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Date : 20150827


Dossier : IMM-7879-14

Référence : 2015 CF 1022

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 août 2015

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

C.D.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision du 29 octobre 2014 par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]               Le demandeur demande à la Cour d’annuler la décision de la SPR et d’ordonner le renvoi de l’affaire à un autre commissaire de la SPR pour nouvel examen.

[3]               Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

I.                   Contexte

[4]               La présente instance fait l’objet d’une ordonnance de confidentialité s’appliquant à tout renseignement pouvant servir à divulguer l’identité du demandeur, de membres de sa famille ou de ses associés, y compris leur nom, leur âge ou leur lieu de naissance. Par conséquent, les motifs porteront uniquement sur le contexte factuel nécessaire aux fins de l’analyse ci‑incluse et ne comprendront aucun renseignement de cette nature visé par l’ordonnance de confidentialité. Les avocates des deux parties ont confirmé à l’audience portant sur cette demande qu’il s’agit, en l’espèce, d’une méthode appropriée pour assurer la confidentialité du jugement et des motifs de la Cour. En l’espèce, il ne sera donc pas nécessaire de rendre des motifs confidentiels et des motifs publics distincts.

[5]               Le demandeur, un citoyen du Sri Lanka, appartient à l’ethnie tamoule et est originaire du Nord du pays.

[6]               Il prétend qu’en février 2007, les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) l’ont capturé et l’ont forcé à travailler pour eux, y compris à effectuer des travaux de construction et de chargement. En juin 2007, le demandeur s’est blessé pendant qu’il travaillait et a été transporté à l’hôpital, où il a subi une intervention chirurgicale. Il prétend que sa blessure a entraîné une invalidité permanente manifeste. En septembre 2009, le demandeur s’est enfui de l’hôpital et est retourné chez lui.

[7]               Au cours des années qui ont suivi, le demandeur a été déplacé un certain nombre de fois en raison de combats opposant l’armée du Sri Lanka (l’armée) et les TLET. En mai 2009, l’armée s’est emparée de la région où habitait le demandeur. Il a été interné dans une école, puis, après avoir reçu une carte d’identité du Comité international de la Croix-Rouge (le CICR), il a été transporté à une autre école et hébergé dans un camp. Pendant son séjour au camp, le demandeur a été interrogé par l’armée et le Service des enquêtes criminelles (le SEC). Il a été libéré après onze mois d’interrogatoires. Il a affirmé devant la SPR qu’il s’était fait dire que le CICR exerçait des pressions sur l’armée afin que celle‑ci libère des prisonniers.

[8]               Le 22 avril 2010, par crainte d’être enlevé, le demandeur s’est rendu à Colombo, puis en Thaïlande. Il est monté à bord du navire Sun Sea et est arrivé au Canada le 13 août 2010, après quoi il a demandé l’asile. Sa demande d’asile a été rejetée le 4 novembre 2014.

II.                Décision de la SPR

[9]               Lorsqu’elle a effectué son analyse, décrite en détail ci‑dessous, la SPR a tenu compte de la crédibilité du demandeur, des éléments pertinents de la situation dans le pays et de l’association du demandeur avec le navire Sun Sea.

A.                 Crédibilité

[10]           La SPR a reconnu les difficultés auxquelles le demandeur avait dû faire face pour établir le bien-fondé de sa demande, y compris les facteurs culturels et le stress qu’il a subi pendant les huit entrevues successives qui se sont déroulées entre le 25 août 2010 et le 5 juin 2012. Toutefois, bien que la SPR ait en conséquence accordé une certaine latitude au demandeur en ce qui concerne ses déclarations, elle a mis en doute sa crédibilité. Les entrevues se sont échelonnées sur près de deux ans, ce qui, selon la SPR, aurait dû permettre de dissiper la crainte ou les appréhensions initiales du demandeur. La SPR a conclu que ses déclarations comportaient des éléments portant fortement à croire qu’il avait fait preuve d’incohérence en ce qui concerne la période au cours de laquelle il a été détenu par les TLET et son séjour au camp, où il a été interrogé.

[11]           En particulier, la SPR a souligné que le demandeur avait d’abord déclaré que l’armée l’avait libéré, car rien ne prouvait qu’il était membre des TLET, mais que le témoignage qu’il a livré devant la SPR avait changé et laissait plutôt entendre qu’il avait été libéré en raison de la pression politique exercée par le CICR. La SPR a conclu que les modifications apportées au témoignage visaient à soutenir son argument selon lequel il est exposé à un risque, car les autorités du Sri Lanka l’associeraient aux TLET. Le demandeur n’avait pas mentionné le CICR antérieurement, mais il a modifié le Formulaire de renseignements personnels (le FRP) fourni à l’appui de sa demande d’asile afin d’y faire mention du CICR et de l’incidence de celui‑ci sur sa libération. Il a affirmé qu’il voulait alors protéger l’identité de la personne qui lui avait communiqué ces renseignements. La SPR a conclu que cette explication était insensée, car il était impossible d’identifier cette personne à partir du témoignage du demandeur.

[12]           La SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur n’est pas parvenu à établir qu’il était un témoin crédible dans sa demande d’asile.

B.                 Fondement de la demande

[13]           La SPR a conclu que les éléments de preuve documentaire dressaient un portrait qui portait plutôt à confusion en ce qui concerne les personnes exposées à un risque au Sri Lanka et les motifs pour lesquels elles y sont exposées. La SPR a préféré les documents du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (le HCR), car ceux‑ci sont reconnus internationalement et appuyés par l’Organisation des Nations Unies. S’appuyant sur le document Eligibility Guidelines for Assessing the International Protection Needs of Asylum Seekers from Sri Lanka du 5 juillet 2010 et sur les versions subséquentes de ce document (les principes directeurs du HCR), la SPR a reconnu les profils de risque possibles, y compris les personnes soupçonnées d’entretenir certains liens avec les TLET et les catégories de personnes susceptibles d’être soupçonnées d’entretenir des liens de cette nature.

[14]           La SPR a conclu que l’armée et le SEC avaient tous deux interrogé abondamment le demandeur pendant onze mois. Si ceux‑ci avaient alors eu un quelconque doute sur les liens du demandeur avec les TLET, ils l’auraient gardé en détention avec d’autres combattants des TLET, l’auraient peut‑être emprisonné et ne lui auraient certainement pas permis de quitter le pays. Dans le témoignage qu’il a livré de vive voix devant la SPR, il a nié être associé d’une quelconque manière aux TLET, outre le fait qu’il a été capturé et privé de sa liberté pendant quatre mois. Après avoir examiné les profils tirés des principes directeurs du HCR, la SPR a conclu qu’aucun des critères énumérés ne s’appliquait au demandeur et qu’en conséquence, il y avait peu de chances qu’il soit persécuté pour ce motif à son retour au pays. La SPR a également tenu compte du fait que le HCR vient en aide aux réfugiés tamouls qui souhaitent retourner au Sri Lanka.

C.                 Demandeurs d’asile déboutés

[15]           La SPR a souligné que des missions d’établissement des faits effectuées récemment au Sri Lanka ont examiné en détail la question des demandeurs d’asile déboutés qui ont été renvoyés dans le cadre de programmes de renvoi volontaire et forcé et de la réussite de ces programmes.

[16]           La SPR a également cité des sources révélant que le Sri Lanka est un pays dangereux pour les demandeurs d’asile déboutés, particulièrement ceux associés aux TLET ou ceux qui ont quitté le pays illégalement. Toutefois, la SPR a souligné que le demandeur n’appartenait à aucune de ces catégories.

[17]           La SPR a aussi souligné que le demandeur, outre sa libération du camp, n’avait pas signalé que des autorités avaient laissé entendre qu’elles s’intéressaient à ses allées et venues après son départ du Sri Lanka. Si le demandeur avait été une personne d’intérêt, il aurait été désigné comme tel par le SEC, son nom aurait été inscrit sur une liste d’alerte et il aurait été soumis à des interrogatoires. Selon la preuve documentaire, si les autorités avaient eu des doutes quant à l’identité du demandeur, celui‑ci aurait été envoyé en « réadaptation ».

[18]           Dans le même ordre d’idées, la SPR a souligné qu’après l’arrivée du demandeur au Canada, des agents de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) avaient relevé que le demandeur pouvait avoir des liens avec les TLET, mais les autorités canadiennes avaient conclu qu’il n’était aucunement lié à ceux‑ci, outre le fait qu’il avait été capturé et privé de sa liberté pendant quatre mois. La SPR a conclu que si le demandeur était interrogé à son retour au Sri Lanka, peu de motifs permettraient de tirer une conclusion s’éloignant de l’histoire racontée par le demandeur, à savoir qu’il a été forcé à travailler pour les TLET pendant quatre mois en 2007. La SPR a conclu qu’en raison de la sophistication accrue des registres des autorités du Sri Lanka sur les arrestations et les périodes de détention antérieures, si les antécédents du demandeur étaient consultés, ceux‑ci révéleraient que le demandeur a déjà fait l’objet d’une enquête et qu’il a été libéré.

[19]           La SPR n’a pas contesté l’intérêt médiatique qu’a suscité l’arrivée du navire Sun Sea. Toutefois, les autorités sri‑lankaises ne croyaient manifestement pas que la totalité ni même la majeure partie des passagers à bord de ce navire étaient liés aux TLET.

[20]           La SPR a également tenu compte de la dernière version du document Reports on Human Rights Practises for 2013 préparé par le Département d’État américain, qui fournissent des détails sur les activités effectuées récemment par le Parti démocratique populaire de l'Eelam (le PDPE) et les tactiques violentes de celui‑ci. La SPR a examiné les renseignements mentionnés et a conclu que le nombre de disparitions était en baisse par rapport aux années antérieures. Les activités semblaient être axées sur certaines personnes, comme des hommes d’affaires et des activistes politiques. Ce document révèle également que les autorités ont continué de mettre en liberté des combattants des TLET réadaptés et que seuls les combattants « endurcis » étaient maintenus en détention.

[21]           Par conséquent, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les autorités sri‑lankaises ne considéraient pas que le demandeur était lié aux TLET et qu’il n’avait pas de bonnes raisons de craindre d'être persécuté à titre de demandeur d’asile débouté s’il était renvoyé au Sri Lanka.

D.                Demande d’asile sur place

[22]           La SPR a conclu qu’aucun élément de preuve crédible ne révélait que le gouvernement du Sri Lanka soupçonnait des personnes d’être liées aux TLET, car elles étaient entrées illégalement au Canada à bord d’un navire appartenant aux TLET et exploité par ceux‑ci. Elle a examiné différentes décisions de la Cour fédérale n’appuyant pas l’argument selon lequel une personne a qualité de réfugié sur place uniquement parce qu’elle était à bord du navire Sun Sea ou du navire Ocean Lady. Lorsque la Cour a conclu que la demande d’asile était fondée, elle s’est appuyée sur différents facteurs, dont la présence à bord d’un de ces navires.

[23]           Enfin, la SPR a cité des décisions antérieures et des documents se rapportant aux migrants économiques exploités par les TLET, puis a conclu que le gouvernement du Sri Lanka ne considérerait pas que le demandeur était un membre ou un partisan des TLET uniquement parce qu’il a voyagé à bord du navire Sun Sea, compte tenu de l’expérience qu’il prétend avoir vécue au Sri Lanka avant son arrivée au Canada.

E.                 Risque généralisé

[24]           Le demandeur a allégué devant la SPR qu’il craignait d’être victime d’extorsion de fonds de la part de groupes paramilitaires. Il a ajouté qu’ils l’accuseraient d’être lié aux TLET en raison de ses blessures. À la question de savoir pourquoi il se ferait demander de l’argent, il a répondu qu’il l’ignorait. La SPR a conclu que le demandeur n’avait pas fourni d’éléments de preuve convaincants révélant que ces groupes le prendraient personnellement pour cible.

[25]           Selon des éléments de preuve documentaire, l’extorsion pratiquée à l’égard de personnes riches ou semblant l’être, y compris celles revenant de pays occidentaux, constitue un problème courant. Cette extorsion est commise par des groupes rebelles des forces de sécurité du gouvernement et des forces paramilitaires, particulièrement par le PDPE, qui profitent des conditions engendrées par la fin de la guerre civile en vue d’accroître leurs sources de revenus. S’appuyant sur la jurisprudence applicable, la SPR a souligné que la crainte d’être victime d’extorsion de la part de criminels ne permet pas au demandeur d’établir un lien avec l’un des motifs prévus dans la Convention, car il est exposé au même risque que le grand public. La SPR a conclu que le demandeur ne serait pas exposé personnellement à un risque, mais qu’il serait plutôt exposé au même risque généralisé que les membres de sa collectivité.

III.             Questions en litige

[26]           Le demandeur soumet les questions suivantes à l’examen de la Cour :

A.                La SPR a‑t‑elle commis une erreur lorsqu’elle a conclu que le demandeur n’a pas raison de craindre d’être persécuté s’il est renvoyé au Sri Lanka à l’heure actuelle, car il a été libéré d’un camp de l’armée en 2009?

B.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation du profil du demandeur?

C.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation de la demande d’asile sur place du demandeur?

D.                 La SPR a‑t‑elle commis une erreur dans son évaluation du risque que pose le PDPE pour le demandeur?

[27]           Selon les arguments soulevés par le demandeur, j’estime que la question à trancher en l’espèce, selon la norme de contrôle décrite ci‑dessous, consiste à savoir si la décision de la SPR est raisonnable.

IV.             Norme de contrôle

[28]           Les deux parties jugent, et je suis de leur avis, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable.

[29]           La conclusion de la SPR concernant la demande d’asile présentée sur place par le demandeur est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (voir B198 c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 1106, au paragraphe 24; Ganeshan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 841, au paragraphe 9).

[30]           En ce qui a trait à la conclusion de la SPR concernant l’existence d’un risque généralisé et son évaluation des autres questions soulevées par le demandeur, qui sont des questions mixtes de fait et de droit, la norme de contrôle applicable est également celle de la décision raisonnable (voir Lozano Navarro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 768).

V.                Argumentation des parties

A.                 Position du demandeur

[31]           Le demandeur ne conteste pas les conclusions de la SPR relatives à la crédibilité.

[32]           Le demandeur fait valoir que la SPR n’a pas dérogé de l’idée selon laquelle le demandeur ne serait pas persécuté ultérieurement, car il avait été libéré après avoir été maintenu en détention. La SPR devait évaluer si le demandeur pouvait actuellement être soupçonné d’avoir des liens avec les TLET conformément aux principes directeurs du HCR. Le profil actuel du demandeur comporte différents volets, à savoir qu’il a déjà été détenu dans un camp, qu’il a été visiblement défiguré en raison de bombardements, qu’il était à bord du navire et qu’il s’agit d’un jeune homme provenant du Nord du pays. Rien ne prouve que les personnes qui réussissent leur réinsertion sociale ont le même profil que le demandeur.

[33]           Le demandeur soutient que la SPR devait établir si, malgré le fait qu’il a été libéré après avoir été maintenu en détention et qu’il a quitté le Sri Lanka légalement, son profil actuel éveille des soupçons quant aux liens qu’il pourrait entretenir avec les TLET et en raison desquels il pourrait être persécuté à son retour au Sri Lanka. Il a précisément soulevé les arguments suivants :

A.                rien ne prouve que le profil des personnes désignées dans la mission d’établissement des faits correspond au profil du demandeur;

B.                 rien ne garantit que ses cicatrices ne pourraient pas éveiller de nouveaux soupçons compte tenu de tous les facteurs de son profil;

C.                 le manque de respect à l’égard des règles de droit au Sri Lanka fait en sorte que la libération d’un camp de l’armée six ans auparavant pourrait réveiller les soupçons des autorités;

D.                son voyage à bord du navire Sun Sea pourrait à lui seul justifier que le demandeur fasse l’objet d’une grande surveillance;

E.                 la conclusion tirée par les autorités canadiennes ne tient pas compte des différences entre le Canada et le Sri Lanka en ce qui a trait à la situation relative aux droits de la personne;

F.                  les facteurs liés à sa période de détention antérieure diffèrent des facteurs actuels, dont le fait qu’il était à bord du navire.

[34]           Outre ces points précis, le demandeur fait valoir que la décision est déraisonnable, car elle ne tient pas compte de l’effet cumulatif des différents facteurs évalués.

[35]           En ce qui a trait à la demande d’asile présentée sur place, le demandeur avance les arguments suivants pour faire valoir que la décision de la SPR est déraisonnable :

A.                le demandeur souligne que certains médias ont laissé entendre que les passagers du navire Sun Sea étaient liés aux TLET;

B.                 le raisonnement de la SPR selon lequel le demandeur pourrait produire la décision de la SPR s’il était interrogé au Sri Lanka au sujet de ses liens avec les TLET a été jugé déraisonnable par la Cour fédérale (voir Thanabalasingham c Canada (MCI), 2015 CF 397, aux paragraphes 18 et 19);

C.                 le dossier prouvait que des passagers du navire rentrés au Sri Lanka avaient été détenus, même si l’un d’entre eux avait été disculpé de toute activité liée aux TLET avant son départ du Sri Lanka. La SPR n’a pas analysé cet élément de preuve;

D.                la SPR ne s’est pas penchée sur la question de savoir si la procédure à laquelle le demandeur pourrait être soumis à son retour au Sri Lanka équivaudrait à de la persécution, même s’il pourrait finalement être lavé de tout soupçon quant à ses liens avec les TLET. Compte tenu des antécédents des autorités sri‑lankaises en matière de respect des droits de la personne en général, de la preuve concernant les mauvais traitements réservés aux personnes revenant au pays et de l’expérience que le demandeur a personnellement vécue lorsqu’il a été maintenu en détention, interrogé et agressé physiquement, il est déraisonnable que la SPR n’ait pas évalué cette procédure.

[36]           Le demandeur s’appuie sur des décisions que la Cour fédérale a rendues au sujet d’autres demandeurs d’asile ayant voyagé à bord du navire Sun Sea et du navire Ocean Lady, et soutient qu’elles étayent sa position selon laquelle la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a évalué la façon dont les autorités sri-lankaises le percevraient à son retour. Le demandeur cite la décision YS c Canada (MCI), 2014 CF 324 (YS) et d’autres décisions rendues après celle‑ci. Dans la décision YS, le juge Russell a conclu que la SPR avait commis une erreur en assimilant une conclusion d’absence de liens avec les TLET avec l’absence de demande sur place, au retour au Sri Lanka.

[37]           Enfin, le demandeur soutient que le risque de persécution de la part de groupes paramilitaires est visé à la fois par les articles 96 et 97. La preuve établit que le PDPE prend les Tamouls pour cible et qu’en conséquence, le choix des personnes ciblées s’appuie entre autres sur l’ethnicité. Le HCR affirme qu’outre l’ethnicité, le PDPE se concentre à la fois sur la politique et la criminalité, ce qui révèle l’existence d’un fondement politique dans le choix des personnes ciblées. La SPR n’a pas tenu compte, d’une part, des motifs mixtes sur lesquels s’appuie la demande fondée sur l’article 96, et d’autre part, de la pertinence de l’affiliation du gouvernement et du facteur ethnique dans le choix des personnes ciblées en ce qui a trait à la partie de la demande fondée sur l’article 97. Le demandeur s’appuie sur la décision Gunaratnam c Canada (MCI), 2015 CF 358, dans laquelle le juge Russell a relevé des erreurs de cette nature lorsqu’il s’est penché sur la façon dont la SPR avait examiné une demande fondée sur la façon dont le PDPE prenait des personnes pour cible.

B.                 Position du défendeur

[38]           Le défendeur soutient que la SPR a évalué de manière raisonnable le fondement objectif de la crainte subjective du demandeur. Elle a examiné l’ensemble de la preuve et a judicieusement conclu qu’en raison de la fin des hostilités au Sri Lanka, le demandeur n’avait pas un profil qui l’exposait à un risque. Les éléments de preuve à l’appui ont révélé les faits suivants :

A.                le demandeur a été libéré d’un camp et le gouvernement du Sri Lanka ne s’intéressait plus à lui;

B.                 le demandeur a nié être associé aux TLET et le gouvernement du Canada en est venu à la même conclusion;

C.                 le profil du demandeur ne correspondait pas au profil de risque établi – il n’était pas un grand partisan des TLET ni un combattant des TLET;

D.                la mission d’établissement des faits a révélé que les ressortissants qui ont quitté le Sri Lanka légalement au moyen de documents authentiques ont généralement peu de difficulté à traverser les contrôles de sécurité.

[39]           Le défendeur soutient également que la SPR a évalué de manière raisonnable la preuve dont elle était saisie et a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que les passagers du navire Sun Sea qui rentrent au Sri Lanka risquent d’être persécutés par le gouvernement de ce pays, qu’ils aient des cicatrices visibles ou non. La décision de la SPR s’appuyait de façon rationnelle sur des éléments de preuve documentaire à l’appui, en particulier sur les éléments suivants :

A.           selon l’exposé des arguments du défendeur, la SPR a examiné le traitement réservé aux passagers du navire Sun Sea qui ont été renvoyés dans leur pays, y compris B005 et B016, et a conclu que les rumeurs selon lesquelles ils auraient été victimes de mauvais traitements étaient fausses. Le gouvernement du Sri Lanka a plutôt traité de façon adéquate le cas des criminels de retour au pays;

B.            la SPR a examiné la jurisprudence pertinente et a conclu que celle‑ci n’appuyait pas l’argument selon lequel une personne a qualité de réfugié sur place uniquement parce qu’elle était à bord du navire Sun Sea ou du navire Ocean Lady;la SPR a examiné la preuve et a conclu que le demandeur ne serait pas considéré comme un membre des TLET ou une personne associée à ceux‑ci. Il a toujours affirmé à l’ASFC, au cours des ses entrevues, qu’il n’était aucunement lié aux TLET;

C.            la SPR a examiné la jurisprudence pertinente et a conclu que le demandeur était exposé à un risque généralisé d’être victime d’un acte criminel, à savoir d’extorsion, mais pas à un risque personnalisé.

VI.             Analyse

[40]           Selon la Cour, il ressort de l’argumentation que le demandeur estime que la SPR a commis une erreur dans son analyse de la demande d’asile sur place, car elle n’a pas analysé les éléments de preuve au dossier révélant que les passagers du navire Sun Sea de retour au pays avaient été détenus et, dans un cas, torturés par les autorités sri‑lankaises.

[41]           Les avocats des deux parties ont consacré beaucoup de temps à ce sujet dans leurs plaidoiries. Les parties ne contestent pas le fait que le dossier dont était saisie la SPR comptait une centaine de pages d’éléments de preuve documentaire sur les mauvais traitements qu’auraient subis deux passagers du Sun Sea, désignés comme B005 et B016. Ces éléments de preuve, que le défendeur a présentés à la suite de l’audience, appuient à la fois la conclusion selon laquelle des personnes ont été victimes de mauvais traitements et la conclusion selon laquelle ces allégations étaient fausses. Je suis du même avis que le demandeur lorsque celui‑ci soutient qu’il n’incombe pas à la Cour d’examiner les arguments sur la fiabilité de ces éléments de preuve, mais plutôt d’établir si la SPR était dans l’obligation de tenir compte de ces éléments de preuve.

[42]           Le demandeur cite la décision B135 et al c Canada (MCI), 2013 CF 871 (B135), dans laquelle le juge Harrington a accueilli une demande de contrôle judiciaire au motif que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration avait omis de divulguer certains renseignements se rapportant à l’expérience qu’avaient vécue B005 et B016 à leur retour au Sri Lanka. Le juge Harrignton a conclu ce qui suit au paragraphe 19 :

[19]      Il me semble que le meilleur moyen de prévoir le sort des passagers du Sun Sea, dont les demandes d’asile sont en instance, est de connaître le sort réservé aux personnes qui ont été concrètement renvoyées dans leur pays.

[43]           Dans la décision NR c Canada (MCI), 2015 CF 425 (NR) rendue récemment, la juge Mactavish a tenu compte de la décision B135 et des mesures qu’a prises le demandeur dans cette affaire afin de présenter des éléments de preuve après l’audience sur le traitement réservé à B005 et à B016. Elle s’est exprimée en ces termes aux paragraphes 11 et 12 :

[11]      L’avocate de N.R. a également mentionné l’analyse du juge Harrington dans B135 sur l’expérience vécue par B005, rappelant que ce dernier avait été accusé d’avoir participé au Sri Lanka à des activités criminelles liées aux TLET, mais que la Cour du magistrat en chef du Sri Lanka l’avait disculpé par la suite de toute accusation. L’avocate a noté les propos du juge Harrington selon lesquels « s’il y avait une personne qui, d’après les autorités sri‑lankaises, n’avait par de liens avec les TLET, c’était bien B005 », et pourtant, il a été mis en détention à son retour au Sri Lanka : au par. 22.

[12]      Dans ses observations soumises en réponse, l’avocate de N.R. a également demandé l’autorisation de présenter en preuve après l’audience deux articles de journaux. Le premier décrivait la torture et les mauvais traitements dont B016 avait été victime de la part des autorités sri‑lankaises pendant l’année de détention. Cet article laissait aussi entendre que le décès de B016 n’était pas accidentel. Le deuxième article portait sur la décision B135 et sur le fait que, même si les tribunaux du Sri Lanka avaient innocenté B005 de toutes les allégations de participation aux activités criminelles liées aux TLET, les autorités sri‑lankaises l’avaient toutefois mis en détention à son retour au pays et ni sa famille ni son avocat ne savaient où il se trouvait.

[44]           Après avoir conclu qu’il était impossible de savoir, à partir des motifs de la SPR, si celle‑ci avait examiné la demande relative à la présentation d’éléments de preuve après l’audience, la juge Mactavish a tiré les conclusions suivantes aux paragraphes 20 à 24 :

[20]      Si la Commission a effectivement admis en preuve les documents présentés après l’audience, elle a commis une autre erreur lorsqu’elle a évalué la demande d’asile sur place présentée par N.R.

[21]      Comme il a déjà été mentionné, le juge Harrington a fait observer dans la décision B135 que les expériences vécues par des personnes se trouvant dans une situation semblable constituent « le meilleur moyen de prévoir » le sort réservé au demandeur qui est renvoyé dans son pays d’origine. Le juge Harrington a conclu qu’il était important d’avoir le plus de renseignements possible quant aux expériences vécues par les passagers du MS Sun Sea qui avaient été renvoyés au Sri Lanka.

[22]      N.R. voulait présenter des éléments de preuve pertinents indiquant que les autorités sri‑lankaises avaient mis en détention des passagers qui se trouvaient à bord du MS Sun Sea et qui avaient été renvoyés au Sri Lanka, et avaient torturé au moins l’un de ceux‑ci. Or, la Commission ne mentionne aucunement dans ses motifs les expériences vécues par B005 ou par B016.

[23]      Le défendeur tente d’établir une distinction entre N.R. et B005 ou B016, en faisant valoir que le demandeur ne se trouve pas dans une situation semblable à ces personnes et qu’il ne serait donc pas exposé à un risque au Sri Lanka. J’estime en toute déférence qu’il n’appartient pas à la Court de tirer une conclusion factuelle de cette nature lorsqu’elle est saisie du contrôle judiciaire d’une décision de la Commission. Il s’agit plutôt du rôle de cette dernière.

[24]      De toute évidence, les éléments de preuve présentés par N.R. après l’audience revêtaient une valeur probante et contredisaient directement la principale conclusion de la Commission quant à la demande d’asile sur place. Même s’il était loisible à la Commission d’établir une distinction entre N.R. et B005 et B016, il ne lui était pas loisible de refuser de prendre en considération les éléments de preuve indiquant que certains des passagers du navire Sun Sea qui avaient été renvoyés au Sri Lanka étaient exposés à un risque dans ce pays : Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35, [1998] A.C.F. no 1425 (C.F. 1re inst.), aux par. 14 à 17.

[Non souligné dans l’original.]

[45]           J’en conclus qu’il convient d’effectuer la même analyse en l’espèce. Le demandeur fait valoir que des éléments importants de l’analyse de la SPR quant aux risques auxquels est exposé le demandeur se rapportent à une décision antérieure de l’armée selon laquelle il n’était pas lié aux TLET. Par conséquent, la preuve concernant le fait que B005 a été détenu, même si les tribunaux du Sri Lanka avaient innocenté B005 de toutes les allégations de participation aux activités criminelles liées aux TLET, semble prouver le risque auquel est exposé le demandeur. Toutefois, rien dans la décision de la SPR ne révèle que la SPR a tenu compte de la preuve concernant B005 ou B016.

[46]           Comme il l’a été souligné précédemment, selon l’exposé des arguments du défendeur, la SPR a examiné le traitement réservé aux passagers du navire Sun Sea qui ont été renvoyés dans leur pays, y compris B005 et B016, et a conclu que les rumeurs selon lesquelles ils auraient été victimes de mauvais traitements étaient fausses et que le gouvernement du Sri Lanka avait simplement traité les cas de criminels de retour au pays. Toutefois, dans sa plaidoirie, le défendeur a reconnu que la décision de la SPR ne comprend pas d’analyse de cette nature. À cet égard, le défendeur estime plutôt que les éléments de preuve concernant B005 et B016 soumis à la SPR étayent une telle analyse et que le demandeur n’a pas demandé à la SPR de formuler des commentaires sur ces éléments de preuve. Pour avancer cet argument, le défendeur s’appuie sur le renvoi, dans la décision de la SPR, aux éléments communiqués après l’audience et sur le fait que l’avocate du demandeur a eu l’occasion de formuler une réponse, mais a refusé de le faire.

[47]           Il relève du mandat de la SPR d’examiner ces éléments de preuve, comme le défendeur a initialement soutenu qu’elle l’avait fait, et de conclure que les rumeurs relatives aux mauvais traitements qu’auraient subis B005 et B016 étaient fausses. Toutefois, cette décision ne permet pas de conclure que la SPR a effectué une analyse de cette nature. Elle semble plutôt avoir fait fi de ces éléments de preuve, ce qu’elle n’avait pas le droit de faire, comme l’explique la Cour dans la décision NR. Comme dans la décision NR, il s’agissait d’une preuve probante tout à fait contraire aux conclusions de la SPR quant à la demande d’asile présentée sur place par le demandeur, particulièrement en raison du fait qu’elle a fondé en grande partie son analyse du risque auquel le demandeur serait exposé sur place sur une décision antérieure de l’armée, selon laquelle il n’était pas lié aux TLET. À mon avis, le fait que le demandeur n’a pas formulé d’observations postérieures à l’audience au sujet de cet élément de preuve n’a aucune incidence sur l’obligation de la SPR d’en tenir compte.

[48]           Bien que le demandeur reconnaisse que la SPR ne soit pas tenue de citer dans ses motifs tous les éléments de preuve pouvant être pertinents, je suis d’accord avec le demandeur lorsque celui‑ci affirme qu’il est aussi largement reconnu que plus la preuve qui n'a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs d’un décideur est importante, plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l'organisme a tiré une conclusion de fait erronée sans tenir compte des éléments dont il disposait (Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35, [1998] ACF no 1425 (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 14 à 17). Toutefois, il n’est pas vraiment nécessaire de faire une déduction semblable en l’espèce compte tenu du fait que la SPR a explicitement affirmé qu’il n’existe aucun élément de preuve ou rapport révélant que des passagers du navire Sun Sea ou de l’Ocean Lady renvoyés au Sri Lanka ont été persécutés parce que les TLET les ont fait entrer clandestinement dans un autre pays à bord d’un de ces navires. Cela montre clairement que les éléments de preuve concernant B005 et B016 n’ont certainement pas été pris en compte.

[49]           Pour ce motif, je conclus que la décision est déraisonnable, qu’elle n’appartient pas aux issues acceptables et que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. Par conséquent, il est inutile d’examiner les autres arguments soulevés par le demandeur.

[50]           Les deux parties ont été consultées, et aucune d’entre elles n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire de la décision de la SPR soit accueillie et que la question soit renvoyée à un autre commissaire de la SPR pour nouvel examen. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-7879-14

 

INTITULÉ :

C.D. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 AOÛT  2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE SOUTHCOTT

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 AOÛT 2015

 

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Suzanne Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff, Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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