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Date : 20150902


Dossier : T-1948-14

Référence : 2015 CF 1035

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 2 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA

demanderesse

et

SYNDICAT DES COMMUNICATIONS DE RADIO-CANADA (FNC-CSN)

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Nature de l’affaire

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 d’une décision de la Commission canadienne des droits de la personne [la Commission], conformément à l’alinéa 44(3)a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la Loi], de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] de désigner un membre chargé d’instruire une portion de la plainte déposée par le défendeur le 28 avril 1999.

II.                Faits

[2]               Les faits donnant lieu à la présente demande de contrôle judiciaire remontent à 1995. À l’époque, le Syndicat des communications de Radio-Canada [SCRC] avait récemment été accrédité par le Conseil canadien des relations de travail et représentait des employés salariés de la Société Radio-Canada [la Société] au Québec et dans la ville de Moncton au Nouveau-Brunswick. Le SCRC avait alors constaté un présumé écart salarial entre les employés appartenant à cinq prétendus groupes professionnels (les assistants à la réalisation et à la production, le personnel du secteur du « sous-titrage », le personnel du secteur « documentation », le personnel du secteur « recherche » et les auxiliaires à l’affectation) et un groupe de comparaison (les techniciens de niveau 9 représentés par le Syndicat des technicien(ne)s et artisan(e)s du Réseau français). Le présumé écart salarial était en faveur du groupe de comparaison, composé en prédominance de personnel masculin, tandis que le groupe représenté par le SCRC était à prédominance féminine.

[3]               Au cours des cinq prochaines années, divers échanges ont lieu entre la Commission, le SCRC et la Société au sujet de la plainte. Le 5 avril 2004, la Commission décide de déférer la plainte au Tribunal. Par la suite, la Société dépose une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de cette décision. Le 12 avril 2005, la Cour fédérale accueille la demande de contrôle judiciaire. Dans ses motifs, monsieur le juge Shore écrit que « le dossier est retourné à la Commission pour que cette dernière recommence son enquête sur la plainte, en ce qui a trait à l’évaluation comparative des fonctions concernées et à la question de savoir si les groupes comparés font partie d’un même établissement au sens de la Loi », voir : Société Radio-Canada c Syndicat des communications de Radio-Canada (FNC-CSN), 2005 CF 466 au para 52.

[4]               Le 24 novembre 2008, à la suite d’une enquête, un rapport est préparé par Sylvie St-Onge [Rapport St-Onge]. Ce rapport, comprenant plus d’une trentaine de pages, recommande que la Commission demande au président du Tribunal de désigner un membre chargé d’instruire la plainte. Entre janvier et avril 2009, le SCRC et la Société transmettent à la Commission leurs observations concernant le Rapport St-Onge.

[5]               En janvier 2012, la Commission retient les services d’un consultant, Paul Durber, afin de compléter une analyse du groupe comparateur. Ce dernier rend son rapport le 15 mars 2012 [Rapport Durber], qui est remis aux parties en décembre 2012. Dans celui-ci, monsieur Durber conclut que les groupes de comparaison à prédominance masculine formant le groupe de comparaison ne constituent pas un seul groupe professionnel. Il conclut que six groupes professionnels à prédominance masculine devraient être regroupés à titre de groupe comparateur. Entre mars et septembre 2013, les parties transmettent diverses observations à la Commission concernant le Rapport Durber.

[6]               En février 2014, la Commission reçoit un rapport supplémentaire préparé par Nathalie Dagenais [Rapport supplémentaire]. La préparation du Rapport supplémentaire a pour but « de fournir à la Commission l’information supplémentaire recueillie suite à sa décision du 22 février 2010 demandant une enquête plus approfondie » et de fournir aussi « une chronologie des événements depuis ». À la suite d’un résumé des faits pertinents et d’une analyse, madame Dagenais recommande que la Commission demande au président du Tribunal « de désigner un membre chargé d’instruire la portion de la plainte traitant du groupe “recherche” parce que : compte tenu des circonstances de la plainte, l’instruction de celle-ci par un tribunal est justifiée ». Entre avril et juin 2014, les parties soumettent diverses observations à la Commission concernant le Rapport supplémentaire.

[7]               Le 13 août 2014, la Commission rend la décision contestée. La décision ne comprend que les lignes suivantes :

Avant de prendre sa décision, la Commission a étudié les rapport [sic] qui vous ont été divulgués au préalable ainsi que toutes observations afférentes transmises ultérieurement. Après avoir examiné cette information, la Commission a décidé, en vertu de l’alinéa 44(3)a) de la Loi Canadienne sur les droits de la personne, de demander au président du Tribunal canadien des droits de la personne de désigner un membre chargé d’instruire la portion de la plainte traitant du groupe “recherche” parce que :

         compte tenu des circonstances de la plainte, l’instruction de celle-ci par un tribunal est justifiée.

III.             Questions en litige

[8]               Les deux questions suivantes sont soulevées en l’espèce :

(1)          Est-ce que la Commission a suffisamment motivé sa décision?

(2)          Si la décision est suffisamment motivée, est-elle raisonnable?

IV.             Norme de contrôle

[9]               La demanderesse conteste la décision de la Commission au motif qu’elle n’est pas suffisamment motivée. Elle soutient que la décision ne contient qu’une seule phrase et que celle-ci omet d’expliquer comment la Commission en est venue à sa décision de demander au président du Tribunal de désigner un membre chargé d’instruire une partie de la plainte. Par conséquent, elle soutient que cette absence de motivation contrevient aux règles de justice fondamentales et d’équité procédurale. Dans ces circonstances, la jurisprudence de cette Cour indique que la norme de la décision correcte est applicable; voir : Dubé c Société Radio-Canada, 2015 CF 78 au para 23, Attaran c Canada (Procureur général), 2013 CF 1132 au para 39, Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339 et Sketchley c Canada (Procureur général), 2005 CAF 404 [Sketchley] au para 53.

[10]           En ce qui concerne la deuxième question en litige, c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique; voir : Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364 [Halifax] au para 17; Dupuis c Canada (Procureur général), 2010 CF 511 au para 10.

V.                Analyse

A.                Est-ce que la Commission a suffisamment motivé sa décision?

[11]           Je suis d’avis que la Commission a suffisamment motivé sa décision à la lumière du  texte de la Loi et de la jurisprudence des Cours fédérales. Le texte de la Loi n’impose pas une obligation à la Commission de motiver sa décision de demander au Tribunal l’instruction de la plainte. Les paragraphes 44(3) et 44(4) de la Loi se lisent en partie comme suit :

44 (3) Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission :

44 (3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

a) peut demander au président du Tribunal de désigner, en application de l’article 49, un membre pour instruire la plainte visée par le rapport, si elle est convaincue :

(a) may request the Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

(i) d’une part, que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié,

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

(ii) d’autre part, qu’il n’y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alinéas 41c) à e);

(ii) that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

[…]

(4) Après réception du rapport, la Commission :

(4) After receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

a) informe par écrit les parties à la plainte de la décision qu’elle a prise en vertu des paragraphes (2) ou (3);

(a) shall notify in writing the complainant and the person against whom the complaint was made of its action under subsection (2) or (3); and

(Non souligné dans l’original.)

[Emphasis added.]

[12]           La Loi impose seulement à la Commission l’obligation d’informer les parties de sa décision concernant la plainte. Comme le note le juge Martineau dans Dupuis au paragraphe 12 :

Le rôle de la Commission est bien connu et consiste essentiellement à vérifier s'il existe une preuve suffisante avant de déférer une plainte au Tribunal. Il s'agit d'un rôle très modeste. En effet, la Commission ne peut pas juger si la plainte est fondée ou non, mais doit plutôt déterminer si, eu égard à l'ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête (…).

À ce stade, le rôle de la Commission est de déterminer s’il y a matière à déférer la plainte pour instruction.

[13]           De plus, la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale confirme que les motifs du rapport d’enquête (dans ce cas, le Rapport supplémentaire) sont les motifs de la décision de la Commission : voir, Sketchley au paragraphe 37. La Cour fédérale a suivi cette jurisprudence à plusieurs reprises; voir: Dubé, au para 15; Din Ali c Canada (Procureur général), 2013 CF 30 au para 20, confirmé par 2014 CAF 124.

[14]           Il appert d’une lecture de la lettre en date du 13 août 2014 que les rapports présentés dans le cadre du processus de plainte, incluant le Rapport supplémentaire, ont été pris en compte. D’ailleurs, le fait que la Commission cite mot pour mot la recommandation du Rapport supplémentaire comme motif justifiant l’instruction de la plainte témoigne du fait que c’est sur ce rapport qu’elle s’est appuyée pour formuler sa décision.

B.                 Est-ce que la décision est raisonnable?

[15]           La Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], au paragraphe 47, informe notre analyse de la décision « raisonnable » :

Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[16]           Ce passage clé de Dunsmuir doit être lu dans le contexte de Halifax. Il suffit que la Commission « [soit] convaincue, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, que l'examen de celle-ci est justifié »; voir : para 21. Dans la détermination de la raisonnabilité de la décision de la Commission, celle-ci n’est pas tenue de tirer des « conclusion[s] explicite[s] sur chaque élément constitutif » de son raisonnement; voir : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16.

[17]           En tenant compte de ces paramètres, je constate que la rédactrice du Rapport supplémentaire a noté dans son analyse avoir pris en considération, entre autres, le rapport d’enquête initial, la décision de 2010, le rapport supplémentaire ainsi que les commentaires des parties tout au long du processus d’enquête afin d’en arriver à sa recommandation finale.

[18]           Dans l’arrêt Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, la Cour suprême reconnait le rôle limité de la Commission à cette étape des procédures d’enquête d’une plainte. Dans les motifs de la majorité, le juge en chef Lamer écrit au paragraphe 53 :

[53] La Commission n'est pas un organisme décisionnel; cette fonction est remplie par les tribunaux constitués en vertu de la Loi. Lorsqu'elle détermine si une plainte devrait être déférée à un tribunal, la Commission procède à un examen préalable assez semblable à celui qu'un juge effectue à une enquête préliminaire. Il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l'ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L'aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s'il existe une preuve suffisante.

(Non souligné dans l’original.)

[19]           Bien que la demanderesse soit en désaccord avec la conclusion de la Commission de déférer la plainte pour instruction, celle-ci est, de mon avis, raisonnable dans les circonstances. Certes, il peut y exister des contradictions entre certains éléments de preuve, toutefois, ces contradictions seront considérées par le Tribunal chargé de l’instruction de cette affaire. Il ne revient pas à la Commission de déterminer le bien-fondé de la plainte, mais plutôt de vérifier s’il existe une preuve suffisante pour déférer la plainte au Tribunal.

[20]           Conséquemment, ayant trouvé que la décision contestée de la Commission était suffisamment motivée et qu’elle était également raisonnable, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.             La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est rejetée;

2.             Les dépens sont accordés en faveur du défendeur.

« B. Richard Bell »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1948-14

INTITULÉ :

SOCIÉTÉ RADIO-CANADA c SYNDICAT DES COMMUNICATIONS DE RADIO-CANADA (FNC-CSN)

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 juin 2015

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 2 septembre 2015

COMPARUTIONS :

Me Frédéric Massé

Pour la demanderesse

 

Me Maude Pepin-Halle

Me Mathilde Baril-Jannard

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Frédéric Massé

Borden Ladner Gervais

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Me François Morin

Conseiller syndical

Syndicat des communications de Radio-Canada (FNC-CSN)

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

 

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