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Date : 20150820


Dossier : IMM-6295-14

Référence : 2015 CF 994

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 20 août 2015

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

MARTIA ALTHIA ALLEN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT MODIFIÉ

I.                   Aperçu

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision (la décision) de la Section d’appel des réfugiés (SAR) qui confirmait la décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR), rendue au titre de l’alinéa 111(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (LC 2001, c 27) (la Loi), statuant que la demanderesse n’avait pas qualité de réfugiée au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. La SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse à la suite de ses conclusions quant à la crédibilité et du fait que la demanderesse n’avait pas réussi à réfuter la présomption de la protection de l’État. En appel, la SAR est arrivée à sa conclusion « uniquement sur sa constatation raisonnable quant à la protection de l’État » et elle a estimé qu’« il n’est pas nécessaire que la SAR examine ou commente les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité ou à la présentation tardive de la demande d’asile de l’appelante » (dossier de la demanderesse (DD), à la page 16).

[2]               À mon avis, la SAR a commis une erreur en omettant d’effectuer un examen indépendant de la preuve documentaire sur la protection de l’État. Au lieu d’analyser elle-même cette preuve, la SAR a examiné les conclusions de la SPR avec déférence, selon le critère de la décision raisonnable. Comme la Cour l’a conclu à maintes reprises et comme je l’ai indiqué dans mes motifs à l’appui de la décision Brodrick c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 491, au paragraphe 33 [Brodrick], il ne convient pas que la SAR exerce les fonctions de contrôle judiciaire (Geldon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 374, au paragraphe 10; Green c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 536, au paragraphe 26 [Green]; Ngandu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 423, au paragraphe 30).

[3]               Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision est déraisonnable et je renvoie l’affaire à la SAR pour qu’un tribunal différemment constitué rende une nouvelle décision.

II.                Faits

[4]               La demanderesse est une citoyenne de la Jamaïque. Lors de l’élection générale tenue dans ce pays, elle était secrétaire de bureau de vote dans une circonscription dans laquelle le People’s National Party (PNP) et le Jamaican Labour Party (JLP) se faisaient la lutte. Elle allègue que les deux partis avaient recruté des gangs criminels locaux dirigés par des caïds pour influencer l’issue du scrutin. L’une de leurs méthodes consistait à fournir aux membres de leur gang respectif les pièces d’identité d’électeurs décédés afin qu’ils puissent déposer des bulletins frauduleux et gonfler le nombre de votes recueillis par le candidat de leur choix.

[5]               Madame Allen a résidé toute sa vie dans la circonscription dans laquelle elle était secrétaire du bureau de vote; elle a refusé de collaborer à ces arnaques et elle a renvoyé les électeurs frauduleux. En conséquence, elle allègue avoir fait l’objet de menaces et de harcèlement de la part des gangs associés tant au PNP qu’au JLP; ceux-ci voulaient faire d’elle un exemple afin de dissuader d’autres personnes d’agir de la même façon lors de scrutins à venir (DD, à la page 18).

[6]               La demanderesse assure qu’elle a signalé à la police le harcèlement qu’elle subissait de la part des gangs criminels, mais elle ajoute que les policiers se sont contentés de recueillir sa déposition et n’ont rien fait de plus. En outre, la rumeur courait qu’elle était devenue une « informatrice », ce qui exacerbait le danger auquel elle était exposée, compte tenu des violences infligées aux personnes accusées d’aider les forces de l’ordre. Si elle retournait en Jamaïque, la demanderesse craint qu’elle serait [traduction« abattue et tuée immédiatement par des membres des gangs de caïds du PNP et du JLP » (DD, à la page 26).

[7]               La demanderesse a demandé un visa de résidente temporaire au Canada, qui lui a été délivré le 5 juin 2012, et elle est arrivée au Canada le 26 juin 2012. Elle a fait sa demande d’asile sous-jacente le 28 janvier 2014.

III.             Analyse

[8]               La demanderesse fait valoir (i) que la Cour devrait remplacer le choix que la SAR a fait de sa norme de contrôle relativement à la SPR (que la demanderesse a judicieusement qualifiée de [traduction« norme d’intervention ») par le critère de la décision correcte et (ii) que la SAR a commis une erreur en adoptant comme norme le critère de la décision raisonnable pour examiner les conclusions de la SPR au sujet de la protection de l’État. Le défendeur conteste ces deux arguments et soutient qu’en tout état de cause, les motifs de la SAR démontrent qu’elle a pris en compte de manière indépendante la preuve dont elle était saisie.

A.                La Cour devrait-elle réviser le choix par la SAR du critère de la décision correcte comme norme d’intervention?

[9]               Comme je l’ai mentionné à l’audience, je ne pense pas non plus qu’il soit nécessaire, pour statuer en l’espèce, que je me prononce sur la norme de contrôle de la Cour lorsqu’il s’agit d’examiner le choix par la SAR de sa norme d’intervention et ce, pour deux raisons.

[10]           Premièrement, comme je l’expliquerai ci-après, peu importe si la Cour décide que sa norme de contrôle à l’égard du choix par la SAR de sa norme d’intervention devrait être celle de la décision raisonnable ou celle de la décision correcte, cette décision ne changerait rien en fin de compte à l’issue de la cause, étant donné que, comme je l’expliquerai ci-après, selon l’une ou de l’autre de ces normes, le choix par la SAR du critère de la décision raisonnable comme norme d’intervention est inapproprié (Green, aux paragraphes 25 et 26; Meilina c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1233, au paragraphe 9).

[11]           Deuxièmement, j’ai récemment fait part de mes réflexions sur cette question dans la décision Brodrick, aux paragraphes 23 à 29, lorsque j’ai conclu que, compte tenu du seuil plus élevé qui est exigé pour réfuter la présomption voulant que le critère de la décision raisonnable s’applique lors du contrôle judiciaire des exercices d’interprétation législative d’une loi constitutive, quand la Cour examine le choix par la SAR de sa norme d’intervention, c’est le critère de la décision raisonnable qui s’applique. Je ne vois aucune raison déterminante de m’écarter de mes conclusions sur cette question. De plus, tout commentaire supplémentaire risque de ne pas avoir une grande valeur, étant donné que la Cour d’appel fédérale se penchera sur l’affaire quand elle instruira le pourvoi en appel de la décision Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 799 [Huruglica].

B.                 La SAR a-t-elle commis une erreur en adoptant la norme de la décision raisonnable pour réviser les conclusions de la SPR quant à la protection de l’État?

[12]           Les motifs de la SAR sont parsemés de termes qui donnent à penser que le tribunal a examiné avec retenue les conclusions de la SPR quant à la protection de l’État en Jamaïque. En fait, voici ce que la SAR a dit explicitement :

[13]      L’appelante soutient également que la SPR a commis des erreurs en évaluant la protection de l’État offerte à la Jamaïque. Ces erreurs portent sur une question mixte de fait et de droit. La norme de contrôle appropriée à appliquer à ces questions est celle de la décision raisonnable. (DD, page 9)

[13]           Les juges de la Cour ont indiqué à plusieurs reprises que le critère de la décision raisonnable n’est pas la bonne norme d’intervention que la SAR doit appliquer lorsqu’elle examine des conclusions mixtes de fait et de droit qui ne concernent pas l’appréciation de la crédibilité (Huruglica, au paragraphe 54; Kurtzmalaj c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1072, aux paragraphes 33 et 34 [Kurtzmalaj]; Meilina, aux paragraphes 1 et 10 à 12).

[14]           À moins que le défendeur puisse démontrer qu’une analyse indépendante a réellement été effectuée ou que les conclusions sont d’une certaine façon sans grandes conséquences, le défaut d’apprécier la preuve à l’égard d’une question juridique, comme la disponibilité de la protection de l’État ou d’une possibilité de refuge intérieur, équivaut à une erreur susceptible de contrôle (Huruglica, aux paragraphes 54 à 56; Kurtzmalaj, au paragraphe 40; Brodrick, au paragraphe 36).

C.                 Les motifs de la SAR démontrent-ils qu’elle a apprécié indépendamment la preuve sur la protection de l’État?

[15]           Une bonne partie de l’audience a été consacrée à l’argumentation qui, à mon avis, est au cœur de cette affaire : même s’ils sont censés reposer sur l’application de la norme de la décision raisonnable, les motifs indiquent-ils que la SAR a vraiment apprécié elle‑même la preuve de façon indépendante (Hossain c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 312, au paragraphe 30)?

[16]           Il est vrai que la SAR a cité un passage d’un rapport du Département d’État des États-Unis concernant les élections de 2011 qui mentionnait que [traduction« [c]ontrairement au passé, toutefois, l’activisme de la société civile et les pressions du secteur privé, des églises et des défenseurs des droits de l’homme ont rendu difficile pour les deux partis de continuer leurs pratiques antérieures d’intimidation, de manque de transparence et de jeux de coulisses » (DD, à la page 14). Toutefois, la SPR avait cité exactement le même extrait dans ses motifs (DD, à la page 52). De plus, la SAR a entériné les conclusions tirées par la SPR d’un rapport de Freedom House selon lequel les liens entre les politiciens et le crime organisé a récemment fait l’objet d’une plus grande attention. À mes yeux, cette correspondance des motifs n’indique pas que la SAR a effectué un examen indépendant de la preuve documentaire, dans la mesure où elle s’est contentée de passer en revue les évaluations de la SPR.

[17]           Je suis bien conscient du fait que le même rapport Freedom House mentionné plus haut accordait à la Jamaïque une note de 2 en ce qui concerne les droits politiques en 2013 (1 étant la meilleure note possible et 7, la pire). Toutefois. comme la demanderesse le fait remarquer, d’autres extraits de la preuve documentaire indiquent que les circonstances entourant un scrutin laissent planer le doute. À titre d’exemple, dans le même rapport Freedom House que cite la SPR, un paragraphe distinct indique ce qui suit :

[traduction] Des gangs criminels puissants dans certains quartiers urbains continuent d’influer sur la participation électorale en contrepartie de faveurs politiques, ce qui a remis en question la légitimité des résultats du scrutin dans ces secteurs.

[18]           Il n’appartient pas à la Cour de faire concorder des preuves contraires afin d’arriver à des conclusions factuelles sur le caractère adéquat de la protection de l’État : le Parlement avait prévu que cela revienne à la SPR et la SAR. En s’acquittant de cette tâche, la SAR ne devrait pas se contenter d’avaliser à distance les conclusions de la SPR, mais elle devrait fournir des motifs convaincants qui permettent à la Cour, au moment du contrôle judiciaire, d’établir quelle preuve la SAR elle-même a jugée convaincante et de suivre la logique de son raisonnement (Lemus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CAF 114, au paragraphe 38).

[19]           Le défendeur fait en outre valoir que les motifs de la SAR montrent qu’elle a examiné d’un œil neuf la preuve fournie par la demanderesse – laquelle affirmait avoir fait une déposition à la police et que celle-ci aurait prétendument refusé d’agir par la suite –, mais elle l’a jugée non convaincante. La SAR a signalé une nuance entre le formulaire Fondement de la demande d’asile de la demanderesse, dans lequel celle-ci a indiqué que [traduction« [i]l est impossible de distinguer les bons agents de police des mauvais », et un affidavit produit ultérieurement dans lequel elle a affirmé [traduction« je me suis rendue au poste de police de Stony Hill et j’ai signalé l’incident, mais la police a refusé d’intervenir ».

[20]           Voici ce que la SAR a conclu :

[26] En se fondant sur la propre preuve de l’appelante, la SAR conclut que les policiers souhaitaient aider cette dernière. En effet, ils ont pris note des menaces proférées. Aucun élément de preuve convaincant présenté à la SPR ou à la SAR ne permet de conclure que les policiers ont refusé de recevoir sa plainte. La SAR remarque que l’appelante a avancé d’autres explications pour justifier ses allégations selon lesquelles elle ne pouvait se prévaloir de la protection de la police à la Jamaïque. Cette question a été examinée en détail à l’audience, et l’appelante a eu l’occasion de répondre aux questions de la SPR et de son conseil. L’appelante ne peut se servir des arguments pour combler les lacunes et ainsi expliquer les problèmes relevés dans son témoignage. (Non souligné dans l’original.)

[21]           À mon avis, le fait de relever ces incohérences ne suffit pas à racheter la décision pour deux motifs. Premièrement, la SAR a clairement mentionné qu’il n’était pas nécessaire pour elle de se prononcer ni de se pencher sur les conclusions défavorables de la SPR quant à la crédibilité et qu’elle était arrivée à sa conclusion uniquement sur la question de la protection de l’État. Deuxièmement, même si j’accorde du poids à la conclusion de la SAR au paragraphe 26 plus haut (même si la SAR a décidé de ne pas remettre en question la crédibilité), le fait de déposer un rapport de police n’est pas une exigence de la loi en matière de protection des réfugiés, comme l’a clairement exprimé le juge Zinn dans la décision Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 421 :

[8]        Dans sa décision, la Commission a conclu que les demandeurs n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État, car ils n’avaient pas fourni suffisamment d’information après les diverses agressions pour permettre à la police d’enquêter correctement et d’appréhender les agresseurs, et n’avaient pas déposé de plainte auprès d’une quelconque autorité de l’État pour indiquer qu’ils n’étaient pas satisfaits de l’intervention de la police.

[…]

[13]      [La] seule conclusion possible est que la Commission a tranché en se fondant sur les tentatives qu’avaient faites les demandeurs pour obtenir l’aide de la police, et qu’elle a perdu de vue la vraie question de savoir si la protection de l’État est adéquate en Hongrie.

[14]      L’importance que la Commission a accordée aux démarches de ces demandeurs soulève la difficulté suivante : selon la preuve au dossier, les demandeurs étaient persécutés par les membres d’un mouvement de droite, qui perpétraient aveuglément des actes de violence et de harcèlement. Par conséquent, on peut se demander : « Est-ce que les choses auraient changé si les demandeurs avaient signalé les incidents à la police et l’avaient relancée avec plus de diligence, et que les responsables des divers actes de violence avaient été arrêtés? » D’après le dossier, la réponse est non. À tout le moins, les choses auraient très peu changé : la persécution dirigée contre les Roms en Hongrie est généralisée et, la plupart du temps, systématique. L’État n’offrirait donc pas plus de « protection » qu’avant les actes de persécution particuliers. [Non souligné dans l’original.]

[22]           Autrement dit, même si la volonté des policiers de recevoir une déposition est un indice que la protection de l’État est adéquate, l’analyse ne peut pas s’arrêter là. La SAR doit encore se demander si la protection offerte par l’État au demandeur est adéquate dans les circonstances. La SAR doit prendre cette décision indépendamment de la SPR, ce qu’elle n’a pas fait en l’espèce.

[23]           Je constate que madame la juge Kane, dans la décision Green, est arrivée récemment à une conclusion semblable concernant une analyse inadéquate de la protection de l’État pour les demandeurs d’asile jamaïcains (Green, au paragraphe 43).

IV.             Conclusion

[24]           En raison de ces erreurs, je renvoie l’affaire à la SAR pour qu’elle prenne une nouvelle décision. Certes, la SAR pourrait arriver au même résultat au bout du compte, mais on ne doit pas priver la demanderesse d’un appel en bonne et due forme dont elle peut se prévaloir en vertu de la loi (Aloulou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1236, au paragraphe 70).

JUGEMENT

LA COUR STATUE que

1.      La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2.      L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour qu’il rende une nouvelle décision sur l’appel de la demanderesse.

3.      Aucuns dépens ne sont octroyés et il n’y a aucune question à certifier.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Pierre Ballard, LL.L., traducteur agréé


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6295-14

INTITULÉ :

MARTIA ALTHIA ALLEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 JUIN 2015

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DU JUGEMENT ET
DES MOTIFS
 :

LE 20 AOÛT 2015

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

POUr La demanderesse

David Cranton

POUr Le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUr La demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUr Le défendeur

 

 

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