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Date : 20150825


Dossier : IMM-7773-14

Référence : 2015 CF 1008

Ottawa, Ontario, le 25 août 2015

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

SASA MILOVIC

DRAGAN MILOVIC

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.                   Introduction

[1]               Sasa et Dragan Milovic sont deux frères de nationalité Croate mais d’origine Serbe.  Ils contestent une décision, datée du 25 octobre 2013, aux termes de laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (SPR), concluait qu’ils ne sont ni des réfugiés ni des personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la Loi).

[2]               Les demandeurs viennent d’une famille qui, depuis des générations, vit dans un village à majorité Serbe situé à proximité de la ville de Sibenik en Croatie.  Lorsque la guerre en ex-Yougoslavie a éclaté, la famille a fui pour la Serbie.  En octobre 2006, à l’issue du conflit armé, elle a réintégré ledit village et aurait, à partir de ce moment fait face à de nombreux problèmes : la résidence familiale aurait été pillée et endommagée et, comme beaucoup d’autres membres de la communauté Serbe, elle aurait été harcelée et menacée par des Croates locaux.

[3]               Jugeant leur récit crédible, la SPR a résumé comme suit la situation particulière des demandeurs :

[4]  Le demandeur Sasa aurait regagné la demeure familiale avec ses parents en octobre 2006.  Il aurait travaillé en Croatie jusqu’en janvier 2008, date à laquelle ses parents décident de lui faire quitter le village avec son frère Dragan après l’agression dont aurait été victime ce dernier, ainsi que des menaces qu’ils auraient reçues de Croates.  En juin 2008, après avoir séjourné environ six mois en Serbie, le demandeur Sasa revient en Croatie pour aider ses parents à réparer leur maison. À son retour, il aurait constaté que les menaces se poursuivaient, notamment par le biais de graffiti anonymes sur leur maison.  En septembre 2008, Sasa aurait quitté à nouveau son village, cette fois-ci avec ses parents, pour retourner en Serbie, car la situation serait devenue dangereuse pour la famille qui souhaitait éviter les conflits.  En mars 2010, toute la famille aurait regagné le village pour rejoindre les grands-parents des demandeurs qui seraient restés seuls dans la demeure familiale qu’ils n’ont jamais quitté.  Leur retour en Croatie découlerait aussi du fait que la famille aurait cru que la situation des Serbes se serait améliorée à cause de la demande de la Croatie pour intégrer l’Union Européenne (EU).  En avril 2010, le demandeur principal part pour Montréal, car la situation n’aurait pas changé.  Il y reste jusqu’en décembre 2010, date à laquelle il prend la décision de retourner en Croatie pour convaincre les membres de la famille de venir trouver refuge au Canada.  Il revient à Montréal avec son frère Dragan le 21 janvier 2011, et les deux frères demandent l’asile quatre semaines plus tard.

[5]  Pour ce qui est du demandeur Dragan, voici un résumé des faits allégués s’appliquant à son cas particulier.  Il aurait rejoint sa famille en Croatie en septembre 2007, car il devait auparavant finir ses études en Serbie.  En janvier 2008, il aurait été agressé à l’arme blanche par de jeunes inconnus à Kistane, un village voisin du sien, et aurait été soigné à l’hôpital.  Suite à cette agression, il aurait quitté la Croatie avec son frère, car il n’en pouvait plus de subir des insultes et de la discrimination. Le demandeur Dragan serait parti pour Subotica en Serbie en janvier 2008, et y serait resté jusqu’en mars 2010, date à laquelle il serait venu en Serbie avec son frère et ses parents.  Il aurait été agressé une nouvelle fois par des jeunes inconnus au début du moins de novembre 2010, alors qu’il rendait visite à son grand-père à l’hôpital de Sibenik, ville située à une quinzaine de kilomètres de son village.  Un mois plus tard, soit en décembre 2010, le demandeur Dragan aurait décidé de quitter son village pour retourner chez une tante à Subotica.  Après un séjour de quelques semaines en Serbie, il serait retourné en Croatie avec son frère Sasa pour y passer les fêtes du nouvel An en famille, et y serait resté environ trois semaines avant de quitter pour Montréal.

[4]               Toutefois, la SPR a rejeté la demande d’asile des demandeurs sur la base que le traitement dont ils avaient fait l’objet constituait non pas de la persécution, mais bien de la discrimination et que leur comportement était, à tout événement, incompatible, en raison de leurs fréquents retours volontaires en Croatie, avec celui de personnes craignant pour leur vie.

[5]               Les demandeurs soutiennent que la SPR a erré de trois façons.  Ils lui reprochent, dans un premier temps, d’avoir adopté une interprétation trop restrictive du concept de « persécution » en faisant défaut de constater, contrairement aux enseignements de l’arrêt Ward c Canada (Procureur général), [2002] 1 RCS 569, 2002 CSC 17, qu’ils avaient fait l’objet de violations soutenues et systématiques de leurs droits fondamentaux de la personne, en l’occurrence le droit à la vie et le droit à l’intégrité physique.  Ils soutiennent, dans un deuxième temps, que la SPR a manqué à son devoir d’agir équitablement en invoquant, au soutien de sa décision un document qui n’a pas été communiqué aux parties.  Enfin, ils estiment que la SPR a fait défaut d’identifier et de commenter les éléments de la preuve documentaire contredisant ses conclusions sur certains points cruciaux de sa décision.

II.                Question en litige et norme de contrôle

[6]               Il s’agit de déterminer ici si la SPR, en concluant comme elle l’a fait et de la manière dont elle l’a fait, a commis une erreur justifiant, suivant ce que prévoit l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, l’intervention de la Cour.

[7]               Il est bien établi que la question de savoir si un demandeur d’asile est un réfugié ou une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi est une question mixte de droit et de fait relevant de l’expertise de la SPR et que, par conséquent, elle est révisable suivant la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au para 47; Olvera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1048, 417 FTR 255, au para 28; Malvaez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 1476, 423 FTR 210, au para 10; Portillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2012 CF 678, 409 FTR 290, au para 26).

[8]               Suivant cette norme de contrôle, la Cour doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par la SPR et n’interviendra, en conséquence, que si celles-ci, d’une part, ne possèdent pas les attributs de la justification, de la transparence ou de l'intelligibilité et, d’autre part, n’appartiennent pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).  Toujours suivant cette norme, il n’appartient surtout pas à la Cour de substituer sa propre appréciation de la preuve au dossier à celle à laquelle s’est livrée la SPR (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 59).

[9]               Quant aux questions relevant de l’équité procédurale, la norme applicable est celle de la décision correcte, ce qui signifie que la Cour ne doit aucune déférence aux décisions de la SPR en cette matière (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, aux paras 54, 79 et 87; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, au para 44).

III.             Analyse

[10]           La conclusion de la SPR, suivant laquelle les demandeurs ont eu un comportement incompatible avec celui de personnes craignant pour leur vie, m’apparaît déterminante en l’espèce puisque, quelle que soit l’issue des questions soulevées par les demandeurs, cette conclusion procure, à mon avis, un fondement rationnel au rejet de la demande d’asile.

[11]           En effet, il est bien établi que le retour volontaire d’un demandeur d’asile dans son pays d’origine est un comportement incompatible avec l’existence d’une crainte subjective de persécution, de menace à la vie ou de traitements cruels et inusités (Munoz c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1273, au para 20).

[12]           Ici, la SPR a noté que Sasa, après avoir réintégré son village natal en octobre 2006 :

  1. A quitté la Croatie une première fois en janvier 2008;
  2. Y est retourné quelques mois plus tard, soit en juin;
  3. A quitté de nouveau son pays d’origine en septembre de la même année;
  4. Y est retourné en mars 2010;
  5. A quitté pour le Canada un mois plus tard;
  6. N’y a pas demandé l’asile;
  7. Est retourné en Croatie en décembre 2010; et
  8. A repris le chemin du Canada en janvier 2011 en compagnie de Dragan.

[13]           Quant à Dragan, la SPR a constaté qu’après avoir réintégré le village natal en septembre 2007 :

  1. Il a quitté la Croatie en janvier 2008 suite à l’agression à l’arme blanche dont il a été victime;
  2. Il y est retourné en mars 2010;
  3. Il a quitté de nouveau son pays d’origine suite à la seconde agression dont il a fait l’objet à l’automne 2010;
  4. Il y est retourné pour passer les fêtes du Nouvel An en décembre 2010 avant de quitter pour le Canada, en compagnie de Sasa, en janvier 2011; et
  5. Il a effectué, pendant ses séjours en Croatie, des dizaines, voire des centaines, d’allers-retours entre la Croatie et la Hongrie pour se procurer des denrées alimentaires.

[14]           À mon avis, la SPR avait suffisamment d’éléments de preuve devant elle pour conclure que le comportement des demandeurs était incompatible avec l’existence d’une crainte subjective de persécution, de menace à la vie ou de traitements cruels et inusités au sens des articles 96 et 97 de la Loi.  À tout le moins, la preuve au dossier permet de conclure que la conclusion tirée par la SPR appartient d’emblée aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, précité au para 47).

[15]           Les demandeurs expliquent ces fréquents allers-retours entre la Croatie, la Serbie, le Canada et la Hongrie par le fait qu’ils font partie d’une famille unie qui a tenté à plusieurs reprises, sans succès en raison des blessures de la guerre, de réintégrer ses terres croates dans l’espoir d’y reprendre une vie normale.  Évidemment, la situation vécue par la famille des demandeurs n’est pas facile, mais dans l’état actuel du droit, ces allers-retours demeurent incompatibles avec le comportement de personnes qui craignent pour leur vie, ce qui suffit pour entraîner le rejet d’une demande d’asile.

[16]           À cela s’ajoute, dans le cas de Sasa, le fait qu’il n’a pas demandé la protection du Canada lors de son premier séjour au pays.  Sasa a justifié son inaction par le fait que même s’il était au courant de l’existence d’un processus de demande d’asile au Canada, il n’était pas certain de pouvoir faire une telle demande et, le cas échéant, de convaincre les autorités canadiennes de son bien-fondé.  La SPR a jugé ces explications insatisfaisantes, notamment dû au fait que le demandeur dit être retourné en Croatie, après son premier séjour au Canada, afin de convaincre les membres de sa famille de quitter la Croatie pour le Canada.  Il lui est apparu hautement improbable que Sasa ait fait cette démarche s’il était aussi incertain qu’il le prétendait des possibilités de demander la protection aux autorités canadiennes.

[17]           Bien que la lenteur à déposer une demande d’asile ne soit pas déterminante quant au sort d’une demande d’asile, elle peut, dans les cas appropriés, constituer en soi un motif suffisant de rejet.  Ce sera généralement le cas lorsque le demandeur d’asile ne peut fournir une explication satisfaisante pour sa lenteur à agir (Duarte c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 988, au para 14; Velez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 923, au para 28; Licao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 89, aux paras 49 à 53).  Ce fut le cas en l’espèce, selon la SPR.  Encore ici, je ne peux dire, suivant la preuve au dossier, que cette conclusion n’appartient pas aux issues possibles acceptables en regard du droit et des faits.  En d’autres termes, cette conclusion ne m’apparaît pas déraisonnable.

[18]           Comme je l’ai indiqué précédemment, la conclusion à laquelle j’en suis arrivée, eu égard au fondement de la décision de la SPR lié à l’incompatibilité du comportement des demandeurs avec l’existence d’une crainte subjective de persécution, de menace à la vie ou de traitements cruels et inusités, suffit pour disposer de la présente demande de contrôle judiciaire.  En d’autres termes, il ne sera pas nécessaire de déterminer si la SPR a erré en qualifiant de discriminatoires les actes dont les demandeurs ont été victimes ou encore en omettant de commenter ou de communiquer aux parties certains passages de la preuve documentaire portant sur le sort de la minorité Serbe en Croatie, puisque même si je devais conclure à l’erreur, cela ne modifierait pas mon jugement à l’effet qu’il était néanmoins raisonnable pour la SPR de conclure au rejet de la demande d’asile.

[19]           Ni l’une ni l’autre des parties n’a sollicité la certification d’une question pour la Cour d’appel fédérale, tel que le permet le paragraphe 74(d) de la Loi.  Je suis aussi d’avis qu’il n’y a pas lieu de certifier une question.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7773-14

INTITULÉ :

SASA MILOVIC, DRAGAN MILOVIC c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 mai 2015

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

DATE DES MOTIFS :

LE 25 août 2015

COMPARUTIONS :

Me Manuel Centurion

Pour les demandeurs

Me Thi My Dung Tran

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Manuel Centurion – Avocat

Avocat(e)

Montréal (Québec)

Pour les demandeurs

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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