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Date : 20151019


Dossier : T-1637-14

Référence : 2015 CF 982

Ottawa (Ontario), le 19 octobre

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

MALIKA HADDAD

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

ORDONNANCE AVEC MOTIFS MODIFIÉE

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, Mme Malika Haddad, a présenté deux requêtes : (1) une requête en annulation de l’ordonnance du juge Locke datée du 25 mars 2015 rejetant l’appel pour cause de retard aux termes de l'alinéa 399 (2) a) et de l'article 359 des Règles des Cours Fédérales, et (2) une requête en désaveu de l’ancien procureur de la demanderesse, Me David Chalk aux termes de l'article 4 des Règles des Cours Fédérales et de l'article 243 du Code de procédure civile du Québec. Il suffira à la Cour de ne se prononcer que sur la première requête pour disposer de la présente affaire.

[2]  La demanderesse soutient que la décision de l’honorable juge Locke, datée du 25 mars 2015 doit être annulée vu les faits nouveaux qu’elle a découverts après la reddition de celle-ci, conformément au paragraphe 399 (2) des Règles des Cours fédérales.

[3]  En l'espèce, les faits nouveaux dans cette affaire concernent les multiples manquements de son avocat à son égard. Il y a d'abord son omission de déposer à la Cour le dossier de la demanderesse, et ce, malgré le fait qu’elle avait signé un affidavit à l’appui dudit dossier deux mois auparavant, soit le 3 décembre 2014. Elle affirme que l’avocat a également agi unilatéralement et à son insu, se plaçant ainsi en situation de conflit d’intérêts en tentant de remédier la situation. Elle affirme qu’il a agi délibérément afin de défendre ses propres intérêts avant les siens.

[4]  Le Ministre [le défendeur] insiste sur le fait que la jurisprudence fédérale a toujours refusé de reconnaître l'inconduite de l’avocat comme motif suffisant l’annulation d’une décision aux termes de l’article 399 (2), et je retiens ce principe général. Néanmoins, le cas particulier de la demanderesse, à mon avis, relève des exceptions reconnues par la jurisprudence donnant lieu à l’annulation d'une décision lorsque l'inconduite de l’avocat constitue un manquement à l’équité procédurale.

[5]  Par les motifs suivants, la requête en annulation de l’ordonnance du juge Locke est accueillie.

II.  Faits et procédures

[6]  La demande de citoyenneté de la demanderesse a été rejetée le 12 mai 2014 et celle-ci en a été avisée le 19 juin 2014.

[7]  Le 18 juillet 2014, un appel de la décision du juge de citoyenneté est déposé au greffe de la Cour fédérale.

[8]  La demanderesse, à l’appui de cette demande, signe un affidavit le 3 décembre 2014 afin qu'il soit versé à son dossier. Son avocat n’a fait aucune démarche afin de déposer le dossier de la demanderesse au greffe de la Cour.

[9]  Le 11 février 2015, un avis d’examen de l’état de l’instance est signifié à l’avocat, par lequel il lui est demandé d'exposer les raisons pour lesquelles la Cour ne devrait pas rejeter l’appel pour cause de retard.

[10]  Le 26 février 2015, l’avocat dépose un dossier de réponse incluant les observations écrites de la demanderesse, l’affidavit de la demanderesse signé le 3 décembre 2014, ainsi que son propre affidavit par lequel il expose l’existence d’un malentendu avec la demanderesse quant à la mesure sollicitée. Il ressort de l’affidavit de l’avocat qu’il croyait que la demanderesse souhaitait utiliser le mécanisme de plainte concernant la conduite des juges de la citoyenneté, soit le « Protocole relatif aux questions concernant la conduite ». Toutefois, rien dans cet affidavit n’explique pourquoi il n’est pas intervenu devant notre Cour après avoir obtenu l’affidavit de la demanderesse en décembre 2014 et ses observations sont plutôt floues à cet égard.

[11]  Le 25 mars 2015, le juge Locke rejette l’appel au motif qu'il ne peut retenir les explications de la demanderesse, puisque :

  1. la seule preuve du supposé malentendu consiste en l'affidavit de l’avocat, ce qui est contraire à l'article 82 des Règles des Cours fédérales,

  2. qu’aucune preuve n’a été produite quant à l'intention de la demanderesse de poursuivre la procédure d'appel,

  3. il n'a été fait état d’aucune justification concernant le délai entre l’affidavit de la demanderesse (le 3 décembre 2014) et la date d’avis d’examen de l’état (le 11 février 2015).

[12]  La demanderesse a été informée de la décision du juge Locke le 16 avril 2015 par son avocat. Elle a pris un autre avocat et a déposé sa requête en annulation de la décision du juge Locke le 5 mai 2015.

III.  Les questions en litige

[13]  La présente requête soulève deux questions :

  1. L'inconduite de l’avocat peut-elle constituer un fait nouveau survenu ou découvert après que l’ordonnance eut été rendue appelant l'annulation ou la modification d'une ordonnance?

  2. L’affidavit de l’avocat doit-il être désavoué?

IV.  La disposition législative pertinente

399 (2) La Cour peut, sur requête, annuler ou modifier une ordonnance dans l’un ou l’autre des cas suivants :

 

399 (2) On motion, the Court may set aside or vary an order

a) des faits nouveaux sont survenus ou ont été découverts après que l’ordonnance a été rendue;

(a) by reason of a matter that arose or was discovered subsequent to the making of the order; or

V.  Discussion

[14]  Je suis d’avis que l'inconduite de l’avocat de la demanderesse est la seule cause de la situation lamentable vécue par elle et du rejet de son appel pour des motifs procéduraux, y compris ceux recensés par le juge Locke.

[15]  L’avocat est responsable du défaut de déposer le dossier de la demanderesse. Il a également induit le juge Locke en erreur en présentant son propre affidavit alors qu'il était, de manière flagrante, en conflit d'intérêts; en outre, il n’a aucunement invoqué les moyens susceptibles de convaincre le juge.

[16]  Néanmoins, la jurisprudence pertinente enseigne que, de manière générale, la négligence de l'avocat n'est pas suffisante aux fins du paragraphe 399(2).

[17]  En effet, ce recours est exceptionnel, puisque doit être maintenu le principe fondamental de la finalité des jugements, ainsi que l'expliquait le juge Stone à l'occasion de l’affaire Saywack c Canada (Minister of Employment and Immigration), [1986] 3 F.C. 189 (CAF, en anglais seulement), au paragraphe 14 :

14  La Règle 1733 doit être considérée comme ayant un caractère exceptionnel. Elle vise, dans une action ou autre procédure, à permettre un redressement après que la Cour ait tranché la [page198] question de façon solennelle même si ce redressement marque un écart avec la décision rendue ou va totalement à l'encontre de celle-ci. La Cour peut cependant accorder un tel redressement lorsqu'il s'agit d'une demande. Il est évident que seule une question bien claire pourra inciter la Cour à appliquer cette Règle, sans quoi-et ce serait regrettable-les jugements risqueraient de perdre leur caractère définitif.

[Je souligne]

[18]  Le juge Lemieux, à l'occasion de l’affaire Entreprises A.B. Rimouski Inc. c Canada, 2005 CF 115, 276 FTR 6, au paragraphe 16, recense les quatre critères auxquels doit répondre le plaideur lorsqu'il sollicite la modification ou l'annulation d'une décision aux termes de l'article 399 (2). Je discuterai donc successivement ces critères, reproduits ci-dessous.

A.  La requête doit être présentée dans un délai raisonnable suivant la connaissance des nouveaux faits allégués ou de la fraude alléguée.

[19]  En l'espèce, la demanderesse a agi avec la diligence requise. En effet, après avoir pris connaissance de la décision du juge Locke rejetant la demande de contrôle judiciaire pour cause de retard, elle a rapidement confié le dossier à un nouvel avocat et a présenté la présente requête en annulation.

B.  Le requérant doit établir que les faits ou la fraude allégués sont nouveaux, c'est-à-dire qu'ils ont été établis ou découverts après le prononcé de l'ordonnance.

C.  La partie qui plaide les nouveaux faits ou la fraude doit démontrer que ces faits ou cette fraude alléguée n'auraient pu être découverts plus tôt en agissant avec toute la diligence raisonnable requise.

[20]  L'inconduite de l’avocat répond, à mon avis, à la définition du mot « fait » (en anglais « matter ») tel qu’il a été précédemment interprété par la Cour d’appel fédérale à l'occasion de l'affaire Saywack, précitée. En effet, le juge Stone, au nom de la Cour, a interprété ce mot  de manière large dans sa discussion de l’ancien article 1733. Les paragraphes 20 et 21 sont reproduits partiellement ci-dessous :

20  […] Je suis convaincu que notre Règle 1733 ne restreint pas les "faits" (matter) découverts par la suite aux nouveaux éléments de preuve découverts postérieurement au jugement ou à l'ordonnance. Cette règle autorise la Cour à examiner tout nouveau "fait" (matter) pertinent. Il ne fait aucun doute que, dans la plupart des cas, les faits concernés seront des éléments de preuve découverts par la suite; d'ailleurs, bon nombre des [page203] décisions rendues sur cette question portent sur de tels faits. […]

21  Je suis d'avis que les motifs de la Commission répondent à la définition du terme "matter" (faits). Ce terme possède une signification large. Le Shorter Oxford English Dictionary (3e éd.) le définit notamment de la manière suivante : [TRADUCTION] "Motif, raison ou cause de ce qu'on fait ou de ce qu'on est". […]

[21]  Sur ces points, je conclus que les faits nouveaux au dossier ont clairement été découverts après que le juge Locke eut rendu sa décision et que la demanderesse n’aurait pas pu les découvrir plus tôt, même avec toute la diligence raisonnablement requise.

[22]  En effet, la demanderesse ne fut en aucun temps informée que son ancien avocat avait omis d’intervenir avec diligence en ce qui concerne sa demande de contrôle judiciaire, ce qui a donné lieu à l'avis d’examen de l’état de l’instance; elle ne fut pas non plus informée des tentatives non autorisées de ce dernier de corriger ce manque de diligence. Il en fut ainsi jusqu’à ce que l'ordonnance de rejet de sa demande soit prononcée contre elle et qu’elle en soit avisée par son ancien avocat.

D.  Il faut établir que le ou les faits nouveaux ou la fraude allégués sont d'une nature telle qu'ils auraient eu une incidence sur la décision de première instance.

[23]  Sur ce point, je conclus que si les preuves démontrant l'intention continue de la demanderesse de poursuivre la procédure, ainsi que la faute entière de l'avocat concernant les délais qui se sont produits, avaient été invoquées au moment de l’examen de l’état de l’instance, il est raisonnable de penser que ces éléments auraient eu une incidence sur la décision du juge Locke, et la procédure de contrôle judiciaire aurait suivi son cours en dépit des retards accumulés.

(i)  Deux étapes de retard en poursuivant l’appel

[24]  En examinant les preuves et les allégations dont était saisi le juge Locke, il est évident que deux motifs expliquent le rejet de la demande de contrôle judiciaire pour délais. Premièrement, dans ce dossier, il était fait état d'une incompréhension ou d'un malentendu quant aux instructions de la demanderesse, ce qui était censé expliquer le retard accumulé jusqu’en décembre 2014. Deuxièmement, on constate le défaut de déposer au Greffe le dossier de la demanderesse entre le moment de la signature de l'affidavit de la demanderesse le 3 décembre 2014 et ce, jusqu’à la réception de l'avis d’examen de l'état de l’instance, le 11 février 2015.

(ii)  L'inconduite de l’avocat

[25]  Quel que soit le « malentendu » qui a pu se produire dans cette affaire, il était clairement du ressort de l’ancien avocat de la demanderesse de prendre les mesures nécessaires afin de mener à bien le dossier de la demanderesse après la signature de l’affidavit de la demanderesse en décembre 2014 et avant que la Cour ne se voit dans l’obligation d’émettre un avis d’examen de l’état de l’instance. Ayant causé l’émission de l’avis, l’examen de l’état était voué à l'échec.

[26]  Après l’émission de l’avis, voici les démarches que l’avocat de la demanderesse aurait dû suivre :

  • Vu son manquement, l’ancien avocat était tenu d’informer sa cliente, la demanderesse, de sa propre négligence et de signaler cette erreur au Barreau du Québec.
  • Il devait également informer sa cliente du conflit d’intérêts et du droit de celle-ci de retenir les services d’un autre avocat, si tel était son choix. Par ailleurs, en ce qui concerne la justification des délais au moment de l’examen de l’état de l’instance, le nouvel avocat aurait pu invoquer les fautes de son prédécesseur.
  • Quoi qu’il en soit, rien ne permettait à l’ancien avocat de la demanderesse de tenter de remédier par lui-même et sans instructions écrites et claires de sa cliente à ses propres manquements et à son manque de diligence.
  • Si l’ancien avocat de la demanderesse avait suivi la démarche appropriée, l'affidavit de la demanderesse contenant toute l’information nécessaire aurait été déposé, et le juge Locke aurait donc pu apprécier l'argumentation de la demanderesse et conclure que ses problèmes résultaient exclusivement des fautes de son avocat.

(iii) Les effets de l'inconduite de l’avocat sur la décision du juge Locke

[27]  En effet, au lieu de conseiller sa cliente comme il aurait dû le faire, l’ancien avocat a agi de son propre chef en déposant son propre affidavit et ce, dans une affaire où il intervenait déjà à titre d'avocat. Il y a donc eu manquement aux règles déontologiques du Barreau du Québec et à l'article 82 des Règles des Cours fédérales. Par ailleurs, le premier motif du juge Locke de rejet de la demande de contrôle judiciaire pour délais fait explicitement référence à l'inobservation de cette disposition.

[28]  Même en considérant le soi-disant « malentendu » allégué par l’ancien avocat, (contredit sans ambiguïté par la demanderesse et démenti par le dépôt de son avis d’appel et de son affidavit), une telle situation est normalement attribuable au professionnel qui assure un service à son client. En effet, il revient à l'avocat, dans un tel cas, de produire des preuves concrètes des instructions données par la demanderesse et de la manière dont ces instructions ont été suivies. En supposant que les instructions de la demanderesse n’étaient pas écrites, tel qu’il ressort de l’affidavit de la demanderesse, que je retiens, l’ancien avocat doit être tenu responsable des conséquences qui ont découlé de ce malentendu. En n'assumant pas sa responsabilité, je conclus que l’ancien avocat a donné à penser que c'était la demanderesse qui était responsable de ce « malentendu », et telle fut, apparemment, la conclusion tirée par le juge Locke.

[29]  L’ancien avocat a versé l’affidavit de la demanderesse datant du mois de décembre au dossier aux fins de l’examen de l’état de l’instance. Celui-ci avait été préparé aux fins de l'examen de la demande de contrôle judiciaire sur le fond. Il est évident que ledit affidavit ne fait état d'aucun élément de fait pertinent en ce qui a trait à l’examen de l’état de l’instance. Plus précisément, cet affidavit est muet sur l’intention continue de la demanderesse de faire appel de la décision du juge de la citoyenneté. Il en va de même de l’affidavit de l’ancien avocat de la demanderesse. Ainsi, l'absence de preuve d'intention continue de la demanderesse de poursuivre la procédure devant la Cour fédérale constitue le deuxième motif de rejet de la part du juge Locke.

[30]  Enfin, l'affidavit de l'ancien avocat est muet sur l’absence totale de mesures correctives, tel le dépôt de documents au dossier de la Cour entre décembre 2014 et février 2015. Je suis d'avis qu'il est fort probable que cet affidavit a été fait de manière orientée et que ce mutisme était volontaire. De plus, cet affidavit illustre parfaitement la raison pour laquelle l'avocat en conflit d’intérêts et ayant manqué à ses obligations professionnelles ne doit pas tenter de corriger ses propres erreurs. Enfin, l'absence d’explications quant à l'inaction de l'avocat entre décembre 2014 et février 2015 constitue le troisième motif du juge Locke de rejet de la demande de contrôle judiciaire de la demanderesse.

(iv)  La nature administrative de la procédure d’examen de l’état de l’instance

[31]  Il convient également de souligner que le juge Locke bénéficiait d’un important pouvoir discrétionnaire en ce qui concerne l’examen de l’état de l’instance. Le juge est tenu à plus de rigueur lorsqu'il y a omission d’introduction d’une action, ou d’une demande de contrôle n judiciaire ou si un appel n'est pas interjeté en temps utile; il en va de même en matière de prescription; voilà quelques exemples de cas où le non-respect des délais est sanctionné de manière plus stricte.

[32]  Lorsque la Cour est appelée à exercer favorablement son pouvoir discrétionnaire lors d'un examen de l’état de l’instance, tout demandeur est tenu de prouver [1] son intention de poursuivre la procédure dans les délais, [2] l’existence d’une cause défendable, [3] la cause réelle du délai et [4] l’absence de préjudice causé par le retard à la partie adverse. En principe, la mauvaise gestion d’un dossier par un avocat ne constitue pas, en soi, un motif de rejet d’une demande lors d’un examen de l’état de l’instance.

[33]  Le rejet pour retard est une conséquence plus grave que celle causée à la partie adversaire qui subit un simple retard. De plus, il y a alors souvent préjudice irréparable, comme en l'espèce. En effet, cela s’explique parce que la sanction du vice de forme doit être fondée sur le préjudice : le rejet d’un moyen en principe valable au fond constitue alors une forme d'échec pour le système judiciaire. Infliger un préjudice irréparable au client pour l'inconduite de son avocat est une solution qu'il faut en principe éviter.

[34]  Il semble que parmi les facteurs qui jouent en matière d'examen de l’état de l’instance, seule l’existence d’une cause défendable peut éventuellement appeler le juge à retenir cette solution drastique. À cet égard, je suis d’avis que, vu qu'il existait trois critères pour déterminer le nombre de jours de présence matérielle au Canada avant les amendements récents de la Loi, la demanderesse aurait pu défendre sa thèse et aurait eu quelque chance de succès.

[35]  La jurisprudence de la Cour fédérale était bien fixée : elle reconnaissait trois critères distincts en matière de résidence requise par la Loi sur la citoyenneté avant sa récente modification. Selon le critère retenu par le juge de la citoyenneté, le nombre de jours où le demandeur doit avoir été matériellement présent au Canada pouvait varier, allant de moins de 100 jours, jusqu’à trois des quatre années faisant parties de la période de référence, soit 1095 jours. Il revient au juge de la citoyenneté d'appliquer le critère retenu. Puisqu'il lui est loisible de choisir parmi ces trois critères, il est difficile de concevoir qu’un demandeur ne dispose pas de moyens de prime abord défendables tirés du nombre de jours passés au Canada. En l'espèce, elle aurait pu aussi invoquer une observation inexacte du juge de la citoyenneté, laquelle l’a induite en erreur et amenée à quitter le pays.

[36]  Ainsi, je suis d'avis que si la teneur de l’affidavit de la demanderesse, tel que présenté devant moi, est exacte, il est probable que sa demande n’aurait pas été rejetée à l’étape de l’examen de l’état de l’instance vu que le défaut de déposer le dossier de la demanderesse découlait directement de la négligence de son ancien avocat.

E.  La négligence de l’avocat constitue –t-elle un fait nouveau?

[37]  Le principe général est que la négligence de l'avocat postulant, même si elle n'est pas connue par le client, n'appelle pas l'annulation ou la modification d'une décision aux termes du paragraphe 399(2) des Règles des cours fédérales. Ce principe semble être fondé sur la nature exceptionnelle de ce recours, ainsi que l'expliquait le juge Stone à l'occasion de l'affaire Saywack, citée plus haut, et sur la réticence du juge à se prononcer sur la compétence des avocats.

[38]  Le juge Nadon à l'occasion de l'affaire Skorokhodov c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1997] [QL] I F.C.J No. 1008, aux para. 14-20, exposait ainsi la jurisprudence pertinente :

[14]  Avant d'aller plus loin, il est nécessaire, à mon avis, de référer à un autre arrêt soit celui rendu par la Cour fédérale d'appel dans Moutisheva c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] 24 Imm. L.R. (2d) 212. Dans cette affaire, la requête des requérants Moutisheva et Stefanov visait à annuler un jugement de la Cour d'appel qui avait rejeté leur appel au motif qu'ils n'avaient pas poursuivi leur appel avec toute la diligence voulue.

[15]  Afin de comprendre la décision rendue par la Cour d'appel, il est essentiel de résumer brièvement les faits pertinents. Le 9 août 1991, le procureur des requérants avait déposé un avis d'appel. Le dossier d'appel fut acheminé aux parties le 9 juillet 1992. Le 23 septembre 1992, les avocats du Ministre avisaient le procureur des requérants que le délai prévu à la Règle 1307 pour le dépôt de leur mémoire était passé et que, par conséquent, le Ministre s'attendait à le recevoir dans les plus brefs délais. Le 21 octobre 1992, les procureurs du Ministre réitéraient leur demande d'obtenir le mémoire des requérants. Le 21 janvier 1993, les procureurs du Ministre déposaient une requête visant le rejet de l'avis d'appel. Cette requête a dûment été signifiée au procureur des requérants le 22 janvier 1993.

[16]  À deux reprises, un préposé du greffe de la Cour fédérale écrivait au procureur des requérants Moutisheva et Stefanov pour s'enquérir si ce dernier avait l'intention de déposer son mémoire, le tout tel que requis par la Règle 1307. Le 1er mars 1993, un autre préposé du greffe, par voie de courrier recommandé, écrivait au procureur des requérants lui demandant s'il allait déposer son mémoire. Aucune réponse n'ayant été reçue du procureur des requérants, la Cour d'appel rejetait l'appel des requérants le 25 mars 1993.

[17]Au soutien de la requête en annulation du jugement du 25 mars 1993, les requérants déposaient un affidavit à l'effet qu'ils avaient rencontré leur avocat durant les mois d'octobre et décembre 1992 ainsi que février et avril 1993 et que ce dernier ne les avait pas informé du fait qu'une requête pour rejet avait été présentée et qu'elle avait été accordée par la Cour d'appel. Selon l'affidavit, ce n'était que le 17 avril 1993 que les requérants avaient appris que leur appel avait été rejeté. Ce jour-même, ils contactaient leur avocat qui leur confirmait que l'appel avait été rejeté. Quatre mois plus tard, soit le 9 août 1993, les requérants retenaient les services d'un nouvel avocat afin de faire annuler le jugement rejetant leur appel.

[18]  Le point en litige, tel qu'énoncé par le juge Létourneau de la Cour fédérale, à la page 215, était le suivant :

En général, le nouveau avocat des requérants a fait valoir que l'arrêt de la Cour devrait être annulée au motif que les requérants étaient victimes de fausse représentation et de fraude. Ces actes frauduleux prétendument découlent du fait que les requérants n’ont pas été informés par leurs avocats ou par la Cour de l'existence d'une demande du rejet de l'appel. [TRADUCTION]

[19] En ce qui a trait à l'argument des requérants selon lequel ils étaient victimes de fausses représentations ou de fraude de la part de leur avocat, le juge Létourneau, à la page 217, disposait de cet argument comme suit :

[16]  Il suffit, pour disposer de cet argument, en ce qui a trait au dol dont la partie requérante aurait été victime de la part de son procureur, de dire qu'il n'existe pas de preuve suffisante au dossier pour établir que le procureur de la requérante s'est rendu coupable de manœuvres dolosives à son égard. Il n'appartient pas à cette Cour, dans le cadre de la présente requête, d'évaluer le comportement du procureur de la partie requérante dans sa relation de mandataire, ni sa compétence, ni la qualité des services qu'il lui aurait rendus.

[17]  En outre, l'inaction d'un procureur dans un dossier, si elle peut constituer de la négligence à l'égard du client qu'il représente, ne constitue pas nécessairement un dol ou une fraude et certes pas une fraude à l'égard de la Cour qui soit susceptible d'annuler, en vertu de la règle 1733, un jugement rendu sous la règle 1308 précisément à cause de cette inaction. De même, l'omission par le procureur des requérants d'informer ses clients de l'existence d'une requête en rejet d'appel, si elle peut donner naissance à d'autres recours civils ou disciplinaires, ne saurait constituer une fraude à l'égard de la Cour qui entacherait le jugement de rejet qu'elle a rendu par suite du retard dudit procureur à poursuivre l'appel qu'il avait logé.

[20]  À mon avis, les propos du juge Létourneau sont suffisants pour disposer de l'argument des requérants, en l'instance, selon lequel la découverte de la prétendue négligence de Me Karpishka leur permet d'invoquer la Règle 1733. À mon avis, cet argument est mal fondé. Je ne peux voir comment on pourrait distinguer les faits dans Moutisheva des faits qui sont devant moi. Les requérants en l'instance, comme les requérants dans Moutisheva, allèguent la découverte d'erreurs et d'omissions de leur ancien avocat pour invoquer la Règle 1733.

[Je souligne]

[39]  Il faut observer que les faits de ces affaires étaient très différents : les retards dans la prise de mesures correctives était un motif de rejet de la requête. Le juge Nadon, à l'occasion de l'affaire Skorokhodov a observé : « Dans ces circonstances, les requérants ne subiront pas de préjudice en raison de mon refus de modifier l’ordonnance antérieure. » [TRADUCTION] Dans l’affaire Moutisheva, le retard d’entreprendre les mesures correctives fut également un motif de rejet de la requête. De plus, les avocats n’ont pas tenté de corriger la situation et, en conséquence, ont induit la Cour quant aux faits réels de l'affaire.

[40]  Néanmoins, il semble que la philosophie du rejet de la faute d’un avocat comme motif d’annulation d’une décision est fondée sur le pragmatisme : le juge répugne à apprécier «  le comportement de l'avocat des requérants à titre de mandataire, sa compétence ou la qualité des services qu'il peut rendre » (traduction libre de Saywack, précitée).

[41]  À l'audience, la pertinence du comportement de l'avocat a été contestée par la défenderesse, qui rejetait l'enseignement du juge Strayer à l'occasion de l'affaire Beilin c Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] ACF N ° 1863 (QL), 88 FTR 132 [Beilin]. Le demandeur avait retenu par erreur les services d’un consultant, alors qu’il croyait avoir affaire à un avocat en raison des fausses déclarations de celui-ci.

[42]  D’ailleurs, le juge Teitelbaum, à l'occasion de l'affaire Guzman c Canada (MC), [2000] 1 FCR 286, [1999] FCJ No. 1334 (QL) [Guzman] opéra une distinction par rapport aux faits de l'affaire Beilin; en effet, l'avocat retenu était censé avoir mal interprété les règles de procédure de la Cour fédérale, omettant ainsi de finaliser la demande d'autorisation dans les délais, ce qui aboutit donc au rejet de celle-ci.

[43]  La distinction opérée par le juge Teitelbaum est expliquée aux paragraphes 37 à 40 de la décision Guzman :

[37]  Dans l'affaire Beilin, le demandeur croyait avoir retenu les services d'un avocat pour le représenter. En fait, la personne dont il avait retenu les services n'était pas un avocat.

[38]  En l'espèce, le demandeur croyait avoir retenu les services d'un avocat et c'est bien ce qu'il a fait.

[39]  Malheureusement, le demandeur a retenu les services d'un avocat ou s'est vu attribuer un avocat qui ne connaissait pas les Règles de la Cour fédérale du Canada et en particulier la façon dont elles s'appliquent en matière d'immigration.

[40]  Je suis convaincu que le paragraphe 399(2) n'a pas été conçu de façon à permettre la modification ou l'annulation d'un jugement définitif de la Cour parce que l'une des parties au jugement définitif a retenu les services d'un avocat qui, constate-t-on subséquemment, ne connaissait pas bien le droit ou les règles de pratique.

[44]  À part les distinctions déjà relevées à l'égard de la jurisprudence citée par le défendeur, l'on peut aussi utilement faire certaines observations au sujet des principes de droit applicable. En premier lieu, l’appréciation de l'intervention de l’avocat ne pose aucune difficulté. Il fut clairement négligent en ce qui concerne le dépôt de son propre affidavit. Deuxièmement, il faut insister sur le conflit d'intérêts évident dans lequel se trouvait l'avocat lorsqu'il a plaidé la requête, en faisant primer ses intérêts sur ceux de son client, et ce en dépit de sa complète responsabilité en ce qui concerne l’avis d’examen de l’état de l’instance.

[45]  Je conclus que la demanderesse a établi de prime abord l'intention de l’avocat d'induire en erreur, non seulement sa cliente, mais aussi la Cour. Il ressort du dépôt par l'avocat de son propre affidavit, de même que celui de la demanderesse, une intention d'amener la Cour à conclure que sa cliente avait contribuée au « malentendu » invoqué, et qu’elle n’avait pas l’intention de mener la procédure à son terme. L'avocat semble donc avoir délibérément trompé la Cour.

[46]  À mon avis, en l'espèce, est plus pertinente que la jurisprudence Guzman la jurisprudence Beilin car celle-ci semble fondée sur une forme de manquement à l'équité procédurale. En effet, le demandeur voulait être pleinement et adéquatement représenté et ce, par un professionnel hautement qualifié. En raison des mensonges du consultant, tel ne fut pas le cas. Le demandeur n’a donc pas pu participer aux débats, et ce, sans que l'on ait pu lui reprocher quelque faute ou manquement.

[47]  La question dans la présente affaire soulève des questions semblables d'équité procédurale. La demanderesse n’a pas eu la possibilité d'avoir recours aux services d’un autre avocat, ou de faire en sorte que si l'ancien avocat continuait de la représenter, qu’il le fasse entièrement en défendant ses intérêts et non les siens. À l’insu du juge Locke, la requête a été entendue sans que soit respectée l’équité procédurale.

[48]  À mon avis, il y a des preuves claires de la négligence de l'avocat; il s'est manifestement mis en conflit d'intérêts et l'a dissimulé au juge; de prime abord, l'avocat a intentionnellement induit le tribunal en erreur. Les exigences du paragraphe 399(2) des Règles des Cours fédérales sont donc réunies.

VI.  Conclusion

[49]  Par conséquent, il faut accorder à la demanderesse la possibilité de faire valoir ses moyens, de manière pleine et entière, lors d'un nouvel examen de l’état de l’instance, de sorte que la Cour puisse correctement exercer son pouvoir discrétionnaire aux termes de l'article 380 des Règles des Cours fédérales.

 


ORDONNANCE

LA COUR :

  • a) Accueille la requête et annule l'ordonnance du juge Locke datée du 25 mars 2015.

  • b) Ordonne au greffe d'émettre un nouvel avis d’examen de l’état de l’instance à la demanderesse et de prendre les dispositions afin que soit complété l'examen de l'état conformément aux Règles des Cours fédérales.

  • c) Le tout sans dépens.

« Peter Annis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1637-14

 

INTITULÉ :

MALIKA HADDAD C MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 mai, 2015

 

ORDONNANCE AVEC MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

 

DATE :

LE 18 août

 

COMPARUTIONS :

Julius Grey

pour la demanderesse

 

Sherry Rafai Far

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grey Casgrain, s.e.n.c.

Montréal, Québec

 

pour la demanderesse

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

pour le défendeur

 

 

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