Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20150827


Dossier : T-2522-14

Référence : 2015 CF 1020

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 août 2015

En présence de monsieur le juge Gascon

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

ARMO ABDULGHAFOOR

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Aperçu

[1]               Le demandeur, monsieur Armo Abdulghafoor, est entré au Canada à titre de résident permanent en juin 2006. Il a demandé la citoyenneté canadienne le 25 novembre 2009. Après avoir examiné la demande de M. Abdulghafoor, son questionnaire sur la résidence et d’autres documents, l’agent de la citoyenneté a exprimé des préoccupations concernant le dossier de M. Abdulghafoor en raison du manque d’éléments de preuve démontrant qu’il résidait au Canada pendant la période de référence et en raison de son absence de revenu.

[2]               L’affaire a donc été transmise à un juge de la citoyenneté, qui a tenu une audience le 17 novembre 2014 lors de laquelle il a posé des questions à M. Abdulghafoor et lui a fait part des préoccupations concernant sa présence physique au Canada. Le juge de la citoyenneté a été convaincu que M. Abdulghafoor remplissait les conditions de résidence et il a accueilli la demande de citoyenneté de ce dernier.

[3]               Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration a demandé le contrôle judiciaire de cette décision parce que le juge de la citoyenneté aurait accordé la citoyenneté à M. Abdulghafoor malgré le manque d’élément de preuve sur la présence physique de ce dernier au Canada et parce qu’il n’aurait pas tenu compte d’importantes lacunes et contradictions dans la preuve. En réponse, M. Abdulghafoor soutient que la décision du juge de la citoyenneté était raisonnable et que la décision est étayée par la preuve au dossier.

[4]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre sera rejetée. Je ne suis pas convaincu que la décision du juge de la citoyenneté n’appartient pas aux issues possibles acceptables ou que la preuve ténue sur laquelle il a fondé sa décision justifie l’intervention de la Cour. Je conclus en outre que les motifs de la décision expliquent de manière satisfaisante comment le juge de la citoyenneté en est arrivé à la conclusion que M. Abdulghafoor remplissait la condition de résidence.

II.                Contexte

[5]               Dans sa décision du 17 novembre 2014, le juge de la citoyenneté a conclu, selon la prépondérance des probabilités, sur le fondement de la décision Re Pourghasemi (1993), 62 FTR 122, 19 Imm LR (2d) 259 (CF 1re inst.), que M. Abdulghafoor remplissait la condition de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c 29, et qu’il pouvait obtenir la citoyenneté. Selon ce critère de la présence physique, le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, au cours de la période de référence de quatre ans, soit 1 460 jours, a accumulé au moins trois ans, soit 1095 jours, de résidence au Canada.

[6]               En l’espèce, le juge de la citoyenneté a conclu que la période de référence s’échelonnait du 15 juin 2006 au 25 novembre 2009, et il a souligné que M. Abdulghafoor avait déclaré avoir été présent au Canada pendant 1224 ou 1225 jours, ce qui dépasse largement les 1095 jours requis.

[7]               Après avoir résumé les étapes procédurales qui ont mené à sa décision, y compris les déclarations consignées dans le questionnaire de résidence et dans d’autres documents présentés par M. Abdulghafoor ainsi que les observations formulées lors de l’audience, le juge de la citoyenneté a fait état des préoccupations exprimées par l’agent de la citoyenneté. Ce dernier avait souligné que M. Abdulghafoor avait perdu son passeport, qu’il y avait donc peu d’éléments de preuve établissant sa résidence au Canada, et que cela soulevait des doutes quant à sa crédibilité; le juge de la citoyenneté a également souligné que M. Abdulghafoor n’avait eu aucun revenu pendant la période pertinente.

[8]               Le juge de la citoyenneté s’est penché sur chacune des préoccupations de l’agent de la citoyenneté ainsi que sur la preuve au dossier de M. Abdulghafoor. Plus précisément, le juge de la citoyenneté a souligné que M. Abdulghafoor avait signalé la perte de son passeport à la police en novembre 2011. Le juge de la citoyenneté a aussi renvoyé à une lettre et à des documents d’un locateur qui confirmaient que M. Abdulghafoor habitait à Nepean, en Ontario, pendant la période de référence, ainsi qu’aux actes de naissance des enfants de M. Abdulghafoor qui ont été produits par des hôpitaux d’Ottawa.

[9]               En ce qui concerne l’absence de revenu déclaré, le juge de la citoyenneté a fait état des avis de cotisation fournis par M. Abdulghafoor et du témoignage de ce dernier selon lequel son épouse a subvenu à ses besoins à son arrivée au Canada et selon lequel il connaît peu l’anglais. Le juge de la citoyenneté a par la suite confirmé que le rapport consigné par l’Agence des services frontaliers du Canada dans le Système intégré d’exécution des douanes [SIED] corroborait les renseignements fournis par M. Abdulghafoor et révélait que ce dernier avait été absent pendant 33 jours au total pendant la période pertinente.

[10]           Le juge de la citoyenneté a estimé que M. Abdulghafoor était sincère et crédible à l’audience, et il a affirmé que la preuve documentaire et les déclarations de M. Abdulghafoor concordaient avec sa présence physique au Canada pendant la période pertinente. Il a conclu que M. Abdulghafoor avait établi, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait habité au Canada pendant le nombre de jours requis pour satisfaire à la condition de résidence prévue à la Loi sur la citoyenneté.

III.             Analyse

A.                Les conclusions du juge de la citoyenneté concernant la résidence de M. Abdulghafoor au Canada étaient‑elles déraisonnables?

[11]           Le ministre allègue que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en accordant la citoyenneté à M. Abdulghafoor malgré l’absence totale d’éléments de preuve et malgré les importantes grandes lacunes et contradictions que comportait la preuve. Le ministre soutient que cela suffit à rendre la décision déraisonnable. M. Abdulghafoor réplique que le juge de la citoyenneté a eu l’occasion d’évaluer sa crédibilité lors de l’audience – dont il n’existe aucune transcription – et qu’il a estimé que ses explications étaient crédibles.

[12]           Je suis d’accord avec M. Abdulghafoor. Je suis convaincu que les conclusions du juge de la citoyenneté étaient raisonnables et que les lacunes et les contradictions relevées par le ministre ne sont pas assez importantes pour la décision puisse être qualifiée de déraisonnable. Le juge de la citoyenneté a examiné la preuve de la présence de M. Abdulghafoor au Canada et il s’est penché sur les préoccupations de l’agent de la citoyenneté. Le juge de la citoyenneté aurait peut‑être pu fournir davantage de motifs pour appuyer certaines conclusions, mais son raisonnement n’est vicié par aucune erreur fatale, et je conclus qu’il a examiné l’ensemble de la preuve.

[13]           À l’instar du ministre, je suis préoccupé par la pauvreté de la preuve quant à la présence physique de M. Abdulghafoor au Canada étant donné que ce dernier avait perdu son passeport, qu’il n’avait déclaré aucun revenu pendant la période pertinente et qu’il avait fait peu d’opérations bancaires. Je conviens avec le ministre que la citoyenneté canadienne est un privilège qu’il ne faut pas accorder à la légère, et qu’il incombe au demandeur de citoyenneté, s’il souhaite se voir accorder ce privilège, d’établir selon la prépondérance des probabilités, au moyen d’éléments de preuve suffisants, cohérents et crédibles, qu’il satisfait aux diverses exigences prévues par la Loi (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c El Bousserghini, 2012 CF 88, au paragraphe 19 [El Bousserghini], Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298, aux paragraphes 19 et 21.

[14]           Si j’avais été à la place du juge de la citoyenneté, j’aurais peut‑être apprécié la preuve de façon différente et tiré une autre conclusion. Cependant, dans le cadre d’un contrôle judiciaire, la Cour doit établir si la décision du juge de la citoyenneté est raisonnable, et je ne suis pas convaincu que, dans les circonstances de l’espèce, la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables.

[15]           Il est bien établi que la décision d’un juge de la citoyenneté quant à savoir si la condition de résidence est satisfaite doit être contrôlée selon la norme du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Matar, 2015 CF 669, au paragraphe 11; Hussein c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 88, au paragraphe 10; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Pereira, 2014 CF 574, au paragraphe 18 [Pereira]; Kohestani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2012 CF 373, au paragraphe 12).

[16]           Dans le cadre du contrôle d’une décision suivant la norme du caractère raisonnable, l’analyse porte sur la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel. Les conclusions de fait et les conclusions de fait et de droit ne devraient pas être modifiées si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59). En procédant au contrôle des conclusions de fait suivant la norme du caractère raisonnable, la Cour n’a pas pour rôle d’apprécier de nouveau la preuve ou l’importance relative que le décideur a accordée aux facteurs pertinents (Kanthasamy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CAF 113, au paragraphe 99). Dans le cadre d’un contrôle suivant la norme du caractère raisonnable, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Safi, 2014 CF 947, au paragraphe 16 [Safi]).

[17]           Il est également bien établi en droit que les tribunaux doivent faire preuve d’un degré élevé de retenue à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité que tirent les organismes et tribunaux administratifs (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vijayan, 2015 CF 289, au paragraphe 64; Pepaj c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2014 CF 938, au paragraphe 13). En particulier, il faut faire preuve d’une telle retenue à l’égard des conclusions relatives à la crédibilité tirées par les juges de la citoyenneté parce que ces derniers sont les mieux placés pour « tirer une conclusion de fait quant à savoir si a été établie, à titre de question préliminaire, l’existence d’une résidence » (Martinez‑Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 640, au paragraphe 46).

[18]           Dans le cadre de l’analyse du caractère raisonnable de la décision, la Cour peut également examiner les notes du juge de la citoyenneté ainsi que le dossier; la Cour n’est toutefois pas censée examiner le dossier pour combler les lacunes au point de réécrire les motifs (Safi, au paragraphe 18).

[19]           Le ministre allègue que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en ne tenant pas compte de la preuve selon laquelle M. Abdulghafoor avait déclaré, dans une demande de location, être resté seulement 7 mois à l’adresse où il aurait habité pendant la période pertinente. Cependant, je remarque que cette adresse figure également sur tous les avis de cotisation d’impôt, sur la correspondance avec les agents d’immigration et sur les factures de téléphone cellulaire fournis par M. Abdulghafoor pour la période de référence, et qu’une lettre d’un locateur a confirmé que M. Abdulghafoor avait habité à l’adresse en question de juin 2006 à mai 2011. Dans ces circonstances, je suis convaincu qu’il n’était pas déraisonnable pour le juge de la citoyenneté de privilégier ces éléments de preuve plutôt que le contenu de la demande de location.

[20]           Le ministre a aussi des préoccupations concernant un dossier d’immunisation qui révèle que le fils de M. Abdulghafoor a reçu un vaccin en Arabie saoudite pendant la période pertinente. Je ne suis toutefois pas convaincu que l’omission de mentionner cet élément dans la décision, vu les autres éléments de preuve établissant la présence de M. Abdulghafoor au Canada, suffit à rendre la décision du juge de la citoyenneté déraisonnable.

[21]           On peut prétendre que le juge aurait pu en dire davantage sur les contradictions apparentes, mais cela ne fait pas en sorte que la décision n’appartient pas aux issues raisonnables.

[22]           En formulant pareilles allégations sur ces conclusions de fait, le ministre invite la Cour à substituer son évaluation de la preuve à celle du juge de la citoyenneté. Ce dernier a entendu le témoignage de M. Abdulghafoor lors de l’audience et a examiné la preuve avant de tirer la conclusion selon laquelle M. Abdulghafoor avait habité au Canada pendant le nombre de jours prescrits au cours de la période de référence. En outre, rien ne permet de croire que le juge de la citoyenneté n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants qui contredisaient carrément ses conclusions (Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 FTR 35 (CF 1re inst.), au paragraphe 17).

[23]           Les juges de la citoyenneté et les autres décideurs de ce type sont réputés avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve au dossier (Hassan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1992] ACF no 946 (CAF), au paragraphe 3; Kanagendren c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CAF 86, au paragraphe 36). Ce n’est pas parce qu’un décideur a omis de mentionner un élément de preuve qu’il n’en a pas tenu compte ou qu’il y a erreur susceptible de contrôle. En l’espèce, le juge a en outre eu l’avantage de participer à une audience avec M. Abdulghafoor, et il n’existe aucune transcription de cette audience au regard de laquelle la preuve au dossier aurait pu être confrontée. Compte tenu de ces éléments, je conclus qu’il était raisonnable de la part du juge de la citoyenneté de conclure que M. Abdulghafoor satisfaisait à la condition de résidence.

[24]           Le ministre souligne à juste titre que les demandeurs de citoyenneté ont, en tout temps, l’obligation absolue de fournir des renseignements véridiques, exacts et complets et de s’abstenir de faire de fausses déclarations. Cependant, il est bien établi que la Loi sur la citoyenneté n’exige pas que tous les éléments soient corroborés; il en revient plutôt « au décideur initial, en tenant compte du contexte, de déterminer l’étendue et la nature de la preuve requise » (El Bousserghini, au paragraphe 19). Le juge de la citoyenneté, dans ses motifs, n’a peut‑être pas résolu les contradictions apparentes aussi clairement que le ministre l’aurait souhaité et il n’a peut‑être pas expliqué avec autant de détails que l’aurait espéré le ministre comment M. Abdulghafoor a convaincu le juge quant à sa présence physique au Canada, mais il y a suffisamment d’éléments de preuve qui montrent que la conclusion du juge était déraisonnable.

[25]           La décision du juge de la citoyenneté et ses notes manuscrites montrent que ce dernier s’est penché et s’est prononcé sur le passeport perdu par M. Abdulghafoor, sur ses antécédents de voyage et sur son absence de revenu. Le fait que M. Abdulghafoor a fait peu d’opérations bancaires a été examiné et pris en compte par le juge de la citoyenneté.

[26]           Il ne s’agit pas d’un cas où, comme dans la décision Pereira, le juge de la citoyenneté a outrepassé son pouvoir discrétionnaire et a accepté des explications invraisemblables concernant des absences non déclarées sans essayer d’obtenir des précisions (aux paragraphes 23 et 30). En l’espèce, le juge de la citoyenneté, à l’audience, a fait part des préoccupations de l’agent d’immigration à M. Abdulghafoor et il a conclu que ce dernier s’était acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir sa résidence grâce à des éléments de preuve suffisants et crédibles. Les erreurs de fait invoquées par le ministre ne sont pas assez pour que la décision puisse être qualifié de déraisonnable et elles ne justifient pas l’intervention de la Cour.

[27]           Pour faire écho à ce que la Cour a déclaré dans la décision Moreno c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 841, au paragraphe 15, les erreurs sans conséquence, même s’il y en a plusieurs, ne suffisent pas à rendre une décision déraisonnable. Une décision imparfaite qui renferme des erreurs sans conséquence est tout de même raisonnable.

[28]           La Cour comprend pourquoi le ministre souhaite que les juges de la citoyenneté fournissent des motifs plus détaillés ou plus exhaustifs : le processus établi par la Loi sur la citoyenneté prévoit que l’agent de la citoyenneté qui a des préoccupations et qui n’est pas convaincu que les conditions de résidence sont satisfaites doit transmettre la demande à un juge de la citoyenneté. Cependant, le critère que la Cour doit appliquer n’est pas de savoir si la décision satisfait aux attentes du ministre; la Cour doit plutôt statuer sur le caractère raisonnable de la décision. En l’espèce, je ne suis pas convaincu que les conclusions du juge de la citoyenneté n’appartiennent pas aux issues raisonnables.

B.                 Le juge de la citoyenneté a­‑t‑il fourni des motifs suffisants et adéquats en appui à sa décision?

[29]           Le ministre soutient que les motifs du juge de la citoyenneté sont inadéquats, car rien n’y donne à penser que ce dernier avait bien saisi la faiblesse de la preuve ou même les préoccupations de l’agent de citoyenneté. Par conséquent, les motifs ne permettent pas à celui qui fait le contrôle de comprendre le fondement de la décision. Je ne souscris pas à cette affirmation, et j’estime, au contraire, que les motifs du juge de la citoyenneté étaient adéquats.

[30]           Le droit applicable a grandement évolué depuis l’époque où l’arrêt Dunsmuir a été rendu en ce qui concerne le caractère adéquat des motifs d’une décision administrative, tant pour ce qui est du niveau de détail de l’analyse auquel devraient être assujetties les décisions reposant sur des faits, comme celle qui nous intéresse en l’espèce, que pour ce qui est du caractère suffisant des motifs en tant que raison justifiant à elle seule le contrôle. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrabor (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême a donné des indications quant à la manière d’aborder les situations dans lesquelles le décideur fournit des motifs brefs ou limités. Il n’est pas nécessaire que les motifs soient exhaustifs ou parfaits ou qu’ils traitent de l’ensemble des éléments de preuve ou des arguments présentés par une partie ou figurant dans le dossier.

[31]           Le décideur n’est pas tenu de mentionner tous les détails qui étayent sa conclusion. Il suffit que les motifs permettent à la Cour de comprendre le fondement de la décision et de déterminer si la conclusion appartient aux issues possibles acceptables (Newfoundland Nurses, au paragraphe 16). La cour de révision doit considérer les motifs dans leur ensemble, conjointement avec le dossier, pour déterminer s’ils possèdent les attributs de la raisonnabilité, laquelle tient à la justification, à la transparence et à l’intelligibilité (Dunsmuir, au paragraphe 47; Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 53; Construction Labour Relations c Driver Iron Inc., 2012 CSC 65, au paragraphe 3). La Cour, dans la récente décision Safi, s’est penchée sur la question du caractère adéquat des motifs d’une décision d’un juge de la citoyenneté. Dans cette décision, la juge Kane a repris les principes de l’arrêt Newfoundland Nurses et a déclaré que le décideur n’est pas tenu d’expliciter chaque motif, argument ou détail dans ses motifs et qu’il n’est pas non plus tenu de tirer une conclusion expresse sur chaque élément constitutif du raisonnement qui l’a mené à sa conclusion finale. Les motifs doivent « être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (Safi, au paragraphe 17).

[32]           En l’espèce, le juge de la citoyenneté satisfait à ce critère, car il a expliqué dans ses motifs la raison pour laquelle il a conclu que M. Abdulghafoor remplit la condition de résidence ainsi que la façon dont il a pris la preuve en considération.

[33]           Selon la norme, la décision doit être raisonnable, et non parfaite. En matière de citoyenneté, les motifs des décisions sont souvent très brefs et ne traitent pas de toutes les contradictions que comporte la preuve. Cependant, même si les motifs de la décision sont brefs ou mal rédigés, la Cour doit faire montre de retenue à l’égard de l’appréciation de la preuve effectuée par le décideur et des conclusions tirées par ce dernier relativement à la crédibilité, dans la mesure où la Cour est capable de comprendre le fondement de la décision du juge de la citoyenneté (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Thomas, 2015 CF 288, au paragraphe 34 [Thomas]; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Purvis, 2015 CF 368, aux paragraphes 24 et 25).

[34]           Dans l’affaire Thomas, par exemple, le juge de la citoyenneté a conclu que la défenderesse était crédible, il s’est penché sur les préoccupations de l’agent de la citoyenneté et il a accepté les explications de la défenderesse. En réponse à l’argument du ministre selon lequel la preuve était insuffisante, le juge Mosley a souligné ce qui suit : « Ses notes auraient pu être plus claires et plus détaillées, mais sa décision finale repose sur une appréciation raisonnable de la preuve, y compris les explications données par [la défenderesse] » (au paragraphe 34). Le juge Mosley a fait remarquer qu’il n’y avait pas de lacunes inexpliquées dans la preuve, car la défenderesse avait fourni des explications que le juge de la citoyenneté avait estimées crédibles. Le juge Mosley a rappelé que, en l’absence d’une erreur manifeste, il faut faire preuve de retenue à l’égard de l’appréciation de la preuve effectuée par le décideur et des conclusions relatives à la crédibilité tirées par ce dernier (Thomas, aux paragraphes 33 et 34).

[35]           Les affaires dans lesquelles la Cour a accepté d’intervenir se distinguent de l’espèce. Dans la décision Safi, la juge Kane a reconnu que certaines lacunes inexpliquées ne portaient pas à conséquence et résultaient probablement d’un simple malentendu, mais elle a souligné qu’il y avait certains points qui nécessitaient un examen plus approfondi, notamment des timbres de passeport illisibles, certains voyages non déclarés et un visa délivré à un autre nom. La juge Kane a conclu qu’on ne savait pas avec certitude comment le juge de la citoyenneté avait apprécié la preuve et qu’il semblait que ce dernier n’avait pas tenu compte d’éléments de preuve qui auraient dû l’inciter à fouiller davantage la question (Safi, aux paragraphes 44 et 45). Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323, le juge de Montigny a conclu qu’il manquait beaucoup plus de jours de résidence pour atteindre le nombre de jours exigé que ce que le juge de la citoyenneté avait estimé; il a aussi jugé que la mince preuve documentaire posait problème, surtout vu que les nombreuses factures fournies pour établir la résidence de la défenderesse au Canada portent des dates auxquelles, de son propre aveu, elle n’était pas présente au Canada. La Cour a également annulé des décisions d’un juge de la citoyenneté lorsqu’elle a conclu que le défendeur avait fait de fausses déclarations sur des éléments essentiels (lesquelles concernaient souvent de longues absences du Canada) dont le juge de la citoyenneté n’avait pas tenu compte dans sa décision (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Elzubair, 2010 CF 298; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Dhaliwal, 2008 CF 797).

[36]           La présente affaire est différente. Le juge de la citoyenneté a énoncé le critère de résidence qu’il avait retenu et il s’est penché sur les préoccupations exprimées par l’agent de citoyenneté; la preuve ne comportait aucun lacune ni aucune période non recensée. Je conclus que les motifs étaient suffisants et adéquats au regard du critère établi dans l’arrêt Newfoundland Nurses. Je suis capable de comprendre le raisonnement du juge de la citoyenneté ainsi que les facteurs et les éléments de preuve qui l’ont convaincu que M. Abdulghafoor avait été présent au Canada pendant le nombre de jour requis.

IV.             Conclusion

[37]            Pour les motifs qui précèdent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Le ministre aurait peut‑être préféré une décision plus étoffée, mais le juge de la citoyenneté a examiné les préoccupations que l’agent de la citoyenneté avait soulevées dans sa décision et il a expliqué pourquoi ces préoccupations n’avaient aucune incidence sur sa conclusion relative à la condition de résidence. Sa décision était raisonnable, et les motifs étaient adéquats.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans dépens.

« Denis Gascon »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Martin


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-2522-14

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c ARMO ABDULGHAFOOR

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AOÛT 2015

JUGeMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GASCON

DATE DES MOTIFS :

LE 27 AOÛT 2015

COMPARUTIONS :

Mme Jyll Hansen

POUR LE DEMANDEUR

Mme Noha Muhieddine

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Noha Muhieddine Avocate

Avocate

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.