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Date : 20150626

Dossier : IMM‑4967‑14

Référence : 2015 CF 795

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 juin 2015

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

BELINDA ANTOINE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Belinda Antoine [ci‑après la demanderesse] a présenté une demande de contrôle judiciaire sous le régime de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [ci‑après la LIPR]. La demanderesse conteste un examen des risques avant renvoi [ci‑après l’ERAR] réalisé par une agente d’immigration principale [ci‑après l’agente], qui a tranché que la demanderesse n’est pas une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

II.                Contexte

[3]               La demanderesse est une citoyenne de Sainte‑Lucie. Les observations qu’elle a présentées à l’appui de sa demande d’ERAR font état des faits suivants :

               La demanderesse vivait avec son époux, dans une relation de violence, à Castries, à Sainte‑Lucie. Les agressions, tant verbales que physiques, ont commencé en 1988. Son époux l’a invectivée, bousculée et lui a assené des coups de poing et de pied. À une occasion, il l’a même frappée au dos avec une pierre.

               En 2008, la demanderesse a été forcée de transporter illégalement des drogues de Sainte‑Lucie jusqu’en Angleterre. Elle a été arrêtée par les douaniers britanniques et reconnue coupable de trafic de drogues. La demanderesse a été condamnée à une peine d’emprisonnement de 52 mois et elle a purgé 18 mois de cette peine.

               Pendant son emprisonnement, la demanderesse a pris pleinement conscience de son attirance sexuelle à l’égard des femmes. Elle était attirée par les femmes depuis son adolescence, mais c’est à ce moment-là qu’elle a commencé à s’identifier comme bisexuelle.

               En août 2009, la demanderesse a été libérée de prison et déportée d’Angleterre vers Sainte‑Lucie. Elle est retournée au domicile qu’elle partageait avec son époux. La violence a repris, et, en octobre 2009, l’époux de la demanderesse l’a frappée avec un bâton, lui fracturant le bras. La demanderesse a subi une dépression et entretenu des pensées suicidaires, et elle a finalement dû être hospitalisée.

               Tout au long de ce calvaire, la demanderesse a été épaulée par un réseau d’amis. En 2011, son amitié avec une femme s’est transformée en une relation sexuelle régulière. L’époux de la demanderesse l’a surprise en train d’avoir une relation sexuelle avec sa petite amie. Il a agressé la demanderesse physiquement et verbalement, lui proférant parfois des injures homophobes. Il a menacé de la tuer.

               La demanderesse était terrifiée. Elle a appris que la communauté locale était au courant de sa relation homosexuelle, et elle estimait que sa vie était en danger à Sainte‑Lucie. Grâce à l’aide d’un ami, la demanderesse a acheté un billet d’avion pour se rendre au Canada.

               La demanderesse a quitté Sainte‑Lucie et est arrivée au Canada le 15 septembre 2011. Elle a présenté une demande d’asile à son arrivée.

[4]               La demande d’asile de la demanderesse a été entendue en septembre 2013. Elle a été déclarée non admissible à l’asile au titre de l’alinéa 1(F)b) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés [ci‑après la Convention] en raison de sa déclaration de culpabilité en Angleterre. La demanderesse a alors présenté une demande d’ERAR. Comme la demanderesse était visée par l’alinéa 112(3)c) de la LIPR (non‑octroi de l’asile au titre de la section F de l’article premier de la Convention), l’alinéa 113d) exigeait que l’agent tienne compte des facteurs de risque énoncés à l’article 97. La demanderesse a fait l’objet d’un ERAR le 15 mai 2014, lequel a abouti à un résultat négatif.

[5]               La demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de l’ERAR négatif auprès de la Cour le 14 juillet 2014. Elle a obtenu l’autorisation le 24 février 2015.

III.             La décision de l’agente

[6]               La décision de l’agente consiste en une lettre datée du 15 mai 2014 et les notes de l’agente qui figurent au dossier. 

[7]               L’agente a reconnu que la demanderesse avait soumis une preuve documentaire considérable confirmant l’existence de la violence envers les femmes à Sainte‑Lucie. Selon la preuve, cette violence à l’égard des femmes constitue un problème grave, certes, mais un que le gouvernement de Sainte‑Lucie [traduction« tente de résoudre ». L’agente a fait remarquer que la demanderesse n’avait pas épuisé toutes les voies de recours dans son pays de nationalité et qu’il n’y avait aucune preuve objective corroborant ses allégations de violence. L’agente a conclu que les efforts du gouvernement de Sainte‑Lucie décrits dans la documentation donnaient à penser que la protection de l’État pourrait être mise à la disposition de la demanderesse si elle retournait dans son pays.

[8]               La preuve documentaire a également confirmé que l’homophobie est généralisée à Sainte‑Lucie. Néanmoins, l’agente a conclu que les lois criminalisant l’homosexualité à Sainte‑Lucie ne sont pas appliquées activement et qu’une protection est offerte aux personnes victimes d’actes criminels. L’agente a souligné que la demanderesse n’a pas [traduction« adopté le style de vie d’une lesbienne » et qu’aucune preuve objective ne montrait qu’elle serait perçue comme une lesbienne à Sainte‑Lucie. Par conséquent, l’agente a conclu que la preuve n’était pas suffisante pour établir que la demanderesse serait ciblée ou persécutée en raison de sa bisexualité et que, si jamais elle l’était, la police serait disposée à poursuivre l’auteur des crimes.

IV.             Questions en litige

[9]               La présente demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

A.          L’agente a‑t‑elle appliqué le bon critère à la question de la protection de l’État et tiré une conclusion raisonnable?

B.           L’agente a‑t‑elle respecté le droit de la demanderesse à l’équité procédurale?

V.                Analyse

[10]           La question de savoir si l’agente a choisi et appliqué le bon critère en ce qui concerne la protection de l’État est sujette à révision par la Cour selon la norme de contrôle de la décision correcte (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Neubauer, 2015 CF 260, au paragraphe 10; Ruszo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1004, au paragraphe 22).

[11]           Lorsque le bon critère a été appliqué, les conclusions de fait et les questions mixtes de fait et de droit, comme la disponibilité de la protection de l’État, doivent être examinées en fonction de la norme de la décision raisonnable (Moreno Corona c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2012 CF 759, au paragraphe 10; (In Re) Hinzman, 2007 CAF 171, au paragraphe 38; Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 [Dunsmuir], au paragraphe 47).

[12]           La question de savoir si l’agente a respecté le droit de la demanderesse à l’équité procédurale, plus particulièrement si celle‑ci aurait dû se voir accorder une audience, doit être examinée selon la norme de la décision correcte (Dunsmuir, au paragraphe 50; Khosa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CSC 12, au paragraphe 43).

A.                 L’agente a‑t‑elle appliqué le bon critère à la question du caractère adéquat de la protection de l’État et tiré une conclusion raisonnable?

[13]           Je suis convaincu que l’agente a retenu le bon critère pour déterminer le caractère adéquat de la protection de l’État. Toutefois, à mon avis, le critère n’a pas été appliqué correctement à ni l’un ni l’autre des aspects de la demande de la demanderesse et, partant, les conclusions de l’agente sont déraisonnables.

                                            i.            Protection de l’État et violence familiale

[14]           Bien que l’agente ait choisi le bon critère pour déterminer le caractère adéquat de la protection de l’État, elle a eu tort de se concentrer sur les « efforts sérieux » déployés par l’État plutôt que sur les résultats concrets (Burai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 565, aux paragraphes 29 à 31).

[15]           La preuve documentaire a confirmé que la violence envers les femmes est un problème grave à Sainte‑Lucie. L’agente a conclu qu’il s’agit d’un problème que le gouvernement [traduction« tente de résoudre ». Comme l’a fait remarquer la juge Mactavish dans la décision Henguva c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 912, au paragraphe 10, la présente Cour et la Cour d’appel fédérale ont énoncé à maintes reprises qu’un agent d’immigration commet une erreur lorsqu’il porte son attention sur les efforts déployés par un gouvernement pour protéger ses citoyens et qu’il ne tient pas compte de la question de savoir si ces efforts ont, dans les faits, véritablement engendré une protection adéquate de l’État. La preuve qu’un État fait des efforts pour combattre la persécution ne suffit pas pour établir que la protection de l’État est, en fait, adéquate (Juhasz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 300, aux paragraphes 41 à 44; Varadi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 407, au paragraphe 32; Harinarain c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1519, aux paragraphes 27, 28, 34 et 39).

[16]           Parmi les documents soumis par la demanderesse à l’appui de sa demande d’ERAR figurait un affidavit signé par Flavia Cherry, présidente de la Caribbean Association of Feminist Research and Action [la CAFRA]. L’affidavit faisait entre autres état de la situation à laquelle étaient confrontées les victimes de violence familiale à Sainte‑Lucie, du manque de protection policière et de poursuites de la part de l’État après le signalement d’un cas de violence ainsi que de l’insuffisance du financement des programmes sociaux visant à aider les victimes. 

[17]           Bon nombre des conclusions de l’agente étaient directement contredites par les déclarations de Mme Cherry, mais le rapport de l’agente ne faisait nullement référence à l’affidavit. Un agent d’immigration commet une erreur donnant lieu à révision lorsqu’il effectue une analyse sélective de la preuve documentaire et ne tient pas compte d’éléments de preuve contradictoires sans fournir une explication raisonnable (Babai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1341, aux paragraphes 35 à 37; Bors c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1004, aux paragraphes 54 à 58). L’erreur est encore plus grave lorsque la preuve est particulièrement pertinente (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425 (CAF), aux paragraphes 14 à 17).

[18]           L’agente a également conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État, car elle n’avait pas précisé si elle avait signalé la situation à la police, et il n’y avait aucune preuve corroborant ses allégations de violence. Or, la demanderesse a joint un Formulaire de renseignements personnels [ci‑après le FRP] à sa demande d’ERAR dans lequel elle affirme avoir [traduction« avisé le service de police à maintes reprises », mais que celui‑ci a fini par lui dire de quitter son époux puisque la police [traduction« ne pouvait pas l’aider »

[19]           En l’absence de toute preuve du contraire, une présomption de véracité s’applique aux déclarations figurant dans le FRP d’un demandeur d’asile (Maldonado c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1980] 2 CF 302 (CAF), au paragraphe 5). Un agent ne peut rejeter un élément de preuve que pour des motifs valables, et ce rejet doit être expliqué en termes clairs et explicites (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (CAF), au paragraphe 6; Sebaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), (1991) 131 NR 158 (CAF), aux paragraphes 2 et 3). En l’espèce, je conclus que l’agente n’a pas dûment examiné la preuve versée au dossier et qu’elle a exclu ou rejeté des éléments de preuve sans explication.

[20]           Enfin, l’agente a commis une erreur en s’appuyant sur des organisations non gouvernementales pour étayer sa conclusion selon laquelle la demanderesse pourrait obtenir auprès de l’État une protection adéquate. Comme l’a conclu le juge Rennie (alors juge de la présente Cour) dans la décision Aurelien c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 707 :

[15]      L’agent a commis une erreur en s’appuyant sur des organisations non gouvernementales comme le Centre de crise de Sainte‑Lucie et l’Organisation nationale des femmes, qui offrent des services de défense, d’aiguillage et d’hébergement. Ces organisations ne fournissent pas de protection.

[16]      La Cour a souligné à maintes reprises que la force policière est présumée être la principale institution responsable d’assurer la protection et celle qui possède les pouvoirs de contrainte appropriés. Les refuges, les conseillers et les services d’écoute téléphonique peuvent apporter de l’aide, mais ils n’ont ni le mandat ni la capacité de fournir de la protection : Katinszki c Canada (MCI), 2012 CF 1326, au paragraphe 15; MMC c Canada (MCI), 2011 CF 722, au paragraphe 10; Zepeda c Canada (MCI), 2008 CF 491, aux paragraphes 24 et 25. 

[17]      Il est extrêmement difficile, sur le plan de la preuve, de déterminer si une organisation non gouvernementale peut assurer la protection en lieu et place de l’État. Il s’agit de l’une des considérations de principe qui sous‑tendent l’exigence bien établie dans la jurisprudence selon laquelle la police assure la protection. Les organisations ont des mandats divers et il est difficile de mesurer leur efficacité. La présente affaire illustre bien le raisonnement qui sous‑tend la jurisprudence.

                                          ii.            Protection de l’État et homophobie

[21]           La preuve documentaire soumise à l’agente montrait clairement que les personnes qui adoptent des comportements homosexuels à Sainte‑Lucie vivent dans un climat de peur et d’intolérance. Or, l’agente a conclu qu’il n’y avait [traduction« pas suffisamment de preuves objectives portant que le gouvernement ou ses agents sont les instigateurs des méfaits » et que la loi anti‑sodomie de Sainte‑Lucie n’était [traduction« pas appliquée activement ». Encore une fois, il s’agit d’une application erronée du critère relatif au caractère adéquat de la protection de l’État. L’agente a attiré l’attention sur les façons dont le gouvernement de Sainte‑Lucie s’abstient de participer à la persécution des homosexuels et elle a souligné le fait que les forces policières n’appliquent pas généralement la loi criminalisant les pratiques homosexuelles. Cela ne constitue pas une analyse du caractère adéquat de la protection de l’État. Il ne s’agit que d’une observation montrant que le gouvernement lui‑même ne persécute pas normalement les personnes s’adonnant à des activités homosexuelles à Sainte‑Lucie. L’agente n’a pas envisagé la possibilité que les personnes dont le comportement sexuel est interdit par des lois sur les mœurs criminalisant les relations homosexuelles consensuelles puissent être hésitantes ou réticentes à l’idée de se prévaloir de la protection des forces policières puisque, ce faisant, elles risquent de s’incriminer elles‑mêmes.

[22]           La décision de l’agente comprenait les remarques suivantes :

[traduction] La demanderesse n’a pas adopté le style de vie d’une lesbienne et alors qu’elle demeurait à Sainte‑Lucie, elle vivait avec son ancien époux et ses enfants. Je ne dispose d’aucune preuve objective me permettant d’établir que la demanderesse serait ou est actuellement perçue comme une lesbienne. Rien n’indique que la demanderesse a vécu avec quelqu’un d’autre que son ancien époux à Sainte‑Lucie.

[23]           Les remarques de l’agente laissent entendre que, pour éviter la persécution, la demanderesse doit continuer d’éviter d’adopter un « style de vie » de lesbienne trop apparent. Or, exiger qu’une personne fasse preuve de discrétion au sujet de son orientation sexuelle constitue une attente abusive, étant donné que cette personne doit refouler une caractéristique immuable (Okoli c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 332 au paragraphe 36). La Cour a jugé qu’obliger une femme à cacher sa relation avec une autre femme pour ne pas être persécutée pourrait constituer un manquement grave à un droit fondamental de la personne et donc équivaloir à de la persécution (Sadeghi‑Pari c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 282, au paragraphe 29).

[24]           Par conséquent, je conclus que l’agente n’a pas correctement appliqué le critère de détermination du caractère adéquat de la protection de l’État et que ses conclusions ne sont ni justifiées, ni transparentes, ni intelligibles (Dunsmuir, précité, au paragraphe 47). La décision de l’agente était déraisonnable.

B.                 L’agente a‑t‑elle respecté le droit de la demanderesse à l’équité procédurale?

[25]           La demanderesse affirme que l’agente a enfreint son droit à l’équité procédurale en parvenant à une conclusion défavorable concernant sa crédibilité sans la tenue d’une audience. Habituellement, un ERAR s’effectue sans audience, mais l’alinéa 113b) de la LIPR prévoit qu’« une audience peut être tenue si le ministre l’estime requis compte tenu des facteurs réglementaires » (Cho c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 1299 au paragraphe 22). L’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [ci‑après le Règlement], énonce les facteurs à prendre en compte pour décider si une audience est nécessaire :

                     La question de savoir si les éléments de preuve soulèvent une question importante en ce qui concerne la crédibilité du demandeur qui se rapporte au fondement de la demande;

                     L’importance de ces éléments de preuve pour le résultat de la décision;

                     La question de savoir si ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que soit accordée la protection.

[26]           Dans la décision Strachn c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 984, le juge Rennie (alors juge de la présente Cour) a fait les remarques suivantes sur les facteurs énumérés à l’article 167 du Règlement :

[34]      Le critère prévu par cette disposition a été interprété comme étant un critère conjonctif, c’est‑à‑dire que la tenue d’une audience est généralement requise si des éléments de preuve importants pour la prise de la décision soulèvent des doutes quant à leur crédibilité et que ces éléments de preuve, à supposer qu’ils soient admis, justifieraient que la demande soit accueillie : Ullah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 221. Si la Cour a reconnu qu’il existe une différence entre une conclusion défavorable concernant la crédibilité et une conclusion d’insuffisance de la preuve, elle a aussi parfois conclu qu’un agent avait incorrectement formulé de véritables conclusions relatives à la crédibilité comme s’il s’agissait de conclusions d’insuffisance de la preuve et que, en conséquence, la tenue d’une audience aurait dû être accordée : Zokai c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1103, au paragraphe 12; Liban c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1252, au paragraphe 14; Haji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 889, aux paragraphes 14 à 16. 

[27]           L’agente a formulé deux commentaires qui, de l’avis de la demanderesse, s’apparentent à des conclusions défavorables concernant la crédibilité. L’agente a mentionné une lettre du centre communautaire situé au 519 Church Street, où la demanderesse travaille comme bénévole, et a indiqué qu’elle [traduction« n’établit pas que la demanderesse est lesbienne/bisexuelle ». Comme on l’a déjà vu, l’agente a affirmé à un autre endroit dans sa décision que [traduction« la demanderesse n’a pas adopté le style de vie d’une lesbienne ».

[28]           Le défendeur soutient qu’un agent peut statuer sur le caractère suffisant de la preuve soumise par un demandeur sans avoir apprécié la crédibilité de la preuve (Herman c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 629, au paragraphe 17). Dans le contexte d’un ERAR, le fardeau de prouver le fait allégué comporte deux volets; le demandeur doit s’acquitter a) du fardeau de présentation, soit de présenter les faits qui sous‑tendent la demande, et b) du fardeau de persuasion, qui consiste à prouver ces faits selon la prépondérance des probabilités (Ibrahim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 837, au paragraphe 18; Ferguson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 1067, aux paragraphes 26 et 27).

[29]           Dans la décision Ozomma c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 1167, le juge Russell s’est prononcé comme suit sur la différence entre une conclusion de « manque de crédibilité » et une conclusion de « preuve objective insuffisante » :

[52]      [...] Les agents peuvent uniquement éviter les conclusions fondées sur la crédibilité et statuer en fonction du caractère suffisant de la preuve si leurs décisions révèlent que, indépendamment de la question de la crédibilité, les déclarations du demandeur, suivant la norme de preuve applicable, ne permettent pas de démontrer qu’il est exposé à un risque aux termes de l’article 96 ou de l’article 97. En d’autres mots, il doit s’agir d’une situation dans laquelle une conclusion sur la crédibilité n’est pas un préalable d’une analyse de la valeur probante de la preuve de sorte que, peu importe si le demandeur dit la vérité, la preuve qu’il présente n’est pas suffisante pour démontrer l’existence d’un risque de persécution ou d’un risque visé à l’article 97. Dans ce genre de situation, le refus de la tenue d’une audience ne constitue pas un manquement à l’équité procédurale.  

[30]           Bien que le commentaire de l’agente sur la participation de la demanderesse aux activités du centre communautaire du 519 Church Street puisse donner à penser qu’elle ne croyait pas que la demanderesse était véritablement bisexuelle, il semble que la principale préoccupation de l’agente était de savoir si la demanderesse serait perçue comme telle à Sainte‑Lucie. Pour les motifs susmentionnés, cette préoccupation était déplacée. Cela dit, je ne puis conclure qu’elle découlait d’un rejet de la crédibilité de la demanderesse.

[31]           La demanderesse vit actuellement en union de fait avec un homme canadien qui a accepté de la parrainer. Apparemment, son conjoint actuel comprend et accepte sa bisexualité. Ce fait semble avoir donné lieu au commentaire de l’agente portant que la demanderesse n’a pas [traduction« adopté le style de vie d’une lesbienne ».

[32]           Bien que la question ne soit pas libre de tout doute, je suis convaincu que l’agente a rejeté les observations que la demanderesse a présentées à l’appui de l’ERAR parce qu’elle estimait qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour établir que la demanderesse risquait d’être persécutée à Sainte‑Lucie. J’estime que cette conclusion était déraisonnable, mais qu’elle ne semble pas découler d’un rejet de la crédibilité de la demanderesse. Par conséquent, je conclus que la demanderesse n’avait pas droit à une audience et que la manière dont l’agente est parvenue à sa décision n’a pas enfreint le droit de la demanderesse à l’équité procédurale.

VI.             Conclusion

[33]           Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’immigration pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.


JUGEMENT

LA COUR accueille la demande de contrôle judiciaire et renvoie l’affaire à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée aux fins d’appel.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑4967‑14

 

INTITULÉ :

BELINDA ANTOINE c MCI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 mai 2015

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Fothergill

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 juin 2015

 

COMPARUTIONS :

Swathi Visalakshi Sekhar

POUR LA DEMANDERESSE

 

Meva Motwani

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Swathi Visalakshi Sekhar

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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