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Date : 20150831


Dossier : T-81-15

Référence : 2015 CF 1029

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 août 2015

En présence de madame la juge Kane

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

demandeur

et

NINO MONGIOVI GENTILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]               Le demandeur, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, sollicite le contrôle judiciaire, en vertu de l’article 22.1 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29, et ses modifications [la Loi], de la décision rendue le 9 décembre 2014 par laquelle un juge de la citoyenneté a approuvé la demande de citoyenneté [la demande] du défendeur, M. Nino Mongiovi Gentile, conformément au paragraphe 5(1) de la Loi. Le ministre soutient que le juge de la citoyenneté a commis une erreur de fait et de droit et que ses motifs sont insuffisants et ne permettent pas à la Cour de déterminer si la décision est raisonnable.

[2]               Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie. Le juge de la citoyenneté a tiré des conclusions de fait erronées et a conclu que le défendeur répondait au critère de résidence établi dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 [la décision Papadogiorgakis]. Toutefois, les motifs de la décision ne permettent pas à la Cour de déterminer si le juge de la citoyenneté a bien compris les questions en litige, ni comment il a analysé la preuve et est arrivé à la conclusion que le temps passé par le défendeur au Canada pendant la période visée satisfaisait au critère énoncé dans la décision Papadogiorgakis. La Cour ne peut ainsi déterminer si le juge est parvenu à une conclusion raisonnable.

Contexte

[3]               Le défendeur, M. Gentile, un citoyen du Venezuela, est devenu résident permanent du Canada le 14 juin 1985 grâce au parrainage de son épouse. M. Gentile et sa famille sont retournés au Venezuela et y sont demeurés de 1985 jusqu’au 17 décembre 2006. M. Gentile est revenu brièvement au Canada en 2002 et, en 2003, il a demandé le renouvellement de son statut de résident permanent. Sa famille et lui sont revenus au Canada en 2006 et ont vécu chez sa belle-sœur jusqu’en 2009.

[4]               Le 30 septembre 2009, M. Gentile a présenté une demande de citoyenneté canadienne fondée sur le fait qu’il avait résidé au Canada pendant trois des quatre années précédentes (du 30 septembre 2004 au 30 septembre 2009) et qu’il satisfaisait aux conditions de résidence énoncées au paragraphe 5(1) de la Loi.

[5]               Le paragraphe 5(1), tel qu’il se lisait à l’époque, prévoyait ce qui suit :

5. (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

5. (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

a) en fait la demande;

(a) makes application for citizenship;

 

b) est âgée d’au moins dix-huit ans;

(b) is eighteen years of age or over;

 

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:

 

(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,

(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and

 

(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;

(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;

 

d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;

(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;

 

e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;

(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and

 

f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20.

(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.

 

[6]               Autrement dit, l’alinéa 5(1)c) exige que le résident permanent accumule 1 095 jours de résidence au cours de la période de 1 460 jours précédant la date de la demande.

[7]               La demande et le questionnaire sur la résidence (QR) de M. Gentile ne concordent pas au chapitre de ses absences du Canada pendant la période visée en ce qui a trait à certaines dates et à la totalité des absences. M. Gentile a également fourni deux passeports portant divers timbres d’entrée et de sortie, y compris ceux du Canada, des États‑Unis, du Venezuela et de Curaçao. En outre, un rapport du Système intégré d’exécution des douanes [le SIED] fait état des entrées au Canada de M. Gentile en novembre 2005, en décembre 2006, en janvier 2008 et en mars 2008.

[8]               Le dossier comprend également des factures de services de téléphonie cellulaire, des relevés de carte de crédit, le permis de conduire et la carte santé du défendeur, d’autres factures ultérieures à la période visée, ses antécédents d’indemnisation sur le plan de la santé et ses avis de cotisation pour les années 2007, 2008 et 2009.

[9]               M. Gentile affirme avoir été présent au Canada pendant 1 028 jours au cours de la période visée, soit 67 jours de moins que les 1 095 jours requis (ou une absence de 432 jours). Le demandeur souligne que, dans son QR, M. Gentile n’a déclaré que 198 jours d’absence alors que le dossier fait état de 427 jours d’absence pendant la période visée.

[10]           M. Gentile était sans emploi en 2005 et en 2006. Selon sa demande, il a travaillé pour Aurora Beverage, à Barrie (Ontario), de janvier 2007 à décembre 2007, et pour 801 Packaging, également à Barrie (Ontario), en 2008; il était sans emploi en 2009 et il a commencé à travailler pour Ma‑Nina Ltd en janvier 2010 (à l’extérieur de la période visée).

La décision faisant l’objet du présent contrôle

[11]           Dans une brève décision, le juge de la citoyenneté a souligné qu’il incombait à M. Gentile de prouver qu’il répondait à l’obligation de résidence.

[12]           Le juge de la citoyenneté a dit qu’il avait appliqué [traduction] « l’approche analytique » tirée de la décision Papadogiorgakis pour déterminer si M. Gentile satisfaisait à l’obligation de résidence. Dans Papadogiorgakis, la Cour s’est penchée sur la question de savoir si un demandeur qui s’était absenté du Canada pour faire des études universitaires répondait aux conditions de résidence. Le juge de la citoyenneté a simplement cité le passage suivant de la décision Papadogiorgakis :

Une personne ayant son propre foyer établi, où elle habite, ne cesse pas d’y être résidente lorsqu’elle le quitte à des fins temporaires, soit pour traiter des affaires, passer des vacances ou même pour poursuivre des études. Le fait que sa famille continue à y habiter durant son absence peut appuyer la conclusion qu’elle n’a pas cessé d’y résider. On peut aboutir à cette conclusion même si l’absence a été plus ou moins longue. Cette conclusion est d’autant mieux établie si la personne y revient fréquemment lorsque l’occasion se présente.

Ainsi que l’a dit le juge Rand dans l’extrait que j’ai lu, cela dépend [TRADUCTION] "essentiellement du point jusqu’auquel une personne s’établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d'intérêts et de convenances, au lieu en question".

[13]           Le juge de la citoyenneté a indiqué sous la rubrique « Faits » que M. Gentile est devenu résident permanent en 1985, qu’il vit de manière permanente au Canada depuis décembre 2006, qu’il a travaillé à l’usine de traitement de l’eau de Barrie de 2007 à 2009, qu’il a commencé à travailler pour Ma‑Nina Ltd après 2009, qu’il a acheté une maison en 2009 et qu’il a ouvert un restaurant en 2012. Le juge de la citoyenneté a ajouté que M. Gentile était convaincu d’avoir respecté l’obligation de résidence lorsqu’il a présenté sa demande de citoyenneté.

[14]           Le juge de la citoyenneté en est ensuite venu aux conclusions suivantes :

•     M. Gentile a produit des avis de cotisation faisant état d’un revenu correspondant à un revenu généré par un emploi à temps plein;

•     M. Gentile a présenté un relevé exact de ses absences du Canada, qui peuvent être vérifiées au moyen de son passeport et du rapport du SIED;

•     L’historique des visites médicales au Canada de M. Gentile démontre que les services médicaux auxquels il a recouru correspondent à ceux auxquels aurait recouru une personne résidant au Canada pendant la période visée;

•     Lorsqu’il a présenté sa demande, M. Gentile croyait que les courtes vacances qu’il avait prises pendant la période visée ne seraient pas soustraites de son nombre de jours de résidence.

[15]           Le juge de la citoyenneté a conclu que M. Gentile avait satisfait à l’obligation de résidence prévue à l’alinéa 5(1)c) de la Loi.

Les questions en litige

[16]           Le demandeur soutient que la décision n’est pas raisonnable et affirme ce qui suit :

[traduction]

Le juge de la citoyenneté a commis une erreur de droit en ne tentant pas de déterminer si le défendeur avait fourni des renseignements faux ou trompeurs (alinéa 29(2)a) de la Loi) :

Le juge de la citoyenneté a commis une erreur de fait en concluant que le défendeur avait respecté l’obligation de résidence, en ne tenant pas compte de certains éléments de preuve et en tirant des conclusions non étayées par la preuve;

Les motifs fournis par le juge de la citoyenneté sont insuffisants, car ils ne permettent pas à la Cour de déterminer si la décision est raisonnable.

La norme de contrôle

[17]           Les parties conviennent que la norme de la décision raisonnable s’applique à la décision rendue par le juge de la citoyenneté à l’égard de la demande de citoyenneté puisque cette décision se rapporte à des questions de fait et de droit.

[18]           Ainsi, le rôle de la Cour consiste à déterminer si la décision « fait partie des "issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit" (Dunsmuir, par. 47). Il peut exister plus d’une issue raisonnable. Néanmoins, si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable ». (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 59, [2009] 1 RCS 339 [l’arrêt Khosa], citant Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [l’arrêt Dunsmuir]).

[19]           Le demandeur soutient que les motifs sont insuffisants, mais il convient que l’insuffisance des motifs ne permet pas à elle seule de faire droit à une demande de contrôle judiciaire. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [l’arrêt Newfoundland Nurses], la Cour suprême du Canada a précisé les obligations énoncées dans l’arrêt Dunsmuir, soulignant aux paragraphes 14 à 16, qu’un décideur n’est pas tenu d’expliciter chaque motif, argument et détail dans sa décision. Il n’est pas non plus tenu de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement qui l’a mené à sa conclusion finale. Les motifs « doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles » (au paragraphe 14). En outre, la cour peut, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier « pour apprécier le caractère raisonnable du résultat » (au paragraphe 15). La Cour suprême a résumé le principe au paragraphe 16 :

En d’autres termes, les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables.

[20]           Par ailleurs, la cour ne doit pas examiner le dossier et combler les lacunes au point de reformuler les motifs qui ont été énoncés (Pathmanathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 353, au paragraphe 28, [2013] ACF no 370 [la décision Pathmanathan]).

Le juge de la citoyenneté a-t-il commis une erreur en ne tentant pas de déterminer si le défendeur avait fourni des renseignements faux ou trompeurs?

[21]           Le demandeur fait valoir que le juge de la citoyenneté a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’alinéa 29(2)a) de la Loi, qui prévoit que les déclarations fausses, la fraude et la dissimulation intentionnelle de faits essentiels constituent des infractions. Or, le demandeur précise que cette question n’a pas été soulevée dans le rapport fourni au juge de la citoyenneté par l’agent de Citoyenneté et Immigration Canada [l’agent de CIC]. Selon lui, le juge de la citoyenneté avait néanmoins l’obligation de vérifier que l’information figurant dans la demande et le QR, dont le défendeur a attesté la véracité, était véridique.

[22]           Le défendeur affirme qu’il n’avait nullement l’intention de faire de fausses déclarations, que les divergences relevées sont attribuables à l’erreur humaine et que la majorité d’entre elles ont été corrigées ou clarifiées avant que la décision soit rendue. Qui plus est, les divergences mentionnées par le demandeur n’avaient pas trait à des faits importants ou essentiels, et bon nombre d’entre elles se rapportaient à une période ultérieure à la période visée ou à des moments au cours de cette dernière où le défendeur a clairement indiqué qu’il vivait à l’extérieur du Canada.

[23]           Bien que la Loi prévoie qu’une fausse déclaration constitue une infraction, j’estime que cette question ne devrait pas être abordée au cours d’un contrôle judiciaire. Le demandeur a soulevé cette question pour souligner l’importance de l’exactitude des renseignements figurant dans la demande de citoyenneté ainsi que l’obligation du juge de la citoyenneté d’examiner la preuve minutieusement. Comme il est mentionné ci‑dessous, des divergences ont été relevées concernant les périodes où le défendeur se trouvait au Canada et celles où il en était absent, divergences dont le juge de la citoyenneté ne semble pas avoir tenu compte; cela dit, la principale question consiste à savoir si le juge a raisonnablement conclu que le défendeur satisfaisait au critère de résidence qu’il a appliqué en dépit des absences du Canada du défendeur.

Le juge de la citoyenneté a-t-il eu tort de conclure que le défendeur avait satisfait à l’obligation de résidence; le juge a-t-il omis de tenir compte de certains éléments de preuve et tiré une conclusion qui n’est pas étayée par la preuve?

Les observations du demandeur

[24]           Le demandeur souligne qu’il incombait au défendeur de produire des éléments de preuve démontrant qu’il avait résidé au Canada pendant trois des quatre années précédant la date de sa demande.

[25]           Le demandeur soutient que, en appliquant la décision Papadogiorgakis, le juge de la citoyenneté était tenu de déterminer que le défendeur avait établi sa propre résidence au Canada pendant une période d’au moins trois ans avant la date de sa demande et qu’il l’avait conservée pendant toute la période visée.

[26]           Le demandeur affirme que la preuve n’appuie pas la prétention voulant que le défendeur se soit établi au Canada avant ses absences ou qu’il ait vécu au Canada en permanence, mis à part certains voyages de courte durée. La preuve démontre plutôt que le défendeur a quitté le Canada après avoir obtenu le statut de résident permanent en 1985 et qu’il a résidé au Venezuela avec sa famille, qu’il a demandé un visa pour séjours multiples au Canada alors qu’il se trouvait au Venezuela en 2002, qu’il a présenté une demande urgente de carte de résidence permanente en 2003 et qu’il n’a été au Canada que pendant 29 jours en 2005 et en 2006. De l’avis du demandeur, la preuve ne démontre pas que le défendeur a établi une quelconque résidence au Canada entre septembre 2005 et le 17 décembre 2006, date à laquelle, selon le défendeur, il est revenu au Canada pour y résider.

[27]           Le demandeur fait valoir que rien ne prouve que la majorité des absences du défendeur étaient temporaires et que peu d’éléments témoignent des liens du défendeur avec le Canada ou du fait que celui‑ci avait, sur la plan qualitatif, des attaches avec le Canada pendant la période visée.

[28]           En outre, le demandeur soutient que les éléments de preuve passifs fournis par le défendeur, notamment les factures de services de téléphonie cellulaire et les relevés bancaires et de carte de crédit, ne sont pas suffisants pour démontrer l’existence, sur le plan qualitatif, d’attaches avec le Canada. Les dossiers médicaux, qui font état des rendez‑vous chez le médecin et des examens subis, sont regroupés par période et ne permettent d’établir que le temps passé au Canada pour consulter un médecin. Bien que les dossiers médicaux concordent avec les autres éléments de preuve relatifs aux périodes où le défendeur se trouvait au Canada, ils ne démontrent pas l’existence d’un lien avec le Canada.

[29]           Le demandeur invoque également la preuve fournie par l’agent de CIC, qui contient des renseignements sur les voyages du défendeur, et la compare à l’information fournie par le défendeur dans sa demande et son QR. Il fait valoir qu’il y a des divergences en ce qui concerne les jours où le défendeur se trouvait au Canada et ceux où il en était absent. Le demandeur soutient que la conclusion du juge de la citoyenneté selon laquelle le défendeur [traduction] « a présenté un relevé exact de ses absences du Canada dans son QR » et les [traduction] « absences peuvent être confirmées au moyen de son passeport et du rapport du SIED » est manifestement erronée.

[30]           De même, la conclusion voulant que les avis de cotisation du défendeur témoignent du fait que ce dernier occupait un emploi à temps plein au Canada pendant la période visée n’est pas étayée par la preuve.

[31]           Le demandeur soutient, de manière plus générale, que les motifs présentés par le juge sont à ce point insuffisants qu’ils ne permettent pas à la Cour de déterminer si la décision est raisonnable. Le paragraphe 14(2) de la Loi dispose que la décision d’approuver ou de rejeter une demande de citoyenneté doit être motivée. En l’espèce, le juge de la citoyenneté a énoncé certains renseignements, dont la plupart étaient inexacts, et a présenté ses conclusions, mais les motifs ne permettent pas de savoir comment le juge a concilié les divergences relevées dans la preuve ni sur quels éléments il s’est fondé pour conclure que l’obligation de résidence avait été respectée.

[32]           Par surcroît, le dossier en l’espèce n’aide pas la Cour à comprendre les motifs; il fait plutôt ressortir que les renseignements présentés au juge de la citoyenneté n’appuient pas la conclusion selon laquelle l’obligation de résidence a été respectée.

Les observations du défendeur

[33]           Le défendeur souligne que le critère de la décision Papadogiorgakis qui a été appliqué par le juge de la citoyenneté n’exige pas le calcul strict du nombre de jours de présence effective au Canada. Néanmoins, le défendeur affirme avoir fourni des éléments de preuve de sa présence au Canada, particulièrement depuis le 17 décembre 2006, notamment des formulaires de services de santé, des documents fiscaux, des relevés bancaires et des factures de services de téléphonie cellulaire. Il a également démontré qu’il avait, sur le plan qualitatif, des attaches avec le Canada pendant la période visée.

[34]           Le défendeur reconnaît que la preuve relative à ses absences du Canada comportait des contradictions, dont la plupart étaient attribuables à l’erreur humaine et ne se rapportaient pas à des faits essentiels, et il affirme avoir été effectivement présent au Canada après y être revenu pour y vivre le 17 décembre 2006. Le défendeur ajoute que le juge de la citoyenneté a mis l’accent sur la période ultérieure à décembre 2006 vu que le défendeur avait clairement fait savoir qu’il ne résidait pas au Canada avant cette date.

[35]           Le défendeur soutient que sa présence au Canada (bien que le critère de la présence effective n’ait pas été le critère appliqué), sa famille et son emploi témoignent tous du fait qu’il avait, sur le plan qualitatif, des attaches avec le Canada.

[36]           Le défendeur fait valoir que le juge de la citoyenneté est réputé avoir tenu compte de l’ensemble de la preuve et qu’il n’est pas tenu de mentionner chaque élément de preuve (arrêt Khosa, aux paragraphes 61 et 64). Le juge de la citoyenneté a examiné les divergences relevées dans la demande du défendeur et il a jugé que la preuve était satisfaisante.

[37]           Le défendeur soutient également que le juge de la citoyenneté a fourni des motifs brefs, mais suffisants. Le juge de la citoyenneté est seulement obligé de fournir des motifs suffisants qui permettent à la cour de révision de comprendre pourquoi il est arrivé à cette décision et d’apprécier le caractère raisonnable de celle‑ci (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Lee, 2013 CF 270 au paragraphe 37, [2013] ACF n311). En l’espèce, le juge de la citoyenneté a de toute évidence conclu que la preuve présentée par le défendeur était convaincante, que le défendeur était crédible et qu’il avait démontré qu’il avait, sur le plan qualitatif, des liens avec Canada.

La décision du juge de la citoyenneté n’est pas raisonnable

[38]           Comme le juge de la citoyenneté a déclaré qu’il appliquerait le critère établi dans la décision Papadogiorgakis, il n’est pas nécessaire de tenter de concilier les divers comptes rendus des périodes où le défendeur se trouvait au Canada et de celles où il en était absent ainsi que les divergences entre son QR et sa demande et l’information figurant sur son passeport. La seule conclusion possible est qu’il y avait des divergences dont le juge de la citoyenneté ne semble pas avoir tenu compte. Le juge de la citoyenneté a toutefois reconnu que le demandeur n’avait pas accumulé suffisamment de jours pour établir sa présence effective au Canada et il a donc appliqué le critère qualitatif.

[39]           Le juge de la citoyenneté a cité un passage de la décision Papadogiorgakis, mais il n’a pas fait part de son interprétation ou de sa compréhension du critère qui y est établi. Il n’a de plus cité aucune des décisions rendues subséquemment au sujet du critère qualitatif, qui est parfois appelé le critère du « mode centralisé d’existence ».

[40]           Dans la décision Martinez‑Caro c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 640, 391 FTR 138, le juge Rennie, maintenant juge à la Cour d’appel fédérale, a exposé l’historique des trois critères qui se sont dégagés quant à la détermination de la résidence, fait état de l’évolution des critères qualitatifs et indiqué sa préférence pour le critère de la présence effective, mais il a néanmoins confirmé que, tant que le juge de la citoyenneté désigne le critère qui sera appliqué, le caractère raisonnable de la décision sera établi en fonction du critère utilisé (au paragraphe 26).

[41]           En ce qui concerne l’évolution des trois critères relatifs à la résidence, le juge Rennie a indiqué ce qui suit au paragraphe 7 :

Depuis que la Loi a reçu la sanction royale en 1977, trois courants de pensée se sont dégagés relativement à l’obligation de résidence énoncée à l’alinéa 5(1)c) de la Loi, faisant appel au critère du mode centralisé d’existence, au critère dit des six facteurs de la décision Koo, qui met l’accent sur le lieu où le demandeur vit régulièrement, normalement ou habituellement, et au critère de la présence physique, axé sur la présence physique au Canada du demandeur pendant au moins 1 095 jours. Le juge Sean Harrington a résumé succinctement comme suit les trois écoles de pensée dans la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Salim, 2010 CF 975 (paragraphe 1) :

Selon une école de pensée, la résidence s’entend de la présence physique. Selon deux autres écoles, une personne peut satisfaire à l’obligation de résidence en certaines circonstances si, absente de corps, elle est présente d’esprit.

[…]

Pendant plus de 30 ans, nous avons eu l’infortune de disposer de trois critères de résidence, ou bien de deux diront certains, le second critère comportant lui-même deux volets.

[42]           Le juge Rennie a souligné, au paragraphe 10, que la décision Papadogiorgakis a été l’une des premières dans laquelle la Cour a traité de l’alinéa 5(1)c) de la Loi, et il en a décrit l’issue au paragraphe 11 :

Le juge de la citoyenneté avait rejeté la demande de M. Papadogiorgakis au motif qu’il n’avait pas résidé au Canada pendant trois ans en tout dans les quatre ans qui avaient précédé sa demande. En appel, le juge en chef adjoint Thurlow a statué que, même si M. Papadogiorgakis n’avait pas résidé 1 095 jours en tout au Canada, il avait néanmoins satisfait à l’obligation de résidence pendant trois ans parce qu’il avait « centralis[é] son mode de vie habituel » au Canada (Papadogiorgakis, paragraphe 17). Le juge en chef adjoint Thurlow a accueilli l’appel et conclu que M. Papadogiorgakis avait satisfait à l’obligation de résidence.

[43]           Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Purvis, 2015 CF 368, [2015] ACF no 360, le juge Mosley a présenté une vue d’ensemble des trois critères pouvant être appliqués par un juge de la citoyenneté, tout en précisant qu’il n’y en a que deux en réalité et qu’un juge ne peut pas fusionner le critère quantitatif et le critère qualitatif :

[26] Il est bien établi en droit qu’un juge de la citoyenneté peut validement se fonder sur l’un de trois critères de résidence : (1) le critère quantitatif établi dans la décision Re Pourghasemi, [1993] ACF n° 232 (1re inst.) [l’arrêt Pourghasemi]; (2) le critère qualitatif établi dans la décision Re Papadogiorgakis, [1978] ACF n° 31 (1re inst.) [la décision Papadogiorgakis]; ou (3) le critère qualitatif modifié établi dans la décision Re Koo, [1992] ACF n° 1107 (1re inst.) [la décision Koo].

[27] Comme je l’expliquais dans la décision Hao c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2011 CF 46, aux paragraphes 14 à 19, ces précédents établissent en réalité deux critères parce que la décision Koo ne fait que développer la décision Papadogiorgakis. Il y a donc le critère quantitatif, celui de la présence physique, issu de la décision Pourghasemi, et le critère qualitatif, issu des décisions Koo et Papadogiorgakis.

[28] Cependant, la jurisprudence de la Cour empêche les juges de la citoyenneté de « fusionner » le critère quantitatif et le critère qualitatif dans la même affaire : voir par exemple Mizani c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 698, au paragraphe 13; Vega c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2009 CF 1079, au paragraphe 13; Saad c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 570, au paragraphe 19; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Bani-Ahmad, 2014 CF 898, aux paragraphes 18 et 19 [la décision Bani-Ahmad].

[44]           En l’espèce, le juge de la citoyenneté n’a pas fusionné les critères, bien qu’il ait mentionné les « courtes » vacances de M. Gentile, et il a conclu que ce dernier avait fourni un relevé exact de ses absences, une conclusion qui n’est pas étayée par la preuve. Le juge de la citoyenneté semble avoir fusionné les éléments de preuve et s’être fondé sur la présence effective du défendeur au cours de certaines périodes ultérieures à décembre 2006 pour appuyer le critère qualitatif. Il est manifeste que le juge de la citoyenneté, bien qu’il n’ait pas examiné minutieusement les absences du Canada du défendeur, a conclu que le défendeur n’avait pas accumulé les 1 095 jours requis, puis il a appliqué le critère de la décision Papadogiorgakis, qu’il a qualifié d’« analytique ». Le caractère raisonnable de la décision doit être établi en fonction de la manière dont le juge de la citoyenneté a appliqué la preuve à ce critère.

[45]           Le juge de la citoyenneté a énoncé des faits qui n’étaient pas exacts, notamment en ce qui concerne l’employeur du défendeur et les périodes où ce dernier avait un emploi. En outre, le juge de la citoyenneté semble avoir tenu compte du fait que le défendeur a acheté une maison en 2009 (après la période visée) et qu’il a fondé une entreprise de restauration en juillet 2012 (également après la période visée). Le juge de la citoyenneté a ensuite tiré des conclusions qui ne sont pas étayées par la preuve.

[46]           Premièrement, le juge de la citoyenneté a affirmé que les avis de cotisation témoignaient du fait que le défendeur occupait un emploi à temps plein. Toutefois, comme le défendeur était sans emploi en 2005, en 2006 et en 2009, ces avis pouvaient seulement démontrer que le défendeur avait un emploi pendant deux des années de la période visée de quatre ans.

[47]           Deuxièmement, le juge de la citoyenneté a mentionné que le défendeur avait fourni un relevé exact de ses absences dans son QR. Ce n’est pas le cas. Le juge de la citoyenneté a indiqué que les absences du défendeur pouvaient être vérifiées au moyen de son passeport et du rapport du SIED, ce qui est également faux.

[48]           Troisièmement, le juge de la citoyenneté a affirmé que les visites médicales du défendeur témoignaient d’un recours à des services médicaux correspondant à ceux auxquels aurait recouru une personne résidant au Canada [traduction« pendant la période où le demandeur dit avoir résidé au pays ». Cela démontre seulement que ses visites médicales ont eu lieu alors qu’il se trouvait au Canada, et non qu’il avait, sur le plan qualitatif, des liens avec le Canada.

[49]           Quatrièmement, le juge de la citoyenneté a dit que, lorsque M. Gentile a présenté sa demande, il croyait que les courtes vacances qu’il avait prises après le 17 décembre 2006 ne seraient pas soustraites de son nombre de jours de résidence. Même si c’était le cas, et le juge de la citoyenneté semble faire fi de ces brèves absences, la pertinence de ce point n’est pas claire puisque le juge a appliqué le critère issu de la décision Papadogiorgakis et non le critère de la présence effective.

[50]           Le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué en quoi ces conclusions se rapportaient au critère exposé dans la décision Papadogiorgakis; le juge comprenait toutefois le critère.

[51]           Conformément aux principes établis dans l’arrêt Newfoundland Nurses, au paragraphe 16, j’ai examiné le dossier en détail et j’estime qu’il ne jette aucune lumière sur la manière dont le juge de la citoyenneté a compris le critère établi dans la décision Papadogiorgakis, ni sur quels éléments il s’est fondé pour conclure que le défendeur avait établi un « mode centralisé d’existence » ou qu’il avait, sur le plan qualitatif, des attaches avec le Canada au cours de la période visée. Comme le souligne le demandeur, la preuve indique clairement que M. Gentile n’a pas établi de résidence au Canada en 2005, soit au début de la période visée de quatre ans, et que, partant, il n’a pas quitté cette résidence de manière temporaire pour ensuite y retourner. Le défendeur n’est revenu qu’en décembre 2006, 15 mois plus tard, et il a vécu chez sa belle‑sœur. Quant à la notion du « mode centralisé d’existence », le juge de la citoyenneté n’a pas expliqué en quoi le temps que le défendeur a passé au Canada et les activités qu’il y a exercées, dans la mesure où ces aspects peuvent être vérifiés, témoignent suffisamment de ce mode de vie pour qu’on puisse conclure que le défendeur a satisfait à l’obligation de résidence.

[52]           Comme le critère est décrit comme étant qualitatif et qu’il fournit une solution de rechange lorsque le nombre de jours de présence effective au Canada est inférieur au nombre requis par la loi, à mon avis, la preuve témoignant d’attaches, sur le plan qualitatif, ou d’un mode centralisé d’existence doit être particulièrement solide.

[53]           Comme je l’ai mentionné, les motifs fournis par le juge de la citoyenneté n’expliquent pas la manière dont celui‑ci comprenait le critère qu’il a appliqué, et qualifié d’approche « analytique », ni sa méthode d’analyse, et ne précisent pas sur quels éléments de preuve il s’est fondé pour conclure à l’existence d’attaches, sur le plan qualitatif. La preuve au dossier ne semble pas appuyer cette conclusion.

[54]           Dans la décision Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Jeizan, 2010 CF 323 au paragraphe 17, [2010] ACF no 373, le juge de Montigny a conclu ce qui suit :

Une décision est suffisamment motivée lorsque les motifs sont clairs, précis et intelligibles et lorsqu’ils disent pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue. Une décision bien motivée atteste une compréhension des points soulevés par la preuve, elle permet à l’intéressé de comprendre pourquoi c’est cette décision-là qui a été rendue, et elle permet à la cour siégeant en contrôle judiciaire de dire si la décision est ou non valide [...] [Renvois omis]

[55]           La jurisprudence a établi que, bien que l’insuffisance des motifs ne justifie pas à elle seule de faire droit à un contrôle judiciaire, les motifs doivent permettre à la Cour de déterminer si la décision est raisonnable. Une décision bien motivée doit être claire et intelligible et elle doit témoigner d’une compréhension des points soulevés de la part du décideur et expliquer la manière dont elle a été atteinte (Dunsmuir, au paragraphe 47; Newfoundland Nurses, au paragraphe 16; Jeizan, au paragraphe 17). Les motifs énoncés par le juge de la citoyenneté ne répondent pas à ces conditions.

[56]           La demande de citoyenneté doit être examinée de nouveau. Compte tenu des modifications récentes apportées à la Loi, lesquelles ont modifié le rôle des juges de la citoyenneté, la demande doit être renvoyée à un « décideur » pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de citoyenneté doit être examinée à nouveau, et la demande est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

« Catherine M. Kane »

Juge

Traduction certifiée conforme
Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-81-15

 

INTITULÉ :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION c NINO MONGIOVI GENTILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 19 août 2015

 

JUGEMENT et motifs :

LA JUGE KANE

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 31 août 2015

 

COMPARUTIONS :

Gordon Lee

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Kelly Goldthorpe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

William F. Pentney

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Green and Spiegel, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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