath, Carol Loverne Sheldon et Jody Baxmeyerby, qui agissent pour leur propre compte devant la Cour. En 2004, les demandeurs ont obtenu les droits de distribution au Canada et dans les Antilles sur Libidus, un supplément sous forme d’herbe médicinale qui stimule la circulation sanguine. NorthRegentRx a fait l’acquisition de Libidus en tant que produit final, sous forme de boîtes de dix comprimés sous emballage thermoformé, avant d’en faire la vente en gros à des magasins de suppléments alimentaires et d’autres produits de santé.

[4]               Les demandeurs ont affirmé que le 13 juillet 2006, M. Gustafson, un agent de l’Inspectorat de la Direction générale des produits de santé et des aliments de Santé Canada [l’Inspectorat], a communiqué avec eux pour faire le suivi d’une mise en garde sur la santé de la Food and Drug Administration des États-Unis [la FDA], qui prétendait que Libidus contenait de façon irrégulière de l’acétildénafil, une substance analogue au Viagra. Les demandeurs ont remis à l’agent de l’Inspectorat des résultats d’analyse de leur produit qui contredisaient l’affirmation de la FDA, mais l’agent a tout de même décidé d’envoyer le produit aux laboratoires de Santé Canada afin d’effectuer d’autres analyses.

[5]               Le 27 juillet 2006, l’agent de l’Inspectorat a appelé les demandeurs pour les informer que les analyses préliminaires de Santé Canada démontraient que le produit ne contenait pas d’acétildénafil, mais que d’autres analyses restaient à faire.

[6]               Le 25 août 2006, les demandeurs ont reçu une lettre de l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC], les informant qu’elle avait confisqué 450 unités de Libidus qui étaient en cours d’acheminement à NorthRegentRx.

[7]               Le 14 septembre 2006, NorthRegentRx a reçu une lettre de l’agent de l’Inspectorat, dans laquelle il l’avisait d’un rappel visant Libidus. Les demandeurs ont affirmé que NorthRegentRx a ensuite subi des pertes de 600 000 $ en termes de vente entre septembre 2006 et janvier 2007, en plus de la perte d’achalandage et de confiance de leurs clients qui a résulté de l’atteinte à leur crédibilité.

[8]               Les demandeurs prétendent que le 22 septembre 2006, l’agent de l’Inspectorat a donné la directive à une employée de Santé Canada, Val Huzel, de signer le registre de sortie pour les unités de Libidus saisies le 25 août 2006 et qui se trouvaient en possession d’une entreprise de messagerie, seulement pour les retourner trois heures plus tard. Les demandeurs soupçonnent que Mme Huzel a pu corrompre le produit au cours de l’interruption dans la chaîne de garde.

[9]               Le 29 septembre 2006, l’agent de l’Inspectorat a envoyé une lettre comportant les résultats d’analyse de Santé Canada sur le produit Libidus. Les demandeurs ont contesté ce rapport auprès de l’agent de l’Inspectorat, en argumentant que la preuve de Santé Canada [traduction« ressemblait de façon suspecte à deux photographies tirées de manuels scolaires ».

[10]           De plus amples renseignements ont été fournis dans un rapport de laboratoire du mois de mars 2007 et dans une lettre du 12 juillet 2007 provenant de l’agent de l’Inspectorat, dans laquelle celui-ci concluait que [traduction« l’analyse de laboratoire effectuée par Santé Canada a démontré que les échantillons de Libidus […] contenaient du vardénafil (dérivé de la pipéridine), un ingrédient non déclaré ». Ces documents ont également été contestés (Dossier du demandeur [DD], page 56). Le 12 juillet 2007, les demandeurs ont été avisés dans une lettre que Santé Canada avait pris possession des 450 unités de Libidus déjà confisquées par l’ASFC en raison d’infractions prétendues de NorthRegentRx à la Loi sur les aliments et drogues (LRC, 1985, c F-27) [la LAD] et au Règlement sur les aliments et drogues, (CRC, c 870) [DD, page 58].

[11]           En mars 2008, les demandeurs ont fait appel à J David Graham, un ancien chimiste en médicaments de Santé Canada, qui a conclu, contrairement aux rapports de Santé Canada, que [traduction] « l’analyse n’avait pas réussi à prouver la présence de piperidénafil et que la détermination de la quantité de piperidénafil était erronée » (DD, page 161). Les demandeurs ont également obtenu l’aide de leur député en janvier 2009, qui a écrit une lettre au ministre de la Santé afin de récupérer l’approbation réglementaire concernant Libidus.

[12]           Après avoir échoué à s’entendre avec les représentants de Santé Canada, notamment lors d’une rencontre en avril 2010, que les demandeurs avaient reportée afin d’avoir la possibilité de recueillir des preuves supplémentaires relatives à leur évaluation scientifique et au calcul de leurs pertes commerciales, une demande introductive d’instance en dommages et intérêts a été déposée en Cour fédérale.

[13]           Le juge Mosley a écarté la demande introductive d’instance pour absence de cause raisonnable d’action dans Swarath c Canada, 2014 CF 75, en concluant que :

[29] […] le lien entre les parties ne comporte aucune proximité qui justifierait l’imposition aux défendeurs d’une obligation de diligence qui consiste à s’assurer que leur examen des produits, et l’administration du régime réglementaire n’entraînent pas de pertes financières pour les demandeurs.

[14]           Le 31 mars 2014, les demandeurs ont déposé une divulgation d’acte répréhensible auprès du Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada. Le commissaire a résumé les observations des demandeurs en cinq allégations d’actes répréhensibles commis par divers employés de Santé Canada (dossier du défendeur [DDEF], page 10) :

1.      le défaut de révoquer une directive de stopper la vente de Libidus, même si les demandeurs avaient montré que le produit n’était pas contaminé par un médicament sur ordonnance;

2.      le défaut de suivre les procédures d’échantillonnage appropriées dans l’analyse de Libidus;

3.      une mauvaise gestion flagrante qui résulte de la fiabilité accordée à une démarche scientifique faussée pour établir la présence d’un médicament sur ordonnance non déclaré dans Libidus;

4.      le rappel de Libidus fondé sur des intérêts privés de l’agent de l’Inspectorat, qui est allé travailler pour un concurrent direct des demandeurs pendant deux ans après la conclusion de l’enquête sur Libidus, en juillet 2007. L’agent est revenu travailler à Santé Canada par la suite, ce qui, pour les demandeurs, crée l’apparence de conflits d’intérêts;

5.      la destruction de 450 boîtes de Libidus le 12 juillet 2007, sans le consentement des demandeurs.

[15]           Dans sa décision du 2 juillet 2014, le commissaire a refusé de se pencher sur les allégations de la divulgation, en concluant que les allégations nº 1 à 4 précitées étaient antérieures au 15 avril 2007, c’est-à-dire la date d’entrée en vigueur de la LPFDAR. Par conséquent, le commissaire a constaté qu’il n’avait pas la compétence pour statuer sur les quatre premières allégations.

[16]           Le commissaire a donc rendu une décision substantive uniquement quant à la dernière allégation. En ce qui concerne cette cinquième allégation, le commissaire a conclu qu’il y avait absence de preuves concluantes de la destruction des 450 unités du produit saisi. Dans tous les cas, même si ces unités ont été détruites, il a conclu que le consentement de l’entreprise de messagerie, UPS, qui était en possession des boîtes depuis la saisie, aurait constitué une autorisation suffisante en vertu de la loi pour détruire le produit adéquatement. Le commissaire a conclu que, puisque les demandeurs n’avaient pas fourni d’information laissant croire que UPS n’avait pas consenti à la destruction, il n’y avait aucune raison de croire que les fonctionnaires de Santé Canada avaient contrevenu au paragraphe 27(1) de la LAD. Par conséquent, le commissaire n’avait aucune raison de conclure qu’un acte répréhensible avait été commis au sens de l’article 33 de la LPFDAR.

III.             Les questions préliminaires

[17]           Il y a deux questions préliminaires à trancher avant d’évaluer le caractère raisonnable de la décision du commissaire.

[18]           En premier lieu, à la demande du défendeur, et suivant la directive à l’audience, je permets que l’intitulé de l’affaire soit modifié en remplaçant le Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada par le Procureur général du Canada, en vertu du paragraphe 303(2) des Règles des Cours fédérales (DORS/98-106).

[19]           Deuxièmement, trois jours avant l’audience, les demandeurs ont présenté une requête en autorisation de déposer un affidavit et une preuve supplémentaires. À l’audience, après l’argumentation sur cet élément, j’ai informé les parties au litige que je prendrais la décision en délibéré quant à l’admission de cette preuve.

[20]           Comme la Cour d’appel fédérale l’a souligné dans l’arrêt Mazhero c Conseil canadien des relations industrielles, 2002 CAF 295, au paragraphe 5, « le pouvoir discrétionnaire de la Cour de permettre le dépôt de documents additionnels devrait être exercé avec une grande circonspection » (voir aussi l’arrêt Boshra c Association canadienne des employés professionnels, 2010 CAF 72, au paragraphe 3). Je partage l’opinion du défendeur selon laquelle la preuve additionnelle, qui découle d’une demande d’accès à l’information et qui n’a pas été présentée au commissaire, est peu pertinente à savoir si le commissaire a exercé son pouvoir discrétionnaire raisonnablement quant au dossier devant lui (Forest Ethics Advocacy Association c Office national de l’énergie, 2014 CAF 88, au paragraphe 10 [Forest Ethics]). Le court délai dont le défendeur a bénéficié pour examiner la preuve supplémentaire était également préjudiciable (Forest Ethics, au paragraphe 12). Par conséquent, je rejette la requête et je procéderai à l’instance sur la base d’une demande de contrôle judiciaire comme elle a été présentée au départ.

IV.             Les questions en litige

[21]           Le présent contrôle judiciaire porte sur les questions suivantes :

a)      La décision du commissaire d’écarter les quatre premières allégations antérieures à la date d’entrée en vigueur de la LPFDAR était-elle raisonnable?

b)      La décision relative à la cinquième allégation était-elle raisonnable?

V.                La norme de contrôle

[22]           Dans l’arrêt phare Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a conclu qu’il devrait être présumé que les tribunaux appliquent le critère de la décision raisonnable lors de contrôles judiciaires de décisions administratives (arrêt Dunsmuir, au paragraphe 146). Cela signifie que la Cour doit examiner si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

[23]           Dans leur avis de requête, les demandeurs affirment que le [traduction] « Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada a refusé d’exercer son pouvoir, contrevenant ainsi à un principe d’équité procédurale et ne tenant pas compte d’éléments de preuve ». Les manquements à l’équité procédurale sont examinés en fonction de la norme de la décision correcte afin de s’assurer que les parties bénéficient d’une possibilité significative de faire valoir leur point de vue entièrement et équitablement (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Uniboard Surfaces Inc. c Kronotex Fussboden GmbH, 2006 CAF 398, au paragraphe 7; Agnaou c Canada (Procureur général), 2015 CAF 30, au paragraphe 36 [Agnaou]).

[24]           Toutefois, la nature des prétentions des demandeurs devant la Cour indique que leurs préoccupations visent le fond de la décision, c’est‑à-dire la question de savoir s’il était raisonnable pour le commissaire de refuser d’enquêter sur les actes répréhensibles prétendus, plutôt que celle de savoir si les demandeurs ont eu la possibilité significative de soumettre leurs arguments entièrement et équitablement au commissaire.

[25]           Dans l’affaire Syndicat des services du grain (SIDM-Canada) c Freisen, 2010 CAF 339, la Cour d’appel fédérale a exercé un contrôle judiciaire d’une décision du Conseil canadien des relations industrielles, à la suite duquel elle a conclu qu’une convention collective n’avait pas été conclue au moment de la présentation de la demande visant à révoquer l’accréditation d’un syndicat (Services du grain, au paragraphe 3). Le juge Mainville, au nom de la Cour unanime, a statué que la conclusion de la Commission à propos de l’existence d’une convention collective reposait sur son interprétation du Code canadien du travail et sur la norme de la décision raisonnable (Services grain, aux paragraphes 30 et 31).

[26]           De façon similaire, dans l’affaire en l’espèce, le commissaire a interprété la LPFDAR, sa loi habilitante, afin de déterminer si la date de quatre des cinq actes répréhensibles allégués relevait de la portée de la Loi. J’appliquerais le critère de la décision raisonnable pour trancher ces questions.

[27]           J’appliquerai également le critère de la décision raisonnable à mon évaluation de la décision du commissaire en ce qui concerne la cinquième allégation, qui a été examinée sur le fond, étant donné que la Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont conclu que cette norme s’applique aux décisions discrétionnaires du commissaire de ne pas enquêter sur des actes répréhensibles (Agnaou, aux paragraphes 25 et 35); Detorakis c Canada (Procureur général), 2010 CF 39, aux paragraphes 15 et 16; Agnaou c Canada (Procureur général), 2014 CF 86, au paragraphe 19 [Agnaou CF]).

VI.             Analyse

A.                La décision du commissaire d’écarter les quatre premières allégations antérieures à la date d’entrée en vigueur de la LPFDAR était-elle raisonnable?

[28]           Les demandeurs soumettent deux arguments concernant la décision du commissaire de ne pas examiner quatre de leurs cinq allégations parce que les allégations ont eu lieu avant que la LPFDAR n’entre en vigueur.

[29]           Le premier est que la LPFDAR, qui a reçu la sanction royale le 25 novembre 2005 et qui est entrée en vigueur le 15 avril 2007 (article 60), avait pour but de remplacer la politique du Conseil du Trésor intitulée Politique sur la divulgation interne d’information concernant des actes fautifs, et ainsi s’assurer de la continuité des enquêtes de façon fluide. Bref, alors que la compétence du commissaire a changé, il aurait conservé sa capacité à mener des enquêtes (DD, page 221, paragraphe 11).

[30]           En second lieu, selon les demandeurs, les allégations contenaient un élément permanent, comme l’indiquait la dernière lettre de l’agent de l’Inspectorat confirmant que le rappel s’est terminé le 12 juillet 2007, soit près de trois mois après l’ouverture du Commissariat. Ainsi, la nature continue de ces allégations les soumettrait à l’application de la LPFDAR.

[31]           En ce qui concerne le premier argument, l’article 54.3 de la LPFDAR est une disposition transitoire qui traite des divulgations faites à l’époque du régime de la politique du Conseil du Trésor intitulée Politique sur la divulgation interne d’information concernant des actes fautifs :

54.3     Toute divulgation engagée, à l’entrée en vigueur du présent article, aux termes de la politique du Conseil du Trésor intitulée Politique sur la divulgation interne d’information concernant des actes fautifs est continuée conformément à la présente loi.

[32]           Le dossier n’indique pas que les demandeurs ont déposé de plainte au titre de la politique du Conseil du Trésor intitulée Politique sur la divulgation interne d’information concernant des actes fautifs. Puisque les demandeurs ont déposé leurs plaintes auprès du commissaire après l’entrée en vigueur de la LPFDAR, l’article 54.3 ne s’applique pas dans ces circonstances.

[33]           Deuxièmement, il existe une présomption en common law selon laquelle l’application des lois n’est pas rétroactive, sauf dans les cas où l’inverse est écrit expressément ou est implicitement requis par le libellé de la loi (Gustavson Drilling (1964) Ltd c M.N.R., [1977] 1 RCS 271, au paragraphe 279 [Gustavson]; Colombie-Britannique c Imperial Tobacco Canada Ltée, 2005 CSC 49, au paragraphe 69). La Cour n’a pas vu de clause explicite ni la présence d’ambiguïté dans la LPFDAR qui pourrait servir à réfuter cette présomption.

[34]           La question du moment auquel les quatre actes répréhensibles se sont manifestés est une question mixte de fait et de droit, à laquelle la Cour doit faire preuve de déférence (Smith c Alliance Pipeline Ltd, 2011 CSC 7, au paragraphe 26; Rennie c VIH Helicopters Ltd, 2015 CAF 25, au paragraphe 15).

[35]           Certes, le commissaire a pris acte des observations des demandeurs, pour qui la nature du comportement fautif allégué de Santé Canada, notamment son défaut de prouver la présence de médicaments d’ordonnance non déclarés dans Libidus et son défaut de révoquer la directive de stopper la vente de Libidus, était continue en soi, et tombait donc dans la portée de la LPFDAR (DDEF, page 8).

[36]           Le commissaire a néanmoins conclu que [traduction] « chacun de ces incidents a eu lieu avant le 15 avril 2007, moment où la loi a officiellement été promulguée comme loi fédérale ». À mon avis, le décideur compte, parmi l’éventail d’options raisonnables qui s’offrent à lui, celle d’établir que certains comportements vils allégués n’étaient pas de nature permanente simplement parce que des échanges épistolaires administratifs occasionnels ont eu lieu après qu’on se soit rendu compte des quatre premiers actes répréhensibles allégués.

[37]           Par conséquent, je conclus que la décision du commissaire de refuser d’enquêter sur les quatre premières allégations à cause de l’absence de compétence est raisonnable, car chacune d’elle peut être attribuable à des incidents survenus entre le mois d’août et le mois de septembre 2006, soit avant l’entrée en vigueur de la LPFDAR.

B.                 La décision était-elle autrement raisonnable?

[38]           Selon la dernière allégation, pour laquelle le commissaire a reconnu sa compétence, l’agent de l’Inspectorat aurait contrevenu au paragraphe 27(1) de la Loi sur les aliments et drogues le 12 juillet 2007, lorsqu’il a demandé de détruire 450 unités de Libidus sans le consentement des demandeurs. Le paragraphe 24(1) de la Loi sur les aliments et drogues est écrit en ces termes :

27(1) Le propriétaire ou le dernier possesseur de l’article saisi en application de la présente partie peut consentir à sa destruction. L’article est dès lors confisqué au profit de Sa Majesté et il peut en être disposé, notamment par destruction, conformément aux instructions du ministre ou du ministre de l’Agriculture et de l’Agroalimentaire.

[39]           Le commissaire a décidé qu’aucune information ne donnait à penser que les unités avaient bel et bien été détruites et que, dans tous les cas, il y avait pas eu acte répréhensible, puisque l’entreprise de messagerie pouvait donner le consentement nécessaire à la destruction du produit (DDEF, page 9). Par conséquent, il n’y a pas eu contravention à l’alinéa 8a) de la LPFDAR, qui est ainsi rédigé :

8. La présente loi s’applique aux actes répréhensibles ci-après commis au sein du secteur public ou le concernant :

a) la contravention d’une loi fédérale ou provinciale ou d’un règlement pris sous leur régime, à l’exception de la contravention de l’article 19 de la présente loi[.]

[40]           À la suite de l’audience dans cette affaire, les deux parties ont été invitées à soumettre d’autres observations sur ce que constitue un acte répréhensible au sens du paragraphe 8a) de la LPFDAR.

[41]           Voici comment les demandeurs ont défini la notion d’acte répréhensible dans leurs observations du 1er avril 2015 : [traduction] « Une erreur est une erreur de jugement… un acte répréhensible est le fait de continuer à poser un acte qu’on sait être une erreur ».

[42]           Le défendeur a répondu qu’un acte répréhensible est déterminé par [traduction« le fait qu’il y a eu manquement ou contravention à une loi ou à un règlement ». Il a ensuite ajouté que même si un manquement à une loi ou à un règlement tombait techniquement dans la portée de l’alinéa 8a) de la LPFDAR, le commissaire conserverait le pouvoir discrétionnaire de refuser de faire enquête au sujet d’un acte répréhensible au sens de 24b) si l’objet de l’enquête n’était pas suffisamment important.

[43]           À mon avis, je dispose de peu de preuves indiquant qu’une contravention au paragraphe 27(1) de la Loi sur les aliments et drogues occasionnée par la destruction de 450 unités de Libidus par Santé Canada a eu lieu en l’espèce.

[44]           Dans ses motifs, le commissaire a reconnu que les boîtes de Libidus avaient été transférées afin d’être détruites, mais il a conclu [traduction] « qu’il n’y a pas d’information suggérant que le produit avait bel et bien été détruit ». À l’audience, les demandeurs ont admis qu’ils n’avaient pas de preuve qui laissait entendre le contraire.

[45]           À ce jour, on ignore toujours l’état de ces boîtes. Néanmoins, comme le défendeur l’a soulevé dans ses observations supplémentaires, la lettre de Santé Canada informant les demandeurs que les unités de Libidus seraient mises au rebut afin d’être détruites n’équivaut pas à demander qu’elles soient détruites. En d’autres mots, puisqu’il est possible que la demande de destruction n’ait pas encore été produite, il est possible que la cinquième allégation d’acte répréhensible ne se soit pas encore réalisée.

[46]           La question du présent contrôle judiciaire est donc, compte tenu de l’état incertain des choses, de savoir s’il était raisonnable pour le commissaire de conclure qu’il n’y avait pas de preuve d’acte répréhensible. En venant à ma conclusion, je dois me restreindre au dossier de preuves dont disposait le décideur administratif (Delios c Canada (Procureur général), 2015 CAF 117, au paragraphe 42 [Delios]).

[47]           Dans l’arrêt Agnaou, la Cour d’appel fédérale a mis l’accent sur le grand pouvoir discrétionnaire du commissaire au moment de décider ou non de faire enquête (Agnaou, aux paragraphes 66 et 70). À la lumière de l’insuffisance de la preuve soumise au commissaire sur la destruction des boîtes par Santé Canada, je ne puis affirmer que le choix du commissaire de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire d’enquête est déraisonnable.

[48]           Le commissaire a également noté, subsidiairement, que si les boîtes de Libidus ont été détruites, cette opération a été effectuée avec la permission d’UPS, et que cela suffirait à constituer un consentement au sens du paragraphe 27(1) de la Loi sur les aliments et drogues. Étant donné qu’on n’a pas soumis de jurisprudence quant aux exigences légales sur l’obtention du consentement au titre de cette disposition, et qu’on n’a pas débattu de la question devant moi, cette conclusion juridique pourrait être confirmée ou invalidée. Pour répondre à cette question juridique, la décision alléguée de Santé Canada de demander la destruction des boîtes devrait faire l’objet d’un contrôle judiciaire. Le contrôle judiciaire en l’espèce n’est pas l’instance convenable pour soumettre ces actions à un contrôle judiciaire, parce que l’instance actuelle ne porte pas sur les actions de Santé Canada, mais plutôt sur la décision du commissaire de refuser d’enquêter sur des allégations d’actes répréhensibles.

[49]           En soulevant qu’il est possible qu’on n’ait pas techniquement contrevenu à la Loi sur les aliments et drogues, je veux dire que le commissaire a tiré une conclusion implicite ou, pour reprendre les termes de l’article 33 de la LPFDAR, qu’il n’était pas « d’avis sur le fondement de motifs raisonnables, que l’intérêt public le command[ait] [de] faire enquête ». En d’autres mots, il n’y a aucune preuve que Santé Canada a contrevenu à la Loi sur les aliments et drogues en détruisant les biens contestés, et, même si c’était le cas, elle l’a fait dans le cadre d’un exercice d’interprétation de la loi de bonne foi.

[50]           Dans l’affaire Chopra c Canada (Procureur général), 2014 CAF 179, aux paragraphes 33 et 59, la Cour d’appel fédérale a confirmé une conclusion de fait implicite similaire du juge de première instance lors d’un contrôle judiciaire d’une décision relative à la LPFDAR. En première instance, le juge Scott (tel qu’il était alors) a conclu que le Commissariat à l’intégrité du secteur public avait constaté implicitement que toutes les conditions nécessaires à l’application de l’alinéa 24(1)e) avaient été remplies, même si le commissaire n’en avait pas fait un examen explicite dans ses motifs (Chopra c Canada (Procureur général), 2013 CF 644, aux paragraphes 81 et 82).

[51]           En l’espèce, il aurait été préférable pour le Commissaire de rendre explicite ce cheminement logique. Toutefois, comme la Cour suprême du Canada l’a fait remarquer dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve‑et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16 [Newfoundland Nurses], « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ».

[52]           Comme le commissaire l’a clairement déclaré à de multiples reprises, il ne croyait pas que des actes répréhensibles au sens des articles 2 et 8 de la LPFDAR ont eu lieu dans cette affaire. En examinant le dossier, je ne trouve pas suffisamment de preuves qui justifient d’infirmer la décision du commissaire, étant donné qu’il ne semble pas que le commissaire a négligé une preuve cruciale ou qu’il a tiré des conclusions contraires à la preuve qu’on lui a soumise (Delios, au paragraphe 27). L’arrêt Newfoundland Nurses fait une mise en garde contre les juges qui attachent un caractère définitif à certaines omissions (en l’espèce, qu’il n’y avait pas de motifs raisonnables justifiant une enquête) devant une conclusion qui est pourtant raisonnable (Newfoundland Nurses, aux paragraphes 15 à 17).

VII.          Conclusion

[53]           Bien que j’éprouve de la sympathie envers les demandeurs à cause des pertes financières causées par les procédures de Santé Canada à l’endroit de Libidus, je ne vois aucune preuve dans le dossier qui donne à penser que des employés de Santé Canada ont agi de manière inconvenante ou malveillante. Conséquemment, j’estime raisonnable la décision du commissaire de ne pas enquêter sur les allégations des demandeurs, et je rejette la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.      La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.      Il n’y a pas de question soumise pour certification.

3.      L’intitulé de l’affaire sera modifié en remplaçant le Commissariat à l’intégrité du secteur public du Canada par le Procureur général du Canada.

4.      Je conclus en réitérant mon appréciation de l’exposé habile et impressionnant que Mme Swarath a livré à la Cour au nom des demandeurs. Étant donné les circonstances, aucuns dépens ne seront adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice-conseil


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1692-14

 

INTITULÉ :

CHERYL ANNE SWARATH ET AL c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

WINNIPEG (MANITOBA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 26 MARS 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE J. DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Cheryl Anne Swarath

En son propre nom et celui des demandeurs

 

Pour les demandeurs

 

Dhara Drew

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Agissant pour leur propre compte

 

POUR LES DEMANDEURS

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Winnipeg (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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