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Date : 20150910


Dossier : IMM-7024-14

Référence : 2015 CF 1061

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Fredericton (Nouveau-Brunswick), le 10 septembre 2015

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

KHADIJA AHMED ALI

DEEMA ABDUALLAHI MOHAMUD

SARA ABDULLAHI MOHAMUD

FATIMA ABDULLAH MOHAMUD

(alias FATIMA ABUDULLAHI MOHAMUD)

DIKRA ABDULLAHI MOHAMUD

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.                   Introduction et résumé

[1]               La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 15 septembre 2014, par laquelle celle-ci a rejeté les demandes d’asile de Mme Khadija Ahmed Ali et ses quatre filles, Deema, Sara, Fatima et Dikra. La SPR a conclu que Mme Ali n’était pas crédible et n’avait pas de crainte subjective de persécution ni de crainte fondée d’être persécutée en Somalie. Pour les motifs exposés ci-dessous, je suis d’avis que la décision de la SPR concernant la demande de Mme Ali satisfait au critère de la décision raisonnable. Je rejetterais donc la demande de contrôle judiciaire de cette dernière. Toutefois, pour les motifs mentionnés ci-après, j’accueille la demande de contrôle judiciaire déposée par les quatre filles de Mme Ali.

II.                Sommaire de la preuve présentée par Mme Ali

[2]               Mme Ali est née le 20 avril 1961 à Mogadiscio, en Somalie. Elle y a vécu et y a fait des études pour ensuite travailler comme technicienne de laboratoire dans un hôpital de cette ville jusqu’en 1985. Cette année-là, elle a quitté son pays pour rejoindre son père, un ressortissant somalien qui travaillait pour l’ambassade britannique aux Émirats arabes unis (ÉAU). Mme Ali a obtenu aux ÉAU un emploi de technicienne en laboratoire. En 1992, elle a épousé un ressortissant somalien, qui était lui aussi un travailleur étranger exerçant un emploi de technicien de laboratoire aux ÉAU. Mme Ali et son mari ont eu ensemble quatre filles, maintenant âgées de 20, 19, 16 et 13 ans. Ils avaient tous les deux le même employeur. Au moment de l’audience devant la SPR, le mari de Mme Ali travaillait toujours pour cet employeur aux EAU.

[3]               Le 6 juillet 2012, Mme Ali et ses quatre filles se sont rendues aux États-Unis d’Amérique (les États-Unis) au moyen d’un visa. Le mari est quant à lui demeuré aux ÉAU parce qu’il devait y travailler. Alors qu’elle se trouvait aux États-Unis, Mme Ali n’a présenté aucune demande d’asile. Le 6 août 2012, elle est venue au Canada et a immédiatement demandé l’asile en son propre nom et en celui de ses quatre filles, toutes mineures à l’époque.

[4]               Dans son formulaire de renseignements personnels, rempli le 8 août 2012, Mme Ali a déclaré que son mari avait 59 ans et qu’il ne serait pas autorisé à demeurer aux ÉAU une fois qu’il aurait atteint l’âge de 60 ans. Lors de l’audience devant la SPR, qui a eu lieu environ deux ans plus tard, soit le 23 juillet 2014, Mme Ali a reconnu que le permis de travail de son mari avait été prolongé et qu’il travaillait toujours aux ÉAU. Il avait 61 ans à ce moment-là. Rien n’empêchait Mme Ali et sa famille de retourner aux ÉAU, puisque son mari y travaillait. Même si elle se trouvait au Canada depuis environ deux ans au moment de l’audience de la SPR, et que son mari travaillait toujours pour son ancien employeur, Mme Ali n’a fait aucun effort pour obtenir une confirmation écrite de ses antécédents professionnels ou de son statut d’emploi, y compris de son congédiement allégué.

[5]               Devant la SPR, Mme Ali a prétendu craindre d’être persécutée en raison de son affiliation clanique, et avoir peur qu’elle et ses filles soient agressées sexuellement dans l’éventualité d’un retour en Somalie. Elle a déclaré qu’elle n’avait plus de famille ou d’amis en Somalie, et qu’elle n’aurait nulle part où habiter advenant qu’elle et ses filles doivent retourner là-bas. Mme Ali a fait valoir qu’elles seraient probablement placées dans un camp pour personnes déplacées. Elle a également soutenu que ses filles risqueraient d’être mariées de force, violées ou tuées dans ce genre de camp, et a ajouté que de tels crimes sont souvent commis par des groupes extrémistes tels qu’Al Chabaab et les forces gouvernementales.

III.             Aperçu de la décision de la SPR

[6]               La SPR a conclu que Mme Ali n’était pas crédible relativement à son allégation selon laquelle son mari perdrait bientôt son statut et serait forcé de quitter les ÉAU. La SPR a, en partie, fondé sa conclusion sur la date changeante du départ du mari des ÉAU. Comme mentionné précédemment, Mme Ali avait à l’origine prétendu qu’une fois que son mari aurait atteint l’âge de 60 ans, il serait obligé de quitter les ÉAU. La SPR a relevé que M. Ali, qui avait près de 61 ans au moment de l’audience, travaillait encore aux ÉAU. Toujours en ce qui concerne la crédibilité de Mme Ali, la SPR a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à avoir une forme de document provenant de l’employeur ou des ÉAU et faisant état des règles relatives au statut de son mari. Mais aucun n’a été soumis par Mme Ali.

[7]               La SPR a également conclu qu’il serait raisonnable de la part de Mme Ali de fournir certains éléments de preuve documentaire attestant de son congédiement et confirmant son absence de statut aux ÉAU. Encore une fois, Mme Ali n’a fourni aucun document de ce genre. Tout en reconnaissant qu’une preuve corroborante n’est pas toujours requise, la SPR a fait observer que la présomption de crédibilité pouvait être réfutée à défaut d’obtenir des éléments de preuve documentaire normalement accessibles. La SPR a estimé qu’en l’espèce, le fait que Mme Ali n’ait pas fourni de documents concernant son emploi et celui de son mari a nui à sa crédibilité.

[8]               La SPR a cité le statut de Mme Ali aux ÉAU en tant que travailleuse étrangère ainsi que sa visite aux États-Unis à titre d’éléments de preuve d’une « quête du meilleur pays d’asile ». Tout en reconnaissant que les ÉAU ne sont pas signataires de la Convention relative au statut des réfugiés, la SPR a souligné que le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) a un bureau à Abou Dhabi, et que les ÉAU viennent en aide aux réfugiés. La SPR s’est dite d’avis que l’omission de Mme Ali de solliciter de l’aide alors qu’elle se trouvait aux ÉAU, de même que son défaut de demander l’asile alors qu’elle était aux États-Unis, avait miné sa prétention quant à la crainte subjective de persécution.

[9]               La SPR a également évalué la question de savoir si la crainte de Mme Ali d’être persécutée en Somalie était fondée. Elle a examiné le rapport du HCR intitulé Security and protection in Mogadiscio and South-Central Somalia: Joint report from the Danish Immigration Service’s and the Norwegian Landinfo’s fact finding mission to Nairobi, Kenya and Mogadiscio, Somalia, avril-mai 2013, point 2.8 (le rapport conjoint Danemark-Norvège) et d’autres documents concernant les conditions dans ce pays. Le rapport conjoint Danemark-Norvège renferme des renseignements à jour recueillis auprès de diverses organisations travaillant en première ligne en Somalie. La SPR a cité un passage d’un rapport du HCR daté de janvier 2014 et intitulé International Protection Considerations with Regard to people fleeing Southern and Central Somalia  (rapport de janvier 2014 du HCR), dans lequel on dresse la liste des profils des personnes qui s’exposent à des risques advenant leur retour en Somalie.

[10]           La SPR a souligné qu’aucun des documents relatifs à la situation en Somalie ne répertoriait les clans auxquels Mme Ali s’identifie comme des clans risquant d’être persécutés. Qui plus est, Mme Ali n’a présenté aucune preuve documentaire au soutien de son allégation selon laquelle les membres de ces clans font l’objet de persécutions. Même en admettant que les clans en question soient effectivement à risque, Mme Ali n’a fourni aucun élément de preuve – écrit ou non – pour appuyer sa prétention d’appartenance à ces clans. La SPR a renvoyé à un passage tiré d’un rapport du Home Office du Royaume-Uni, daté de septembre 2013, où l’on indique que les groupes minoritaires de la Somalie sont peu susceptibles d’être ciblés sur la base de leur seule origine ethnique, mais peuvent être victimes de discrimination de la part d’autres clans en raison de leur statut social inférieur. Or, Mme Ali ne se réclame pas d’un statut social inférieur. De fait, la preuve démontre qu’elle est bien établie au plan économique, en plus d’être professionnelle, compétente et expérimentée. En se fondant sur le rapport conjoint Danemark-Norvège, la SPR a également conclu que, plutôt qu’un rôle de protection, les clans remplissaient aujourd’hui un simple rôle social. La SPR a déclaré que, bien qu’en général, à Mogadiscio, les gens résidaient et exploitaient des entreprises sur le territoire de leur clan, les divers clans pouvaient se déplacer librement entre les territoires de la ville. Toujours en se fondant sur le rapport conjoint Danemark‑Norvège, la SPR a conclu que le groupe Al Chabaab n’était plus puissant à Mogadiscio, et qu’il tendait à attaquer les forces gouvernementales plutôt que les civils.

[11]           La SPR a tenu compte de l’affirmation de Mme Ali selon laquelle elle craignait d’être persécutée en Somalie en tant que « femme célibataire ». La SPR a rejeté cette allégation, étant donné que Mme Ali n’est pas célibataire. En outre, Mme Ali a déclaré que son mari rejoindrait un jour sa famille. En prenant note du fait que Mme Ali n’avait jamais, par le passé, subi de persécutions en Somalie, où elle avait vécu pendant 24 ans, et que c’était largement par l’entremise des médias qu’elle avait été informée des problèmes dans ce pays, la SPR a conclu que ses craintes n’étaient pas fondées. De l’avis de la SPR, il existait moins qu’une simple possibilité qu’elle soit exposée à des risques en raison de violences claniques ou d’activités du groupe Al Chabaab.

[12]           La SPR a conclu que les quatre filles de Mme Ali n’avaient pas soulevé de questions distinctes relativement à leurs demandes; elle a donc rejeté leurs demandes d’asile pour ce motif.

IV.             Les questions en litige

[13]           Je formulerais comme suit les questions en litige :

1.         La conclusion de la SPR concernant la crédibilité et la crainte subjective de persécution de Mme Ali était-elle raisonnable?

2.         La conclusion de la SPR concernant la crainte objective de persécution de Mme Ali était-elle raisonnable?

3.         La décision contestée est-elle déraisonnable en ce qui concerne les filles de Mme Ali?

V.                Norme de contrôle

[14]           À mon avis, les questions soulevées en l’espèce doivent être évaluées selon la norme de la décision raisonnable; c’est-à-dire que la Cour n’interviendra pas si elle estime que les conclusions de la SPR concernant la crédibilité ainsi que la crainte subjective et la crainte objective de persécution appartiennent « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 [Dunsmuir]. Sur la question de la crédibilité, voir Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 732 (QL), 160 NR 315 (CAF) au paragraphe 4, et Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 387, [2015] ACF no 347, au paragraphe 17; et, concernant la question de la détermination des faits par la SPR de façon générale, voir également Canada (Citoyenneté et Immigration) c Bari, 2015 CF 656, [2015] ACF no 649, au paragraphe 6.

VI.             Dispositions pertinentes

[15]           Les définitions de « réfugié au sens de la Convention » et de « personne à protéger » figurant aux articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi) sont jointes ci-après en tant qu’annexe A.

VII.          Analyse

A.                La crédibilité et la crainte subjective de persécution

[16]           La SPR a mis en doute la crédibilité de Mme Ali en raison de son omission de demander l’asile aux États-Unis, de solliciter de l’aide alors qu’elle se trouvait aux ÉAU et de fournir des documents à l’appui de ses allégations concernant sa propre perte de statut, ainsi que la perte éventuelle de statut de son mari, aux ÉAU. Sur ce dernier point, rappelons les circonstances, à savoir que son mari continuait de travailler pour le même employeur au sein d’une société bien administrée.

[17]           À mon sens, la conclusion de la SPR quant à la crédibilité de Mme Ali relativement à la crainte subjective de persécution répond aux critères de la décision raisonnable. Pour tirer sa conclusion quant à la crédibilité, la SPR a dûment tenu compte non seulement de l’omission de Mme Ali de fournir des éléments de preuve documentaire attestant de sa perte d’emploi, de son absence de statut aux ÉAU et de l’éventuelle perte d’emploi de son mari, mais aussi du fait qu’elle s’est pas adressée au bureau des Nations Unies lorsqu’elle se trouvait aux ÉAU et n’a pas demandé l’asile aux États-Unis. Bien qu’il ne soit pas déterminant, le défaut d’un demandeur de demander l’asile aux pays signataires de la Convention constitue un facteur pertinent dans l’évaluation de la crainte subjective et de la crédibilité (Ilie c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] ACF no 1758, 88 FTR 220).

[18]           S’agissant des voyages aux États-Unis de Mme Ali, je suis conscient qu’elle peut présenter une demande d’asile, par application de l’article 159.5 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, lequel prévoit une exception à l’obligation de présenter une demande d’asile à la première occasion en arrivant aux États-Unis ou au Canada : les dispositions de l’Entente sur les tiers pays sûrs, qui figurent dans la Loi. Il n’en demeure pas moins que Mme Ali a de la famille aux États-Unis, qu’elle y a voyagé et y est demeurée légalement pendant environ un mois avant d’entrer au Canada pour présenter une demande d’asile. J’estime qu’il était raisonnable de la part de la SPR de conclure qu’en l’espèce, l’allégation de crainte subjective de Mme Ali n’était pas crédible.

B.                 La crainte objective de persécution

[19]           Pour obtenir gain de cause, le demandeur d’asile doit prouver, selon la prépondérance des probabilités, l’existence d’une possibilité raisonnable qu’il soit persécuté dans son pays d’origine (Adjei c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 CF 680, [1989] ACF no 67). Selon moi, les conclusions de la SPR concernant la persécution fondée sur le clan et la persécution par le groupe Al Chabaab appartiennent aux issues raisonnables.

[20]           Comme l’a fait observer la SPR, la preuve documentaire est contradictoire quant au rôle de l’affiliation clanique dans les incidents de violence se produisant à Mogadiscio. Par exemple, le rapport de janvier 2014 du HCR cite les [traduction] « membres de clans minoritaires » parmi les personnes ayant un profil à risque. Et dans le rapport conjoint Danemark-Norvège, certaines organisations se disent d’avis que les personnes qui reviennent de l’étranger [traduction] « ne sont pas particulièrement à risque du fait de leur affiliation à un clan ». La SPR a expliqué les raisons pour lesquelles elle avait accordé un poids particulier au rapport conjoint Danemark-Norvège, et, compte tenu du caractère contradictoire de la preuve, elle a conclu que celle-ci était insuffisante pour étayer les allégations des demanderesses relativement à la persécution fondée sur l’affiliation clanique.

[21]           Passons maintenant à la conclusion de la SPR selon laquelle le groupe Al Chabaab ne constitue plus une menace à Mogadiscio. Il ne fait aucun doute que, d’après ce qui a été rapporté, Al Chabaab est responsable d’exactions, parmi lesquelles des meurtres, des disparitions et des restrictions des libertés civiles exercées à l’encontre de la population civile dans les territoires sous son contrôle. Néanmoins, depuis août 2011, le groupe Al Chabaab a été chassé de Mogadiscio, qui est maintenant placée sous l’autorité des forces gouvernementales, soutenues par la Mission de l’Union africaine en Somalie (AMISOM). La SPR a estimé que les demandeurs n’avaient pas démontré qu’il existait plus qu’une simple possibilité de subir des préjudices personnels de la part d’Al Chabaab. En regard de la preuve, cette conclusion est raisonnable, et il était loisible à la SPR de la tirer.

[22]           Mme Ali conteste le caractère raisonnable de la décision de la SPR en ce qui a trait à la possibilité de violence fondée sur le sexe. Mme Ali a soutenu qu’elle était une femme célibataire, qu’elle n’avait plus ni relations ni soutien à Mogadiscio, et qu’elle et ses filles pourraient se voir obligées de résider dans un camp pour personnes déplacées. Elle a affirmé qu’elles risqueraient d’être victimes de viol ou d’autres formes d’agression sexuelle, et peut-être même d’être mariées de force dans de tels camps.

[23]           La SPR a relevé que les craintes des demanderesses étaient principalement dues à ce qu’elles avaient vu dans les médias d’information. En outre, Mme Ali n’a produit aucun élément de preuve pour démontrer qu’elle risquait d’être placée dans un camp pour personnes déplacées. Mme Ali est hautement qualifiée et, avant de présenter sa demande d’asile, elle avait gagné un revenu pendant près de 30 ans. Son mari, quant à lui, travaille toujours. Dans son témoignage, Mme Ali a affirmé que son mari prévoyait la rejoindre lorsqu’il aurait terminé son travail aux ÉAU. Contrairement à ses allégations, Mme Ali n’est pas une femme « célibataire ». Par ailleurs, contrairement à ses dires, elle n’est pas une personne ne bénéficiant d’aucun mécanisme d’aide : elle a, à tout le moins, un mari qui lui apporte un soutien, et elle a elle-même des moyens de subvenir à ses besoins : elle possède une solide formation, a occupé un emploi pendant plus de 30 ans et a vécu en Somalie pendant 24 ans.

[24]           Mme Ali a mentionné plusieurs facteurs qui, selon elle, n’avaient pas été adéquatement pris en considération par la SPR. Le rôle de la Cour en matière de révision judiciaire n’est pas de chercher à débusquer d’innombrables erreurs. Dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, au paragraphe 16 [Newfoundland Nurses], la Cour suprême a statué que « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables ». À mon sens, le critère de la décision raisonnable a été respecté en ce qui a trait à Mme Ali. Le raisonnement que la SPR a suivi pour en arriver à sa conclusion, en se fondant sur une preuve parfois contradictoire, est clair.

C.                 Les demandes des quatre filles

[25]           Je traiterai maintenant des demandes des quatre filles et des raisons invoquées par la SPR pour les avoir rejetées. Je reconnais que la SPR est tenue de joindre les demandes d’asile des mineurs ou demandeurs secondaires à celle de leur mère ou de leur père, ainsi que le prévoit l’article 55 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256. La SPR se voit ainsi souvent dans l’obligation de trancher les demandes de multiples demandeurs dans une même décision. Cependant, cette décision doit être prise au terme d’un examen de chacune des demandes à titre individuel (Ramnauth c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 233, [2004] ACF no 305, au paragraphe 9). Le commissaire ayant instruit l’affaire a d’ailleurs confirmé cette pratique. À la page 11 de la transcription de l’audience, il a déclaré ce qui suit : [traduction] « [J]’ai pour tâche de rendre une décision sur chacune de vos demandes […]; même si je les tranche toutes du même coup, je dois rendre une décision concernant chaque demande distincte ». À mon avis, une demande d’asile ne peut échouer pour la simple raison qu’elle a été jointe à celle d’un demandeur ayant fait l’objet de conclusions défavorables quant à sa crédibilité.

[26]           La SPR a fourni de très brefs motifs pour justifier le rejet des demandes des quatre filles. Essentiellement, elle a conclu que leurs demandes étaient jointes à celle de leur mère, que celle‑ci n’était pas crédible et que ses filles n’avaient exprimé aucune crainte particulière quant à leur situation. Néanmoins, il existait de nombreux éléments de preuve susceptibles d’avoir une incidence sur les demandes des quatre filles, mais les motifs n’en font aucune mention. Par exemple, le rapport du HCR citait les femmes célibataires en tant que personnes exposées à des risques en cas de renvoi dans leur pays. Or, Mme Ali n’est pas une femme célibataire, mais ses quatre filles le sont. Ce fait n’a pas été examiné par la SPR. En outre, les quatre filles étaient toutes mineures à leur entrée aux États-Unis. Si l’on peut reprocher à Mme Ali son omission de demander l’asile aux États-Unis, la SPR, à mon avis, ne saurait avoir raisonnablement affirmé que ces enfants s’étaient adonnées à une « quête du meilleur pays d’asile ». On ne peut en effet s’attendre à ce que quatre enfants d’âge mineur exercent un contrôle sur une question comme la quête du meilleur pays d’asile et ses effets possibles sur la crédibilité de leur mère. J’ajouterai également que, à la différence de leur mère, les quatre filles ne sont pas des professionnelles qualifiées et n’ont jamais vécu en Somalie. L’une des filles, Fatima, souffre par ailleurs du syndrome de Down. Bien qu’il n’appartienne pas à la Cour de se prononcer sur le bien-fondé des demandes d’asile des filles de Mme Ali, je suis d’avis que chacune a le droit de voir sa demande faire l’objet d’une analyse distincte et approfondie par la SPR. La situation des quatre filles aurait dû être évaluée indépendamment de celle de Mme Ali. Voir Manoharan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 871, [2003] ACF no 1125, au paragraphe 6, et Kaniz c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2013 CF 63, [2013] ACF no 63. À mon avis, cela n’a pas été le cas.

[27]           Je suis d’avis qu’en plus d’avoir omis de traiter chaque demande séparément, la SPR n’a pas fourni de motifs suffisants pour expliquer en quoi les filles n’avaient pas qualité de réfugiées au sens de la Convention ni de personnes à protéger. Bien que l’insuffisance des motifs ne justifie pas, à elle seule, de casser une décision (Newfoundland Nurses, précitée, au paragraphe 14), j’estime que la SPR n’a tout simplement pas tenu compte de la situation personnelle des quatre filles, et n’a pas non plus établi de fondement pour sa décision concernant leurs demandes. Au vu de ces lacunes, la Cour peut intervenir (Pour c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1991] ACF no 1282 (CA).

VIII.       Conclusion

[28]           Les conclusions de la SPR au sujet de la crédibilité de Mme Ali et de sa prétendue crainte de persécution étaient raisonnables compte tenu de la preuve. Je suis donc d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire présentée par celle-ci. Cependant, je conclus que la décision concernant les quatre filles était déraisonnable pour au moins deux raisons : premièrement, chaque demande n’a pas été examinée en fonction de ses particularités et, deuxièmement, les motifs sont insuffisants. La Cour étant un tribunal de révision, je ne suis pas en mesure de déterminer comment la SPR est parvenue à sa décision concernant les demandes de chacune des filles. Par conséquent, j’accueillerais la demande de contrôle judiciaire présentée par Deema Abduallahi Mohamud, Sara Abduallahi Mohamud, Fatima Abdullah Mohamud (alias Fatima Abdullahi Mohamud) et Dikra Abdullahi Mohamud, et je renverrais l’affaire devant un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

1.             La demande de contrôle judiciaire présentée par Khadija Ahmed Ali est rejetée, sans frais.

2.             La demande de contrôle judiciaire présentée par Deema Abduallahi Mohamud, Sara Abduallahi Mohamud, Fatima Abdullah Mohamud (alias Fatima Abdullahi Mohamud) et Dikra Abdullahi Mohamud est accueillie, sans frais, et l’affaire est renvoyée devant un autre commissaire de la SPR pour nouvelle décision.

3.             Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et l’affaire ne soulève aucune question d’importance générale.

« B. Richard Bell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie-Marie Bissonnette, traductrice


ANNEXE A

Définition de « réfugié »

 

Convention refugee

 

96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques :

 

96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,

 

a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays;

 

(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or

 

b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.

 

(b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country.

 

Personne à protéger

 

Person in need of protection

 

97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée :

 

97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally

 

a) soit au risque, s’il y a des motifs sérieux de le croire, d’être soumise à la torture au sens de l’article premier de la Convention contre la torture;

 

(a) to a danger, believed on substantial grounds to exist, of torture within the meaning of Article 1 of the Convention Against Torture; or

 

b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant :

 

(b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if

 

(i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays,

 

(i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country,

 

(ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas,

 

(ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country,

 

(iii) la menace ou le risque ne résulte pas de sanctions légitimes — sauf celles infligées au mépris des normes internationales — et inhérents à celles-ci ou occasionnés par elles,

 

(iii) the risk is not inherent or incidental to lawful sanctions, unless imposed in disregard of accepted international standards, and

 

(iv) la menace ou le risque ne résulte pas de l’incapacité du pays de fournir des soins médicaux ou de santé adéquats.

 

(iv) the risk is not caused by the inability of that country to provide adequate health or medical care.

 

Personne à protéger

 

Person in need of protection

 

(2) A également qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et fait partie d’une catégorie de personnes auxquelles est reconnu par règlement le besoin de protection.

(2) A person in Canada who is a member of a class of persons prescribed by the regulations as being in need of protection is also a person in need of protection.

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-7024-14

 

INTITULÉ :

KHADIJA AHMED ALI, DEEMA ABDUALLAHI MOHAMUD, SARA ABDULLAHI MOHAMUD, FATIMA ABDULLAH MOHAMUD, (alias FATIMA ABUDULLAHI MOHAMUD), DIKRA ABDULLAHI MOHAMUD

c

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 7 juillet 2015

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 10 SeptembRE 2015

 

COMPARUTIONS :

David Yerzy

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Lucan Gregory

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Yerzy

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

William F. Pentney

Sous-procureur général

du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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